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La Politique du libre échange/4

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La Politique du libre échange
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 37 (p. 687-721).
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LA POLITIQUE
DU LIBRE ÉCHANGE

IV.

UN PRINCIPE NOUVEAU.



Notre époque est pleine d’imprévu.et de contrastes bizarres : pour qui l’observe, elle devient presque une énigme à force de contradictions. Tel peuple longtemps amoureux de ses institutions libérales en fait tout à coup bon marché, tandis que sur d’autres points des populations endormies se réveillent avec la fièvre de l’indépendance. Une nation libre d’ancienne date, et citée autrefois pour sa turbulence politique, en arrive à un calme intérieur qui touche à l’apathie, et les souverainetés absolutistes, honteuses de leur immobilité, courent après le mouvement. Jamais l’esprit de conservation n’a été plus vigilant ni plus tenace, et l’esprit novateur s’infiltre en toutes choses. Chaque race prétend se caser à sa convenance, sans le moindre souci des contrats diplomatiques. L’ancien droit de la force, les instincts de conquête, tombent en discrédit, et rarement on a mis sur pied des armées aussi formidables. Les haines nationales s’amortissent ; au lieu de s’isoler comme autrefois dans un égoïsme farouche, d’aviser sans cesse aux moyens de se nuire, les peuples sont disposés à renverser les barrières : ils comprennent que tout progrès chez l’un est profit pour les autres, et malgré cela on vit dans l’appréhension d’un embrasement général. En tout pays, la richesse augmente comparativement au passé, et partout on se plaint de la gêne eu égard aux nécessités du présent.

Il y aurait bien d’autres contradictions à signaler. On s’abuserait étrangement, si l’on s’obstinait à ne voir ici qu’un jeu aveugle des passions humaines, un effet sans cause. Des symptômes analogues apparaissent chaque fois qu’un principe nouveau, et naturellement suspect jusqu’à ce qu’il soit bien compris, vient mettre le passé aux prises avec l’avenir. L’Europe est entrée en plein dans une crise de ce genre. Le principe auquel il est fait allusion en ce moment, celui de la liberté économique, semble déjà ancien, si l’on n’y veut voir qu’une hypothèse philosophique, discutable comme toutes les formules d’école. Ce qui est essentiellement nouveau, c’est l’adoption de la théorie par un grand peuple comme maxime fondamentale de son gouvernement, et un essai tellement heureux qu’il devient un fait politique de première importance. Dire en quoi consiste cette rénovation, et pourquoi elle se généralisera infailliblement dans le monde civilisé, montrer comment le phénomène économique, c’est-à-dire la politique appliquée aux intérêts positifs, réagit sur cette autre politique qui prétend s’inspirer de la notion abstraite du droit, mais qui ne découle en réalité que des antécédens historiques, des habitudes invétérées et du hasard, ce sera justifier le titre général donné à ces études. Avant d’en venir aux explications théoriques, il est bon d’épuiser les preuves matérielles.


I. — FRANCE ET ANGLETERRE COMPAREES.

Une douzaine d’années avant la fin du dernier siècle, vers 1788, les deux grandes nations qui partagent ou se disputent actuellement la prépondérance, la France et l’Angleterre, professaient à peu près les mêmes principes en matière d’économie sociale : comme pratique industrielle, comme richesse et vitalité, elles se faisaient à peu près équilibre. Ce fait, que l’on a perdu de vue chez nous, ressortira des développemens qui vont suivre. L’une des deux nations, l’Angleterre, pousse à l’extrême le vieux principe commercial, et elle en ressent les mauvais effets. Elle change, de direction, et pendant quarante ans, avec une énergie et un bon sens infatigables, elle prend à tâche d’aplanir un à un les obstacles à l’activité industrielle, d’abolir cette prétendue protection qui n’est que le masque du privilège, de restituer à l’individu, dans l’ordre du travail, sa pleine autonomie comme sa complète responsabilité. Même avant l’Angleterre, l’autre grande nation, la France, a l’intuition de la liberté économique. En un jour de fièvre, elle la réalise d’un seul coup, sans préparations, sans compter les obstacles. Presque aussitôt les convulsions politiques, les nécessités dévorantes de la guerre font évanouir son idéal. Pendant un quart de siècle, elle vit d’expédiens plutôt que de principes ; C’est seulement en 1820, au moment où l’Angleterre essaie en tâtonnant sa première évolution économique, que notre législation commerciale commence à prendre la consistance d’un système. Esclave de ses vieilles habitudes et dominée en même temps par des intérêts nouveaux, la France s’applique à créer de grandes existences comme garanties d’ordre et de stabilité ; elle rêve une hiérarchie quasi-féodale, protégée dans son travail contre l’étranger, protectrice du travail à l’intérieur, et elle sacrifie la liberté à cette utopie. Elle confie à l’autorité un pouvoir discrétionnaire pour initier, empêcher, réglementer, rémunérer les actes industriels, et, à l’exception du petit groupe au profit duquel fonctionne la machiné, on paralyse plus ou moins chacun, sous prétexte de protéger tout le monde.

Voilà donc les deux nations modèles lancées dans des voies opposées : l’une tendant de plus en plus vers la liberté, l’autre allant systématiquement au-devant de l’arbitraire. Parties du même point il y a quelque soixante ans, elles ont fourni en sens contraires leurs courses laborieuses. Voyons où elles ont abouti. Si, du développement comparatif des populations, des finances publiques, de l’activité industrielle, du bien-être populaire, il résulte que l’un des deux peuples a acquis une sécurité plus grande à l’intérieur et une force prépondérante sur la scène politique, ne sera-t-il pas raisonnable d’admettre que ce peuple a trouvé la bonne voie ? Comparons donc la France et l’Angleterre aux deux époques significatives[1] : l’expérience est saisissante, et d’une telle opportunité que je ne crains pas de solliciter du lecteur une attention toute spéciale.


POPULATION. — Les mouvemens de la population en plus ou en moins, lorsqu’on les observe isolément et abstraction faite des autres phénomènes sociaux, ne sont pas des indices certains de prospérité ou de décadence. Il suffit quelquefois d’un vice dans la loi politique ou de quelque épidémie morale pour produire une multiplication rapide et maladive qui devient un fléau : l’Irlande et la Chine offrent des exemples souvent cités. Il importe donc, pour avoir la mesure des progrès accomplis, de vérifier jusqu’à quel point l’accroissement du nombre coïncide avec l’augmentation des ressources publiques et particulières. La pullulation d’une foule misérable est, à vrai dire, un cas exceptionnel. La fécondité résultant de l’aisance au sein des familles, voilà le fait normal, et si le développement soudain d’une population n’est pas toujours la preuve d’un état économique excellent, c’est au moins une présomption favorable.

Jusqu’au commencement de notre siècle, c’est-à-dire tant que la Grande-Bretagne conserva un régime économique à peu près semblable à celui des pays continentaux, la supériorité relative du nombre fut du côté de la France, Il y a cent ans (1760) que le célèbre géographe Busching, à défaut de documens positifs, se livrait à des évaluations dont le résultat était d’attribuer aux trois royaumes britanniques une population totale de 8 millions d’âmes. Le premier dénombrement officiel, qui date de 1801 et qui concerne seulement l’Angleterre, le pays de Galles et l’Ecosse, constate l’existence de 10,951,000 habitans. La population de l’Irlande n’était alors connue qu’approximativement : on lui attribuait à peu près 5 millions d’âmes, de sorte qu’on pouvait se représenter par le chiffre de 16 millions les forces de l’empire britannique. Aux termes du dernier recensement exécuté dans la journée du 8 avril 1861, les trois royaumes comprenaient 29,334,788 habitans. Remarquons en outre que, de 1815 à 1859 inclusivement, les tableaux de l’émigration volontaire donnent un total de 4,917,598 individus : si tous ceux qui ont ainsi déserté leur pays y étaient restés en fondant des familles, la population britannique serait aujourd’hui égale en nombre à celle de la France[2].

Il ne faudrait pas se figurer que cette augmentation a pour cause la fécondité exceptionnelle de l’Irlande. Le gouvernement métropolitain y rencontre de telles résistances qu’il ne lui a pas encore été permis d’y constater le nombre des mariages. Les registres tenus par le clergé catholique ne lui sont pas communiqués. Il est même à croire que les déclarations de naissances et de décès sont assez irrégulières. Ce malheureux pays porte la peine de ses préjugés et de son imprévoyance. La misère y tient en balance la vie et la mort. Une pullulation calamiteuse avait porté jusqu’à 8 millions 1/2 le nombre de ses habitans : la famine meurtrière de 1847 et le grand exode qui en a été la suite, certaines modifications dans le régime économique, peut-être aussi un peu plus de prévoyance au sein des familles, ont abaissé la population au-dessous du chiffre consigné dans le cens de 1821. On y a compté seulement 5,792,000 âmes dans la journée du 8 avril 1861. On dit que depuis cette époque bon nombre d’émigrés aux États-Unis reviennent dans leurs foyers pour se soustraire aux éventualités de la guerre civile. Quoi qu’il en soit, l’Irlande ne contribue pas pour beaucoup au prodigieux accroissement de la famille britannique. C’est dans l’Angleterre proprement dite qu’il faut étudier le phénomène, et on va voir par le tableau suivant que la progression est constante depuis le commencement du siècle.

Angleterre et Pays de Galles
Mouvement progressif de la population, de 1801 à 1861


Périodes décennales Population moyenne pendant la période Moyenne de l’accroissement annuel. Proportion de l’accroissement par année
1801-1810 9,518,278 129,059 1 sur 73 3/4
1811-1820 11,071,226 171,813 1 sur 64
1821-1830 12,926,722 187,932 1 sur 68
1831-1840 14,904,359 108,957 1 sur 75
1841-1850 16,420,878 201,246 1 sur 81 1/2
1851-1860 19,074,058 216,957 1 sur 88
Année 1859, isolément 19,742,361 248,309 1 sur 79 4/2

La population britannique a donc augmenté depuis le commencement du siècle dans la proportion de 83 pour 100. L’accroissement de la population française pendant la même période n’arrive pas à 34 pour 100[3] ; mais à part cette différence, je dois signaler ici un contraste des plus remarquables, qui certainement ne se produit pas sans des causes essentielles. Le tableau anglais vient de nous montrer que le mouvement progressif a toujours oscillé dans des limites restreintes ; il semblerait que la vitalité sociale s’est développée sous l’influence d’une loi rigoureuse et permanente. L’accroissement annuel varie depuis soixante ans entre 12 et 16 pour 1,000 habitans. On arriverait à un résultat semblable pour l’Écosse, qui est soumise aux mêmes conditions de croissance que l’Angleterre[4]. En France, c’est tout autre chose. La progression s’amoindrit presque constamment : elle tombe de 6 1/2 au-dessous de 2 pour 1,000 pendant l’avant-dernière période (1852-56), et ne se relève pas même à 4 pour 1,000 à la dernière date. Le tableau qui va suivre n’éveille-t-il pas l’idée d’un corps portant en lui-même un germe de souffrance ?


FRANCE.
Mouvement progressif de la population, de 1801 à 1861[5]


Périodes décennales Population moyenne pendant la période Moyenne de l’accroissement annuel. Proportion de l’accroissement par année
1817 — 1821 29,982,833 191,617 1 sur 156 1/2
1822 — 1826 30,940,917 194,795 1 sur 159
1827-1831 31,994,591 166,299 1 sur 192 1/2
1832 — 1836 33,058,067 123,218 1 sur 268
1837 — 1841 33,885,544 129,013 1 sur 262 2/3
1842 — 1848 34,815,969 179,702 1 sur 194
1847 — 1851 35,592,465 106,076 1 sur 335 1/2
1852 — 1856 35,911,267 60,840[6] 1 sur 588
1857 — 1861[7] 36,376,265 134,760 1 sur 270
Année 1857, isolément. 36,096,806 115,034 1 sur 314
1858 36,195,938 95,320 1 sur 379 2/3
1859 36,261,872 38,563 1 sur 940 1/3

Les résultats du recensement quinquennal exécuté en 1861 viennent de nous fournir un nouvel élément de comparaison. À la fin de l’année 1861, la France comptait 37,382,225 habitans. Ce total comprend le contingent des départemens récemment annexés, moins l’arrondissement de Grasse, qui a été détaché du département du Var et réuni à celui des Alpes-Maritimes. La déduction à faire pour la Savoie et le comté de Nice est de 669,059, ce qui laisse la population de l’ancienne France fixée à 36,713,166 âmes. Ces chiffres expriment les faits généraux constatés par les censeurs qui se sont présentés aux domiciles des citoyens. Les mouvemens de détail qu’on apprécie par la comparaison des décès et des naissances ne sont encore connus que jusqu’en 1859 inclusivement A cet égard, les derniers renseignemens laissent une impression assez triste. On y a pu voir par exemple que l’année 1859 a été affligée par une mortalité exceptionnelle. La population française n’a augmenté que d’une tête par 940 habitans, tandis qu’en Angleterre l’augmentation était de 1 pour 80, c’est-à-dire onze fois et demie plus forte. Les deux dernières années de la période quinquennale, sur lesquelles nous n’aurons des détails que dans deux ans, paraissent avoir été beaucoup plus favorables. D’après les résultats généraux du recensement, les années 1860 et 1861 ont dû présenter une augmentation annuelle de 212,000 âmes, ce qui nous relève au niveau des temps qui ont précédé la révolution de février. Si on applique le bénéfice des deux dernières années à la période totale (1857-61), nous trouvons en moyenne que la France a gagné un habitant de plus sur 270. Qu’on jette un coup d’œil sur le tableau consacré à l’Angleterre, on y verra que l’accroissement depuis dix ans est de 1 sur 88.

Bien qu’atténués par le document récemment publié, les rapprochemens provoqués par les deux tableaux qui précèdent sont inquiétans pour nous : l’avouer est un devoir pénible, mais c’est un devoir, et ce mot dit tout. On a allégué, à propos des périodes récentes, que des fléaux exceptionnels, la guerre, la disette, le choléra, ont compromis le développement naturel de la population française. L’Angleterre aussi a combattu en Crimée ; comme nous, elle a laissé des cadavres par milliers à l’entour de Sébastopol ; elle a payé les blés aussi cher que nous en 1854 et 1855, et comme nous encore elle a souffert du choléra. Les gens pour qui la richesse inépuisable de la France devient un article de foi insinuent que les mouvemens de population sont subordonnés chez nous à certaines dispositions morales qu’on apporte en entrant en ménage, et il semblerait, à les en croire, que tout Français a médité sur les recommandations de Malthus. N’est-ce pas déplacer la question et présenter l’effet pour la cause ? Les mariages sont aussi nombreux en France que dans la plupart des autres pays, et le sentiment de la tendresse paternelle y touche souvent à l’exaltation. D’où viendrait donc cette crainte de voir augmenter le nombre des enfans, si ce n’était que dans chaque famille on ressent la gêne sous les apparences du luxe, que les parens, fatigués de la lutte contre les difficultés de l’existence, voyant toutes choses enchérir et. les carrières lucratives s’encombrer, sont dominés par une vague inquiétude en pensant à l’avenir des enfans ?

Ne cherchons donc pas à nous faire illusion. Si le ralentissement dans la fécondité nationale se prononce de plus en plus, cela tient à ce que tout mal s’aggrave à moins qu’on n’y remédie. La cause réside dans les vices de notre régime économique : notre langueur provient de toutes les fautes commises, de toutes les erreurs triomphantes chez nous depuis les premiers jours du siècle. Les Anglais ne s’y sont pas trompés. Un observateur ordinairement impartial et judicieux écrivait à propos des derniers recensemens : « Permettez-moi de signaler à l’attention de vos lecteurs un phénomène des plus remarquables. La population britannique doit augmenter de mille âmes quotidiennement. D’un autre côté, le paupérisme a diminué constamment et rapidement. À quoi attribuer un résultat aussi satisfaisant, si ce n’est à notre free trade, qui a décuplé à la fois le comfort de nos basses classes et la richesse nationale ? » Cette idée, souvent exprimée chez nos voisins, recevait, il y a peu de jours, une publicité retentissante. En analysant le Registrar general, recueil publié par les commissaires qui ont charge d’enregistrer les naissances et les décès, le Times établissait qu’en 1859 la France, avec une population plus nombreuse d’un sixième, avait eu moins de naissances et beaucoup plus de morts[8] que les trois royaumes, qu’en définitive la population britannique s’était accrue de 373,650 âmes, tandis que la France n’en avait gagné que 38,563. Les commissaires du Registrar general ajoutaient ce commentaire : « La salubrité du sol et du climat de la France est indiscutable, et par elles-mêmes les occupations agricoles sont favorables à la santé ; mais jusqu’à présent l’industrie a été paralysée dans les villes par le système protecteur, et dans les campagnes les ressources sanitaires font généralement défaut. » En effet, la stagnation de 1859 paraît avoir été occasionnée bien moins par les pertes de la guerre d’Italie que par des épidémies très intenses qui ont frappé beaucoup d’enfans dans nos campagnes.

Bien que le peuplement rapide d’un pays ne soit pas toujours la preuve d’un bon état social, je serais surpris si le rapprochement que je viens d’établir ne suscitait pas tout d’abord une présomption en faveur de l’Angleterre. Poursuivons le parallèle dans les diverses directions.


FINANCES. — A la fin de 1815, la nation anglaise fléchissait sous le poids de sa dette, et l’Europe s’attendait à quelque catastrophe financière. Le capital emprunté s’élevait à 21 milliards 526 millions de francs, et l’intérêt à payer annuellement dépassait 816 millions. Amoindrir ce fardeau a été considéré par tout homme d’état comme la partie importante de sa tâche. D’heureuses réductions d’intérêt, des conversions de titres, des économies réalisées, des dettes temporaires arrivées à leur extinction, ont contribué petit à petit à ce résultat. Au commencement de 1854, avant la guerre de Crimée, la dette était réduite en capital à 19 milliards 227 millions, supportant un intérêt annuel de 693 millions de francs, y compris le service des bons de l’échiquier correspondant à notre dette flottante. Ainsi, dès cette époque, le capital était amoindri de 2 milliards 299 millions, et l’abaissement de l’intérêt annuel était de 113 millions. L’expédition de Grimée, la révolte de l’Inde, cette vague appréhension qui a engendré la fièvre des défenses nationales, avaient fait remonter dès la fin de 1859 le chiffre nominal de la dette permanente[9] au-delà de 20 milliards. Depuis deux ans, des sommes énormes ont été demandées au peuple anglais pour l’armement des côtes. Même en tenant compte des récens sacrifices, on constaterait que le peuple anglais est parvenu à réduire sa dette, depuis 1816, d’environ 1,200 millions en capital et de plus de 100 millions en intérêts.

En France, la dette nationale, à la fin de 1815, ne se composait pas seulement des 63,307,637 francs de rentes en 5 pour 100 inscrites officiellement sur le grand-livre à la rentrée des Bourbons ; il est juste d’y ajouter certaines dettes qu’il a fallu inscrire postérieurement, mais qui se rapportent évidemment à l’empire, telles que l’arriéré qui s’était formé de 1801 à 1815, les rentes attribuées aux communes en remplacement du revenu de leurs biens, que le gouvernement avait vendus à son profit en 1813, le montant des emprunts faits pour réunir l’énorme contribution de guerre payée aux armées étrangères, espèce de restitution, car ces tributs restaient probablement fort au-dessous des sommes que la France avait reçues au même titre des peuples vaincus précédemment. Avec ces additions, le montant de la rente consolidée s’élevait à 193,325,102 francs de rente, somme qui, capitalisée à son taux nominal, représentait un capital de 3,866,502,040 francs. D’autres charges pesaient sur le trésor : 13 millions de rentes viagères qui sont arrivées presque généralement au terme naturel de leur extinction ; 167 millions de capitaux de cautionnement pour l’intérêt desquels il y avait à fournir 6 millions 1/2 ; une dette flottante de 73 millions. En résumé, la dette réelle à cette époque correspondait à un capital de 4 milliards 107 millions, et l’annuité à payer était de 216 millions. — J’ouvre le budget accordé pour 1861, et je constate que les quatre catégories de rentes perpétuelles, la dette flottante, les cautionnemens et certaines charges temporaires[10]représentent nominalement une dette de 10 milliards 1/2, comportant un intérêt d’environ 398 millions.

Ainsi, pendant cette période de quarante-cinq ans qui commence avec la restauration, la Grande-Bretagne est parvenue à réduire le capital de sa dette d’environ 1,200 millions, tandis que la France augmentait la sienne de plus de 6 milliards 1/2. Pendant là même période, l’Angleterre allégeait d’une centaine de millions son fardeau annuel, tandis que la France augmentait de 183 millions la somme des intérêts qu’elle paie à divers titres, et qu’il faut prélever sur les ressources générales du pays.

Mais chez nous, dira-t-on, l’initiative, toujours dispendieuse, des grandes œuvres nationales est prise par l’état. La France a acquis l’Algérie, qui doit lui coûter aujourd’hui quelque chose comme 1,500 millions ; elle est en train de compléter un magnifique réseau de chemins de fer ; vers la fin de l’année 1860, elle y avait consacré 3 milliards 590 millions, sans être au bout de ses sacrifices, et on peut circuler des à présent sur 9,500 kilomètres. Cela est fort bien assurément, et les hommes d’état qui affirmaient, il y a vingt-cinq ans, qu’il y avait folie à dépasser le rayon de Saint-Germain doivent être bien ébahis ; mais l’Angleterre a fait mieux encore. Sans avoir recours à l’état, elle a exécuté déjà 15,500 kilomètres de rail-ways, qui sont en exploitation dans les trois royaumes ; elle a trouvé pour cette œuvre plus de 8 milliards, sans compter 600 millions dépensés depuis 1848 seulement pour jeter des lignes de fer à travers l’immense empire indien. — Quant aux entreprises coloniales de l’Angleterre tant dans l’Inde que dans l’Océanie, je ne me permettrai pas d’établir une comparaison avec notre Algérie ; on avouera toutefois que notre rivale a su tirer un bien autre parti de ses acquisitions.


INDUSTRIE ET COMMERCE. — En matière de commerce extérieur, les rapprochemens comparatifs sont fort difficiles : ils manquent presque toujours de précision, parce que les élémens, les cadres, les règles d’évaluation sont rarement les mêmes de part et d’autre. Souvent aussi les indices sont trompeurs : par exemple, les gros chiffres qu’on prend pour symptômes du progrès peuvent être les résultats d’une calamité ; une disette, comme en 1847 ou en 1856, peut ajouter 200 millions au total des entrées par la nécessité ou on se trouve d’importer des grains ; une autre fois, une crise commerciale, mettant les industriels dans l’obligation de réaliser à tout prix, comme en 1848 et 1849, augmentera démesurément le mouvement des exportations. Pour éviter ces causes d’erreur, il faudrait multiplier les explications à l’infini. Toutefois, si le rapprochement que je vais établir n’est pas un bilan exact, il en sortira cette impression, que la supériorité commerciale de l’Angleterre est un phénomène tout nouveau, et qu’elle résulte seulement des évolutions, économiques opérées depuis le commencement du siècle.

Avant 1789, il n’y avait pas grande différence entre les deux pays pour l’activité du commerce extérieur : la balance penchait même souvent en faveur de la France. De 1785 à 1787 par exemple, les exportations françaises se sont élevées en moyenne à 543 millions de francs. L’Angleterre n’en était pas encore là. Le relevé de ses exportations de 1784 à 1792 donne pour chiffre moyen 465 millions en valeurs officielles, un peu inférieures, il est vrai, aux prix réels du moment. Quant aux importations, elfes restaient généralement au-dessous des envois à l’étranger, et on s’en félicitait, parce que les négocians et les administrateurs de cette époque, sous la fatale illusion de la balance du commerce, considéraient comme un bénéfice net pour le pays le solde qui était réalisé en argent[11]

Je surprendrai bien des gens peut-être en constatant que l’Angleterre nous était inférieure industriellement il y a trois quarts de siècle ; mais alors, remarquons-le bien, les grandes spécialités qui assurent aujourd’hui la prépondérance de nos voisins y étaient peut-être moins avancées que chez nous. La Grande-Bretagne, en 1788, ne possédait encore que quatre-vingt-huit hauts-fourneaux, produisant 68,300 tonnes de fer en masse, dont la cinquième partie à peine était obtenue au moyen de la houille. La France, suivant des états commerciaux de 1789, possédait déjà deux cent quarante-trois petites forges au bois et huit cent soixante-huit feux d’affinerie ou forges à la catalane. Je crois qu’on arriverait aisément à démontrer que sa fabrication, tant en fonte qu’en fer et acier, dépassait en quantité celle de l’Angleterre[12] et lui était très supérieure en qualité et en valeur.

Peut-être aussi avions-nous l’avance pour le coton ! La production de la matière brute avant la révolution, celle du moins qui était mise à la disposition de la fabrique européenne, représentait environ 30 millions de kilogrammes. La France seule en recevait le tiers, y Compris les 4 ou 5 millions de kilogrammes qu’elle tirait de ses colonies d’Amérique[13]. Jusqu’en 1785, l’Angleterre n’utilisait pas même 8 millions de kilogrammes, dont elle était obligée d’acheter une grande partie aux importateurs français. L’arrivée à Glasgow d’un industriel de Rouen qui vendit le secret du fameux rouge de Turquie donna à l’industrie cotonnière une impulsion qui fut remarquée : quinze cents métiers furent installés en peu de temps pour la fabrication d’une espèce de foulards qui était à la mode. One progression, qui ne s’est plus démentie, commença seulement vers » 1787, c’est-à-dire du moment où la grande industrie a daigné jeter les yeux sur les merveilleuses inventions d’Hargreaves et de Crompton. En cette même année, Watt parvint, et non sans peiné, à introduire une de ses machines à vapeur dans une filature de coton ; mais l’exemple qu’il donna ne fut suivi d’une manière à peu près générale que. vers la fin du siècle.

À l’époque prise ici pour point de départ, la consistance commerciale de l’Angleterre avait pour base le travail de la laine : les exportations en ce genre dépassaient 50 millions de francs. Nos manufactures étaient beaucoup" moins actives, mais leurs produits avaient aux yeux des étrangers le prestige de la qualité et du bon goût : cela suffisait pour élever nos exportations à 22 millions de francs. Quant à la soie, la supériorité de notre pays était éclatante à tous égards. On y comptait vingt-huit mille métiers pour la confection des étoffes d’habillement, vingt mille pour la bonneterie et la ganterie. On employait à ces divers usages 1,300,000 kilogrammes de matières premières, dont la moitié était fournie par nos campagnes. Dans la Grande-Bretagne, 399,093 kilogrammes de soie brute ou moulinée (moyenne de 1785-87) suffisaient à tous les emplois.

Il n’est pas nécessaire de multiplier les exemples : ceux que je viens de produire suffiront pour faire comprendre comment à cette époque l’industrie française pouvait aller de pair avec celle de nos voisins. Mesurons maintenant le chemin qui a été fait de part et d’autre en soixante-dix ans. Le dernier exercice publié avec détails, celui de 1859, donne les résultats suivans[14] :


Importations anglaises (valeur déclarée) (179,334,981 l. st.). 4,483,374,525 fr.
Importations françaises (comm. gén. — Val. act.) 2,354,800,000

La valeur des marchandises envoyées de toutes parts sur les marchés britanniques dépasse donc aujourd’hui les importations françaises de 2 milliards 128 millions, soit plus de 90 pour 100.


Exportations anglaises (valeur déclarée) (130,440,4271. st.) 3,261,010,075 fr.
Importations françaises (comm. spéc. — Val. act.) 2,260,400,000

Les ventes faites par l’industrie britannique dépassent le chiffre des exportations françaises de 994 millions, soit près de 44 pour 100. Si maintenant on entrait dans le détail des chiffres, on verrait que la supériorité britannique tient au développement de certaines industries qui, sous l’ancien régime, étaient à peu près de niveau dans les deux pays, mais auxquelles a manqué chez nous l’aiguillon de la concurrence. Ainsi l’Angleterre savait au siècle dernier, comme aujourd’hui, que son sol est riche en fer et en charbon, et la possibilité de réduire les minerais au moyen du coke était démontrée depuis longtemps. La routine résistait, la législation créait des obstacles : les métallurgistes transportaient leurs capitaux et leur industrie en Suède et en Russie. Tout à coup l’émulation se développe, et, au lieu de 30,000 tonnes de fer exportées en 1788, l’Angleterre envoie aujourd’hui à l’extérieur, après avoir pourvu chez elle à des besoins immenses, 1,534,705 tonnes au prix de 287 millions. L’exportation française est certainement tombée fort au-dessous de ce qu’elle était à la fin du siècle dernier.

Il y avait soixante ans que John Wyatt avait filé à la mécanique le premier écheveau de coton : la grande industrie n’avait pas encore daigné s’intéresser aux essais de quelques artisans pauvres et obscurs. Le charpentier Hargreaves et le tisserand Crompton mouraient de faim. Dans quelques villages où avait germé, on ne sait comment, l’ambitieuse pensée de créer des métiers, c’étaient les capitalistes de l’endroit, le charron, le menuisier, le tanneur, le cordier, qui s’entendaient pour fournir la ferrure ou le bois, les courroies ou la ficelle ; mais voilà que la France révolutionnée prend en haine la perfide Albion, et menace de l’anéantir. Il faut s’enrichir pour mieux résister ; le travail, c’est la lutte, c’est la victoire. Chacun se met à sa tâche. On s’engoue pour les inventions dédaignées ; le capital abonde, les perfectionnemens se succèdent, si bien qu’en 1859 on introduit pour être utilisés 547,316,000 kilogrammes[15]de coton en laine, et qu’on exporte en fils et en tissus une valeur de 1,205,211,100 francs. Nous recevons actuellement en matière brute 82 millions de kilogrammes, et nous exportons pour 68 millions de francs. Depuis 1788, l’Angleterre a progressé dans la proportion de 1 à 55, et la France dans la proportion de 1 à 10.

La révocation de l’édit de Nantes avait chassé au profit de l’Angleterre nos maîtres et nos ouvriers les plus habiles dans le travail de la soie. Les réfugiés, quoique victimes de Louis XIV, restaient imbus des idées de Colbert ; ils croyaient qu’un ensemble de règlemens restrictifs était nécessaire pour naturaliser dans leur nouvelle patrie la brillante industrie qui semble essentiellement française. Pendant plus d’un siècle, on les place pour travailler à l’abri d’une prohibition absolue, écartant même les tissus des Indes. On s’aperçoit en 1824 que leur spécialité n’a participé que très faiblement à l’essor général des manufactures. Sur la proposition d’Huskisson, le régime prohibitif est remplacé par des droits protecteurs de 30 pour 100 d’abord, et vingt ans plus tard de 15 pour 100. On encourage aussi les spéculations sur la matière brute en supprimant les droits fiscaux dont elle a été grevée. Grâce à ces mesures, l’Angleterre vend aujourd’hui à la France 2 millions de kilogrammes de soie brute, et, tout en recevant, des tissus de l’Europe et de l’Asie, elle confectionne chez elle pour ses propres besoins une quantité que je crois supérieure à la consommation française. Son exportation en soieries est faible encore, comparée à la nôtre : elle n’atteint pas en valeur 60 millions de francs ; mais patience ! les dernières réformes de M. Gladstone ont fait disparaître le peu qui restait du système protecteur, et, soyez-en certains, dans cette lutte à armes égales contre les artistes lyonnais, les fabricans britanniques ne tarderont pas à acquérir ce qui leur manque pour envoyer leurs produits avec avantage sur les marchés lointains.

La vitalité industrielle peut être encore mesurée par l’activité respective des correspondances, de la marine marchande, du cabotage. En 1859, la poste britannique a distribué 545 millions de lettres, soit plus de 18 lettres par chaque habitant des trois royaumes. La poste française n’a transporté que 260 millions de lettres, soit seulement 7 par habitant. — La puissance maritime appliquée au commerce est un des points de comparaison les plus humilians pour nous. Dès l’année 1787, la supériorité britannique existait, mais elle était infiniment moins marquée qu’aujourd’hui. On transportait alors sous pavillon anglais 1,101,711 tonnes, et sous pavillon français 457,990 tonnes seulement. À soixante-douze ans de distance, en 1859, le commerce français n’a opéré avec ses propres vaisseaux que sur 3,101,000 tonnes entrées et sorties, tandis que la marine nationale anglaises, transporté 13,311,843 tonnes[16]. Les mêmes proportions se reproduisent dans le trafic opéré de part et d’autre au moyen des navires étrangers. — Le grand et petit cabotage ne remue chez nous que 2 millions 1/2 de tonnes. Pour développer ce genre de trafic, qui est pour ainsi dire l’école primaire du marin, l’Angleterre l’a délivré de toute la prétendue tutelle administrative. La vapeur se substitue peu à peu à la voile, et déjà on distribue sur les diverses côtes britanniques 16 millions 1/2 de tonnes. — Au 31 décembre 1859, les vaisseaux marchands enregistrés dans les diverses possessions britanniques étaient au nombre de 36,979, tant à voiles qu’à vapeur, et leur tonnage total montait à 5,462,740 tonnes, ce qui donne une capacité moyenne de 150 tonnes par bâtiment. L’impulsion donnée augmente annuellement ce jaugeage de plus de 200,000 tonnes par la construction d’un millier de bâtimens en bois ou en fer, à voile ou à vapeur. La France, cela est triste à avouer, en est restée, à peu de chose près, aux chiffres des derniers temps de la restauration. Nous avons environ 15,000 petits navires jaugeant ensemble 1,096,000 tonneaux, c’est-à-dire d’une capacité moyenne de 66 tonneaux, presque trois fois moins grande que celle des bâtimens anglais[17].

Cette progression rapide du commerce anglais n’est cependant qu’un fait normal pour le pays où la liberté commerciale existe. Les bénéfices réalisés dans les entreprises n’étant point détournés artificiellement de leur fonction naturelle, le capital reproducteur se multiplie avec la puissance de l’intérêt composé en surexcitant de plus en plus l’activité nationale. La liberté, en matière de crédit, n’est pas complète en Angleterre ; mais le monopole y est bien moins exclusif que chez nous. Un économiste financier très judicieux et bien placé pour observer les faits dans leur réalité, M. Newmarch[18], a poursuivi pendant plusieurs années une laborieuse enquête dont on peut conclure que le capital mobile au service des banques publiques et particulières, et destiné aux escomptes de billets, aux avances sur, marchandises, aux facilités de toute sorte offertes à la spéculation, doit s’élever actuellement à 8 milliards de francs pour les trois royaumes, et qu’il y a constamment dans les portefeuilles des lettres de change et billets à ordre escomptés pour plus de 3 milliards. Si l’on entreprenait un calcul analogue pour la France, on arriverait à démontrer, je crois, que le capital consacré aux mêmes usages atteint à peine 1 milliard 1/2, dont les deux tiers ne sont probablement pas utilisés dans l’escompte du vrai papier de commerce.


CONSOMMATIONS. — Peut-être beaucoup de Français diront-ils : La vitalité commerciale de l’Angleterre est évidente, sa force productive dépasse la nôtre de beaucoup, nous voulons bien l’avouer ; mais la nation prise dans son ensemble est-elle plus heureuse ? Y a-t-il plus d’aisance et de sécurité au sein des multitudes obligées au travail quotidien ? A-t-on à craindre moins qu’autrefois cet antagonisme des classes qui mine les institutions, qui conduit les sociétés à la décadence en donnant à croire qu’elles ne sont plus dignes de la liberté ? A cela je répondrai qu’on ne ressent plus dans la société anglaise les appréhensions qui existaient il y a trente ans, et qui devinrent assez vives à cette époque pour qu’on abordât d’urgence la série des réformes. Ce n’est point à dire que toutes les plaies soient fermées ; mais le progrès est si évident, si généralement senti, que l’irritation a disparu ; les pauvres déjà doivent assez à la liberté commerciale pour attendre qu’elle achève son œuvre. On entrevoit, d’après les registres de l’încome-tax, dans quelle proportion l’enrichissement collectif du pays a profité aux classes directrices. En 181 A, la matière imposable, c’est-à-dire l’addition de tous les revenus inférieurs à 1,250 francs, donnait (Irlande non comprise) un total de 4 milliards 300 millions de francs. Aujourd’hui la taxe n’est prélevée qu’à partir de 2,500 francs, mais elle comprend les trois royaumes. Le total des revenus déclarés s’élève à 7 milliards 1/2 de francs, ce qui permet d’évaluer à 9 milliards le revenu réel. Toutes compensations faites, on peut admettre que l’avoir des 600,000 familles composant les classes supérieures est plus que doublé depuis quarante-cinq ans.

Il est impossible de dire d’une manière précise et directe dans quelle mesure les progrès accomplis depuis quarante ans ont profité au restant de la nation. Rien de plus difficile, par exemple, que d’évaluer avec une probabilité suffisante la portion du revenu collectif qui est distribuée en salaires. On est réduit à cet égard à d’assez vagues conjectures. Je ne sais sur quelles bases M. Baines, membre du parlement britannique pour Leeds, évalue à 280 millions de livres sterling (7 milliards de francs) la somme des salaires composant le revenu des ouvriers anglais et à 500 millions sterling (12 milliards 1/2 de francs) la somme qu’ils ont capitalisée en meubles, habits, instrumens de travail, argent de poche, fonds déposés dans les banques ou les caisses d’épargne. De la part d’un homme instruit, qui aime à se faire l’écho des doléances et des prétentions de la classe ouvrière, ce bilan n’est pas suspect d’exagération : il correspond assez bien d’ailleurs aux données approximatives résultant des études analogues faites en France. On en peut conclure que la production totale, autrement dit le revenu collectif des trois royaumes britanniques, atteint 21 milliards de francs : or, le revenu collectif de la nation française s’élevant actuellement à 16 milliards, il n’est pas hors de vraisemblance que la force productive de l’Angleterre dépasse de 30 pour 100 celle de notre pays. D’après les mêmes probabilités, cette somme de 7 milliards, partagée annuellement entre les salariés qui doivent former les deux tiers au moins de la population britannique, donnerait par tête 350 fr., soit 1,750 fr. pour un ménage de cinq personnes. — Pour la France, évaluer à 6 milliards (nourriture des campagnards comprise) la totalité des salaires distribués entre les 24 millions d’habitans composant la classe des ouvriers agricoles ou industriels, ce serait calculer largement ; même à ce compte, le revenu par tête serait de 250 francs, ou de 1,250 fr. pour le ménage normal de cinq personnes. Cet écart de 500 francs est d’autant plus regrettable que la satisfaction des besoins essentiels est plus coûteuse aujourd’hui chez nous que chez nos voisins ; mais, je le répète, les élémens d’une pareille comparaison laissent. trop de place aux conjectures ; je ne les offre ici qu’à l’état d’aperçu. Si l’on veut s’éclairer sur le sort de la multitude, il faut procéder indirectement et par voie d’induction, en évaluant la puissance effective des salaires, le développement de la vitalité nationale par l’importance des consommations.

Montrer que la rémunération du travail est généralement plus forte en Angleterre que sur le continent, ce n’est pas tout dire. On a constaté avec étonnement que ce genre de progrès profitait plus particulièrement aux ouvriers de la dernière classe, aux simples manœuvres. C’est que la multiplicité des échanges, donnant lieu à un remuement de masses énormes, oblige à dégourdir toutes les forces pour les utiliser. En 1860, l’Angleterre a importé 46 millions d’hectolitres de grains deïtoute sorte, ce qui représente le chargement de 3,500 bâtimens de 1,000 tonneaux chacun. Qu’on imagine ce qu’il faut de tisserands et de forgerons dans les fabriques pour payer tant de grains, et ce qu’il faut d’ingénieurs, de charpentiers de matelots, de portefaix pour la construction et le service de ces flottes ! On avait conservé jusqu’en 1850 une taxe sur les briques, dont le trésor tirait, au taux de 7 fr. 25 c. par mille pour les petites et de 12.fr. 50 c. pour les grandes, un revenu annuel de 12 millions de francs. Bans ces conditions, on fabriquait environ 1 milliard 200 millions de briques, valant une quarantaine de millions et pesant au moins 3 millions de tonnes. La brique étant le principal élément des constructions en Angleterre, on reconnaît qu’une taxe de ce genre équivaut à un impôt sur le logement du pauvre et tout le monde au parlement se trouve d’accord pour la supprimer. La fabrication étant soulagée d’une charge de 20 pour 100, et : surtout n’étant plus gênée par la surveillance des collecteurs de l’excise, elle change aussitôt ses procédés, perfectionne son outillage, et arrive à produire 2 milliards de briqués, valant au moins 60 millions. Il y a donc depuis dix ans une plus-value de 20 millions à partager entre les briquetiers, les charretiers, qui ont 2 millions de tonnes à voiturer en plus, les maçons, qui ont plus de maisons à construire, et peut-être les pauvres gens paient-ils leurs loyers un peu moins cher. Voilà comment les salaires s’élèvent en raison d’un travail plus demandé, voilà comment on attache un peuple aux institutions nationales !

En même temps que les ressources du prolétariat augmentent, les prix des consommations s’amoindrissent. Autrefois la cherté des denrées en Angleterre, à Londres surtout, était proverbiale ; je crois qu’aujourd’hui nos voisins ont l’avantage sur nous, du moins pour beaucoup d’articles. Depuis que le monopole n’assure plus au blé anglais une prime de 20 à 25 pour 100, les cours tendent à se niveler avec ceux des marchés continentaux. Les prix de 1859 se sont réglés en moyenne à 19 francs l’hectolitre, et si ce taux est. resté encore un peu supérieur au prix français, la différence n’était déjà plus de nature à influer notablement sur le prix du pain. Il est même à propos de faire une remarque que l’expérience vérifiera : dans les années fertiles où une faible importation sera suffisante, le blé se maintiendra en Angleterre à un niveau un peu plus élevé que dans les pays où une réglementation vicieuse détermine l’encombrement ; mais dans les années calamiteuses où l’importation sera un besoin général, les plus bas prix se trouveront probablement sur le marché le plus libre. En 1859, on a remarqué à Londres un léger abaissement dans le prix de la viande de boucherie. Le bœuf vendu sur les marchés de Leadenhall et Newgate, par morceaux de 8 livres anglaises, est revenu en moyenne à 1 franc 16 centimes le kilo pour l’ordinaire, et à 1 franc 42 centimes pour le premier choix. Les cours moyens ont été, pour le mouton, de 1 franc 27 centimes par kilo à 1 franc 54 centimes, suivant les catégories. Les pommes de terre se sont vendues 111 francs par tonne, soit 11 centimes le kilo. Ces prix paraîtront assez bas aux Parisiens. Je ne parle pas du poisson : l’Angleterre, favorisée à cet égard, a su élever la pêche à la hauteur d’une grande industrie. Chose étrange, quoique le trésor britannique prélève encore plus de 180 millions de francs sur le malt, le houblon et les licences de vendeur, la consommation de la bière diminue dans les trois royaumes ; elle est bien inférieure à ce qu’elle était il y a trente ans malgré l’accroissement énorme de la population. Cela tient sans doute à ce que l’usage des boissons chaudes s’est généralisé, ce qui est un avantage pour la décence publique, un signe d’aisance chez le peuple et un large profit pour le fisc. La consommation du thé, presque doublée depuis 1830, s’élève aujourd’hui à 32 millions de kilogrammes. L’emploi annuel du sucre raffiné correspond à 14 kilogrammes par tête. Avant les dégrèvemens récemment opérés, on n’atteignait pas encore chez nous 5 kilogrammes.

Les loyers d’habitation sont généralement moins chers en Angleterre qu’en France : cela tient à la constitution de la propriété. Le fonds étant inaliénable, les constructions ont été faites en vertu de baux emphytéotiques, de sorte qu’à l’expiration des contrats, les familles féodales sont entrées en possession des immeubles qu’elles n’avaient point bâtis. C’est ainsi qu’une superficie considérable, qui donne aujourd’hui un des plus beaux quartiers de Londres, le West-End, est devenue la propriété du marquis de Westminster, ou que des villes presque entières appartiennent à des lords, comme Exeter à lord Robert Cecil. Sans m’aveugler sur les mauvais côtés de cet arrangement, je constate qu’il a eu pour effet de maintenir les loyers à des prix très bas comparativement à ce que nous subissons à Paris. Le grand seigneur anglais, sans rapports personnels avec ses locataires, ne connaissant parfois de ses maisons de ville que la rente transmise par son intendant, toujours disposé à donner aux baux une durée aussi longue que le locataire le désire, ne ressemble en rien à ces propriétaires qui gouvernent leurs immeubles dans l’incessante préoccupation d’en augmenter les revenus. L’excès du privilège féodal oblige à la modération celui qui en profite. Un avantage accessoire, qui compense pour l’Anglais les rigueurs de son climat, est l’abondance et le bon marché des combustibles. À Londres, où le charbon de terre supporte une taxe spéciale, le prix de la tonne (1,016 kilos) est d’environ 25 francs, et la consommation y dépasse 2 tonnes par habitant. En ramenant à la puissance calorique de la houille les combustibles de toute sorte en usage à Paris, on trouve que la consommation équivaut à 700 kilogrammes par tête.

Pour peu qu’on étudie le système industriel de l’Angleterre, on remarque qu’il a pour principe, non pas la satisfaction d’une coquetterie idéale, mais la production par grandes masses des objets les plus indispensables à la multitude. Cette direction donnée aux manufacturés assure, en ce qui concerné le vêtement, des facilités incomparables au consommateur britannique. Sans reproduire des supputations et des décomptes infinie qui ne seraient pas à leur place, voici, en résumé et par aperçu, les résultats ressortant de la comparaison de l’année 1859. En Angleterre, la quantité de coton employée et réservée pour l’usage intérieur donne à chaque habitant une moyenne de 4 kilogrammes par année. En France, la consommation intérieure n’atteint pas 2 kilogrammes. — Pour les tissus de lin et de chanvre, les éléments d’appréciation ne présentent pas la même exactitude. Dans un rapport écrit en 1851 à propos de l’exposition de Londres, M. Legentil est parvenu à établir, en tourmentant un peu les chiffres, que la consommation en toile d’un Français est annuellement de 6 francs 55 centimes, tandis que celle d’un habitant de la Grande-Bretagne est limitée à 4 francs 75 centimes. Il faut avouer que nos rivaux, inférieurs dans cette seule spécialité, ont amplement pris leur revanche. Napoléon pour vaincre les Anglais sur leur propre terrain, avait offert un million à l’inventeur d’une machine propre à filer le lin. Philippe de Girard est mort, hélas ! sans avoir touché son million, et il a travaillé moins pour nous que pour les Anglais. Rien ne m’indique que notre industrie linière ait progressé depuis dix ans, du moins comme quantité produite. Je trouve même que l’exportation des fils, qui était de 207,000 kilogrammes en 1837, est tombée à 181,000 kilogrammes en 1859. Les Anglais au contraire ont doublé non-seulement leur exportation, mais leur consommation domestique. En 1859, après avoir expédié, tant en fil qu’en toile, 46 millions de kilogrammes, il en est resté pour les besoins de l’intérieur plus de 80 millions, qui, au prix moyen de 3 francs 50 centimes, correspondent pour chaque habitant à une consommation dépassant 2 kilogrammes 3/4 en quantité, et 9 francs 55 centimes en valeur. Pour la laine, voici les résultats : la France travaille 104 millions de kilos et en exporté 18 ; les 86 millions débités à l’intérieur représentent par habitant un emploi de 2 kilos 4/10es et une dépense en argent de 21 francs. 60 centimes, le kilo étant évalué à 9 francs en raison de la finesse des produits. En Angleterre, la quantité de laine livrée en 1859 aux manufactures paraît avoir été de 165 millions de kilos ; la réexportation en articles fabriqués est de 47 millions. Le contingent de l’intérieur, estimé seulement au prix de 8 francs le kilo, donne par tête environ, kilos en quantité et 32 francs en valeur. — J’ai déjà eu occasion de dire, quant à la soie, que l’usage en était plus vulgarisé en Angleterre que chez nous.


CONDITION DU PEUPLE. — Après l’étendue des consommations, un des plus sûrs moyens d’apprécier le sort des multitudes est de mesurer la part qu’elles font à la prévoyance. La situation, comparative des caisses d’épargne, de retraite et de secours mutuels dans les deux pays rivaux est la réponse la plus directe aux lamentations qu’on fait encore par habitude sur le sort des ouvriers anglais. On distingue dans l’empire britannique les caisses d’épargne proprement dites (savings banks) des simples bureaux (money order offices) chargés seulement de recevoir et de transmettre les versemens. Les caisses principales, au nombre de 597, ne sont ouvertes qu’une heure ou deux par semaine. Les succursales, tenues bénévolement par des personnes offrant sécurité, sont ouvertes tous les jours, le dimanche excepté, de neuf heures à cinq heures : on en compte environ 2,400. On a de plus essayé avec succès ; un système tendant à faire des bureaux de poste autant de succursales des caisses d’épargne, et des récépissés de ces bureaux un élément de circulation. À la date des derniers documens. officiels (novembre 1859), le nombre total des déposans était de 1,479,723. Le total des sommes déposées et portant intérêt s’élevait à 974,896,900 fr. Depuis dix-huit mois, la progression paraît encore plus marquée que de coutume malgré cette vague anxiété qui a paralysé les affaires partout ailleurs.

Le, dernier compte-rendu en France se rapporte aussi à la fin de l’année 1859. Il y avait alors dans nos 433 caisses d’épargne 1,121,465 comptes ouverts, représentant à l’avoir, des déposans 336,461,832 fr. Il est juste de faire remarquer qu’en France la loi défend d’inscrire plus de 1,000 francs au nom, d’un même déposant, tandis qu’en Angleterre il n’y a pas délimites à l’importance des dépôts, ce qui permet à plusieurs corporations de placer leurs fonds dans les savings banks. Toutefois, même en. ne tenant compte que des crédits inférieurs à 1,000 francs, on voit qu’à la fin de 1859 ! il y avait déjà 1,198,763 livrets de cette catégorie, représentant un avoir un peu supérieur à celui des créanciers français. L’avantage reste donc encore à la Grande-Bretagne, puisque le nombre des déposans était à cette époque de 1 sur 24 habitans, et de 1 sur 32 chez nous.

Il y a d’autres moyens de prévoyance dont la pratique plus ou moins vulgarisée au sein des sociétés donne assez exactement la mesure de l’aisance qui y règne : ce sont les sociétés de secours mutuels (friendly societies en Angleterre), les caisses de retraite, les assurances sur la vie. Dans le monde britannique, les sociétés amicales se sont développées en pleine liberté, sans être privées pour cela d’une surveillance tutélaire de la part du gouvernement. On en a enregistré 28,550 depuis 1793 ; mais il ne paraît pas qu’il y en ait plus de 6,000 fonctionnant régulièrement, le bénéfice de leurs opérations s’étend à deux millions d’individus. Les rentes qu’elles distribuent en secours de toute espèce découlent d’une somme de 225 millions de francs, lentement accumulée : ce capital est placé en très grande partie dans la dette flottante de l’état, et ne fait double emploi avec le fonds des caisses d’épargne que pour une quarantaine de millions. Je signalerai, pour mémoire seulement, les caisses de retraite que l’état a essayé d’établir au profit des pauvres, et qui n’ont jamais pu recueillir plus de 3 millions de francs : le besoin de cette institution n’était pas senti en Angleterre, parce que les sociétés amicales servent des retraites à leurs membres, et que les banques à fonds réunis attirent au grand profit du pays une bonne partie des économies réalisées dans les petits ateliers et les petits comptoirs. Ces chiffres se rapportent aux classes qui sont placées au-dessous de la moyenne dans l’échelle des ressources et des conditions. — Voyons ce que les mêmes classes en France ont pu faire jusqu’à présent pour leur avenir. Nos sociétés de secours mutuels, aussi bien libres qu’autorisées, étaient à la fin de 1860 au nombre de 4,327, et comprenaient 559,820 membres, dont 65,137 honoraires, n’intervenant que pour exercer un patronage, et 494,683 admis à réclamer assistance en cas de maladie ou une petite subvention dans l’extrême vieillesse. Ces sociétés n’avaient pu réaliser que 25,404,037 francs, y compris les subventions et donation volontaires, qui sont considérables, et les 3 ou 4 millions versés dans la caisse de retraite. Quant à cette dernière institution, destinée (k servir des pensions viagères qui ne peuvent pas excéder 600 francs, elle a reçu depuis son origine jusqu’à la fin de 1859 la somme de 55,543,178 fr., ce qui représentait environ 55 francs de rente viagère pour chacun de ses 96,000 cliens. Si la comparaison avec l’Angleterre n’est pas en notre faveur, ce n’est pas que le sentiment de la prévoyance soit moins éveillé au sein de la population française : la différence, il est triste de le dire, n’a pas d’autre cause qu’une difficulté plus grande d’économiser.

La disproportion serait encore bien plus significative, bien plus affligeante pour nous, si on appliquait le même genre de recherches, non plus aux classes nécessiteuses, mais à celles qui vivent dans une aisance relative et peuvent garantir la sécurité des vieux jours sans trop enlever au présent. Les banques de prévoyance (life assurance) qui ont pour spécialité de servir des rentes viagères ou de verser un capital à la famille privée de son chef, sont très nombreuses en Angleterre : on en compte environ cent quatre-vingts, et on estime à 5 milliards de francs les sommes accumulées dont elles servent l’intérêt[19]. La prospérité de ces établissemens, symptôme de l’aisance publique, n’a jamais été plus remarquable qu’en ces derniers temps. De 1852 à 1854 inclusivement, vingt-six de ces compagnies seulement ont encaissé 539 millions. — Chez nous, les assurances sur la vie ne datent que du commencement du siècle, où l’état, en consolidant le grand-livre, a renoncé à constituer des rentes viagères. Il existe actuellement une quinzaine de compagnies tant à primes fixes que par mutualité, et malgré la garantie et les avantages que la plupart d’entre elles présentent, je doute qu’elles soient parvenues à recueillir jusqu’à ce jour 600 millions de francs.

Il est un fait qui a singulièrement contribué à fausser les appréciations du public français sur l’état économique de l’Angleterre : c’est la taxe des pauvres. En lisant les justes critiques auxquelles cette institution a donné lieu, on s’est représenté des bandes affamées, presque menaçantes, aux besoins desquelles suffisaient à peine 150 ou 200 millions arrachés aux citoyens. On a rêvé une société rongée par une misère exceptionnelle. Il eût été peut-être plus exact de tirer une conclusion opposée. La loi qui régit le paupérisme en Angleterre, très mauvaise assurément, et les Anglais le savent bien, n’en est pas moins un indice à signaler pour démontrer la richesse comparative de la nation. Il faut un corps social très vigoureux pour résister à un pareil remède. Tout individu, jeune ou vieux, valide ou infirme, qui se présente en affirmant qu’il a besoin de secours, a droit à l’assistance. Cette aveugle générosité ouvrait carrière à bien des abus : entre la paresse des ouvriers et la rapacité de certains maîtres, il y avait une sorte d’entente secrète dont le résultat était de faire payer par la paroisse une partie des salaires. À partir de 1834, une série de mesures ont modifié les traditions de la charité légale de manière qu’elle ne fût plus réclamée que dans les cas de sérieuse nécessité ; Suivant l’appréciation des inspecteurs, les assistés sont classés en deux catégories : les uns reçoivent des secours à domicile ; les autres, ceux qu’on suppose en état de travailler utilement, sont enfermés dans des maisons de travail (work-houses), où ils doivent gagner, par un labeur fatigant, la maigre pitance qu’on leur donne. Ces changemens, autant que la prospérité croissante de la communauté, ont réduit considérablement le nombre des pauvres et la charge imposée aux citoyens. Les trois royaumes britanniques distribuent chaque année 160 millions de francs entre 1,120,000 individus, dont 200,000 au moins sont des adultes valides : c’est une subvention d’environ 152 francs par tête. En somme, dans les conditions où la charité légale s’exerce, il n’y a guère de pauvre qui ne puisse être préservé des plus douloureuses privations.

Que fait-on en France pour le soulagement de la misère ? On a fait chez nous de l’indigence une sorte de privilège ; on n’est considéré comme misérable et admis aux secours publics qu’à la condition d’être inscrit sur les registres des bureaux de bienfaisance, et pour obtenir cette faveur il ne suffit pas, comme en Angleterre, d’affirmer qu’on est dans le besoin : il faut avoir au moins l’âge de soixante ans, ou être surchargé de famille, ou affligé d’une infirmité qui rend le travail impossible, Ceux qui remplissent ces tristes conditions sont inscrits comme tels au nombre de 1,330,000 ; mais la circonscription des bureaux de bienfaisance ne s’étend que sur 16 millions d’habitans, de sorte qu’en évaluant par analogie le nombre des indigens qui doivent se trouver dans les cantons où les moyens de secours n’existent pas, on peut supposer que la France entière renferme 3 millions de ces pauvres qui sont atteints d’une misère en quelque sorte incurable. Or la recette collective des bureaux de bienfaisance est inférieure à 18 millions de francs ; après déductions faites pour les frais d’administration et les placemens de réserve, la somme à partager fournit aux, individus qui ont le privilège de l’inscription un secours annuel d’environ 12 francs par tête en moyenne, 3 centimes 1/3 par jour[20]. Dans les localités où les inscriptions ne peuvent pas avoir lieu, puisqu’il n’y a pas de bureau de bienfaisance, c’est-à-dire dans plus de la moitié de la France, on ne distribue rien. Je sais bien que la bienfaisance officielle a pour auxiliaire chez nous la charité privée, qui est très active et très ingénieuse ; mais les établissemens charitables soutenus par des contributions volontaires ne sont pas moins multipliés en Angleterre : à Londres surtout, leur nombre et leur diversité sont des sujets d’étonnement pour l’étranger. On aurait tort de considérer le rapprochement que je viens de faire comme une apologie du système d’assistance légale usité en Angleterre : j’espère bien que personne ne me prendra pour un partisan de la taxe des pauvres ; seulement, comme les adversaires de la liberté commerciale puisent un de leurs principaux argumens dans les lieux-communs sur le paupérisme britannique, il m’a semblé utile démontrer que les souffrances du prolétariat en Angleterre sont probablement moins grandes que chez nous, et que nos rivaux ont infiniment plus de ressources pour y porter remède.

Pousser le parallèle jusque dans le domaine des faits moraux comparer par exemple les ressources et les progrès de l’instruction populaire dans les deux pays, ce ne serait pas sortir du domaine de l’économie politique, car à l’origine de tout progrès social il y a une question d’argent, et c’est ce qu’on ne remarque pas assez. Pour 1,000 individus de chaque sexe qui se présentent pour contracter mariage, on compte en Angleterre 295 hommes et 412 femmes incapables de signer ou même de lire leurs noms. En Écosse, les illettrés sont seulement dans la proportion de 114 pour les hommes et de 228 pour les femmes. — En France, on a constaté en 1859, par chaque millier de mariages, que 308 hommes et 456 femmes sont dépourvus de l’instruction la plus élémentaire. La supériorité de l’Angleterre sur ce point n’est pas très sensible, parce qu’il n’était pas dans ses traditions administratives de pourvoir aux dépenses d’école. Elle rougit aujourd’hui de sa négligence et s’applique à la réparer ! Mais pourquoi restons-nous tellement au-dessous de l’Écosse comme de beaucoup d’autres pays ? Est-ce qu’il y a dans la société française moins d’estime pour l’instruction, moins de pitié pour ces pauvres créatures que l’ignorance absolue va livrer à toute sorte de misères et de périls ? Non : c’est tout simplement parce que la France, qui s’est crue si souvent assez riche pour des dépenses de luxe, ne l’est point assez pour payer un bon et large enseignement populaire. Suivant le remarquable rapport auquel a donné lieu le concours des instituteurs primaires ; il n’y a eu qu’une voix pour demander que chaque commune ait sa maison d’école : 10,000 communes seulement sur 37,000 ont cet avantage, et pour élever dans les autres localités les bâtimens les plus modestes, il y aurait à dépenser 200 millions ! Il faut que la France apprenne encore à travailler et à économiser pour pouvoir faire un pareil sacrifice.

En rapprochant les traits principaux de ce parallèle, voici donc la population anglaise augmentant rapidement et suivant une progression qui se soutient depuis le commencement du siècle, tandis qu’en France l’accroissement est faible, avec tendance à se ralentir. L’Angleterre depuis 1815 diminue le capital et l’intérêt de sa dette publique : la dette de la France pendant le même temps est triplée en capital et doublée en intérêt. Vers la fin du dernier siècle, les forces productives des deux nations se balançaient : aujourd’hui l’industrie britannique dépasse la nôtre de 90 pour 100 à l’importation, de 44 pour 100 à l’exportation ; elle a cinq fois plus de capital au service de son commerce, et sa marine marchande est cinq fois plus forte que la nôtre. On constate une progression dans le salaire des ouvriers et une tendance à la baisse dans les prix des objets de grande consommation. Pour les classes moyennes ou nécessiteuses, le repos des vieux jours est assuré par des économies cinq fois plus fortes. Il y a plus d’enfans dans les écoles, le respect des institutions nationales est dans les cœurs, comme le sentiment de la stabilité dans les familles. Est-ce là, comme on l’entend dire niaisement, le résultat d’une supériorité de race ou l’effet d’un ressort nouveau, agissant au sein de la population britannique beaucoup plus énergiquement que partout ailleurs ?


II. — OU VA L’EUROPE ?

Que la France se soit notablement enrichie depuis le commencement du siècle, cela est incontestable. En étudiant ce mouvement progressif isolément, ou même en le comparant aux faits accomplis dans les autres pays européens, l’Angleterre exceptée, on arriverait aisément à partager l’optimisme dans lequel s’endort trop souvent notre énergie nationale. D’où vient donc que le rapprochement de notre situation avec celle de l’Angleterre éveille en nous une douloureuse tristesse, car le parallèle n’est pas flatteur pour nous, il faut l’avouer, et je serais surpris qu’il ne suscitât pas dans les âmes françaises un sentiment d’humiliation et d’inquiétude ? — L’explication à donner est bien simple. La France a repoussé avec obstination les lumières de la science économique : jusqu’en 1860, elle a vécu sur les traditions et les pratiques routinières du passé. Elle a progressé néanmoins, elle a fait sortir d’un système faux tout ce qu’il était possible d’en tirer, parce que la nation est ingénieuse et vaillante au travail ; mais l’Angleterre avait pris l’avance : elle s’était mise hors de concours au moyen d’un principe nouveau. Pendant vingt ans, elle a eu pour ainsi dire le monopole du grand moteur, qui est la liberté, et sa situation au sein des nations rivales a été celle des industriels pourvus les premiers de machines à vapeur au milieu de leurs concurrens obstinés à garder leurs vieux manèges.

La synthèse de cette expérience ne s’est pas encore faite dans l’esprit des peuples ; mais les résultats parlent aux yeux, et malgré le superbe dédain que tant de gens professent encore pour les théories, on commence à entrevoir que la liberté industrielle pourrait bien être un bon instrument de production, c’est-à-dire d’enrichissement. Or les dépenses publiques augmentent partout, et il y a peu de pays dont les finances ne soient pas embarrassées. La plupart des gouvernemens sont dans la situation de l’industriel qui, ne faisant plus ses frais parce que son outillage.est vieilli, se met en quête d’instrumens et de procédés meilleurs. Depuis quatre ou cinq ans, un mouvement curieux et significatif se dessine. Je ne sais guère de pays où l’on n’ait pas manifesté par quelque décret une tendance à faciliter les transactions ou à simplifier la législation douanière. En Belgique, où l’on considère comme une nécessité de salut public de devancer toujours la France, on ne se contente pas de marcher à grands pas dans la voie du libre échange, on abolit les octrois à l’intérieur. Cavour a laissé au Piémont un projet du même genre, qui sera respecté comme un vœu testamentaire. La Hollande n’a presque plus rien conservé de son système protectioniste ; elle a aboli jusqu’aux privilèges de sa marine et de ses pêcheries nationales. L’Allemagne, malgré la tyrannie de ses coutumes historiques, sacrifie ses vieilles corporations industrielles ; on a prononcé leur abolition immédiate ou prochaine en Autriche, en Prusse, en Saxe, à Brème. Comme préparation à une liberté plus complète, la famille germanique introduit en ce moment l’uniformité dans sa législation commerciale, son régime monétaire, son système des poids et mesures. On poursuit en plusieurs pays le rappel des lois contre l’usure. On a compris que l’obstacle à la circulation est un obstacle au travail. À peine la suppression des péages du Sund et de Stade est-elle accomplie, qu’on a pris à tâche d’affranchir l’Elbe, l’Escaut et le Rhin. L’usage des passeports est condamné partout, et déjà l’étranger voyage aussi librement en Belgique, en Italie et en Suède que l’Anglais en France. Dénoués ou brisés, les liens du régime féodal sont mis au rebut, comme un outillage rongé par la rouille. Dans le nord de l’Europe et particulièrement dans les pays Scandinaves, le rachat forcé des terres nobles par le fermier héréditaire est le ressort caché qui donne le branle à la politique. En Russie, le tsar affranchit le travail malgré les périls de l’entreprise, parce qu’un péril plus grand encore est la ruine des finances, l’amoindrissement des forces nationales par défaut de production.

La France ne pouvait pas rester immobile au milieu de cette progression générale. La réforme a d’ailleurs été préparée et limitée chez nous avec une réserve et une condescendance presque timides pour les intérêts qui se prétendaient sacrifiés. Les prohibitionistes ont été avertis six ans avant le traité avec l’Angleterre par des mesurés qui, sans leur porter un préjudice direct, mettaient en échec le principe de leur oligarchie. La lettre impériale du 5 janvier 1860 et le traité de commerce avec l’Angleterre ont introduit enfin dans notre législation commerciale, non pas encore la liberté, mais son germe. Levée irrévocable des prohibitions absolues, remplacement des privilèges exclusifs attribués jusqu’ici à certaines industries par des droits encore fortement protecteurs, mais du moins réductibles selon l’opportunité, exonération des matières qui alimentent les ateliers, recherche des points où les dégrèvemens peuvent développer la consommation des denrées exotiques : tel est le programme. Il a paru hardi les premiers jours : on le trouvera modeste lorsque la résistance des grands intérêts, si puissamment coalisés chez nous, sera une impression effacée. L’épreuve, coïncidant à ses débuts avec un ensemble de circonstances défavorables au commerce, n’a point donné de ces résultats saisissans qui remuent l’opinion. Néanmoins deux faits importans sont acquis : l’industrie française n’a pas été bouleversée par des inondations de marchandises étrangères, et dans nos grandes usines, où le progrès est entré de force, les perfectionnemens se multiplient déjà avec la fougue et les ressources de l’esprit français. Les monopoles forment une espèce d’édifice dont les matériaux se soutiennent : qu’il en tombe un et les autres sont ébranlés. L’échelle mobile vient d’être supprimée presque sans contestation, et tout le monde s’en trouve bien. On a senti que notre code de commerce n’est plus de notre temps, et une commission d’étude a été instituée pour en préparer la refonte.

La première étape est franchie : rétrograder serait une calamité, stationner est impossible ; il faut avancer. Croire, d’après le sens que le vulgaire attribue au mot de libre échange, qu’il s’agit simplement d’échanges internationaux et de la réduction des tarifs douaniers, ce serait une erreur. Le mouvement, très avancé en Angleterre, à peine commencé en France et destiné à se généraliser en Europe, n’est rien moins que l’introduction du principe de liberté dans tous les actes concernant le phénomène de la production, crédit, sociétés commerciales, fiscalité, éducation professionnelle. Que les hommes d’état ne s’y trompent pas, c’est une grande évolution historique dont l’heure est venue, et à ce titre notre époque, si tourmentée, si peu éclairée sur l’œuvre qu’elle accomplit et si ennuyée d’elle-même, est néanmoins destinée à compter, parmi les plus mémorables.

J’arrive enfin aux conclusions positives, applicables à notre temps, dont cette longue série d’études n’a été que le commentaire historique. Il y a dans le développement des sociétés deux ordres de faits qui, bien que réagissant incessamment l’un sur l’autre, sont tout à fait distincts : l’ordre politique, où l’on essaie de ramener à la notion absolue du droit les faits accidentels résultant des antécédens historiques et des passions humaines, et l’ordre économique, concernant seulement la production des biens matériels dont l’homme ne peut se passer, et régi par des lois naturelles et positives comme la physique et l’astronomie. Malgré l’indifférence dédaigneuse de la plupart des hommes d’états surtout en France, ce second ordre de faits est de beaucoup le plus important, car il est matériellement impossible de conserver les bonnes constitutions politiques avec une mauvaise économie, tandis qu’une bonne économie amènera inévitablement des institutions politiques vraiment libérales.

Un grand progrès serait accompli, un motif d’espérance et une garantie de sécurité existeraient pour l’avenir, si tous les esprits étaient imprégnés du principe générateur de l’économie politique ; ce principe, je vais essayer de le formuler :

1° Aucune société humaine, depuis la sauvagerie bestiale jusqu’à l’idéal de la civilisation, ne peut exister sans accomplir une quantité de travaux mesurée sur le développement des besoins. Ce travail collectif, comprenant tous les genres d’activité, depuis le labeur manuel jusqu’à l’exercice des plus hautes facultés de l’esprit, constitue un fait primordial que je caractériserai par cette formule : le phénomène de la production.

2° Le phénomène de la production ne peut être effectué que de deux manières : suivant le principe d’autorité, c’est-à-dire en vertu de conventions accidentelles ou de règlemens prétendus tutélaires, dont l’effet est de substituer la prévoyance du pouvoir à celle de l’individu et de limiter plus ou moins la force productive inhérente à chacun des membres du corps social ; — ou bien le phénomène s’accomplira suivant le principe de liberté, c’est-à-dire en laissant à l’individu la pleine et entière disposition de ses aptitudes, sans autre limite qu’une liberté égale chez autrui.

3° La somme de production dans un pays est proportionnelle au degré de liberté économique : autrement dit, la quantité des choses produites augmente ou diminue selon qu’on se rapproche ou qu’on s’éloigne du principe de liberté. Il est incontestable, en thèse générale, qu’entre deux travailleurs celui qui sera le moins gêné dans l’exercice de ses facultés produira le plus.

Voilà donc, au seuil de l’économie politique, trois axiomes solides et puissamment enchaînés, et, pour peu qu’on y réfléchisse, on verra qu’ils constituent dans leur ensemble une de ces grandes lois naturelles qu’on retrouve au point de départ, de toutes les sciences exactes. Les sciences ne deviennent fécondes que lorsqu’elles sont engendrées et éclairées par quelqu’une de ces évidences resplendissantes. L’utilité spéciale de l’économie politique est de rechercher en quoi et comment la liberté du travail est paralysée : tâche simple en apparence, immense en réalité et presque inépuisable. La politique proprement dite, qui n’a guère été jusqu’ici qu’un empirisme, deviendra une science à son tour, lorsqu’elle daignera acquérir des lumières suffisantes sur le phénomène de la production.

Il y a malheureusement chez les personnes accoutumées à tenir leur esprit dans les hautes régions, chez les théoriciens du droit politique, les historiens, les philosophes, une prévention instinctive contre ces vérités, qui devraient être élémentaires pour tout le monde. « Voulez-vous rapporter toute la science sociale à l’assouvissement des appétits ? N’y a-t-il pas aussi des ressorts politiques dans les forces intellectuelles, les besoins moraux, et notre siècle n’a-t-il pas trop sacrifié déjà aux intérêts sordides ? » Cette objection est si souvent faite aux économistes qu’il me semble encore l’entendre bourdonner à mes oreilles. Supposer que l’économie politique méconnaît les intérêts de l’ordre moral et prétend les éliminer, c’est montrer qu’on n’a pas même la notion des tendances et des procédés de cette science. On accordera sans doute que le mercenaire qui épuise toutes les forces de son corps dans un travail abrutissant n’a pas grande chance d’enrichir son âme, et qu’à toute culture de l’esprit correspond une certaine dépense de temps et d’argent. Si le consommateur, exonéré des tributs prélevés par les privilégiés et moins entravé lui-même dans sa spontanéité, en arrivait à payer avec huit heures de son propre travail ce qui lui en coûtait dix précédemment, il gagnerait la valeur de deux heures qu’il pourrait appliquer à la culture de ses facultés ou à l’exercice de ses droits civiques. Eh bien ! le propre de l’économie politique est de diminuer la tyrannie des besoins matériels au moyen d’un travail fécondé par la liberté ; loin d’étouffer les nobles sentimens, elle en est l’auxiliaire indispensable.

Je n’hésiterai pas à dire : « Les accidens politiques au sein d’une nation y sont déterminés presque toujours par la manière dont s’y accomplit le phénomène de la production. » Partant de cet axiome que l’abondance des produits est proportionnelle au degré de liberté économique, on arrive à constater que toute infraction à cette liberté au préjudice des uns constitue un privilège pour d’autres, car une chaîne qui lierait également tout le monde serait bientôt brisée. En conséquence, il ne serait pas difficile de démontrer que plus la somme des ressources est amoindrie par l’effet d’un mauvais régime, plus l’inégalité entre les classes se prononce, et plus aussi il y a exubérance au sommet, souffrance et rancunes à l’extrémité inférieure, plus se multiplient les vertiges populaires et les chances de révolutions[21].

Il y a des gens, en plus grand nombre qu’on ne pense, qui ne se laissent guère émouvoir par les argumens de cette nature. Leur théorie sociale est beaucoup plus simple. « Aux pauvres, on fait l’aumône quand on peut ; aux turbulens, on oppose la force. On conserve ce qui est tant qu’on s’en trouve bien : on se tient en garde contre l’inconnu de ces améliorations qui peuvent aboutir à des déplacemens de richesse et d’influence. » Avec les égoïstes qui raisonnent ainsi, il faut employer un autre genre de démonstration, brutale dans son évidence, tant elle touche au vif des grands intérêts nationaux. Entre deux pays rivaux, celui où l’activité industrielle sera le moins entravée deviendra nécessairement le plus riche, et suivant une loi qui s’accentue davantage à chaque progrès de la civilisation, le pays le plus riche exercera dans la politique générale une action prépondérante. Il pourra intervenir souverainement dans les entreprises pacifiques par la supériorité de son capital, et lorsqu’il s’agira de soutenir ses prétentions par les armes, les chances seront encore pour lui. Quand le plus grand homme de guerre des temps modernes a dit : « La victoire reste toujours aux gros bataillons, » il ne songeait pas au nombre des soldats qu’on peut en un jour donné pousser sur un champ de bataille ; lui-même, qui a presque toujours été victorieux malgré l’infériorité du nombre, aurait été la réfutation vivante de ses propres paroles. Il voulait dire, et il était dans le vrai, que les probabilités sont pour le peuple qui a le plus de ressources pour lever plus de soldats, les mouvoir plus rapidement, les nourrir le mieux et le plus longtemps, renouveler leur matériel, réparer les pertes d’hommes en achetant des alliés ou en soldant des coalitions. À force de science et de progrès, la stratégie tend à devenir une espèce de mécanique où la supériorité doit rester à celui qui possède l’outillage le plus destructeur ; tout cela est affaire d’argent, et il serait presque permis de dire que les gros bataillons sont aujourd’hui les gros sacs d’écus.

Il faut tenir compte aussi comme élément de force militaire des accroissemens de population. Par exemple, si rien ne venait modifier la condition économique des deux pays rivaux, la population britannique serait dans vingt ans, égale en nombre à celle de la France. Lorsque le congrès de Vienne prit à tâche d’équilibrer les forces de l’Europe, le groupe des cinq grandes puissances comprenait 126 millions de têtes : la France, avec ses 29 millions d’âmes, y faisait nombre dans la proportion de 23 pour 100, un peu moins de 1 contre 4. La population française n’ayant pas progressé autant que les autres, le prétendu équilibre de 1815 est rompu à notre désavantage. les cinq grandes puissances comprennent aujourd’hui 186 millions d’habitans. La France, n’en possédant que 37,400,000 même, après l’acquisition des trois départemens nouveaux, ne figure plus dans le concert des puissances prépondérantes que dans la mesure de 20 pour 100, soit 1 contre 5. Tout cela mérite assurément qu’on y réfléchisse.

Dans l’étude où j’ai résumé l’histoire économique de l’Angleterre, j’ai rappelé que jusqu’à présent, dans toutes les sociétés connues, la liberté de l’homme, considéré comme agent producteur, avait toujours été entravée ou faussée par des combinaisons arbitraires, et qu’il en était résulté une déperdition inimaginable de forces et de produits. Après avoir signalé dans l’expérience anglaise « l’introduction d’un principe dont la tendance est de rendre à chacun le libre essor de ses aptitudes, la pleine propriété de son énergie industrielle, » j’ai ajouté que c’était là un fait nouveau dans le monde, et, à mon sens, « une révolution destinée à faire date dans l’histoire de l’humanité. » Je me suis abstenu d’insister sur cette affirmation, qui, dénuée de preuves, aurait eu l’air d’une utopie. Je crois pouvoir maintenant compléter ma pensée.

Scientifiquement, le principe de la liberté du travail n’est pas un dogme nouveau, je le sais comme tout le monde : faire honneur de l’invention aux hommes d’état de la Grande-Bretagne, ce serait spolier de leur gloire les philosophes français qui l’ont formulé, il y a juste un siècle ; mais au point de vue des sociétés les doctrines nouvelles professées dans les livres ou dans les écoles sont peu de chose. Les hommes les plus éminens du jour sont précisément ceux qui se refusent à les étudier, parce que, n’ayant rien à désirer pour eux-mêmes, ils sont à l’état de défiance instinctive contre les nouveautés. Aux yeux des hommes politiques, une doctrine est nouvelle, elle commence à exister du jour où la force des choses la fait entrer malgré tout dans les lois écrites et dans les habitudes populaires. Qu’il me soit permis de montrer par un exemple comment un principe social déjà ancien devient une nouveauté politique.

Suivant le codé de la procédure romaine, tout esclave pouvait être torturé jusqu’à la mort, même pour un délit auquel il était personnellement étranger, quand on croyait sa déposition nécessaire pour éclairer la justice. On exigeait seulement que le plaideur par qui ce genre de preuve était sollicité consignât une somme égale à la valeur vénale du patient, afin que le propriétaire de l’esclave n’éprouvât aucun préjudice. La loi ne connaissait que l’intérêt du maître : la commisération pour le malheureux innocent qu’on allait estropier ou tuer n’avait aucune place dans les âmes. Il y avait même dans la bonne compagnie un préjugé défavorable au citoyen qui hésitait à livrer au bourreau un esclave dont on offrait de lui rembourser le prix. Sous Tibère, un sénateur, neveu de Pompée, jeune, ambitieux et dissolu, fut dénoncé et mis en jugement pour crime de sorcellerie. On, l’accusait d’avoir consulté des devins et évoqué des fantômes pour savoir s’il était destiné à jouer un rôle politique. La seule pièce à charge contre lui était un écrit qu’il déclarait faux. Les délateurs demandèrent qu’on appliquât la question à ceux de ses esclaves qui devaient connaître son écriture. Une ancienne loi défendait qu’on reçût en justice les dépositions, de l’esclave contre le maître ; on éluda cet obstacle en faisant acheter par le fisc les esclaves dont on espérait arracher les aveux au milieu des tourmens. Voilà certes une monstruosité révoltante. Tacite, qui la rapporte, n’en est pas ému le moins du monde. S’il s’indigne, c’est contre Tibère, qui trouve moyen de fausser la loi en faisant servir la parole des esclaves à la condamnation de leur maître. L’homme libre blessé dans son droit, c’est tout pour lui : la troupe servile qui va souffrir et mourir sans être coupable, ce n’est rien. Et cependant Tacite était, suivant les idées de son temps, un homme honorable autant qu’un esprit supérieur. Il avait bien entendu dire que, depuis un demi-siècle, il existait « une classe d’hommes détestables pour leur abominations, et que le vulgaire appelait chrétiens. » Il n’ignorait pas que, dans certains clubs ou églises, l’on osait enseigner que les hommes sont frères, et qu’ils se doivent mutuellement, sans distinction de race ou de caste, non-seulement justice, mais affection. Tout cela n’était pour ce grand esprit qu’une folie dangereuse. Placé pour observer au point de vue de sa caste, il ne constatait les misères de son temps que par les côtés où lui-même était froissé, par la privation des droits civiques. Une société sans esclaves était à, ses yeux une société sans travail, c’est-à-dire une impossibilité matérielle, une ineptie. L’esclavage lui paraissant un ressort social indispensable, il admettait toutes les infamies indispensables pour le conserver, sans que sa conscience lui en fît reproche. Il y a plus : au temps de Tacite, ceux qui professaient la fraternité humaine auraient sans doute été bien embarrassés, s’ils avaient été mis en demeure d’adapter leur principe au gouvernement des peuples. Ils fuyaient jusqu’au fond des déserts devant le problème qu’ils avaient soulevé ; ils tâchaient d’échapper par un élan mystique aux réalités terrestres. Deux ou trois siècles plus tard, après des crises politiques et des déplacemens d’intérêts, après des perfectionnemens industriels empruntés surtout à l’Orient et un développement des forces productives qui fit rejeter l’esclavage antique comme un outil insuffisant, on arriva à la conception d’un régime destiné à.se rapprocher peu à peu du sentiment chrétien. Alors seulement le christianisme, quoiqu’il fût déjà vieux dans les âmes, apparut aux hommes d’état comme un principe nouveau, comme un moteur social supérieur au mécanisme ancien, et qu’on ne pouvait plus éviter d’appliquer au gouvernement des peuples.

À Dieu ne plaise que j’assimile la grande révolution morale dont le germe était dans l’Evangile aux réformes matérielles dont il s’agit en ce moment ! J’ai voulu seulement faire comprendre comment et à quelle heure les esprits positifs, les hommes d’état, après avoir longtemps repoussé un principe dont l’application leur paraissait chimérique, sont amenés à l’adopter comme une force politique. Quand les philosophes réunis dans l’entre-sol du docteur Quesnay constataient les mauvais effets de la plupart des règlemens commerciaux, et protestaient contre l’arbitraire en lançant cet axiome si vague qu’il semble un défi jeté à l’intelligence du vulgaire : « laisser faire, laisser passer, » avaient-ils une vue bien nette de ce qu’ils demandaient ? Avaient-ils poussé l’analyse au point de savoir quels changemens amènerait la prépondérance absolue du principe de liberté dans le phénomène de la production ? Cela est fort douteux, car de leur temps il n’y avait, pour ainsi dire, pas de banques, pas de grandes associations de capitaux ; les sciences ne s’étaient pas encore mises au service de l’industrie ; toute sorte de préjugés et de répugnances séparaient les peuples. Il n’est donc pas surprenant qu’on ait vu tant d’hommes, l’état qui, sans être précisément des Tacites, étaient néanmoins des historiens, des orateurs, des publicistes éminens, et qui se sont obstinés à considérer la liberté économique comme une abstraction creuse. L’expérience anglaise ouvrira leurs yeux, et c’est pourquoi j’ai cru devoir en exposer les phases et les résultats avec tant de développement et d’insistance. L’utopie des économistes a pris corps : elle est devenue un fait politique. Le principe de liberté dans l’ordre économique étant un instrument de production d’une force supérieure, — la négation serait déraisonnable aujourd’hui, — il est matériellement impossible que les nations rivales, et surtout la France, laissent sciemment à l’Angleterre le monopole de cet instrument, dont l’usage exclusif augmenterait de plus en plus sa prépondérance. Le principe nouveau entrera donc, malgré toutes les résistances et avec toutes ses conséquences, dans les lois et dans les mœurs des autres peuples. Ce mouvement réalisera, sans danger pour l’ordre, la véritable émancipation du travail : ce sera 89 sortant des abstractions pour entrer dans la pratique.

Quoique l’évolution soit commencée, il y aurait trop de présomption à dire quand, comment et par qui elle s’achèvera. C’est un problème à mille faces, qui exige une élaboration collective et qui est digne en effet d’exercer les meilleures intelligences. On peut toutefois entrevoir des à présent que cette grande nouveauté, réagissant sur toutes les affaires contemporaines, y fera surgir des incidens et des solutions imprévus. Qu’on se place par exemple en regard de ces deux gros problèmes autour desquels tourbillonnent, comme dans le souffle des orages, les intérêts et les passions politiques de notre temps : ce besoin d’expansion et de dignité dans la multitude qu’on appelait en temps de révolution « l’affranchissement du prolétariat, », et la tendance actuelle des peuples à se grouper d’après certaines affinités naturelles, ou, comme on dit en termes encore bien vagues, suivant « le principe des nationalités. » Si on aborde ces questions sans tenir compte de la transformation économique, tout y parait sombre et menaçant ; qu’on les transporte au contraire dans un milieu où le phénomène de la production ne serait plus faussé, et les solutions se présenteront d’elles-mêmes aux esprits comme les conséquences naturelles et pacifiques d’un nouvel ordre de choses.

Un grand malheur pour notre pays à tous égards serait que la haute bourgeoisie, en voyant tomber un à un les privilèges dont il était bon de lui rappeler l’origine, s’imaginât que les changemens amenés naturellement par le progrès des âges sont le résultat de quelque machination ourdie contre elle. Peut-être en effet y aurait-il péril pour ses intérêts, si, fermant les yeux pour ne pas voir, elle s’obstinait dans la négation et la résistance. Qu’elle étudie le mouvement, qu’elle s’y associe franchement comme ont fait les classes supérieures de la société anglaise, et, comme celles-ci, elle conservera, avec les avantages positifs qui lui donnent aujourd’hui la prépondérance, une influence morale dont notre pays peut encore avoir besoin.

Quels que soient en définitive les incidens qui modifieront en Europe le phénomène de la production, en y faisant prédominer de plus en plus le principe dont je signale l’avènement, bien qu’il ne s’agisse en apparence que des intérêts matériels, il y aura certainement profit pour la cause libérale. C’est que l’économie politique est l’atmosphère où les nations se meuvent. Les savans nous disent que, dans la création, les êtres se sont perfectionnés à mesure que s’est améliorée leur atmosphère. De même la politique générale, dans un milieu économique où la liberté s’introduit à son heure avec la force invincible de toute grande loi naturelle, ne peut manquer de subir des transformations dans le sens de la liberté.


ANDRE COCHUT.

  1. J’ai pris en général comme point de comparaison l’année 1859, et pour plusieurs motifs. Cet exercice est de part et d’autre le dernier dont les résultats aient acquis un caractère officiel. En ce qui concerne la France, l’année 1859 étant antérieure aux changemens déterminés par l’annexion de la Savoie et par les premiers essais de réforme commerciale, on peut dire qu’elle est la dernière expression de notre ancien régime économique.
  2. L’émigration véritable, c’est-à-dire l’établissement perpétuel ou temporaire à l’extérieur, est presque nulle en France. Elle n’atteint que difficilement le chiffre de 12,000 par année, non compris l’Algérie ; mais l’Afrique française n’exerce encore sur les émigrans qu’une bien faible attraction.
  3. Les évaluations approximatives de l’administration on 1801 donnaient pour chiffre de la population 27,349,003.
  4. En Écosse, pour une population de 3,104,000 habitans, l’excédant des naissances sur les décès a été en 1859 de 47,958, soit un accroissement d’un individu par 65 habitans ; en 1860, l’excédant a été seulement de 37,226, soit 1 individu de plus pour 85 habitans.
  5. Les élémens de ce tableau sont généralement empruntés à l’Annuaire du Bureau des Longitudes.
  6. Pendant cette période quinquennale, deux années sur cinq (1853 et 1854) présentent une diminution au lieu d’un accroissement : c’est ce qui abaisse ainsi la moyenne des cinq années.
  7. Publication officielle du dernier recensement dans le Moniteur du 12 janvier.
  8. Voir le Times du 18 octobre 1801. — Voici d’ailleurs l’exposé comparatif pour l’année 1859 :
    Naissances Décès Accroissement de la population
    Angleterre, Écosse, Irlande 1,034,821 661,171 373,650
    France 1,017,868 979,383 38,563


    Pour une comparaison rigoureusement exacte, il y aurait à tenir compte, d’une part, de la guerre d’Italie soutenue par la France, et, d’autre part, des pertes que l’Angleterre a pu subir dans l’Inde, ou par les émigrations volontaires.

  9. Une assez forte partie de la dette anglaise existe sous forme d’annuités qui s’amortissent d’elles-mêmes.
  10. Crédits accordés pour l’exercice 1861.
    Dette publique Charge annuelle Capital nominal
    Rente 4 1/2 pour 100 173,408,534 3,853,000,000
    Rente 4 pour 100 2,335,052 58,000,000
    Rente 3 pour 100 178,168,596 5,972,000,000
    Emprunts spéciaux pour canaux, intérêts et amortissement 9,491,627
    Intérêts des cautionnemens capitalisés à 3 pour 100. 7,700,000 290,000,000
    Dette flottante du trésor capitalisée à 4 p. 100. 24,000,000 600,000,000
    Rentes viagères, d’origine ancienne 658,780
    Rentes viagères, pour la vieillesse. 3,100,000
    398,861,189 10,773,000,000


    Voir, pour les chiffres qui précèdent, le budget provisoire de 1862, page 322 et suivantes, et, pour d’autres emprunts faits ou à faire, les documens postérieurs.

  11. Voir, pour la France, Arnould, Balance du commerce, et pour l’Angleterre, les encyclopédies commerciales de Macpherson, d’Anderson et de Mac-Culloch.
  12. Suivant les renseignemens produits devant les chambres françaises en 1814, la France avant 1780 fournissait 80,000 tonnes de très bon fer.
  13. Peuchet, Statistique de la France, 1805.
  14. Dans la confection des tableaux des douanes que je compare, il y a des différences dont il est bon de tenir compte. Les documens français distinguent, comme chacun sait, le commerce général et le commerce spécial, et pour chacune de ces catégories des valeurs officielles remontant à 1820 et des valeurs actuelles représentant les cours du jour. En Angleterre, on ne mentionne à l’importation que ce qui correspond à notre commerce général, et les valeurs sont actuelles et vérifiées. Quant, aux exportations, on n’additionne que le produit du sol et des ateliers métropolitains, ou valeurs positives. Les produits des colonies britanniques sont classés comme articles de transit et non évalués. Pour diminuer les causes d’erreur, il faut comparer à l’importation le commerce général, et à l’exportation le commerce spécial, le tout estimé aux prix du jour.
  15. Cette quantité de matière brute équivaut à 5 milliards 800 millions de mètres de calicots.
  16. La comparaison des chiffres du tonnage, quoique déjà bien défavorable pour nous, ne donne encore qu’une faible idée de notre infériorité. Pour approcher de la triste vérité, il faudrait comparer aussi la longueur moyenne des voyages. On verrait par exemple qu’en 1860 l’Angleterre a envoyé en Asie 1,005,278 tonneaux sur 1,407 vaisseaux britanniques, et aux États-Unis d’Amérique 522,078 tonneaux sur 629 de ses vaisseaux. — Voici les chiffres pour la France en cette même année 1860. Asie : 112 navires français, mesurant 54,699 tonneaux ; États-Unis : 20 navires, avec 7,691 tonneaux.
  17. Nombre des navires de la marine française marchande enregistrés au 31 décembre 1860 : Bâtimens à voiles, 14,708 jaugeant 928,099 tonneaux.
    Bâtimens à vapeur 314 jaugeant 68,025 tonneaux.
  18. Voyez Tooke et Newmarch, History of prices, tome VI, pages 605 et 743. — L’abondance vivifiante du capital mobile en Angleterre tient pour beaucoup à l’usage des chèques, qu’il serait si important de naturaliser chez nous.
  19. « Il a été calculé en 1849 qu’une somme de cent cinquante millions sterling était assurée dans les offices anglais, et trente-quatre millions en Écosse. Suivant les probabilités, la somme assurée a présent dans les trois royaumes unis atteint, si elle ne dépasse, deux cent millions de livres sterling ! » (Revue d’Edimbourg ! » janvier 1859.)
  20. Les chiffres consignes ici relativement au paupérisme ne sont qu’approximatifs : ils sont tirés pour l’Angleterre des documens officiels les plus récens, et pour la France des rapports de M. Watteville, qui remontent déjà à plusieurs années.
  21. La société anglaise en a fait l’expérience. Après 1815, elle était mise en péril par les passions subversives des basses classes, et cependant chaque contribuable payait alors 17 francs pour la taxe des pauvres. Sous l’influence de la réforme qui a augmenté les ressources en affranchissant le travail, l’homme riche n’est plus taxé aujourd’hui qu’à 7 francs, et il n’éprouve plus aucune espèce d’inquiétude pour les institutions de son pays, ni pour lui-même. On tend vers une phase où la taxe des pauvres sera, sinon supprimée, au moins presque inutile.