La Politique européenne en Chine

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La Politique européenne en Chine

LA


POLITIQUE EUROPEENNE


EN CHINE.




RELATIONS DE l’ANGLETERRE ET DE LA FRANCE AVEC LE CELESTE EMPIRE.




On se préoccupe médiocrement aujourd’hui des événemens qui s’accomplissent aux extrémités de l’Asie Nous avons trop à faire avec nous-mêmes pour nous soucier de ce qui se passe à l’autre bout du monde. Qu’importe la mort de l’empereur Tao-kwang ou celle de l’empereur Thieu-tri ? qu’importent la Chine, la Cochinchine, l’Asie entière, aux péripéties tristes et souvent terribles de la politique au milieu de laquelle nous sommes condamnés à vivre ? A quoi bon ajouter au lourd fardeau de la situation présente la sollicitude qu’inspirerait, en d’autres temps, le rôle de l’influence française en Orient ?

Ce n’est donc pas sans hésitation que nous nous embarquons pour ces rives lointaines. Quelque courte que soit la traversée, grace aux steamers de la Compagnie péninsulaire, il y a encore aujourd’hui entre la France et la Chine, entre les intérêts apparens de l’une et de l’autre nation, une distance énorme, et pour nous la grande muraille’ est toujours debout. Allez à Londres, à New-York, dans tous les ports de l’Angleterre ou des États-Unis : vous y recueillerez à chaque pas quelque nouvelle de Singapore, de Canton, de Hong-Kong, de Shanghai. À peine en France connaissons-nous les noms de ces immenses marchés où s’échangent les produits de deux mondes. Le Céleste Empire garde, à nos yeux, son ancien type de curiosité, de chose étrange ; nous en sommes encore aux boîtes à thé, aux tours en porcelaine, aux petits pieds des dames chinoises, aux grandes queues des mandarins et aux magots. Singulière indifférence ! Ignorance coupable chez un peuple qui a de tout temps porté si haut la prétention d’exercer sur les événemens du dehors la plus large part d’influence ! Nous demeurons convaincus, sur la parole d’un roi de Prusse, qu’il ne doit pas se tirer un coup de canon en Europe sans notre permission ; mais nous ne réfléchissons pas que, depuis le jour où le roi Frédéric nous donnait le droit d’être si fiers, l’Europe n’a cessé d’agrandir l’horizon de sa géographie politique ; nous oublions cette vaste émigration d’hommes, d’idées, de marchandises, qui a rayonné vers les extrémités de l’Asie, par-delà les mers du Sud et des Indes ; nous ne songeons pas qu’aujourd’hui l’Europe est partout, et qu’il y a encore des contrées qui se demandent ou est la France.

Si la France ne veut pas ou ne peut pas s’associer, dès à présent, à ce grand mouvement, qui s’opère loin de l’Europe, mais dont l’Europe est demeurée l’ame ; si elle abdique, ou plutôt si elle ajourne toute pensée d’intervention commerciale et politique dans les régions de l’extrême Orient, il faut, au moins qu’elle se tienne au courant des faits, qu’elle observe la marche des événemens, qu’elle étudie les transformations auxquelles d’autres nations, ses rivales, attachent un intérêt si légitime ; en un mot qu’elle se prépare au rôle rieur et profitable que lui réserve peut-être un avenir plus heureux.


I

Trois nations européennes, l’Angleterre, la Hollande et l’Espagne, possèdent de vastes territoires en Asie. L’Angleterre, après avoir consolidé sa puissance dans la péninsule de l’Inde, s’est avancée vers l’est ; elle vient d’atteindre les mers de Chine. La Hollande, refoulée au sud de l’archipel malais par le traité de 1824, s’étend successivement sur une longue rangée d’îles qui ne sont séparées les unes des autres que par d’étroits bras de mer, et qui se relient à Java comme les perles d’un même collier. Quant à Espagne, malgré ses révolutions intérieures et sa décadence maritime, elle a pu conserver l’archipel des Philippines, qu’elle doit au génie de l’intrépide Magellan.

Le vaste espace compris entre le détroit de la Sonde ; la pointe de Sumatra, le nord de Luçon et l’Australie ouvrait à l’exploitation de l’Europe une mine de richesse presque inépuisable. L’Angleterre et la Hollande se sont mises à l’œuvre, et elles ont fait merveille. C’est par centaines de millions qu’il faut compter la somme des produits qui s’échangent sur le littoral de leurs possessions. L’Espagne, autrefois si audacieuse pour la découverte ; si vaillante sur le champ de bataille de la conquête, a déployé, dans le travail pacifique de la colonisation, une activité moins rapide, et cependant le commerce de Luçon, la seule des îles de l’archipel qui soit exploité représente annuellement une valeur de 50 millions.

Dès que ces premiers établissemens furent créé, l’Europe, obéissant au mouvement d’expansion qui l’avait déjà portée si loin, chercha de nouvelles conquêtes. Après avoir pris possession des îles, elle s’approcha moins timidement du continent asiatique ; et, laissant à l’Angleterre l’initiative que le Portugal avait désertée, elle se disposa à attaquer de front le Céleste Empire. On sait comment, vers le milieu du XVIIe siècle, la compagnie des Indes s’établit à Canton, et conserva jusqu’en 1834, lors du dernier renouvellement de sa charte, le monopole commercial. On connaît les événemens qui ont amené la guerre de Chine et, à la suite de cette guerre, le traité de Nankin, consacrant la défaite de la Chine et faisant brèche, par l’ouverture de nouveaux ports, au système d’exclusion que le gouvernement de Pékin avait, pendant des siècles habilement pratiqué à l’égard des nations étrangères.

De ce traité (26 août 1842) date pour la Chine et pour la situation de l’Europe en Asie une ère toute nouvelle. En dépit de ses vieilles lois, de sa police soupçonneuse, le gouvernement du Céleste Empire a vu la civilisation européenne aborder au littoral ou remonter les rivières avec les navires chargés de marchandises offertes à l’échange. L’Europe, pénétrant ainsi au cœur d’une nation qu’un voile mystérieux lui avait dérobée jusqu’alors, s’empressa de multiplier ses relations et de s’établir sur les marchés récemment ouverts pour de là s’élancer plus loin.

Ainsi, dès à présent, le rideau est déchiré ; la grande muraille a reçu en 1842 une rude atteinte. Dès que l’Angleterre eut donné le signal, les autres nations, les États-Unis, la France, l’Espagne, s’engagèrent à l’envi dans cette croisade dont chaque campagne se terminait pacifiquement par la lecture d’un protocole et par la signature d’un traité. La Belgique, à l’imitation des grandes puissances, voulut qu’un traité, signé en son nom, reposât dans les archives de la chancellerie de Pékin. Il semble que l’Europe entière, même par ses représentans les plus humbles, ait voulu imposer à la Chine l’investiture solennelle de son alliance et l’honneur peu désiré d’un embrassement diplomatique.

On a dit cependant, à plusieurs reprises, que la guerre entre la Chine et l’Europe, ou, pour parler plus justement, entre la Chine et la Grande-Bretagne, ne devait pas être considérée comme terminée, et que bientôt.peut-être les hostilités allaient se rallumer. Nous assisterions donc à un second acte du drame, parfois comique qui avait paru se dénouer en 1842 sous les murs de Nankin. Cette guerre nouvelle surgirait des difficultés d’exécution que contiennent les clauses mêmes du traité, des impatiences de l’orgueil chinois si cruellement humilié par une première défaite, ou bien encore elle n’aurait d’autre motif, d’autre prétexte que l’ambition anglaise, si merveilleusement servie dans ses vues les moins légitimes par la politique de lord Palmerston.

En examinant avec attention les faits qui se sont produits pendant ces dernières années, nous croyons que les craintes ou les espérances qu’inspire la perspective d’une seconde guerre seraient peu justifiées. L’Angleterre du moins (et c’est elle, assurément, qui semble le plus intéressée dans le débat) n’a manifesté, même depuis l’avènement de lord Palmerston, aucune velléité de reprendre les armes ; les motifs pourtant ne lui auraient pas manqué, et d’ailleurs, a défaut de motifs, ne se serait-elle pas contentée de prétextes, — témoin l’opium qui a déterminé la première lutte ?

Au point de vue du droit des gens, la Grande-Bretagne, après avoir exécuté, en ce qui la concerne, toutes les clauses du traité de Nankin, et surtout après l’abandon de l’île de Chusan, pourrait réclamer à son tour l’exécution stricte et complète des conditions qui liaient solennellement envers elle le gouvernement du Céleste Empire. Par exemple, le traité stipule que les portes de la ville intérieure de Canton seront ouvertes aux étrangers. Cependant aujourd’hui encore les étrangers sont confinés dans un faubourg de Canton, et, s’ils voulaient franchir les limites que trace autour d’eux le préjugé hostile de la population chinoise, ils s’exposeraient gratuitement à des insultes, à des actes de violence que les mandarins eux-mêmes se sentent impuissans à prévenir ou à réprimer.

En 1847, sir John Davis, alors gouverneur de la colonie de Hong-kong et plénipotentiaire de sa majesté britannique, en Chine, remonta le Che-kiang, fit une démonstration vigoureuse contre les forts du Bogue, et adressa au vice-roi Ky-ing les représentations les plus énergiques contre la violation du traité. Ky-ing prit de nouveaux engagement, mais à quoi bon ? N’avait-il pas, dans deux dépêches adressées en 1845 au consul américain, écrit sur les dispositions du peuple de Canton les lignes suivantes, qui trahissaient la faiblesse trop réelle, en même temps qu’elles attestaient la bonne foi de son gouvernement : « Vous dites que, dans les autres ports ouverts au commerce, les étrangers peuvent parcourir librement l’intérieur de la ville, et qu’il n’en est pas de même à Canton ; mais le peuple de Canton est indisciplinable, et si les lois ne lui plaisent pas, il refuse d’y obéir ; jusqu’ici il n’a pas voulu que les étrangers pénétrassent dans la cité, et les mandarins ne peuvent exercer sur lui aucune contrainte. » Et plus loin : « Le peuple de Canton est un ramassis de bandits, de voleurs, de… » On voit que l’autorité règne peut-être en Chine, mais à coup sûr elle ne gouverne pas.

En présence de ces naïfs et lâches aveux, quelle attitude l’Angleterre pourrait-elle prendre ? Entre la guerre immédiate et la résignation patiente, il n’y avait pas de moyen terme. L’Angleterre a sagement agi : elle n’a point fait la guerre ; elle a calculé les pertes certaines et les avantages douteux d’une seconde expédition, et d’ailleurs elle considérait avec raison la faculté d’entrer à Canton comme un enjeu trop faible pour qu’elle se résolut à y risquer les intérêts de son immense négoce. Les marchandises anglaises naviguent librement sur le fleuve ; le port leur est ouvert, l’échange est facile : que faut-il de plus ? Serait-il prudent, que pour la satisfaction puérile de quelques enfans d’Albion désireux de promener leur curiosité dans les quartiers de la ville intérieure, la Grande-Bretagne s’avisât de compromettre les avantages réels dont elle profite si largement, et de partir en guerre aux applaudissemens et au profit des Américains, qui s’empresseraient d’aborder le pavillon de la neutralité et d’accaparer tous les transports ? Assurément non. Malgré l’humeur d’ordinaire si belliqueuse de lord Palmerston, l’Angleterre s’est contentée, en 1847, des pitoyables excuses du gouvernement chinois. À plus forte raison, aujourd’hui que les accidens de la politique européenne peuvent à chaque instant s’aggraver par de soudaines complications, tiendra-t-elle à conserver la paix de ses relations avec le Céleste Empire, tout en maintenant son droit, en le rappelant au besoin.

Ainsi il y a quelques mois à peine, le gouverneur de Hong-kong, M. Bonham, a tenté auprès de la cour de Pékin une démarche plus directe : un bateau à vapeur, le Reynard ; a été envoyé à l’embouchure du Pei-ho avec mission de faire remettre au jeune empereur une lettre de la reine Victoria. Quel état le contenu de cette royale dépêche ? que réclamait l’Angleterre au milieu du bouquet de félicitations qu’elle adressait sans doute, selon les usages de la politesse internationale, au nouveau souverain du Céleste Empire ? On assure qu’il était encore question de l’éternelle affaire de Canton, que la reine demandait l’extension bénévole des concessions accordées par le traité de Nankin, et qu’elle tirait en quelque sorte une lettre de change, toute gracieuse d’ailleurs, sur la circonstance du joyeux avènement. Quoi qu’il en soit, la royale missive n’a point reçu de réponse, ou plutôt, ce qui est pis, les mandarins chinois, très experts sur l’étiquette, auraient habilement répliqué que le traité réglait la forme des relations et des correspondances entre les deux peuples, et que les Anglais devaient, en conséquence jeter leurs lettres dans la boite du vice-roi de Canton, facteur ordinaire des dépêches adressées à Pékin par les souverains étrangers. M. Bonham est revenu à Hong-kong, battu par le cérémonial chinois, peu satisfait sans doute ; mais, après tout, il ne paraît pas que la mauvaise humeur du diplomate éconduit doive lancer une flotte dans le golfe de Petchili.

Quant au Céleste Empire, serai-t-il- animé d’inteintions plus belliqueuses et disposé à courir une seconde fois la triste chance des combats ? Sans doute le gouvernement de Pékin a ressenti cruellement l’injure qui lui était faite, lorsque, après tant de démonstrations et de bravades, il s’est vu forcé de subir la paix sous les murs de Nankin, la ville impériale. Sans doute encore, en signant le traité, il conservait l’arrière-pensée de tirer un jour vengeance de l’affront et de reprendre, par force ou par ruse, les concessions arrachées par ces étrangers, que le style officiel qualifiait si dédaigneusement de barbares. On ne se résigne pas à rompre d’un trait de plume avec les traditions d’une politique séculaire ; on n’abdique pas ainsi ses défiances, ses haines, ses préjugés, et nous croyons sans peine que, dès 1842, il s’est formé à la cour du vieil empereur Tao-kwang un parti considérable, qui opposait à la sage prudence des signataires de la paix les conseils de la résistance et de la guerre. Nous n’avons pas la prétention de percer les mystères ni de deviner les énigmes de la diplomatie chinoise ; nous ne suivrons pas en quelque sorte pas à pas et jour par jour les démarches, les tendances que l’on a trop complaisamment attribuées à ces deux partis, représentés, l’un par les vieillards obstinés, par les burgraves du palais impérial, l’autre par le vice-roi de Canton Ky-ing et par les mandarins que les malheurs de leur pays avaient mis plus directement en contact avec les puissances étrangères ; mais le fait de ces dissidences est suffisamment attesté par le paragraphe suivant du dernier édit de Tao-kwang, de ce message dicté au lit de mort et destiné à donner une idée si singulière et si pittoresque des documens historiques de la Chine.

« Lorsque les pauvres fous qui habitent au-delà de la frontière occidentale eurent été châtiés par nos troupes, nous avons pu espérer que, pendant de nombreuses années, nous n’aurions pas besoin d’invoquer le secours de leur courage ; mais la guerre éclata sur la côte de l’est et du sud pour une question de commerce, et alors, désireux de ressembler aux hommes des anciens temps qui tenaient l’humanité pour la première des vertus comment pouvions-nous laisser nos enfans innocens exposés aux blessures cruelles de la lance acérée ? Telle fut la cause qui nous fit oublier notre propre chagrin et conclure un important traité. Voulant donner la prospérité à notre empire, nous montrâmes de la tendresse à ceux qui étaient venus des pays lointains, et par suite, depuis dix ans, la flamme dévorante s’est éteinte d’elle-même, notre peuple et les barbares trafiquent en paix, et tous aujourd’hui sans doute, peuvent, comprendre que, dans notre politique, nous avons toujours été inspiré, au fond du cœur, par un vif amour de notre peuple. »

Telles furent les dernières paroles, novissima verba, de l’empereur mourant. Que le vaincu représente comme un acte de clémence et de tendresse envers les barbares le traité qui lui a été imposé sous le feu des canons anglais, libre à lui : nous n’aurons garde de faire le procès à cette innocente hyperbole du style chinois ; mais le soin avec lequel l’empereur dissimule, sous le mensonge de phrases, la triste réalité des faits, l’explication ou plutôt l’excuse du traité signé à Nankin, en un mot, tout le passage que nous venons de citer n’indique-t-il pas les luttes que, depuis sept ans, Tao-kwang avait dû soutenir contre les derniers partisans de la politique nationale en faveur de cette politique nouvelle dont il comprenait la nécessité, et qui pourtant lui inspirait de si cruels remords ? Même à cette heure suprême où la vérité s’échappe des lèvres les plus orgueilleuses, l’empereur n’osait donner complètement raison au parti impopulaire qui avait fait prévaloir les conseils de la paix : il se repentait presque, il eût craint peut-être de ne pas mourir en empereur chinois, s’il se fût avoué à lui-même, s’il eût avoué à son peuple qu’il avait consacré la violation du territoire et accueilli les barbares sur le sol de l’Empire Céleste.

L’avènement d’un jeune empereur, Y-shing, devait donc encore jeter quelque incertitude sur l’avenir des relations avec les étrangers. Cette transmission de couronne,qui nous a trouvés si indifférens, pouvait, à l’extrémité de l’Asie, remettre toutes choses en question, arrêter un immense commerce, et, ranimant une querelle à peine éteinte, influer indirectement, mais par une diversion très naturelle, sur le rôle souvent trop actif de la politique anglaise en Europe. On affirmait déjà que Ky-ing, le signataire des traités européens, était tombé en disgrace, que les sabres tartares allaient de nouveau sortir du fourreau, que l’empereur Y-shing n’acceptait pas l’héritage de la tendresse que Tao-kwang avait accordée aux barbares. Heureusement pour tous les intérêts, pour la Chine comme pour l’Europe, la politique de la cour de Pékin a gardé son attitude pacifique, et tout porte à croire que le parti de Ky-ing est demeuré prépondérant.

Comment en effet l’ancien vice-roi de Canton n’aurait-il pas conquis sur ses collègues du cabinet impérial l’autorité que donnent la longue pratique des affaires et le souvenir encore vivant de tant de services rendus ? Depuis huit ans, depuis que la politique extérieure de la Chine doit avoir les yeux ouverts non-seulement sur les pauvres fous qui habitent au-delà des frontières occidentales, suivant l’expression dédaigneuse du testament de Tao-kwang, mais encore sur les barbares venus des pays lointains, Ky-ing n’a pas cessé un seul instant, dans ses correspondances et par ses paroles de modérer les impatiens et de raconter aux plus incrédules l’impression à la fois étonnée et craintive qu’avaient laissée dans son esprit ses fréquentes entrevues avec les Européens. Quel homme pouvait mieux que lui connaître la vérité et la dire ? J’ai assisté, sur la corvette à vapeur, l’Archimède, aux étranges scènes qui précédèrent la signature du traité conclu à Whampoa, le 24 octobre 1844, entre la France et la Chine. Pour la troisième fois, Ky-ing se trouvait en présence d’un plénipotentiaire européen ; mais jamais jusqu’alors il ne s’était aventuré sur l’un de ces navires étrangers qui, sous l’impulsion d’une force magique, remontent à volonté les courans et les brises. Pendant que l’escorte chinoise, répandue sur le pont, excitait, par son admiration naïve, la franche gaieté des matelots, le vice-roi et son conseiller Huan recueillaient avidement toutes les explications qui leur étaient données sur le mécanisme du navire, sur cette mystérieuse rapidité de sillage devant laquelle disparaissaient à vue d’œil et les scènes mobiles de l’horizon et les voiles en rotin des lourdes jonques. On les conduisit dans la machine ils virent ces énormes pièces de fer dont le mouvement docile s’arrêtait soudain, ou reprenait au commandement de leur voix. Puis, ramenés sur le pont, ils s’approchèrent, non sans terreur ; des canons qui garnissaient les sabords ; une détonation formidable, répétée par tous les échos, se fit entendre, et Ky-ing, dont la main mal assurée venait d’enflammer la capsule, ne put retenir l’enthousiasme de son effroi. – « Comme des lions ardens, vous êtes venus jusqu’ici à travers les périls, et moi, agneau timide, je me sens troublé rien qu’en mettant le pied sur vos puissantes machines. » Revenu sous la tente de pavillons qui avait été dressée à l’arrière de la corvette, Ky-ing demeura long-temps pensif et recueilli. Sa physionomie. Etait triste. Sans doute il comparait en lui-même la force des lions ardens et la faiblesse des agneaux timides ; après avoir vu de près et manoeuvré de ses propres mains ces machines si merveilleuses pour la vitesse et si obéissantes pour la destruction, il s’expliquait, comme par l’effet d’une révélation soudaine, pourquoi les Anglais avaient pu si rapidement apparaître jusque sous les murs de Nankin, il se demandait comment la Chine résisterait jamais à de pareilles armes, et je m’imagine qu’il formait les vœux les plus sincères pour cette paix de dix mille ans qu’il avait conclue déjà, au nom de son souverain, avec la Grande-Bretagne et les États-Unis, et qu’il allait signer avec la France.

La paix, et même la paix à tout prix, telle a dû être, dès ce moment, la politique de Ky-ing, politique d’autant plus rationnelle que le gouvernement chinois doit avoir aujourd’hui, plus que jamais, la conscience de sa faiblesse. Une vaste révolte a éclaté récemment dans la province du Kwang-tong ; ces populations, que nous croyions si calmes, ont donné trop d’exemples d’indiscipline pour que nous ne soyons pas autorisés à considérer leurs fréquentes rébellions comme les symptômes d’une désorganisation presque générale. Qui sait si les troupes chinoises seront long-temps assez fortes pour réprimer les révolutions intérieures, alors que des escadres de pirates ont pu s’abattre impunément sur les côtes ; remonter les fleuves, repousser les jonques de guerre, et même, si les récits sont exacts, conclure des traités avantageux avec les mandarins ? En 1840, un pirate a tenu en échec toutes les jonques du Céleste Empire. Il avait près de cent jonques armées de douze cents canons et montées par trois mille hommes. Sans le secours des Anglais, dont le commerce était sérieusement inquiété par cette flotte de forbans les Chinois n’en seraient jamais venus à bout. En 1850, il fallut encore que la marine anglaise sauvât l’honneur du pavillon impérial, et l’expédition du bateau à vapeur Medea donna lieu à une correspondance dont il nous paraît utile, à divers titres, de reproduire ici quelques extraits.


M. BONHAM AU COMMISSAIRE IMPÉRIAL SEU.

Hong-kong, 8 mars 1850.

« J’informe votre excellence que, le 3 du courant, Wan, commandant de Tapang, a annoncé au principal magistrat de cette colonie la présence de pirates sur la côte-est… en requérant l’assistance d’un bateau à vapeur anglais. La mousson était trop forte pour que les jonques pussent joindre l’ennemi en temps utile. Wan offrait de rembourser le prix du charbon.

« Nous avons expédié un bateau à vapeur qui, après avoir pris à bord un certain nombre d’officiers et de soldats chinois désignés par le commandant Wan, se rendit à Ka-to, où il trouva treize jonques de pirates…

« Le bateau à vapeur, après avoir accompli sa mission, sans éprouver de pertes, est revenu à Hong-kong avec plusieurs prisonniers… qui ont été livrés à la justice chinoise.

« Quant à la dépense de charbon ; je ne saurais acceptés la proposition de remboursement qui a été faite par le commandant Wan. Un tel procédé serait contraire aux usages de ma nation ; mais je puis, à cette occasion, vous faire remarquer que le charbon est un article dont nous avons constamment besoin et que nous sommes obligés d’apporter de fort loin et à grands frais, tandis que, près d’ici, à Kilong, dans l’île de Formose, on peut facilement se le procurer. Si le gouvernement de votre excellence voulait bien conseiller aux habitans de Formose d’en envoler quelques cargaisons à Hong-kong, nos négocians s’empresseraient de les acheter, ou bien encore nos navires iraient les prendre. Il est évident que cet échange serait avantageux aux deux pays et nous mettrait en mesure de prêter assistance au gouvernement chinois toutes les fois que les mandarins s’adresseraient à nous, comme ils viennent de le faire, pour concourir avec eux à la destruction des pirates.

« Nous serons toujours heureux de venir a votre aide ; je l’ai déjà dit plusieurs fois à votre excellence, et je m’empresse de le répéter. »

Voici la réponse du commissaire impérial.


SEU, HAUT COMMISSAIRE IMPÉRIAL, GOUVERNEUR-GÉNÉRAL. DES DEUX KWANG, A SON EXCELLENCE M. BONHAM.

« J’ai reçu la lettre par laquelle vous m’informez que… (Suit l’énumération des faits relatés ci-dessus.)

« Cette preuve de la bonne entente que le gouvernement de votre excellence désire entretenir avec le mien m’a causé la plus vive satisfaction.

« Relativement à Formose, lorsque votre excellence nous a marqué tant d’amitié en nous prêtant le secours dont nous avions besoin, pourrais-je, à mon tour, ne pas céder au mouvement si naturel qui encourage l’échange de bons offices ? Mais l’île de Formose dépend d’une province voisine ; elle n’est point sous ma juridiction, et je ne suis pas en mesure de traiter officiellement les affaires qui la concernent. Le charbon est un article de consommation usuelle : on peut se le procurer dans les cinq ports, et dès-lors rien n’empêche votre gouvernement d’acheter toutes les quantités qui lui sont néccssaires.

« Les offres de remboursement faites par le commandant Wan n’étaient pas convenables. Votre excellence est trop généreuse pour les accepter. Toutefois il est juste que l’équipage du bateau à vapeur soit dédommagé du surcroît de travail qui lui a été imposé, et en conséquence j’ai transmis à notre amiral l’ordre de préparer quelques faibles présens que je destine à vos matelots et dont la liste est ci-jointe.

« J’espère que votre excellence voudra bien les remettre en mon nom à l’équipage. Je tiens à prouver combien je suis sensible au service que vous m’avez rendu.

« Voici la liste des présens : huit boeufs, huit moutons, huit boîtes de thé ; huit barils de sucre candi, huit barils de farine, huit barils de lung-ngan secs ; huit barils de li-tchi, huit paniers d’oranges. »

Ce n’est point pour encadrer ici cette pittoresque facture des cadeaux du commissaire impérial que j’ai reproduit les documens qui précèdent. Ces deux lettres ont une portée plus sérieuse ; elles nous révèlent la pénurie et la faiblesse du gouvernement chinois, obligé d’avoir recours aux Anglais pour donner la chasse à quelques misérables jonques de pirates, et en même temps elles fournissent un modèle du ton protecteur que le gouvernement anglais, en toute occasion, prend volontiers à l’égard du Céleste Empire. Et puis il ne faut pas négliger cette modeste demande de charbon qui se glisse avec tant d’à-propos dans la dépêche de M. Bonham, très désireux, et pour cause, de faire plus ample connaissance avec les habitans de Formose. Il est vrai que le commissaire impérial n’a garde d’y prêter l’oreille, et qu’il se dérobe de la meilleure grace du monde à la proposition embarrassante de son ami, en s’enfuyant par la porte commode de l’incompétence, et en accablant l’indiscret solliciteur de remerciemens, de complimens et de cadeaux. Toujours des deux côtés la même tactique, toujours cette curieuse partie de barres qui se joue depuis huit ans et se jouera long-temps encore entre la Grande-Bretagne qui veut forcer le camp et le Céleste Empire qui refuse poliment l’entrée ! En fait d’argumens ou plutôt d’arguties diplomatiques, les Chinois ne seront jamais à court ; mais les Anglais sont persévérans, ils se sentent forts, et tôt ou tard ils sauront bien élargir la brèche qui a été ouverte par les traités.

Nous ne devons pas, assurément, souhaiter l’extension de l’influence anglaise ; mais il faut accepter les faits, et, puisque nous avons permis à l’Angleterre de s’emparer en Asie du premier rôle puisque, dans la lutte engagée désormais entre les deux civilisations, l’Angleterre représente réellement l’intérêt européen, nous sommes tenus de nous associer à sa cause, sauf à revendiquer plus habilement, par la sagesse de notre politique et par l’activité de notre commerce, une part honorable dans les profits.

Lorsque sir Henry Pottinger dicta les conditions du traité de Nankin, il dut se trouver fort embarrassé pour le choix de la colonie destinée à recevoir le pavillon anglais dans les mers de la Chine et pour la désignation des quatre ports qui, indépendamment de Canton, allaient être ouverts au commerce étranger. Hong-kong n’était qu’un rocher ; mais il possédait un beau port : sa proximité de Canton et sa situation à l’embouchure du fleuve Ché-kiang semblaient lui assurer un grand avenir politique et commercial. C’était un excellent poste d’observation, et le plénipotentiaire anglais pensait que les navires européens le préféreraient tôt ou tard au mouillage de Whampoa. Ces espérances ne se sont pas complètement réalisées : le climat a décimé les régimens ; l’entrepôt de Hong-kong a ris un certain développement, mais il n’a point détourné le courant de marchandises qui, depuis longues années, avait l’habitude de remonter le Ché-kiang. Sur les rochers de cette île déserte, la Grande-Bretagne, à force de persévérance et d’argent, est parvenue à fonder une ville européenne, Victoria ; elle y a dépensé tout son génie d’organisation coloniale. Cependant, lorsque les négocians ont pu comparer cette position avec celle de Chusan que les troupes anglaises ont dû abandonner en 1847, après le paiement intégral de la rançon de guerre stipulée dans le traité, il y a eu bien des hésitations, bien des regrets, et certains casuistes conseillaient à la couronne d’Angleterre de garder Chusan sous le facile prétexte que l’article relatif à l’ouverture de la ville intérieure, de Canton n’avait pas encore reçu pleine, et entière exécution. Le cabinet anglais n’a point suivi les conseils de la foi punique, et nous croyons qu’il a été sagement inspiré : les conquêtes de la fore ne sont durables et fécondes qu’à la condition de se contenir elles-mêmes et de se légitimer par la modération. En Chine surtout, il faut savoir attendre.

Quant aux quatre ports, sir Henry Pottinger a choisi ceux qui, en raison de leurs anciennes relations avec l’Europe et de leur voisinage des centres de production, présentaient les meilleures chances d’avenir, c’est-à-dire, en commençant par le nord, Shanghai, Ning-po, Foo-chow-fou et Amoy. Ces quatre points d’ailleurs, échelonnés sur la côte, pouvaient être considérés comme les avant-postes d’où la civilisation européenne devait se répandre à la fois dans les provinces les plus riches et les plus populeuses du Céleste Empire : c’étaient là les premières étapes de la conquête, désormais pacifique, à laquelle toutes les nations de l’Occident étaient conviées à prendre part. L’expérience des huit années qui viennent de s’écouler a donné tort ou raison aux premiers choix du plénipotentiaire anglais. En désignant Shanghai, sir Henry Pottinger a eu la main heureuse. Le commerce anglais dans ce port a atteint, dès 1847, la valeur de 61 millions, dont 24 à l’importation et 37 à l’exportation. Situé sur la rivière W’oosung, affluent du Yang-tse-kiang, de ce fleuve magnifique qui traverse la Chine de l’est à l’ouest, qui communique, par d’innombrables canaux, avec toutes les parties de l’empire et que les navires du plus fort tonnage pourront un jour remonter jusqu’à Nankin, Shanghai reçoit dans ses riches magasins les denrées agricoles de la province du Kiang-sou et les produits manufacturés de Sou-tchou, ville célèbre en Chine par le nombre et la distinction de ses diverses branches d’industrie. Il a déjà supplanté en partie Canton pour l’échange des soies de Chine et des cotons de l’Inde, et son importance commerciale, favorisée par les dispositions bienveillantes que les Européens ont jusqu’ici rencontrées au sein de sa population, s’accroît chaque année, à mesure que les produits étrangers agrandissent les rayons de leur débouché. — Le port d’Amoy, sur la côte de la province du Fokien, semble également devoir répondre aux espérances que l’on avait conçues. C’est d’Amoy que partent ces nombreuses et entreprenantes colonies d’émigrans qui, en dépit des lois chinoises, peuplent successivement toutes les îles de l’archipel malais, et fournissent même aux possessions européennes dans la mer des Indes le supplément de bras nécessaire aux cultures tropicales. À ce seul titre ; le port récemment ouvert peut rendre à l’Europe de précieux services en comblant les vides qu’a laissés dans le travail colonial l’émancipation des noirs. — Les deux autres ports, Foo-chow-fou et Ning-po, sont beaucoup moins fréquentés par les Européens. On n’y arrive qu’en remontant deux rivières dont la navigation présente de sérieuses difficultés. Le premier fait peut-être double emploi avec Amoy, qui appartient à la même province ; le second souffre du voisinage de Shanghai, dont le port, mieux situé, a concentré, dès l’origine, la plupart des transactions.

On s’explique donc l’insistance qu’apportent les Anglais à solliciter du gouvernement chinois certaines modifications dans la liste des ports inscrits au traité de Nankin ; on s’explique leurs convoitises sur Formose, les regrets que leur inspire l’évacuation loyale de Chusan, les tentatives qu’ils ont faites récemment pour introduire leur pavillon dans le golfe de Petchili et se rapprocher ainsi de la capitale de l’empire. Cette politique est de leur part, toute naturelle ; ils la suivent avec une persévérance, une hardiesse qui n’a d’autre limite que la crainte de perdre, par des démonstrations trop impatientes, le terrain déjà gagné.

Reste cependant une question qui a occupé une grande place dans les événemens des dernières années, et qui ne se trouve point encore définitivement tranchée, la vente de l’opium. Quels que soient les prétextes d’honneur national ou de liberté commerciale à l’aide desquels l’Angleterre s’est efforcée de justifier aux yeux du monde sa prise d’armes contre la Chine, il demeure établi que l’opium a été, sinon l’unique cause, du moins la cause principale de la guerre engagée en 1840. Comment dès-lors, le traité de paix imposé par la Grande-Bretagne a-t-il maintenu la prohibition qui frappait l’entrée et la consommation de l’opium en Chine ? Comment le vainqueur n’a-t-il pas exigé, comme première clause, la levée d’une interdiction au sujet de laquelle il avait cru devoir engager la lutte ? – Mais, en fait, cette question ne présente plus aujourd’hui de difficulté sérieuse ; elle a été résolue par une sorte de compromis tacite, qui, tout en ménageant l’orgueil impérial et l’inviolabilité des lois chinoises, laisse aux Anglais tous les bénéfices du trafic. Qu’importe à la Grande-Bretagne que l’opium se vende légalement ou par fraude pourvu qu’il se vende ? D’après les rapports qui ont été publiés à diverses époques, il paraîtrait que les économistes du cabinet de Pékin ont souvent conseillé à l’empereur d’autoriser un commerce dont il devenait impossible d’arrêter le développement, et qui devait rapporter au trésor de fortes recettes. Jamais le vieil empereur Tao-kwang n’a consenti à approuver de son pinceau rouge les propositions qui lui étaient soumises, et, soit par entêtement, soit par scrupule, il a préféré voir les lois ouvertement violées plutôt que de légaliser la consommation de l’opium. Peut-être son successeur se montrera-t-il plus accommodant et en même temps plus soucieux des intérêts de son trésor. L’opium est un fait accompli ; il faut que la Chine s’y résigne, A vrai dire, elle s’y résignera volontiers, puisque déjà, au mépris des lois et sous la menace des châtimens les plus sévères, peuple et mandarins ne craignent plus de le fumer presque publiquement dans toutes les parties de l’empire, à Pékin même, dans l’enceinte du palais impérial. C’est pitié d’ailleurs que cette prohibition. Au point où la rivière Woosung vient mêler ses eaux à celles du Yang-tse-kiang, par le travers d’une ancienne redoute élevée par les Chinois pendant la guerre et dont il ne reste plus aujourd’hui que des ruines, on aperçoit une dizaine de navires européens reposant tranquillement à l’ancre sous les couleurs américaines ou anglaises, les mâts calés, les canots amenés, les voiles au sec, avec la sécurité et l’insouciance d’une escadre rentrée à son port d’armement : c’est une station d’opium. À tout moment, des bateaux contrebandiers accostent chaque navire, échangent leurs piastres contre les caisses d’opium et repartent vers la rive. Les bateaux des mandarins, les canots de la douane, les jonques de guerre passent et repassent, témoins de cette contrebande effrontée qui semble se joue des deux yeux peints à l’avant de leurs bossoirs. Si parfois quelque mandarin s’avise d’adresser ses réclamations au consul de Shanghai, celui-ci décline toute responsabilité pour des actes qui se commettent en dehors de sa juridiction ; il n’a rien à voir à Woosung. — Il en est de même à Amoy, où le consul anglais peut, du haut de sa maison, compter les mâts de la station d’opium, mouillée à l’abri d’une petite île presque à l’entrée du port. – De même à Canton ; à Chusan. Chacun des ports ouverts au commerce légal possède ainsi une succursale de contrebande où les transactions s’effectuent aussi librement que dans un port franc, sous les yeux des autorités chinoises. Les Anglais n’ont assurément pas à se plaindre, de cette violation flagrante de la loi ; mais que penser d’un gouvernement qui tolère une pareille moquerie ? Mieux vaudrait céder.

Il est difficile d’évaluer exactement les quantités d’opium qui se vendent chaque année sur les côtes de Chine. Ces quantités ne figurent pas sur les tableaux officiels du commerce ; mais nous pouvons nous former une idée du développement que ce trafic a pris depuis vingt ans, en consultant les tableaux dans lesquels le gouvernement de Calcutta, qui monopolise les ventes de l’Inde, établit le compte de ses recettes et de son bénéfice net. Voici quelques chiffres extraits de ces tableaux :


RECETTES BÉNÉFICES NETS
1829-30 16,280,868 roupies[1] 11,837,101 roupies
1835-36 18,051,328 13,161,372
1839-40[2] 7,683,703 3,237,152
1843-44[3] 22,846,066 16,685,796
1846-47 30,702,994 22,871,857
1847-48 23,625,153 13,066,386
1848-49 34,930,275 247104,775

Ces chiffres de recettes ne représentent que la valeur de l’opium vendu aux enchères publiques de Calcutta ; la valeur vénale, en Chine, s’accroît des frais de transport et des bénéfices de l’échange. Le profit net de la compagnie s’élève, comme on vient de le voir à plus de 50 millions de francs ; aussi le monopole de l’opium forme-t-il, après l’impôt territorial, l’article le plus important du revenu de l’Inde. C’est une recette désormais indispensable, surtout en présence des frais de guerre qui ont grevé le budget de Calcutta depuis la conquête du Scinde. On comprend que, pour la conserver, l’Angleterre ait envoyé contre le Céleste Empire une flotte et une armée.

Il s’exporte en outre de Bombay de fortes quantités d’opium provenant du district de Malwa, et sur lesquelles la Compagnie perçoit un droit de sortie. En résumé, on estime que le Céleste Empire achète annuellement à l’Inde de 120 à 140 millions d’opium, et ce trafic repose sur la contrebande ! Il faut aller en Chine pour voir de pareilles choses.

C’est ainsi que la Grande-Bretagne, après avoir, au moment décisif, employé la force et renversé brutalement les hautes barrières qui s’élevaient entre les deux civilisations, ou plutôt (car son but était moins noble) entre les cotons de l’Inde et les thés de la Chine, s’est pliée de bonne grace aux incertitudes, aux craintes, aux biais d’une politique qui ne voulait point se déshonorer à ses propres yeux par une con descendance trop facile, et qui consentait à tempérer par la tolérance une contrebande condamnée encore par la pompeuse phraséologie des lois. Le libre commerce de l’opium n’est plus qu’une affaire de temps ; il sera consacré un jour ou l’autre par la réflexion de l’intérêt chinois.

L’Angleterre a donc cessé de concentrer sur le Céleste Empire ses grandes visées d’ambition et l’ardeur de son entreprise : à quoi bon s’épuiserait-elle à enfoncer une porte entre-bâillée aujourd’hui et destinée à s’ouvrir demain ? Il y a, au fond de l’Asie, d’autres empires où l’Europe n’a pas encore planté son drapeau ; c’est là que l’Angleterre porte en ce moment ses regards. L’Inde et la Chine ne sont pour elle que les points extrêmes de la ligne qu’elle entend soumettre à son commerce, à son influence politique, et cette ligne traverse deux vastes royaumes, Siam et la Cochinchine, pays à peine explorés, riches cependant, et voués tôt ou tard à l’exploitation européenne. Pendant les trois années qui viennent de s’écouler, le gouvernement de l’Inde, obéissant aux inspirations directes du cabinet britannique, a renouvelé sur ces deux points des tentatives qui, en d’autres temps, avaient à peu près échoué. Le fondateur de la colonie de Labuan, le rajah Brooke, s’est rendu à Bangkok pour négocier une convention commerciale. De son côté, le gouverneur de Hong-kong abordait dans la baie de Tourane, tout émue encore de la facile victoire qu’y ont remportée en 1847 deux navires français, la Gloire et la Victorieuse ; il venait offrir sa protection à l’empereur de Cochinchine et solliciter en échange l’ouverture de communications régulières. Cette double campagne de l’ambition anglaise n’a pas été couronnée de succès. Il faut attendre des temps meilleurs, une occasion plus propice que l’on saura bien provoquer, si elle ne se présente pas assez tôt par la pente naturelle des événemens ; mais, dès à présent, il n’y a pas à se méprendre sur les tendances, sur les intentions, sur la volonté ferme et nette de la Grande-Bretagne. La nation qui, maîtresse de l’Inde, s’est emparée successivement de Singapore, de Poulo-pinang, de Hong-kong, de Labuan cette nation qui par étapes, tantôt lentes et courtes tantôt longues et rapides, s’avance incessamment vers les confins de l’Asie, l’Angleterre, aspire à la domination complète de l’extrême orient.

Nul autre peuple ne saurait lui susciter de concurrence. Les Hollandais, rejetés au sud de l’archipel malais par le traité de 1824, évitent plutôt qu’ils ne recherchent la rencontre du pavillon anglais. — Les Espagnols bornent leur ambition au rayon des îles Philippines. — Les Américains du Nord, fidèles à leur constitution qui leur interdit la possession des colonies lointaines, promènent leurs couleurs sur toutes les mers ; mais, satisfaits des avantages maritimes et commerciaux qu’ils se sont habilement ménagés en Chine, comme sur les autres marchés du monde, ils ne songent pas à compliquer leurs intérêts par les embarras d’un rôle politique ; ils vont partout et ne se fixent nulle part. – Le Portugal, campé encore sur le rocher de Macao, ne représente plus un Chine que le souvenir d’une autre époque, illustrée par la foi et par l’héroïsme. Enfin, serait-ce la France qui irait au fond de l’Asie, faire ombrage à l’Angleterre ? Il convient de rappeler ici le rôle que notre pays a joué dans l’histoire récente de l’extrême Orient.


II

Pendant les guerres de la révolution et de l’empire, le pavillon français parut à peine dans les mers de Chine. Fidèle aux traditions de grandeur maritime que lui avaient léguées les règnes de Louis XIV et de Louis XVI, le gouvernement de la restauration fit, dès son avènement, de louables tentatives pour rétablir les relations de politique et de commerce que la France du XVIIe siècle entretenait avec les contrées de l’Asie, surtout avec l’Inde. Il encouragea les voyages de circumnavigation ; plusieurs frégates partirent de nos ports avec mission d’aborder dans toutes les colonies étrangères, sur tous les points où la science pouvait espérer l’honneur de nouvelles découvertes et qui promettaient à notre commerce de nouveaux débouchés. Le gouvernement de juillet poursuivit résolûment cette œuvre de sage propagande : il multiplia les explorations lointaines ; il expédia successivement la Vénus, l’Astrolabe, la Bonite, etc., qui, sous le commandement d’habiles capitaines, accomplirent le tour du monde et montrèrent notre pavillon dans les deux Océans ; mais ces voyages nous rapportaient, il faut bien le dire, plus d’honneur que de profit. Le commerce maritime de la France, se relevant à peine après tant de désastres, n’osait encore s’aventurer si loin. En réalité, nos relations commerciales avec la côte orientale de l’Asie étaient demeurées presque nulles, pendant que l’Angleterre et les États-Unis voyaient se développer de jour en jour l’importance de leur trafic.

Lorsque la guerre éclata entre la Grande-Bretagne et le Céleste Empire, le gouvernement français établit sur la côte de Chine une station permanente pour suivre de près les événemens et préparer les voies à une intervention plus directe dans les affaires de ce vieux monde qui allait devenir pour l’Europe un monde nouveau. M. le capitaine de vaisseau, commandant la station, s’acquitta fort habilement de cette mission délicate qui avait pour but de concilier la bienveillance des Chinois sans excite les susceptibilités jalouses de l’Angleterre. Ce fut après la signature du traité de Nankin, lorsque les États-Unis et d’autres puissances eurent exprimé l’intention de traiter à leur tour avec la Chine, ce fut alors qu’une ambassade partit de Brest, sur la frégate la Sirène, pour régler diplomatiquement les relations d’amitié et de commerce qui doivent unir la France et l’empire du milieu.

Notre traité a été signé à Whampoa le 24 octobre 1844. Il reproduit, sous une forme plus précise, les principales clauses du traité de Nankin ; il abaisse le tarif des vins et des girofles, mais il ne pouvait, en aucun cas, nous garantir de faveurs particulières, puisque les Anglais avaient stipulé qu’ils profiteraient de plein droit de tous les avantages qui seraient, à l’avenir, accordés aux nations étrangères ; la Chine, d’ailleurs, ne voulait établir, entre tous ces barbares si empressés de se lier avec elle, aucune différence de traitement.

Si nous consultons les statistiques commerciales, nous sommes obligés de reconnaître que le traité n’a pas sensiblement amélioré la condition de nos échanges dans les mers orientales. Voici, en effet, le chiffre total du commerce et de la navigation de la France en Chine et en Cochinchine, de 1831 à 1849 :


navires tonneaux francs
1841 3 891 1,453,000
1842 1 128 1,758,000
1843 5 1,671 1,279,000
1844 6 1,784 1,167,000
1845 11 3,463 2,294,000
1846 13 3,994 1,854,000
1847 20 6,575 2,342,000
1848 12 4,229 1,957,000
1849 5 1,609 3,078,000

Ces chiffres sont, on le voit, insignifians. Doit-on s’en prendre au traité ? Assurément non. L’acte diplomatique a stipulé en notre faveur toutes les concessions qu’il était possible d’obtenir. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher les causes de cette infériorité désespérante, honteuse même, avouons-le, pour notre pays.

Plusieurs délégués, présentés au choix du gouvernement par les principales chambres de commerce, avaient été adjoints à l’ambassade de 1844. Ils ont publié leurs rapports : l’un d’eux, M. Natalis Rondot, signale ainsi, dans ses conclusions très nettes, les vices de notre situation économique : « Notre industrie, active, intelligente, ne saurait craindre de rencontrer sur les marchés de l’extrême Orient les similaires étrangers et de prendre part à la lutte de concurrence, si elle peut combattre.à armes égales. Malheureusement, la Chine est distante de cinq à six mille lieux, et la principale question est de savoir si nos moyens, de transport sont satisfaisans et économiques, c’est-à-dire de quelles charges notre roulage maritime grèvera nos expéditions. En un mot, en admettant que nous ayons la marchandise convenable et avantageuse, pouvons-nous compter sur le navire ? La marchandise se réalisant avec bénéfice, y a-t-il lieu de supposer que l’armement, lui aussi, se soldera avec profit ?… L’avenir de nos relations commerciales avec la Chine dépend tout autant des ports que des fabriques. Avant d’essayer de prendre rang parmi les nations qui s’y enrichissent, il faut être sûr d’avoir des navires à soi, de ne pas payer Jusqu’à 220 francs le tonneau ce que le pavillon américain offre à 50 et 65 francs. C’est pour cela qu’il importe de ne pas séparer la question de valeur de celle de volume, — l’échange, du fret ; c’est pour cela aussi qu’il est indispensable de songer avant tout au retour, de s’assurer de la possibilité de traiter des cargaisons de produits encombrans, non pas seulement dans les escales placées sur la route, à Manille, à Singapore, à Batavia, mais surtout au but du voyage, à Canton, à Amoy et à Shanghai. On ne fondera jamais un commerce vivace et durable en se bornant à quelques envois d’étoffes, de vins et d’articles de luxe pour les résidens européens des colonies asiatiques, et à l’achat de petits lots de drogueries, d’épices et de curiosités ; ce sont des affaires de pacotillage, et non de grand commerce. Nous avons à porter en Chine et dans l’archipel indien des draps, des tissus de laine, des vins, etc. ; le fret d’aller sera à peu près suffisant, mais au retour il faudrait pouvoir charger les sucres du Fokien et de la Cochinchine, les tabacs en feuilles du Tché-kiang et du Kwang-tong, les cires d’arbre du See-tchuen, les gambiers de Rhio et de Singapore, auxquels on joindrait naturellement le thé, la soie grège, la cannelle, le camphre, le café, l’indigo, le poivre, etc. qui forment la base des opérations actuelles. À ces conditions, les relations avec la Chine et la Malaisie seront praticables, et le fret sera réduit à un taux modéré. »

Ainsi, d’une part, nous naviguons trop chèrement ; d’autre part, l’importation en France de la plupart des produits asiatiques se trouve limitée par la rigueur de nos tarifs de douanes ; en outre, et c’est là le point le plus essentiel, le nombre des marchandises que nous serions en mesure d’échanger avec la Chine est assez restreint.

La cherté de notre navigation paralyse non-seulement dans les mers de l’Inde et de la Chine, mais encore partout où nous rencontrons une concurrence, le développement de notre intercourse. C’est un mal général résultant des taxes qui pèsent encore sur les matières premières employées dans les constructions, des formalités et des entraves qu’une législation trop timide a cru devoir imposer aux armemens dans l’intérêt de l’inscription maritime. Le gouvernement a annoncé qu’une enquête serait ouverte pour réviser les lois et les règlemens en vigueur. Cette réforme, pourvu qu’elle soit sérieuse, profitera à l’ensemble de notre matériel naval, et nous rendra plus facile dans les mers lointaines la concurrence avec les autres pavillons. Cependant il serait nécessaire que des réductions de droits, largement combinées, vinssent en même temps favoriser l’importation des produits de la Chine, et notamment du sucre, qui peut fournir d’excellens frets. Le tarif français admet en principe que les provenances des pays situés au-delà des caps Horn et de Bonne Espérance doivent être dégrevées en raison des frais supplémentaires que la distance ajoute au prix vénal de la marchandise. Il conviendrait donc de régler l’application de ce principe, qui est généralement accepté, de telle sorte que les produits exportés des mers de Chine puissent réellement arriver dans nos ports à des conditions avantageuses pour l’armateur. C’est un calcul à faire, et, puisque le tarif des sucres en ce moment à l’étude il semble que l’occasion serait favorable. Un remaniement, conçu dans la même pensée pourrait être étendu aux tabacs et aux principaux articles de provenance chinoise.

Il y aurait également profit pour nous à reparaître dans la baie de Tourane, non plus pour y couler les innocentes jonques de l’empereur d’Anam et effrayer au bruit de nos canons les paisibles échos des montagnes de marbre, mais pour y renouer, s’il en est temps encore, les anciennes relations que la France, au commencement de ce siècle, s’était habilement créées à la cour du pieux Gya-long. Là où les Anglais et les Américains ont maintes fois échoué, nous avions réussi ; nous avions introduit nos produits et nos navires ; nous comptions auprès de l’empereur un évêque français (l’évêque d’Adran), des mandarins français, MM. Vanier, Chaigneau, etc. dont les noms, vainement défigurés par la rudesse du dialecte cochinchinois, ont survécu dans les souvenirs reconnaissans du pays. En un mot, il s’est établi en Cochinchine une sorte de tradition française qu’il vaudrait mieux entretenir par de bienveillans procédés que par la force des armes. Sur ce point, l’Angleterre ne nous a pas devancés ; profitons de cette bonne fortune ; veillons au moins à ce que nulle nation européenne ne s’empare, à notre préjudice et par notre faute, de l’influence politique et commerciale dans un pays qui, tôt ou tard, sera envahi, comme le Céleste Empire, par les intérêts de l’Occident.

Pour réussir, ou tout au moins pour sortir de la situation misérable qui nous est faite dans les mers de l’Asie, il faut que deux volontés, celle du gouvernement et celle du commerce, se soutiennent l’une par l’autre et conspirent résolûment au même but ; il importe surtout que les efforts, les actes se succèdent et gardent en quelque sorte l’impulsion de la force acquise. Parfois, dans un moment de juste coup d’œil, peut-être de loisir le gouvernement s’est ressouvenu de ces régions lointaines ; un jour, il s’empare de Taïti et des îles Marquises pour créer, au milieu du grand Océan, un point de relâche à nos baleiniers et à la navigation de long cours ; plus tard, il augmente la station des côtes de Chine, il envoie une ambassade, il crée de nouveaux consulats ; mais entre ces divers actes, inspirés par la même pensée, s’écoulent de longs intervalles, pendant lesquels la France laisse à ses rivaux le champ libre et perd maladroitement le prix des dépenses faites et des sacrifices accomplis. Ce n’est pas ainsi que l’on arrive au succès.

Le commerce, plus directement intéressé aux résultats de l’entreprise, a-t-il, de son côté, déployé l’activité, l’intelligent dont il aurait au besoin trouvé l’exemple dans la conduite du commerce anglais ? Sans atténuer les difficultés qui s’opposent, en Chine, à l’échange immédiat de nos produits, les délégués qui accompagnaient la mission de 1844 reconnaissent qu’il y aurait place pour la France sur les divers marchés de l’Asie, et que nous ne devons pas déserter la concurrence. Les chambres de commerce des ports et de plusieurs cités industrielles ont demandé à diverses reprises que l’état formât, sous son patronage, une grande compagnie qui établirait des comptoirs à Singapore, à Manille, à Canton, à Shanghai, et qui centraliserait les capitaux et les opérations commerciales ; mais nous ne sommes plus au temps où les compagnies ainsi fondées réussissent : celles qui existaient à la fin du dernier siècle sont, pour la plupart, dissoutes, et l’organisation particulière des associations qui fonctionnent encore sous le contrôle et avec la participation de l’état, en Angleterre et en Hollande, ne saurait plus être prise pour modèle. Le trésor public perdrait vraisemblablement ses avances, dévorées par les premiers frais d’installation, et un pareil échec découragerait toutes les espérances de l’avenir. Que les représentans d’une grande industrie, que les manufacturiers d’une même ville, que les armateurs d’un port s’entendent pour mettre en commun l’emploi de leurs capitaux, de leurs marchandises, de leurs navires : circonscrites dans de telles limites, ces coalitions d’intérêts s’administrant eux-mêmes sous la protection morale, mais non avec l’appui matériel et pécuniaire du gouvernement, présenteraient de sérieuses chances de réussite, parce qu’elles fonctionneraient avec l’économie qui préside d’ordinaire à la gestion des spéculations privées. Les Anglais d’ailleurs et les Américains n’agissent plus autrement. À la compagnie des Indes, qui a perdu, en 1834, ses anciens privilèges, se sont substituées de nombreuses maisons de commerce, puissantes par l’accumulation des capitaux, par la répartition des comptoirs ou succursales, et surtout par la persévérance alliée à ’l’esprit d’entreprise.

Il est pénible de se trouver constamment en face de cet écrasant parallèle et de dénoncera le rôle subalterne auquel la France semble se résigner dans cette grande lutte commerciale dont l’Asie est devenue le théâtre. Il y aurait péril à fermer plus long-temps les yeux sur une telle situation, et maladresse coupable à perdre, de gaieté de cœur ou par oubli des intérêts lointains, l’influence que la France, en Chine comme ailleurs, doit étendre ou tout au moins conserver.


III

Nous pourrions cependant, pour notre politique et notre commerce, imiter la conduite, à la fois prudente et intrépide, des missions catholiques, qui depuis plus de deux cents ans ont tenté de si nobles efforts pour la cause de la religion. Tour à tour protégés et proscrits, honorés et persécutés, appelés un jour aux dignités de la cour impériale pour être le lendemain jetés dans les cachots ou conduits au supplice, les missionnaires ont poursuivi leur glorieuse tâche sans se laisser un seul moment exalter par les perspectives d’une faveur passagère ou abattre par les coups des plus redoutables persécutions. Tous les peuples catholiques de l’Europe, — Français, Espagnols ; Italiens Portugais - toutes les congrégations, — lazaristes, dominicains, franciscains, jésuites, — se sont ligués dans cette lointaine croisade, pour prendre l’Asie à revers et, conquérir à la domination spirituelle de Rome la plus antique, la plus civilisée, mais aussi la plus corrompue des nations asiatiques. Aujourd’hui la Chine est découpée en évêchés ou vicariats apostoliques, où les nouveaux apôtres se sont partagé le rude labeur de la conversion. Les progrès sont lents, mais cette lenteur n’a point lassé l’espérance ; la foi n’avance que par degrés presque insensibles, mais elle ne recule jamais. Dieu seul sait combien il faudra encore d’années et de siècles, de dévouemens et de martyres pour que la conquête soit accomplie.

La France a de tout temps tenu à honneur de figurer, au premier rang des nations chrétiennes : en Chine, elle n’a point faillit aux devoirs que lui imposent ses traditions et que lui conseillerait au besoin sa politique Que ce soit du moins une compensation du rang inférieur qui nous est échu dans l’ordre des intérêts matériels, et si nous sommes forcés de reconnaître à quel point l’Angleterre et les États-Unis nous effacent par l’extension toujours croissante de leur commerce et de leur navigation, nous pouvons aussi nous enorgueillir des services éclatans que les missions catholiques de la France ont rendus à la civilisation et à la foi.

Les diverses sectes de la communion protestante possèdent, également des prédicateurs qui ont entrepris la conversion des Chinois. Ces missionnaires, ou plutôt ces agens, ne quittent point les ports légalement ouverts à l’étranger : ils arrivent avec leur famille ; ils sont assurés de recevoir un salaire élevé, ils exercent la médecine ou se livrent au négoce, et le prêche n’est pour eux qu’un incident de leur existence confortable et paisible. Sans doute, en guérissant gratuitement les malades, ils inspirent aux populations chinoises une haute idée de la science européenne, ils servent l’humanité ; mais où est le mérite quelle est la gloire de ces fonctions sans péril ? Comparez le pasteur méthodiste expédié de Londres par une société d’actionnaires et apportant une cargaison de bibles, comparez-le avec ce jeune prêtre qui, à peine débarqué sur la terre de Chine, part, plein d’ardeur et de foi, pour les provinces les plus reculées, où l’attendent après les dangers d’un long voyage, les périls plus grands encore et les privations de toute sorte et de tout instant attachés à l’apostolat ! Sortant la nuit, se cachant le jour, exposé sans cesse aux soupçons d’une population ignorante ou d’un mandarin fanatique, le missionnaire français n’a d’autre récompense que la satisfaction du devoir accompli, d’autre espoir que le martyre. Voilà, s’il est permis de s’exprimer ainsi les produits que nous introduisons en Chine ; ils méritent, à coup sûr, de notre part une protection au moins égale à celle que l’orgueilleuse Angleterre accorde à une caisse d’opium ou à une balle de coton.

Aussi, lorsque, l’ambassadeur de la France, M. de Lagrené, se trouva en présence du vice-roi de Canton, le sort de nos missionnaires et l’avenir de la propagande catholique furent-ils l’objet de ses plus vives préoccupations. Il comprit que la nation si long-temps appelée la fille aînée de l’église avait un pieux devoir à remplir, et que l’occasion s’offrait pour elle de reprendre solennellement l’honorable protectorat de la foi chrétienne. Les mandarins chargés de suivre les négociations ne manifestaient aucun sentiment d’aversion contre la religion du Seigneur du ciel (c’est ainsi que les Chinois désignent la religion catholique), mais il craignaient, en autorisant l’exercice d’un culte jusqu’alors sévèrement proscrit, de heurter le préjugé populaire, de mécontenter la classe influente des lettrés, et surtout de perdre la faveur de la cour de Pékin, qui voyait déjà de fort mauvais œil et ne subissait qu’à regret les concessions faites à l’esprit européen. On ne pouvait donc espérer que la reconnaissance formelle de la religion catholique serait inscrite au nombre des articles du traité, et d’ailleurs n’eût-ce pas été en quelque sorte une profanation de stipuler, dans un seul et même acte, pour les intérêts du commerce et pour ceux de la foi, d’abaisser une cause si sainte au niveau d’un affranchissement de droit de tonnage ou d’une réduction de tarif ? On éluda la difficulté par l’adoption d’une formule qui devait ménager les susceptibilités de l’orgueil chinois et donner satisfaction à nos légitimes exigences. Le vice-roi Ky-ing adressa, en juillet 1845, à l’empereur Tao-kwang une pétition dans laquelle il proposait de ne plus considérer comme criminelles aux yeux de la loi les principales pratiques de la religion chrétienne. En signant de son pinceau rouge cette pétition, l’empereur lui imprimait le caractère d’un décret. C’était déjà un grand pas, et notre diplomatie pouvait se féliciter du résultat qu’elle venait de conquérir après tant d’efforts. Cependant le document officiel ne définissait pas encore assez nettement, au gré du plénipotentiaire français, les libertés que réclamait l’intérêt religieux. Les négociations furent reprises : chaque liberté, chaque droit fut discuté de nouveau avec une insistance qui attestait, d’une part, le vif désir de briser à jamais et d’un seul coup les derniers obstacles ; — d’autre part la crainte de trop céder à l’influence étrangère. Enfin, après un mois de pourparlers, on parvint à s’entendre sur une rédaction plus explicite, qui consacre la liberté du culte catholique dans le Céleste Empire. Nous nous bornerons à citer le passage le plus remarquable de ce document curieux et peu connu : «… Bien qu’en général ce soit de l’essence de la religion du Seigneur du ciel de conseiller la vertu et de défendre le vice, je n’ai cependant pas clairement établi dans ma dépêche antérieure en quoi consistait la pratique vertueuse de cette religion, et, craignant que dans les différentes provinces on ne rencontre des difficultés sur ce point d’administration, j’examine maintenant la religion du seigneur du ciel, et je trouve que s’assembler à certaines époques, adorer le Seigneur du ciel, vénérer la croix, et les images, lire des livres pieux, sont autant de règles propres à cette religion, tellement que, sans elles, on ne peut pas dire que ce soit la religion du Seigneur du ciel. Par conséquent sont désormais exempts de toute culpabilité ceux qui s’assemblent pour adorer la religion du Seigneur du ciel, vénérer la croix et les images, lire des livres pieux et prêcher la doctrine qui exhorte à la vertu ; car ce sont là des pratiques propres à l’exercice vertueux de cette religion qu’on ne doit en aucune façon prohiber, et, s’il en est qui veuillent ériger des lieux d’adoration du Seigneur du ciel pour s’y assembler, adorer les images et exhorter au bien, ils le peuvent ainsi suivant leur bon plaisir. »

Cette proclamation ne laisse subsister aucune équivoque : elle nous est acquise. Dans la lutte engagée, au nom de la liberté des cultes, contre les préjugés traditionnels du Céleste Empire, à nous seuls revient l’honneur de l’initiative et du succès, et, malgré le penchant de notre siècle à ne respecter, à n’admirer que les conquêtes de la force, nous pouvons, avec quelque fierté, placer cette victoire toute morale en parallèle avec le triomphe remporté par les canons anglais sous les murs de Nankin. Aussi l’Angleterre n’a-t-elle pas vu sans une émotion jalouse la publication du document émané du pinceau de Ky-ing. Après avoir ouvert la Chine au commerce étranger et obtenu, pour les cinq ports inscrits au traité de 1842, le libre exercice du culte chrétien, elle pensait avoir atteint, dépassé même la mesure des concessions, et elle se flattait de ne plus rien laisser à faire aux nations qui viendraient après elle. Ne soyons pas injustes pour Ie grand acte qu’elle a accompli : c’est l’Angleterre qui a porté aux préjugés chinois le coup décisif, elle a rendu à la civilisation, à la religion, à l’humanité un éclatant service ; mais son succès ne doit point effacer le nôtre.

Il convient désormais que la proclamation de Ky-ing ne demeure pas lettre morte. En la provoquant, nous avons pris envers les missions catholiques et envers nous-mêmes l’engagement d’en surveiller la stricte exécution, et il ne faut pas nous dissimuler que nous pourrons, dans l’exercice de cette surveillance, rencontrer parfois de graves embarras. La législation et surtout les mœurs de tout un peuple ne sauraient se modifier d’un jour à l’autre. Un principe nouveau a été proclamé ; il existe un nouveau droit qui blesse de vieilles antipathies et qui réveille d’antiques défiances. Assurément, ce principe et ce droit subiront, pendant les premières années, de regrettables atteintes. Il suffira qu’une conversion trop éclatante vienne réveiller le zèle d’un mandarin, sectateur fervent de Confucius, pour motiver un acte de persécution. Un fait de cette nature s’est produit récemment dans un district de la province de Canton, sur les limites du Fokien. Un missionnaire français a été arrêté, et le mandarin Wan a cru devoir, à cette occasion, fulminer contre la religion chrétienne une proclamation dans laquelle se révèle énergiquement l’intolérance têtue du lettré chinois. « Bien qu’une ordonnance récente, dit le mandarin, en rappelant la circulaire de Hy-ing, ait reconnu aux barbares le droit de disserter entre eux sur leurs livres religieux, elle ne leur a cependant pas permis de s’établir dans l’empire du milieu, de se mêler à sa population, de propager leurs doctrines parmi ses habitans. Si donc il est quelques-uns de ceux-ci qui appellent les étrangers, qui se liguent avec eux pour agiter et troubler l’esprit public, pour convertir les femmes ou violer la loi de toute autre manière, ils seront punis, comme par le passé, soit de la strangulation immédiate, soit de la strangulation après emprisonnement, soit de la déportation, soit de la bastonnade ; la loi n’admet pas de rémission… » Heureusement le représentant de la France, M. Forth-Rouen, se trouvait encore à Macao, lorsque l’on a reçu la nouvelle de l’arrestation du missionnaire et la copie de la proclamation, et il a pu adresser au vice-roi de Canton d’énergiques représentations, qui ont amené la mise en liberté immédiate du prêtre français ; mais il faut s’attendre à voir, pendant quelques années encore, se renouveler de semblables incidens. La circulaire de Ky-ing, tout en reconnaissant la liberté du culte catholique, n’a point autorisé formellement l’introduction des prêtres européens dans l’intérieur de l’empire ; il était impossible, en 1844, d’obtenir cette concession, puisque, aux termes du traité, la présence des étrangers n’était autorisée que dans les cinq ports ouverts au commerce. Notre politique doit tendre à lever ce dernier scrupule du gouvernement chinois et à protéger les missionnaires catholiques contre toute chance de persécution. Cette politique, conforme aux traditions du passé, est digne de la sollicitude du gouvernement, et lors même que, par un oubli regrettable, nous persisterions à négliger les intérêts commerciaux qui s’agitent à l’extrémité de l’Orient, nous ne saurions abandonner à d’autres un patronage qui honore l’influence et le nom de notre pays.


C. LAVOLLEE.

  1. La roupie peut être évaluée à 2 fr. 50 cent.
  2. Année qui a précédé la guerre.
  3. Année qui a suivi le traité de Nankin.