La Politique française après Sadowa
A mesure que l’événement de 1866 se déroulait et que l’accroissement de la Prusse en sortait plus apparent, une vive émotion se produisit en France dans la partie de la nation qui s’occupait assidûment de la chose publique, aussi bien parmi les amis et les conseillers de l’Empire que parmi ses ennemis.
Lamartine, très souffrant et comme engourdi par l’âge, se tenait encore tous les soirs dans son salon de la rue de la Ville-l’Evêque ; mais il ne l’animait plus de sa noble et éloquente parole ; il serrait la main à ses visiteurs et assistait, silencieux et comme absent, à la conversation qu’ils échangeaient devant lui. Un soir que j’étais là, on s’entretenait tristement des ambitions heureuses de la Prusse et l’on répétait, comme l’avait écrit le poète, que « l’unité de l’Allemagne serait la mort de la France, la perspective la plus anti-française qu’ait pu offrir à nos ennemis le génie de l’absurde[1]. » Tout à coup, Lamartine se lève, debout, comme un spectre, et, de sa forte voix d’autrefois, s’écrie : » Non ! non ! la France ne permettra pas cela ; » et, brisé par l’effort, il s’affaisse au milieu de notre émotion.
« Ce qui est arrivé, disait tout haut Thiers, est pour la France an malheur tel qu’elle n’en a pas éprouvé de plus grand en quatre cents ans. » — « Avez-vous vu, écrivait Doudan, comme toute la terre de France s’est mise à trembler de tous ses membres ? Il y a bien de quoi, et visiblement les esprits qui sont au centre de la terre sont informés de ce qui se passe à la surface. On a probablement entendu dans ces régions une chanson comme celle de l’Apocalypse : « Elle est tombée, elle est tombée, la grande Babylone ! » Voilà, en effet, la pauvre Babylone au second rang des nations, jusqu’à nouvel ordre au moins[2] . « Les émigrés républicains faisaient rage. Quinet écrivait : « L’unité germanique est en formation depuis trente-cinq ans. Le danger pour nous était signalé et connu ; il est impardonnable à un gouvernement français, qui se dit français, d’avoir prêté la main à cette œuvre par-dessus tout anti-française. Non, jamais, depuis trois siècles, pareille monstruosité ne s’est vue. Il n’y a rien qui en approche dans les plus abominables actes de Louis XV et de la Pompadour. Sous Louis-Philippe, cela se fût appelé crime d’État. On a déchaîné l’Allemagne, et l’Allemagne, je la connais, ne s’arrêtera pas ; elle grandira, elle sentira ses forces, elle nous les fera sentir ; elle aspirera à nous remplacer, à nous déprimer, à nous effacer, à nous avilir, et tout cela aura été l’œuvre anti-française, anti-nationale, je pourrais dire anti-napoléonienne, des gens que vous savez[3]. » Les révolutionnaires du dedans faisaient écho et vociféraient : « Après le Mexique, Sadowa ; il n’y a qu’à renverser au plus tôt un souverain capable d’une telle éclipse de prévoyance patriotique. »
Les amis de l’Empire, presque tous conservateurs imbus des anciennes maximes, n’étaient pas moins mécontens. Les plus prudens et les plus dévoués levaient les bras et les yeux au ciel avec un gémissement. D’autres s’exprimaient véhémentement. Avant Prévost-Paradol, le maréchal Randon avait dit : « C’est la France qui a été vaincue à Sadowa. » Il n’était même pas rare d’entendre des propos tels que ceux-ci : « Les traités de 1815 offraient, au moins, cet avantage pour nous de constituer sur nos frontières une mosaïque de petits États qui non seulement ne pouvaient nous porter aucun ombrage, mais formaient, par leur morcellement et leur diversité, une ceinture de protection. L’Empire, de ses propres mains, a créé une puissante militaire de premier ordre, rivale déjà de la France, et bientôt son ennemie la plus acharnée. Quelque indulgent que l’on soit aux erreurs humaines, à celles-là surtout qui procèdent de bonnes intentions, il est difficile de cacher sa stupeur et de retenir sa colère devant un pareil phénomène d’aberration[4]. »
Cette émotion violente resta néanmoins d’abord limitée dans certaines sphères ; elle ne diminua pas la confiance du peuple dans l’Empereur, ni sa sécurité. Cependant, même dans les couches profondes, se produisit un ébranlement inquiet à la suite d’une note du Journal officiel annonçant « qu’en présence des événemens qui venaient de s’accomplir, il était indispensable que la France remaniât son organisation militaire, et que cette grave tâche venait d’être confiée aux personnages les plus illustres dans les armes. » — Tout le monde va servir maintenant, dit-on dans les campagnes. Qu’a donc fait notre Empereur ? Nous sommes donc menacés d’une invasion ?
L’agitation des esprits n’était pas moindre en Europe. Quand une tempête vient de tomber, les vagues restent encore quelque temps tumultueuses. Les États du Sud frémissaient de leur défaite : on tirait des coups de fusil sur les wagons qui transportaient des soldats prussiens. Et, une fois de plus, un appel fut fait à l’intervention de l’Empereur. « La France, disait Dalwigk à Lefebvre de Béhaine, devrait entrer sans délai dans le Palatinat et dans la Hesse ; elle n’y rencontrerait ni haines ni préjugés nationaux. Une démonstration hardie de la France produirait sur ces populations du Midi, qui ne sont encore qu’étourdies par les victoires de la Prusse, un immense effet. — Mais vous exprimez une opinion purement personnelle, interrompit Béhaine ; M. De Pfordten ne m’a pas autorisé à supposer qu’il la partageât. » Dalwigk affirma que son collègue de Bavière la partageait entièrement, mais que, réduits au silence, ils ne pouvaient ouvertement nous appeler. « Ils seraient, ajoutait Lefebvre de Béhaine, heureux de nous voir venir tout de suite ; l’entrée immédiate des troupes françaises dans le Palatinat rendrait aussitôt au Midi de l’Allemagne le courage de résister aux envahissement de la Prusse. La France fournirait aux États du Sud le moyen de s’assurer une existence sérieuse et indépendante. Peut-être même réussirions-nous à atténuer le danger que la Confédération du Nord peut créer pour le repos de l’Europe et la sécurité de la France[5]. »
Les Russes préféraient la grandeur de la Prusse à celle de l’Autriche. La grande-duchesse Marie, en envoyant à Talleyrand la réponse du Tsar à une lettre de l’Empereur, lui écrivait : « Il serait fort à désirer que l’empereur Napoléon écrivît directement à l’empereur Alexandre, qui a le sincère désir d’aller d’accord avec lui et veut connaître les idées de l’Empereur des Français sur la reconstitution de l’Allemagne. On trouve naturel que la Prusse victorieuse soit avantagée, et dans tous les cas on préfère une Prusse puissante à une Autriche puissante (13 juillet). » Néanmoins les Russes ne se résignaient pas à regarder les bras croisés le remaniement de cette Allemagne dont ils avaient été si longtemps les régenteurs. Impatienté de ne recevoir aucune communication de Paris, Gortchakof prit l’initiative, et il eut la naïveté de revenir sur son projet de congrès en sollicitant le concours de la France et de l’Angleterre. A défaut de congrès, il leur proposait de déclarer que, « comme signataires des transactions qui ont organisé l’Allemagne, elles se réservaient en principe de participer aux changemens qui s’accomplissaient. »
En Prusse, on était attentif et non sans inquiétude. L’armée, depuis les plus illustres généraux jusqu’aux sous-lieutenans, s’exprimait sur la France avec sympathie et reconnaissance. Un régiment de uhlans défilait un jour devant le prince Frédéric-Charles qui causait avec Lefebvre de Béhaine : « Voilà, dit le prince, un bon régiment, que Napoléon Ier estimait. Il a fait en 1812 la campagne de Russie, il était de la Grande Armée, est entré à Moscou, où l’Empereur a proclamé ses hauts faits. » En toute occasion, c’étaient des propos, des allusions de cette nature, tendant à être aimables, que troublait à peine la crainte de nos demandes de compensation, dont on commençait à s’entretenir. Govone causait à Nikolsburg, avec un officier du corps de Steinmetz : « En général, disait celui-ci, nous désirons la paix, mais elle ne sera pas longue. — Et pourquoi ? — Parce qu’on dit que les Français veulent prendre les provinces du Rhin, et toute l’Allemagne y sera. » Et, comme Govone faisait de la tête un signe de dénégation : « Je suis bien heureux, reprit l’officier, d’apprendre de vous que nous n’aurons pas la guerre avec la France ; l’armée ne la désire pas, et le Roi non plus. »
De la conduite que suivrait l’Empereur dans cette crise de l’esprit national et de l’esprit européen, dépendaient les destinées de l’Europe, de la France et de l’Empire.
Ses conseillers lui persuadèrent qu’à l’intérieur il n’y avait qu’à serrer les freins et à arrêter les tentatives d’émancipation que l’amendement des 44 avait révélées. Un sénatus-consulte du 18 juillet 1866 édicta « que la Constitution ne pouvait être discutée par aucun pouvoir public autre que le Sénat dans les formes qu’elle détermine. » La polémique des journaux fut surveillée de près, et un décret de suspension fut rendu contre l’un des plus agressifs, l’organe de prédilection des vieux partis : le Courrier du dimanche (2 août 1866). Les termes du rapport de La Valette à l’Empereur étaient des plus emportés : « La critique sévère, injuste même, des actes du gouvernement n’est que l’exercice légitime d’un droit nécessaire dans un pays libre, et ce droit est pleinement exercé par la presse en France ; mais le tableau détestable de la France humiliée, impuissante, abaissée, dégradée, est à la fois un audacieux mensonge à la vérité, une injure calomnieuse envers le pays, une attaque à l’honneur de la nation, une excitation éhontée à la révolte, au renversement des institutions et du gouvernement. » A l’appui de ces sévérités, le rapport citait : « La France est une dame de la cour très belle, aimée par les plus galans hommes, qui s’enfuit pour aller vivre avec un palefrenier. Elle est dépouillée, battue, abêtie un peu plus tous les jours, mais c’en est fait ; elle y a pris goût et ne peut plus être arrachée à cet indigne amant. »
Paradol se plaignit de l’inexactitude de la citation : on en avait supprimé le début. « Dans un des voyages de Gulliver, à l’île de Laputa, on raconte l’histoire d’une dame, etc. » et la fin : « Cette histoire me revient à l’esprit quand je vois la France attentive à la voix du Constitutionnel et cherchant à lire sa destinée dans un tel oracle. » Il se plaignit qu’on eût tourné une épigramme contre un journal en un outrage contre le chef de l’État, dont il n’avait pas eu l’intention. L’excuse ne parut qu’ingénieuse, car l’image injurieuse était bien grosse pour une si petite chose que le Constitutionnel. Le public l’avait appliquée tout d’une voix à l’Empereur, et je me rappelle encore l’applaudissement avec lequel on la répétait ainsi comprise dans les milieux anti-dynastiques. Du reste, aucun journal ne voulut reproduire l’explication de Paradol.
Cependant les ministres se rendaient compte que les interdictions sénatoriales, de même que les avertissemens et suspensions de journaux, ne suffiraient pas à rendre à l’Empire le prestige que, de leur propre aveu, il venait de perdre. Un acte éclatant, qui frappât l’imagination des peuples, leur parut nécessaire. Ils reprirent alors cette thèse des compensations, jusque-là discrètement entremêlée aux encouragemens donnés à la Prusse. Que dirait l’opposition si on pouvait lui répondre comme après la guerre d’Italie : « Sans doute il y a une Prusse plus puissante, mais aussi il y aura une France plus étendue, et l’équilibre des forces sera ainsi maintenu ? » La cession et la transmission de la Vénétie avaient déjà eu un air de grandeur et de pleine puissance ; une extension sérieuse de notre frontière du Rhin aurait quelque chose de triomphal.
L’unanimité se fit dans le monde officiel sur cette donnée. La Valette, Rouher et leur parti ne pensèrent pas autrement que Drouyn de Lhuys ; l’Impératrice parlait comme eux ; Magne, le prudent Magne lui-même, qui n’avait rien d’un foudre de guerre, avait embouché la trompette des compensations : il lui en fallait ; sinon, il se sentirait humilié ! « Le sentiment national serait profondément blessé, si, en fin de compte, la France n’avait obtenu de son intervention que d’avoir attaché à ses flancs deux voisins dangereux par leur puissance démesurément accrue[6]. » Le prince Napoléon, qui expliquait fort bien à l’Empereur que toute intervention serait une violation du principe des nationalités, n’en concluait pas moins à la nécessité d’une compensation : il se contentait d’une très petite, mais il en voulait une (7 à 800 000 âmes environ)[7].
Tous étaient d’accord pour ne pas avoir recours à une guerre. Seuls, Drouyn de Lhuys et Randon pensaient que nos revendications n’auraient aucune chance d’être accueillies, si elles n’étaient pas appuyées par une démonstration militaire. « Je puis, disait Randon, acheminer immédiatement à la frontière 80 000 hommes empruntés à la Garde, aux troupes réunies en divisions actives, à Paris, à Lyon, au camp de Châlons, organisées et pourvues du nécessaire, soutenues par huit mille chevaux et cent pièces de canons attelées. Je vous promets en vingt jours la mise sur pied de 250 000 hommes répartis en deux armées, une de 140 000 hommes sur le Rhin, l’autre de 110 000 environ à Lyon. » Le décret de mobilisation était préparé : il n’y avait qu’à le signer. Enfin, l’appel total des réserves eût élevé nos forces disponibles à 450 000 hommes[8].
« — 80 000 hommes immédiatement disponibles, c’est trop, dit Drouyn de Lhuys ; 40 000 hommes suffisent. Des gardes champêtres suffiraient. » — Afin que son affirmation ne parût pas une jactance ridicule, il expliqua que la Prusse était victorieuse, mais hors d’état de tenter un effort quelconque en dehors de la Bohême, très éloignée de sa base d’opérations, et dans une situation qui, au moindre accident, deviendrait critique. Dans les provinces rhénanes, il n’y avait que deux régimens, qu’on faisait voyager incessamment par chemin de fer en changeant leur numéro, afin d’en multiplier le nombre à nos yeux. Le roi Guillaume ne pouvait s’exposer à être seul, en présence de la France, de l’Autriche ayant encore des forces considérables, de la Bavière, du Wurtemberg, de la Hesse, des duchés de Rade et de Nassau dont les armées étaient intactes. Placé entre la crainte de tout perdre et la nécessité de nous satisfaire, entre une catastrophe et une concession, il opterait sans aucun doute pour la concession, et, en s’arrondissant, nous accorderait de larges compensations sur nos frontières. Ainsi, il n’y avait pas à redouter qu’une guerre sortît d’une démonstration militaire, et d’autre part, si nous ne nous y décidions pas, nous allions laisser échapper une occasion unique de réparer sans coup férir nos brèches de 1815. Le Roi, Bismarck et tous les Allemands avaient trop bruyamment affirmé qu’ils ne nous céderaient pas un seul pouce de terre allemande pour qu’il fût raisonnable d’en espérer une concession quelconque, si, aux yeux de leurs peuples et devant leur propre conscience, ils n’étaient placés, par une menace visible, sous le coup d’une invincible nécessité. — Bismarck, en effet, a confessé plus tard à l’un de nos plus renommés ambassadeurs, le baron de Courcel, que 15000 hommes eussent suffi à l’arrêter[9].
L’Empereur se rangea un instant à l’avis de Drouyn de Lhuys, mais il l’abandonna aussitôt dans la crainte que, malgré tout, la démonstration militaire n’aboutît à une guerre dont il ne voulait à aucun prix. Il fut entendu qu’on attendrait de la gratitude de la Prusse la satisfaction qu’on jugeait indispensable à la sécurité de l’Empire.
La conduite ainsi adoptée à l’intérieur et à l’extérieur était exactement le contraire de celle qu’une intelligente prévision conseillait. Rendre le pouvoir personnel intangible au moment où il venait de se mettre si gravement en faute était au-dessus des forces d’un sénatus-consulte. Les pressentimens qui avaient converti Morny à la transformation libérale de l’Empire, c’est-à-dire l’inquiétude d’une politique extérieure sans contrôle, n’étaient que trop justifiés ; la nécessité était impérieuse de leur donner satisfaction et de rassurer sur l’avenir, en accroissant les pouvoirs d’examen et même de direction des Chambres.
Vis-à-vis de l’Allemagne, il fallait réduire à ses justes proportions le fait accompli et l’accepter. Il eût été puéril de nier que le nouvel arrangement constituât un accroissement notable de la puissance prussienne, mais il était excessif d’y pronostiquer le suicide de la France. Une France compacte, unie devant l’étranger, ne visant plus à une domination à la Louis XIV et à la Napoléon, n’ayant d’autre ambition que de porter aux peuples la liberté et la civilisation, de briser des chaînes et non d’en imposer, n’avait rien à redouter pour son prestige et pour sa sécurité de l’accroissement d’un voisin. Cette Prusse, dont on l’épouvantait démesurément, n’était plus, comme au temps de Frédéric, une nation barbare, prête, sur un signe de son maître, à déborder hors de son territoire. Elle était devenue une nation intellectuelle, progressive, où le souverain n’avait pu que difficilement, dans un cas exceptionnel, faire prévaloir sa volonté sur celle de son parlement. Elle était plus forte qu’auparavant en Allemagne, elle n’y était pas encore la maîtresse absolue et elle y trouverait longtemps de sérieuses résistances, si nous ne lui rendions pas le service de resserrer l’union par nos interventions intempestives. La nouvelle constitution de l’Allemagne ne deviendrait menaçante que si nous nous mêlions de la régenter, de la contrôler, de la gêner. Il y avait d’ailleurs dans le monde d’autres puissances avec lesquelles nous pouvions nouer des alliances compensatoires : la Russie, qui dans tous les temps n’avait demandé qu’à s’entendre avec nous ; l’Autriche, dont les intérêts n’étaient plus distincts des nôtres ; l’Italie, qui, malgré des querelles de ménage, restait encore notre amie et n’oubliait pas ce qu’elle devait aux Napoléon.
Certainement il avait été d’une politique funeste de ne pas s’être opposé à cette guerre, de l’avoir non seulement permise, mais désirée, favorisée, sans que la France y eût d’autre intérêt que l’acquisition de la Vénétie par l’Italie, ce qui n’était pas un intérêt français. Il n’avait pas été correct d’abriter, sous le nom trompeur de neutralité, une partialité soit envers l’Autriche, soit envers la Prusse, suivant que c’était le ministre ou son souverain qui agissait. Il avait été maladroit de prononcer des discours à double entente, vagues, contradictoires, qui, voulant rassurer, créaient ou accroissaient l’inquiétude. Il avait été imprudent de faciliter l’agrandissement territorial de la Prusse et l’établissement d’une confédération moins étendue que l’ancienne et, pourtant, plus redoutable parce qu’elle était plus concentrée. La concentration de l’Allemagne sous un gouvernement fort était, depuis 1848, la passion populaire allemande, et ce mouvement venait de trouver à la fois son roi, son diplomate, son organisateur militaire, son stratège. Aurait-on pu l’arrêter longtemps ? Dans tous les cas, ce n’était pas au gouvernement français de hâter le moment où nous aurions à le subir. Certainement, toute cette politique avait été mal informée et mal réfléchie, prompte aux illusions, aux précipitations, aux inconséquences. Mais ce qui était accompli n’était pas réparable. A moins de détruire par le canon ce que le canon avait édifié, il n’y avait qu’à en prendre son parti et, afin que cette résignation devînt profitable, ne pas la rendre grincheuse, ne pas l’accompagner de réticences équivoques.
« L’unité de l’Allemagne, avait écrit un des plus libres et des plus perspicaces écrivains du Journal des Débats, Saint-Marc Girardin, serait un grand coup porté aux traités de 1815, et à ce titre comme à tant d’autres, cette Unité, quelle qu’en soit la forme, pourvu qu’elle soit libérale et parlementaire, nous plairait[10]. » — « Il manque quelque chose à la Prusse, avait dit aussi Forcade, le remarquable chroniqueur de la Revue des Deux Mondes[11], au point de vue de la configuration territoriale et des ressources qui font ce qu’on est convenu d’appeler une grande puissance, et il manque quelque chose à l’Allemagne au point de vue de la représentation politique extérieure de son génie, de sa force et de sa grandeur. Nous ne nous reconnaissons pas le droit de contester la fin où tendent la Prusse et l’Allemagne. » Le Prince de Joinville, oubliant ses douleurs d’exilé pour n’écouter que la voix perspicace du patriotisme, écrivait, dans une belle étude sur Sadowa, qu’aujourd’hui encore il y a profit à relire : « Avec un peu plus de sang-froid, nous aurions reconnu que, malgré tous les accroissemens, la Prusse était loin du chiffre de notre population, qu’elle était loin de posséder toutes nos ressources militaires. Nous ne croyons pas nous tromper en disant qu’il y a eu chez nous, peuple et gouvernement, un effet d’imagination regrettable. »
L’Empereur, du haut de son trône, aurait dû dire : « La transformation de l’Allemagne relève de l’ordre intérieur dont nous n’avons pas à nous mêler. Notre mission est de détruire les derniers vestiges de la Sainte-Alliance, non de la recommencer. Si l’organisation de l’Allemagne était affaire internationale, nous serions obligés de nous élever contre l’annexion du Hanovre, de la Hesse, etc., opérée sans le consentement des populations, contrairement au principe de notre règne, celui des nationalités. L’affaire, étant du domaine intérieur de l’Allemagne, échappe à notre contrôle ; nous pouvons éprouver des regrets, nous n’avons pas le droit d’adresser des conseils, encore moins des remontrances. Nous acceptons donc sincèrement, sans réclamer de compensations petites ou grandes, sans machiner de détruire ce que nous avons laissé faire, nous acceptons la nouvelle constitution de l’Allemagne. Nous avons jusqu’ici été favorables à la Prusse en voie de s’agrandir, nous l’avons aidée, nous n’avons plus qu’à vivre en paix avec la Prusse agrandie et devenue la directrice de l’Allemagne. »
Aucun moment n’eût été plus propice pour effacer les préjugés et les rancunes qui nous séparaient de l’Allemagne et pour établir entre le pays de Frédéric et celui de Napoléon une entente féconde, une amitié durable, qui eussent assuré au monde un centre de gravité inébranlable. L’opposition eût crié ; contre quoi ne criait-elle pas ? Mais bientôt une telle plénitude de satisfaction, de sécurité, de progrès, de bien-être, se fût répandue chez nous et en Europe, que ces déclamations n’eussent nui qu’aux déclamateurs.
Qu’attendre, au contraire, de la politique des compensations ? Il n’est pas de cause plus certaine de ruine que de s’engager les yeux fermés, en se persuadant que la route sera tout unie, dans une direction au bout de laquelle il y a un trou. C’était une étrange illusion de s’imaginer que, par la douceur, le raisonnement, la négociation, on obtiendrait des Prussiens gonflés par la victoire ce qu’ils nous auraient refusé durant les angoisses de la veillée d’armes. Et il ne nous eût servi de rien de modérer nos exigences : il n’était pas plus facile d’obtenir un village que toute la rive gauche du Rhin. Une démonstration militaire n’eût pas été plus efficace que la négociation amiable ; il eût fallu en venir à l’intervention guerrière et passer le Rhin. A ce moment, comme l’a dit Bismarck, les Prussiens eussent été obligés de couvrir Berlin et de nous laisser le champ libre, et, comme nous l’ont affirmé Dalwigk et Pfordten, les populations du Sud eussent accueilli les pantalons rouges avec transport, à une condition toutefois, c’est qu’ils arriveraient en libérateurs et non en conquérans, pour empêcher de prendre, non pour prendre. En Dalwigk et Pfordten, les rancunes des ministres du Sud n’avaient pas étouffé le patriotisme allemand. Dès que nous eussions découvert nos desseins annexionnistes, ils nous auraient faussé compagnie et se seraient retournés contre nous. Et alors nous eussions eu à opter entre une reculade dans l’humiliation ou une guerre terrible et chanceuse contre l’Allemagne entière. Donc, avant de s’engager par la moindre démarche, il fallait être résolu à employer le seul argument qui empêcherait la politique des compensations d’être ridicule ou funeste : la guerre. Il fallait la présenter par un ultimatum et l’épée à la main. Et pas un seul de ceux qui l’arboraient n’osait seulement envisager cette redoutable éventualité.
Cette politique ne pouvait pas avoir plus de succès au dedans. On espérait, par elle, fermer la bouche aux récriminations. Or, les ennemis de l’Empire s’étaient mis d’avance sur leurs gardes. Thiers avait dit, dans son discours du 3 mai : « Même si l’on obtenait un accroissement de territoire quelconque, cette politique n’en deviendrait que plus honteuse, car elle aurait consenti à recevoir un salaire pour la grandeur de la France indignement compromise dans un avenir prochain. » (Bravos et applaudissemens sur un grand nombre de bancs.) — « On nous parle de compensations à l’Unité allemande, s’écriait Prévost-Paradol, j’en connais une, mais une seule, qui soit digne d’un chef du gouvernement de la France, quels que soient son nom, son origine, son titre : Roi, Président de la République, Empereur : c’est de périr les armes à la main en combattant pour l’empêcher. » — Du reste, on était averti par le précédent italien. L’acquisition de Nice et de la Savoie avait-elle désarmé les ennemis de l’Unité italienne ?
Considérée en elle-même, cette politique constituait le désaveu le plus formel du système par lequel l’Empereur avait justifié ses entreprises et même ses erreurs. Elle était un blasphème contre le principe des nationalités. Le principe des nationalités ne sait pas ce que c’est que l’équilibre factice des Choiseul et des Talleyrand et ne considère le droit de l’Europe que comme une usurpation tant que les peuples ne l’ont pas établi. Elle ne sait qu’une chose, c’est que chaque peuple est maître de s’arranger chez lui comme il l’entend. « Chacun chez soi, chacun son droit, » comme disait Dupin[12]. La politique des nationalités répudie la conquête encore plus que l’équilibre. Or, la demande d’une compensation impliquait le quitus approbatif donné à la Prusse pour ce qu’elle avait appréhendé contre la volonté des populations ; elle nous rendait complices de la restauration du droit de conquête. Tout nous déconseillait cette politique du pourboire, du grignotement, de la note d’aubergiste. Ce fut cependant celle que nos hommes d’Etat adoptèrent. Ils se lancèrent sans audace dans une diplomatie audacieuse, et sans volonté de guerre dans une diplomatie de guerre. Cela fut la plus funeste erreur de la conduite internationale de l’Empire.
L’Empereur, très malade, s’était rendu à Vichy. C’est là qu’il fut mis en demeure de se prononcer. Sa promesse de ne pas s’opposer à l’annexion de 4 millions d’âmes avait été verbale. Avant de proposer les lois de l’annexion, Bismarck désirait en obtenir la confirmation officielle. L’ambassadeur de Prusse, se défiant de Drouyn de Lhuys et ne pouvant aborder l’Empereur, pria Rouher de l’appuyer. Rouher se prêta à son désir. Toutefois il fit observer à Goltz que cette question lui semblait solidaire de celle de la rectification de nos frontières et que probablement on lui manifesterait l’intention de les traiter simultanément. — Quant à lui, il communiquait son opinion à l’Empereur par une lettre à Conti, chef du secrétariat impérial : « 1° Le sentiment public se prononce de plus en plus dans le sens d’un agrandissement à notre profit ; il est chaque jour dirigé, entraîné, égaré par les habiletés des hommes de parti. La presse favorable au gouvernement ne peut pas modérer ce sentiment, parce qu’elle n’ose ne pas le partager dans une mesure quelconque ; or, c’est là une mauvaise position qu’il faut faire cesser le plus vite possible. Si demain nous pouvions dire officiellement : La Prusse consent à ce que nous reprenions les frontières de 1814 et à effacer ainsi les conséquences de Waterloo, l’opinion publique aurait un aliment et une direction ; on ne se débattrait plus que sur une question de quotité à laquelle les masses resteraient indifférentes. 2° Je ne crois pas que cette rectification obtenue vaille quittance pour l’avenir. Sans doute, il faudra que de nouveaux faits se produisent pour que de nouvelles prétentions s’élèvent ; mais ces faits se produiront certainement. L’Allemagne n’en est qu’à la première des oscillations nombreuses qu’elle subira avant de trouver sa nouvelle assiette. Tenons-nous plus prêts, à l’avenir, à profiter mieux des événemens ; les occasions ne nous manqueront pas. Les États du sud du Mein, notamment, seront d’ici à peu d’années une pomme de discorde ou une matière à transaction. M. De Goltz ne dissimule pas, dès à présent, des convoitises vis-à-vis de ce groupe de confédérés. Aussi je tiens qu’à l’avenir nous pourrions stipuler pour notre alliance le prix que nous jugerons convenable[13]. »
Drouyn de Lhuys s’en vint rejoindre l’Empereur à Vichy. Le malheureux souverain était alors dans une crise effroyable de sa maladie, qui annihilait sa volonté et obscurcissait son intelligence, de telle sorte que le ministre venait dicter des résolutions plutôt que recevoir des instructions. La première qu’il fit prendre fut d’écarter l’intervention de Gortchakof : méditant pour notre compte des annexions, il ne se souciait pas d’autoriser l’Europe à examiner de près celles de la Prusse. Il ne redoutait pas que l’Angleterre facilitât la réunion d’un congrès, il appréhendait davantage qu’elle prêtât l’oreille au projet de déclaration : il l’en détourna.
Bismarck, qui eût été embarrassé et probablement obligé de capituler devant une sommation concertée des trois grandes puissances neutres, n’ayant plus affaire qu’à la Russie, dont il ne redoutait aucune insistance comminatoire, répondit par une fin de non recevoir. Il avait accepté le congrès, avant la guerre, espérant ainsi l’éviter ; maintenant, cet engagement avait perdu toute sa valeur, et il n’admettrait personne à lui contester le prix de sa victoire. Cependant, par déférence envers le Tsar, il chargea le général Manteuffel d’aller à Pétersbourg expliquer les projets et les intentions de la Prusse.
L’Europe congédiée ou indifférente, Drouyn de Lhuys crut pouvoir entrer en conversation avec Bismarck. Il proposa à l’Empereur de réclamer, à titre de compensation, Mayence et la rive gauche du Rhin. Puisque, au lieu d’empêcher les Prussiens et de leur disputer leurs conquêtes, comme on l’aurait pu si aisément, on les avait approuvées, on se croyait le droit de réclamer part au butin. L’Empereur s’enquit d’abord de ce qu’en pensait Benedetti. Drouyn de Lhuys exhiba le résumé suivant des dépêches de notre ambassadeur : « En présence des importantes acquisitions que la paix assure au gouvernement prussien, un remaniement territorial paraît désormais nécessaire à notre sécurité ; nos demandes sont modérées et j’en espère le succès, pourvu que notre langage soit ferme et notre attitude résolue. »
On devait attendre des renseignemens plus explicites de la part d’un ambassadeur auquel le Roi avait maintes fois manifesté sa résolution de ne pas céder un pouce de territoire, qui avait vu l’indignation de Bismarck à l’idée d’abandonner Mayence, et entendu les colères passionnées de l’opinion à tout soupçon de connivence avec nos convoitises. Que n’a-t-il dit, franchement, à pleine bouche : « Sire, si vous n’êtes pas décidé à riposter à un refus certain par l’envoi d’une armée dans les provinces réclamées, ne perdez pas le bénéfice de votre neutralité bienveillante ; ne demandez rien, parce que, quelle que soit la fermeté de votre langage et la résolution de votre attitude, vous n’obtiendrez rien, si ce n’est par les armes. » Cet avertissement eût rendu l’Empereur à lui-même et lui aurait donné la force d’être de son avis.
L’Empereur, en effet, était le seul dans son gouvernement qui pensât sainement. Il ne voulait aucune espèce de compensation ; ses déclarations à Goltz exprimaient le fond de son âme : il ne songeait pas, dût-il y réussir, à se créer, dans les provinces rhénanes, une Vénétie allemande ; il ne souhaitait que vivre en bonne intelligence avec l’Allemagne. Et, maintenant que l’Italie était constituée et l’Autriche dépouillée de sa prépondérance, il souhaitait plus que jamais assurer à son pays et à l’Europe les bienfaits d’une longue paix. Mais dans la crise physique qui paralysait sa force de volonté et sa lucidité ordinaire d’intelligence, ne trouvant personne autour de lui qui le soutînt, il capitula. « Puisque, se dit-il, mes ambassadeurs et mes ministres, qui, tous, me déclarent ne pas vouloir de guerre, croient que, par un langage résolu et une attitude ferme, on obtiendrait un avantage territorial dont l’opinion pourra être satisfaite et qui facilitera leur tâche, je ne puis leur refuser cette démarche. » Et il s’y décida d’autant plus qu’il comptait ne pas la pousser à bout et s’arrêter au premier refus. C’est le sophisme habituel par lequel les hommes faibles se justifient de leurs défaillances. Le procédé devenait de plus en plus familier à l’Empereur depuis qu’il s’affaiblissait. Il ne se rendait pas assez compte qu’une fausse démarche est dangereuse même quand on n’y persiste pas. S’arrêter ne fait pas oublier que l’on s’est avancé et qu’on pourrait s’avancer encore, et il est des effets irrévocablement produits qu’on ne réussit pas à reprendre.
Benedetti, cependant (peut-être pour dire ce qu’il n’avait pas osé écrire), aurait désiré venir à Paris s’entretenir avec Drouyn de Lhuys sur les divers incidens auxquels notre ouverture pouvait donner lieu. On lui enjoignit de communiquer tout d’abord nos demandes ; il viendrait ensuite rendre compte. Il avait si peu d’espérance dans le succès de sa tentative que, craignant une première explosion de colère, il s’était fait précéder auprès de Bismarck par une lettre : « Mon cher président, en réponse aux communications que j’ai transmises de Nikolsburg à Paris, à la suite de notre entretien du 26 du mois dernier, je reçois de Vichy le projet de convention secrète que vous trouverez ci-joint en copie. Je m’empresse de vous en donner connaissance afin que vous puissiez l’examiner à votre loisir. Je suis du reste à votre disposition pour en conférer avec vous quand vous en jugerez le moment venu (5 août). » À cette lettre était joint le projet suivant, écrit également de l’écriture de Benedetti :
« ARTICLE PREMIER. — L’Empire français rentre en possession des portions de territoire qui, appartenant aujourd’hui à la Prusse, avaient été comprises dans la délimitation de la France en 1815.
ART. 2. — La Prusse s’engage à obtenir du Roi de Bavière et du Grand-Duc de Hesse, sauf à fournir à ces princes des dédommagemens, la cession des portions de territoire qu’ils possèdent sur la rive gauche du Rhin et à en transférer la possession à la France.
ART. 3. — Sont annulées toutes les dispositions rattachant à la Confédération germanique les territoires placés sous la souveraineté du Roi des Pays-Bas, ainsi que celles relatives au droit de garnison dans la forteresse de Luxembourg. »
Quoiqu’il ait lui-même divulgué, après 1870, cette lettre de Benedetti, Bismarck, donnant une preuve de plus de la suspicion en laquelle il convient de tenir un grand nombre de ses récits, a dit dans un discours : « Après le 6 août 1866, je vis entrer l’ambassadeur de France dans mon cabinet, tenant un ultimatum à la main, nous sommant ou de céder Mayence ou de nous attendre à une déclaration de guerre immédiate. Je n’hésitai pas à répondre : Bien ! alors nous aurons la guerre. Cela fut télégraphié à Paris. Là on raisonna, et l’on prétendit que les instructions reçues par l’ambassadeur de France avaient été arrachées à l’empereur Napoléon pendant une maladie[14]. » Cette version inexacte est cependant intéressante : elle montre comment le Prussien se serait conduit en pareille occurrence et quelle était la seule manière sérieuse de présenter une demande de cette nature.
En réalité, Bismarck ne se fâcha pas. Il laissa Benedetti tenir son langage net et prendre son attitude ferme, et il lui développa sans emportement les motifs de son refus : « Toute cette affaire, dit-il, nous désoriente relativement aux vues de Napoléon. » Et il ajouta : « Je vais vous donner une preuve de mes intentions conciliantes : je ne parlerai pas de cette note au Roi ; elle restera comme non avenue. — Du tout, je tiens à ce qu’elle lui soit communiquée, car je la trouve juste et ne puis conseiller à mon gouvernement de l’abandonner. »
Le surlendemain (7 août) à dix heures du soir, Bismarck notifia à Benedetti le refus du Roi, et une discussion s’engagea, qui dura plusieurs heures. « Pourquoi, dit Bismarck, nous faites-vous de telles surprises ? Vous devez bien savoir que la cession d’une terre allemande est une impossibilité. Si nous y consentions, nous aurions, en dépit de notre triomphe, fait banqueroute. Peut-être pourrait-on trouver d’autres manières de vous satisfaire ? Mais, si vous persistiez dans vos prétentions, nous emploierions tous les moyens contre vous, ne vous faites à cet égard aucune illusion. Non seulement nous ferions appel à la nation allemande entière, mais nous conclurions immédiatement la paix avec l’Autriche à tout prix : nous lui laisserions tout le Sud, nous accepterions même la Diète, et alors nous marcherions avec 800 000 hommes sur le Rhin, et nous vous prendrions l’Alsace. Nos deux armées sont mobilisées, la vôtre ne l’est pas. — Comment ! s’écria Benedetti, vous pensez que l’Autriche conclurait la paix avec vous ? — Je n’en doute pas. Avant la guerre, nous avions déjà négocié cela. Ainsi, si vous allez à Paris, prévenez-les qu’ils affrontent une guerre qui pourrait devenir très redoutable. — Je le ferai, mais ma conscience m’obligera à conseiller à l’Empereur le maintien de sa demande et à lui déclarer que, s’il n’obtient pas une cession de territoire, sa dynastie est exposée au danger d’une révolution. — Eh bien ! dans ce cas, faites observer à l’Empereur que précisément une guerre engagée ainsi pourrait bien être menée à coups de révolutions, et que les dynasties allemandes, en ce cas, feraient preuve de plus de solidité que celle de l’empereur Napoléon. » — Tout cela très calme ; et, finissant même sur un ton amical, il annonça que, le lendemain, M. De Loë partirait avec des instructions longuement développées à Goltz, qui le mettraient à même d’exposer à l’Empereur les considérations pour lesquelles la Prusse ne pouvait adhérer au projet de convention. Subsidiairement, il serait autorisé à chercher avec Drouyn de Lhuys d’autres combinaisons propres à nous satisfaire.
Lorsque, à dix heures du soir, Benedetti était entré dans le cabinet de Bismarck, il y avait trouvé un correspondant du Siècle, Vilbort, qui, après avoir suivi la campagne, venait prendre congé du ministre et le remercier des gracieusetés de son accueil et des facilités qu’on lui avait procurées partout. « Allez prendre une tasse de thé au salon, lui dit Bismarck, je suis à vous tout à l’heure. » L’entretien avec Benedetti dura jusqu’à une heure du matin. Une vingtaine de personnes, la famille et les intimes attendaient au salon le maître de la maison. Il parut enfin, le front serein et le sourire aux lèvres. On prit le thé, on but de la bière. Comme des bruits vagues de difficultés avec la France circulaient déjà à Berlin, au moment de partir, Vilbort dit : « Monsieur le ministre, voulez-vous me permettre de vous poser une question singulièrement indiscrète : Est-ce la paix ou la guerre que j’emporte à Paris ? » — Bismarck répondit vivement : « L’amitié, l’amitié durable avec la France ! J’ai le ferme espoir que la France et la Prusse formeront désormais le dualisme de l’intelligence et du progrès. » Un sourire étrange courut sur les lèvres du conseiller privé Keudell. Le lendemain, Vilbort alla chez ce personnage et lui dit combien son sourire mystérieux l’avait intrigué. — « Vous partez pour la France ce soir, lui avait répondu Keudell, eh bien ! vous engagez-vous sur l’honneur à garder jusqu’à Paris le secret de ce que je vais vous apprendre ? Avant quinze jours, nous aurons la guerre sur le Rhin, si la France persiste dans ses revendications territoriales. Elle nous demande ce que nous ne voulons ni ne pouvons lui donner. La Prusse ne cédera pas un pouce du sol germanique ; nous ne le pourrions pas sans soulever contre nous l’Allemagne entière, et, s’il le faut, nous la soulèverons contre la France plutôt que contre nous. »
Bismarck ne garda pas avec Govone la même réserve tranquille qu’avec Benedetti : « L’Empereur, lui dit-il, a envoyé enfin sa note d’aubergiste. Quel compte ! Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour lui plaire ; nous nous sommes arrêtés aux portes de Vienne comme des imbéciles. Nous prend-il maintenant pour des lâches ou pour des enfans ? Les demandes qu’il nous adresse, impossibles à satisfaire, feraient croire qu’il veut nous chercher une querelle et qu’il est d’accord avec l’Autriche pour cela. L’Italie, que ferait-elle, si la France nous attaque ? — Je ne puis vous répondre officiellement, mais mon opinion, et Votre Excellence peut la prendre pour l’échantillon de celle du grand parti italien, est que l’Italie ne peut pas faire la guerre à la France, à laquelle elle doit les premiers pas de sa grandeur actuelle, si la France elle-même ne nous y contraint pas. — Je comprends, répondit Bismarck. Dans ce cas, nous ne demanderions à l’Italie qu’une neutralité bienveillante et une attitude qui inquiétât un peu l’Autriche[15]. »
Le roi Guillaume était froissé, inquiet, résolu. « L’Empereur, dit-il aussi à Govone, nous a adressé des demandes inacceptables. Ce serait un grand sacrifice de sang, si nous sommes obligés de diviser nos forces entre la France et l’Autriche. Mon armée se battra bien ; elle est aguerrie par une campagne qui lui a donné confiance en elle-même. J’aurai toute l’Allemagne avec moi. Je ne dis pas que ce soient de bonnes troupes que celles que nous avons battues dans le centre de l’Allemagne, et se mesurer avec l’armée française est une chose sérieuse, surtout si nous avons aussi l’Autriche contre nous. Je suis inquiet. » Il manda Moltke et lui dit : « Nous venons de battre l’Autriche, il faut nous préparer maintenant à la guerre contre la France. Elle va nous attaquer. » Et Moltke aussitôt prépara un plan défensif.
Le Prince royal, qui depuis Nikolsburg était complètement réconcilié avec Bismarck, lui écrivait : « Vous m’avez fait parvenir de remarquables informations au sujet de la faim napoléonienne. Le mieux que l’on en puisse penser est, je l’avoue, que, dans les circonstances actuelles, je n’aurais pas considéré comme possibles des prétentions aussi inouïes. Ou bien Napoléon ne pense pas sérieusement à la réalisation de ses désirs, ou bien il n’a pas dit, en son temps, à Goltz, ce qu’il voulait réellement faire ou éviter. Si Napoléon persistait dans son désir d’obtenir la rive gauche du Rhin, nous aurions tout lieu de lui être reconnaissans de ce qu’il nous a si promptement aidés à réaliser l’union de l’Allemagne. »
Une ordonnance royale (8 août) enjoignit à la commission du recrutement des dépôts de reprendre immédiatement ses travaux ; des régimens furent envoyés en toute hâte vers le Rhin ; la légion hongroise de Klapka fut augmentée ; Bismarck enjoignit à ses plénipotentiaires de Prague de hâter la paix avec l’Autriche, afin de s’assurer si elle était d’accord avec la France et, si elle ne l’était pas, d’avoir les mains libres vers le Rhin.
L’Italie avait ralenti les négociations de la paix en prétendant que le traité avec elle fût négocié en même temps que celui avec la Prusse. — « Pas du tout, pas du tout, lui répondit Bismarck, cela me ferait perdre du temps, et je suis pressé. » — Govone lui rappelait qu’avant la guerre on s’était engagé à ce qu’aucune des deux parties ne contracterait une paix séparée. « Pas du tout, dit Bismarck ; le traité ne dit rien de pareil : vous avez déclaré la guerre isolément, vous avez négocié un armistice isolément, traitez de même ; je ne puis pas perdre quinze jours, menacé comme je le suis par la France, à faire admettre vos plénipotentiaires à Prague. Ma seule obligation est de faire insérer dans mon traité que la Vénétie vous sera acquise sans conditions onéreuses ; je n’y manquerai pas Moyennant quoi, je suis quitte envers vous. »
Benedetti ne transmit pas la conversation de Bismarck par le télégraphe à Paris ; il courut lui-même instruire Drouyn de Lhuys des menaces de cet entretien. En arrivant (10 août), il entendit, répandue dans le public, la nouvelle de ses demandes, qu’il supposait ignorées. Vilbort, tant qu’il était resté en Prusse, avait gardé le secret promis à Keudell, mais, aussitôt à Paris, il l’avait étalé tout au long dans le Siècle, sous forme de télégramme, puis de correspondance. De là, cela sauta dans les journaux allemands. A l’apaisement des derniers temps succéda une clameur furieuse. Plutôt la guerre ! s’écria-t-on de toutes parts, et la lie de haine, un instant déposée au fond des cœurs, remonta à la surface.
Ce vacarme réveilla en sursaut l’Empereur de sa léthargie de malade ; il vit l’abîme où on le précipitait ; il se retrouva, coupa court au pitoyable incident par une lettre au ministre de l’Intérieur : « J’appelle votre attention sur les faits suivans. A la suite d’une conversation entre M. Benedetti et M. De Bismarck, M. Drouyn de Lhuys a eu l’idée d’envoyer à Berlin un projet de convention au sujet des compensations auxquelles nous pouvons avoir droit. Cette convention, dans mon opinion, aurait dû rester secrète, mais on en a fait du bruit à l’extérieur, et les journaux vont même jusqu’à dire que les provinces du Rhin nous ont été refusées. Il résulte de ma conversation avec Benedetti que nous aurions toute l’Allemagne contre nous pour un très petit bénéfice (que ne l’avait-il compris avant ! ). Il est important de ne pas laisser l’opinion publique s’égarer sur ce point. Faites contredire énergiquement ces rumeurs dans les journaux. J’écris dans ce sens à M. Drouyn de Lhuys. Le véritable intérêt de la France n’est pas d’obtenir un agrandissement de territoire insignifiant, mais d’aider l’Allemagne à se constituer de la manière la plus favorable à nos intérêts et à ceux de l’Europe (12 août). » Et Benedetti fut chargé de déclarer à Bismarck que notre projet de revendication devait être considéré comme n’ayant pas été présenté.
Cette lettre de l’Empereur ayant été publiée plus tard à Londres par le Globe, Drouyn de Lhuys en releva les défaillances de mémoire et réclama auprès de l’Empereur lui-même. « Je ne veux pas, écrivit-il, chercher l’origine de cette singulière confidence, faite à une feuille étrangère, d’une lettre intime de l’Empereur à son ministre de l’Intérieur. Je ne ferai à ce sujet qu’une simple observation : cette lettre pourrait prêter à deux inductions mal fondées. Elle semble donner à entendre : 1° que les communications que je fis à Berlin en août 1866 auraient eu lieu sans la participation et presque à l’insu de Votre Majesté ; 2° que M. Benedetti aurait combattu la pensée de demander à la Prusse des compensations ou des garanties pour la France. Or, il résulte de ma correspondance avec Votre Majesté et des lettres de M. Benedetti que je relisais encore ce matin, la preuve manifeste : 1° que les instructions envoyées alors à Berlin ont été lues, corrigées et agréées par Votre Majesté ; 2° que M. Benedetti, dans quatre lettres écrites à cette époque, non seulement approuvait, mais provoquait en termes pressans une demande de compensations, à laquelle, disait-il, on s’attendait à Berlin et dont il garantissait le succès, pourvu que notre langage fût net et notre attitude résolue. Il n’a pas tenu à moi que cette condition fût remplie. Telle est, Sire, la vérité. Je regretterais qu’elle fût altérée par des commentaires attribuant à Votre Majesté, ainsi qu’à moi, un rôle peu digne de l’un et de l’autre[16]. »
« Considérez notre projet comme non avenu, » dit Benedetti à Bismarck. Mais ni l’Allemagne ni le ministre n’oublièrent qu’il avait été présenté et ils restèrent convaincus qu’il le serait de nouveau à la prochaine occasion favorable. Les premières protestations de bon vouloir et de désintéressement de l’Empereur avaient été jadis accueillies avec une incrédulité presque générale ; ses assurances à Baden, devant tous les princes allemands, de n’avoir aucune pensée d’annexion, commencèrent à calmer les soupçons ; son abstention dans la querelle des Duchés, ses refus de s’associer aux manifestations de l’Angleterre, sa neutralité, ses assurances, avant et après la guerre, de n’aspirer à aucun profit personnel, n’avaient pas dissipé encore tous les ombrages, à cause des mais et des si de Drouyn de Lhuys, mais les avaient atténués au point qu’ils allaient définitivement disparaître. En un moment, ce travail de tant d’années est détruit ; la confiance s’évanouit ; les déclarations rassurantes ne sont plus considérées que comme des hypocrisies, préludes de trahisons ; la neutralité n’avait été qu’un moyen d’amener une guerre par laquelle la France se grossirait des dépouilles de la Prusse défaite. En 1870, le roi Guillaume disait à son chef de cabinet Wilmowski : « Je serais porté à témoigner quelque générosité à Napoléon III en souvenir du service qu’il m’a rendu en me laissant faire la guerre de 1866. — Que Votre Majesté m’excuse, répondit le conseiller intime, je ne puis considérer cela comme un service. Napoléon était sûr de notre défaite et il l’aurait certainement exploitée à fond à son profit,… lorsque, contre toute attente, ce fut le contraire qui arriva : il n’était pas prêt. » Il n’est pas un Allemand qui n’eût répondu comme Wilmowski, et qui, aujourd’hui encore, ne parle de même. Et ce souverain loyal, véritablement désintéressé et ami de l’Allemagne, dont le seul tort avait été sa condescendance passagère de malade à de mauvais conseils, est redevenu et est resté, depuis la démarche de Benedetti, le voisin suspect, perfide, aux paroles et aux sentimens duquel on ne peut se fier et qui, après Sadowa, s’est abstenu par impossibilité de prendre, non par bon vouloir. Même en dehors de l’Allemagne, sa politique, qui avait été jusque-là taxée de générosité imprudente, ne parut plus qu’une convoitise déjouée. Tel fut le premier résultat de la politique des compensations.
Elle eut un second effet, bien plus redoutable pour nous. Bismarck a souvent dit et répété dans ses Mémoires qu’il avait toujours considéré une guerre avec la France comme une condition indispensable du développement national de l’Allemagne tant au point de vue intérieur qu’au point de vue extérieur[17]. Il a antidaté ce sentiment comme tant d’autres. Avant 1866, Bismarck n’a pas pensé un instant à la guerre avec la France. Le premier jour où cette idée naquit dans son esprit fut celui de la médiation. Il la considéra comme une trahison au profit de l’Autriche et il s’écria : « Louis me le paiera ! » En réalité, cette médiation n’avait pas été défavorable à la Prusse : elle ne l’arrêtait que sur les points où cela lui était avantageux ; elle ne lui avait contesté aucun des fruits substantiels de sa victoire, ni l’annexion des Duchés, du Hanovre, de la Hesse, ni l’exclusion de l’Autriche, ni la confédération du Nord. Aussi le violent mécontentement de la première heure s’était-il apaisé, et, sans l’exprimer ouvertement, il le laissait comprendre. Il ne demandait qu’à jouir des avantages obtenus sans courir de nouveaux risques[18]. Il faisait écrire dans l’organe officiel du ministère, la Correspondance provinciale : « La France, par ses bons offices, a joué un rôle méritoire dans l’œuvre de la paix. L’empereur Napoléon a accepté la mission que lui décernait l’appel de l’Autriche avec générosité et désintéressement, animé d’un esprit vraiment impartial et digne d’un pacificateur équitable, dans le rôle important qu’il lui a été accordé de jouer pendant les négociations ; l’Empereur n’a rien ambitionné, rien demandé, ni pour la France ni pour lui-même, si ce n’est la gloire et l’honneur de faire valoir son influence auprès des princes au profit d’une paix juste. Il a eu la bonne fortune de concourir à l’achèvement de la grande œuvre qu’il avait entreprise avec vigueur, il y a quelques années, c’est-à-dire à la création d’une Italie une et libre. Animé des mêmes sentimens, il a tendu la main à la Prusse pour jeter les bases solides de l’unité allemande. »
La demande de compensations ramena Bismarck, et cette fois pour toujours, aux sentimens du jour de la médiation. La conviction entra définitivement dans son esprit que la France n’accepterait jamais sans arrière-pensée la transformation et la grandeur de la Prusse, et qu’une guerre avec elle était une inévitable nécessité du développement national allemand. De même que, depuis 1852, sa seule pensée avait été de préparer, d’amener une guerre avec l’Autriche, son unique préoccupation, à partir du 6 août 1866, fut de préparer, par ses alliances et ses arrangemens militaires, la guerre contre la France irrévocablement décidée dans son esprit.
La politique des compensations produisait un effet non moins sérieux en Russie. Le Tsar restait mécontent des conditions de Nikolsburg, malgré les explications que Manteuffel était venu lui apporter (9 août). Il se réjouissait des succès de la Prusse, il était sensible aux égards qu’en sa considération on voulait témoigner à la Hesse et au Wurtemberg, mais le sacrifice du Hanovre et d’autres princes allemands le remplissait d’effroi : on ouvrait ainsi la porte aux révolutions ; on affaiblissait le principe monarchique, car ces dynasties reposaient sur le même droit divin que la maison royale prussienne. L’institution d’un parlement allemand lui déplaisait aussi, et il se préoccupait des menaces d’absorption des États du Sud.
Le récit que fit Manteuffel de la négociation Benedetti produisit un revirement soudain dans l’esprit du Tsar et de Gortchacof. Ils s’expliquèrent alors pourquoi la France n’avait pas voulu d’un congrès ; leurs défiances se tournèrent contre elle. L’énergie avec laquelle Bismarck avait repoussé les propositions de Drouyn de Lhuys leur fit attacher plus de prix à l’amitié prussienne. Les remontrances cessèrent ; Gortchakof redevint empressé, et le Tsar écrivit au Roi que, même si ses paroles n’étaient pas écoutées, la Russie ne s’allierait jamais aux adversaires de la Prusse. En retour, il ne demandait que la promesse d’une aide dans l’avenir, quand il y aurait lieu de penser à la révision du traité de Paris. Ainsi le resserrement de l’alliance prusso-russe à notre détriment fut un autre effet de la politique des compensations.
Toutefois, il peggio non è ancor morto, comme disent les Italiens. Il y aura pis.
La situation de Drouyn de Lhuys avait été fort difficile pendant toute la durée de son ministère, à cause de l’opposition fondamentale de sa politique personnelle avec celle de son maître. L’Empereur l’avait conservé auprès de lui néanmoins, par l’effet d’une ancienne affection doublée d’une entière confiance en sa capacité professionnelle. Le dualisme, que des actes et des paroles contradictoires manifestaient en toute occasion, jetait notre diplomatie dans un véritable désarroi. Les ambassadeurs les plus fins, les plus aux aguets, les mieux informés, ne savaient comment manœuvrer entre ces courans et ces contre-courans. Ils n’avaient pas le loisir d’accomplir simplement un devoir tout tracé, leur intelligence était surtout tournée à deviner laquelle de ces deux politiques parallèles l’emporterait. Cette dualité ne diminuait pas le chef moins que ses agens, car il était obligé de faire officiellement la courbette à la politique à laquelle il préparait des contre-mines, de ne pas y opposer ouvertement la sienne, de l’y glisser par des circonlocutions adroites ou des incidentes captieuses. Ceux qui ne doutaient pas de sa loyauté le suspectaient de légèreté, quoiqu’il fût très sérieux. Gramont s’en plaignait à son collègue Benedetti : « On parle tant à Paris ! on touche tant de choses à la fois ! on manipule tant d’idées, et tout cela si légèrement, que je ne m’étonne pas que la confusion se fasse dans les esprits. Plus j’observe mon pays, mon gouvernement, mon ministère, plus je trouve qu’on se laisse envahir par les faits, sans assez faire la part de la réflexion. Il faudrait enfermer chaque matin le ministre pendant deux heures dans une chambre, sans livre, sans papiers, tout au plus avec un cigare, pour le forcer à réfléchir[19]. »
Les échecs successifs de la politique des compensations ne permettant plus ni à l’Empereur, ni au ministre, de continuer leur collaboration, Drouyn de Lhuys donna sa démission, tout en restant chargé des affaires jusqu’au choix de son successeur. Quand Drouyn de Lhuys avait succédé à Thouvenel, on avait cru à un changement de politique extérieure. Cependant, avec quelques variantes momentanées, la politique du nouveau ministre, même sur le point qui avait amené la crise, la question romaine, était demeurée identique, et la convention du 15 septembre, conclue par Drouyn de Lhuys, ne différait pas du projet qui avait entraîné la chute de Thouvenel. De même le départ de Drouyn de Lhuys, en 1866, ne fut qu’une victoire personnelle de La Valette et de Rouher contre un rival, depuis longtemps battu en brèche. Sous leur administration intérimaire aussi bien que sous celle du ministre définitif, de Moustier, la ligne de conduite à l’égard de la Prusse resta celle de la recherche des compensations. La seule différence fut qu’elle changea d’objet. Elle porta sur la Belgique et non sur les provinces rhénanes ; par-là, elle s’aggrava : visant le Rhin, elle avait été téméraire ; reportée sur la Belgique, elle devint vilaine.
Parmi les anciens hommes d’Etat français, avaient régné deux opinions sur la Belgique. Richelieu voulait la former en une république catholique indépendante, barre établie entre les Hollandais et nous, qui, « formant un corps ne dépendant que de soi-même, nous ménagerait d’autant plus que nous les aiderions à conserver leur liberté acquise par notre moyen. » — Mazarin, au contraire, pensa qu’il fallait la conquérir, l’annexer et « former ainsi à la ville de Paris un boulevard inexpugnable qui en ferait véritablement le cœur de la France. » — Dumouriez proposa à la Révolution le plan de Mazarin et le réalisa. Louis-Philippe en revint à celui de Richelieu. Rouher fit reprendre par l’Empereur l’idée de Mazarin et de Dumouriez, mais dans des temps et des conditions où ils ne l’auraient probablement conçue ni l’un ni l’autre.
Goltz l’y encourageait fort, car il estimait qu’en dehors de l’Allemagne, nous avions droit à une compensation. Le 16 août, Rouher envoya à Benedetti, par un messager spécial, l’instruction confidentielle de négocier un traité secret et un traité ostensible. Le traité ostensible nous eût concédé Landau, Sarrelouis, Sarrebrück, et, si l’abandon de ces villes offrait des difficultés insurmontables, le Luxembourg. Le traité secret eût établi, entre la France et la Prusse, une alliance défensive et offensive, stipulant la faculté de mettre la main sur la Belgique avec le concours armé de la Prusse, si les résistances de l’Angleterre n’étaient pas apaisées par la constitution d’Anvers à l’état de port libre. L’opportunité de cette mainmise eût été laissée à notre appréciation : c’eût été certainement au moment où la Prusse tenterait d’étendre sa suprématie au-delà du Mein. M. De Bismarck demanderait-il quel avantage lui offrait un pareil traité, la réponse serait : « Il vous assure une alliance puissante ; il consacre toutes vos acquisitions d’hier et, en échange, il ne consent à laisser prendre que ce qui ne vous appartient pas, il ne vous impose aucun sacrifice sérieux en retour des avantages qu’il obtient. »
Metternich avait dit : « L’existence du royaume belge est le produit de circonstances fortuites, non celui de conditions naturelles, soit géographiques, soit historiques, conditions sur lesquelles repose la force véritable des États[20]. » — Les Belges ne s’étaient pas contentés de répondre historiquement que, depuis les ducs de Bourgogne, la nationalité belge n’avait pas cessé de subsister, tantôt opprimée, tantôt triomphante, toujours vivace. Ils avaient prouvé leur vitalité et leur droit à l’existence d’une manière pratique, en établissant un beau gouvernement qui a donné, autant que la nation anglaise, dans l’ordre civil et dans l’ordre politique, des exemples de sagesse et d’initiative pondérée, a enseigné comment on peut être progressif en restant sensé, libéral sans devenir révolutionnaire, appliqué au soulagement du peuple tout en ne s’asservissant pas à ses sottises et en réprimant au besoin ses violences[21].
Et c’est sur ce peuple heureux, attaché à son indépendance, contre lequel nous n’avions aucun grief, que nous fondrions comme des oiseaux de proie, parce que la Prusse avait opéré des annexions dont il n’avait pas profité et auxquelles il n’avait pas contribué ! Croire qu’il nous serait permis de consommer cet acte de brigandage dénotait une méconnaissance affligeante des dispositions de l’Europe. Les sentimens de l’Angleterre vis-à-vis de la Belgique étaient très anciens et ne pouvaient être ignorés. Quand Henri IV parla à Elisabeth d’alliance, elle répondit : « Tant que vous voudrez, mais ne touchez pas aux Pays-Bas. » — Stanley, au moment de sa prise de possession du ministère, avait dit à notre ambassadeur : « Aussi longtemps que l’Egypte, Constantinople ou la Belgique ne seront pas mis en cause, nous nous abstiendrons d’intervenir dans les affaires du continent ; mais, si vous attachez du prix au maintien de la paix, évitez ces trois questions. » — Derby, le président du Conseil, ayant, après Sadowa rencontré au cercle notre chargé d’affaires, Baude, lui dit : « Je puis vous dire ici ce que je ne dirais pas au Foreign-Office : je comprends que vous ne puissiez pas tolérer ce qui se passe, et que vous cherchiez des compensations du côté de l’Allemagne ; faites ce que vous voudrez, mais ne touchez pas à la Belgique ! » Les relations les plus intimes unissaient les familles royales de Prusse, d’Angleterre et de Belgique et une correspondance régulière s’échangeait entre elles. Qui donc renseignait nos ministres pour qu’ils aient cru une minute que le roi Guillaume briserait ses liens affectueux, romprait brusquement avec la belle-mère de son fils, s’exposerait à une guerre avec une nation qui se réjouissait de sa grandeur récente et en souhaitait l’accroissement, et cela en vue de complaire à un Empereur dont il se défiait ou pour s’acquitter d’une dette de reconnaissance à laquelle il ne se croyait pas tenu ?
Benedetti effaça lui-même du projet de traité Landau et Sarrebrück, ne voulant pas se créer de difficultés insurmontables. Il transcrivit ce projet sur le papier de l’ambassade, et ne se crut pas obligé de préparer l’entrevue par une lettre. Cette fois, pas de propos pénible, pas de sinistres prédictions, pas de grondemens sourds d’une colère contenue, un accueil souriant, une satisfaction entière : « Certainement, dans ces conditions, on peut se mettre d’accord. Que n’avez-vous toujours parlé de la sorte ? Votre projet est bon ; il faut le rendre excellent. Ainsi vous dites, à la (in de l’article premier, que l’Empereur reconnaîtra les arrangemens pris ou à prendre pour l’établissement d’une confédération dans l’Allemagne du Nord, l’engageant à prêter son appui à la conservation de cette œuvre. L’intention est très amicale et j’y suis très sensible ; cependant, remarquez que votre protection constituerait une immixtion de la France dans les affaires intérieures de l’Allemagne. — C’est juste, répond Benedetti, supprimons la clause. » Chaque article fut ainsi examiné ; la rédaction de la fin du second article fut même spontanément améliorée par notre ambassadeur. — « A la bonne heure, cela va bien maintenant, dit Bismarck ; pour que nous puissions mieux juger de l’ensemble, relisez le tout. » Et Benedetti lit :
« ARTICLE 1er. — Sa Majesté l’Empereur des Français admet et reconnaît les acquisitions que la Prusse a faites à la suite de la dernière guerre.
ART. 2. — Sa Majesté le Roi de Prusse promet de faciliter à la France l’acquisition du Luxembourg
ART. 3. — Sa Majesté l’Empereur des Français ne s’opposera pas à une union fédérale de la Confédération du Nord avec les États du Midi de l’Allemagne, à l’exception de l’Autriche, laquelle union serait basée sur un Parlement commun, tout en respectant dans une juste mesure la souveraineté desdits Etats.
ART. 4. — De son côté, le Roi de Prusse, au cas où Sa Majesté l’Empereur des Français serait amené par les circonstances à faire entrer ses troupes en Belgique, ou à la conquérir, accordera le concours de ses armes à la France.
ART. 5. — Pour assurer l’entière exécution des dispositions qui précèdent, Sa Majesté le Roi de Prusse et Sa Majesté l’Empereur des Français contractent par le présent traité une alliance offensive et défensive. »
Et Benedetti lit. Il n’aperçoit pas l’éclat sardonique de triomphe de ce regard dur mesurant ce qui peut entrer de crédulité dans le cerveau d’un diplomate réputé fin ; il ne sent pas l’épanouissement infernal de l’homme de fer, quand tombe à ses pieds notre trésor d’honneur, de probité, de délicatesse ; il n’entend pas la traduction que l’astucieux se donne à lui-même de ce beau projet : « Ah ! les nationalités, le droit nouveau, l’indépendance des peuples, l’humanité, la civilisation, le progrès, pour eux, c’est crocheter les serrures d’autrui ; enfin, les voilà dignes de moi ! » Et Benedetti lit. La lecture terminée, souriant et satisfait, il laisse le manuscrit écrit de sa main à ce cher ami, à ce cher président, afin qu’il obtienne au plus tôt l’approbation de son Roi (20 août).
Ils se sont excusés en disant : « Cette conception était toute prussienne. Bismarck nous l’avait soufflée à Nikolsburg et à Berlin. » — Précisément parce que c’était une proposition prussienne, vous ne deviez pas en faire un projet français. Bismarck était dans son rôle en vous conseillant de vous déshonorer : pourquoi l’avez-vous écouté ? Que ne peut-on jeter sur certains faits historiques un voile noir pareil à celui que les Vénitiens étendaient sur l’effigie de leurs doges coupables !
La proposition sur la Belgique trouvait Bismarck occupé à fixer la rançon des États du Sud, dont les ministres étaient arrivés en supplians à Berlin.
Certains États étaient protégés par leur parenté avec la cour de Prusse ou de Russie : les arrangemens avec eux furent prompts et clémens. Le Wurtemberg fut exceptionnellement bien traité, à la considération de la reine, sœur du Tsar : pas de cession de territoire, indemnité de guerre de 17 millions ; reconnaissance des préliminaires de Nikolsburg, garantie réciproque de la possession territoriale des deux États, traité secret d’alliance offensive et défensive, en vertu duquel, en cas de guerre, les troupes wurtembergeoises seraient placées sous les ordres du roi de Prusse. Le grand-duc de Bade, gendre du roi Guillaume, en fut quitte pour une amende de 12 millions. Dans la Hesse, on fit une cote mal taillée : la partie située au nord du Mein ne fut pas annexée, quoique Bismarck l’eût bien désiré ; elle entra dans la Confédération du Nord. Le territoire situé au sud du Mein demeura indépendant.
La Bavière était l’Etat non protégé et même abandonné par tout le monde ; Bismarck ne pardonnait pas à Pfordten d’avoir déçu l’espérance que, jusqu’au dernier moment, il avait mise en son concours. Il le raillait, le tournait et le retournait sur le gril. « Personne ne s’intéressant à votre sort, lui disait-il, il est équitable que vous payiez pour tous. » Et il lui demandait 75 millions de francs et le cinquième de son territoire. Pfordten, désespéré, trouvant la situation intenable, se recommanda à l’Empereur sans trop d’espoir, lorsque le salut lui arriva de ce côté, mais d’une manière à laquelle il ne s’attendait pas.
Le projet de traité belge amena ce coup de théâtre. Bismarck, soudain retourné, se rendit chez Pfordten, muni du petit papier de Benedetti. « Vous comptez, lui dit-il, sur l’appui de la France ? Lisez. » Pfordten lut et resta stupéfait. « Vous voyez, dit Bismarck, qu’on vous livre à nous ; voilà comment on vous soutient. » Puis, d’ironique devenant amical : « L’ambition française veut absolument s’assouvir ; ils ont retiré une première demande de cession de la rive gauche du Rhin, mais c’est parce qu’ils n’étaient pas suffisamment prêts ; leur renonciation n’est qu’une feinte ; dès qu’ils seront en force, ils recommenceront ; de la Belgique, ils se porteraient sur le Rhin. Nous sommes tous les deux Allemands ; oublions ce qui nous a divisés, embrassons-nous ; je renonce à toutes mes revendications ; je ne vous demande que l’engagement de m’assister contre l’ennemi de la patrie commune. » Ils s’embrassèrent[22], et, sans débrider, ils conclurent le traité suivant :
« I. Entre Sa Majesté le Roi de Prusse et Sa Majesté le Roi de Bavière est conclue une alliance offensive et défensive. Ils s’assurent mutuellement l’inviolabilité du territoire de leurs pays, et s’engagent, en cas de guerre, à mettre à cet effet toutes leurs forces militaires à la disposition l’un de l’autre.
II. Le Roi de Bavière remet pour ce cas au Roi de Prusse le commandement supérieur de ses troupes. En cas de guerre, sans restriction ni spécification : que la guerre soit offensive ou défensive, en Allemagne ou ailleurs, sans qu’il y ait lieu par conséquent, dans aucune hypothèse, à discuter le casus fœderis. »
En retour, la Bavière n’eut à payer que 64 millions, et elle ne perdit que les districts de Gersfeld et d’Orb et l’enclave de Caulsdorf (22 août). Bismarck raconta à Benedetti que l’intervention du gouvernement de l’Empereur n’avait pas été étrangère au succès de la mission de Pfordten, et le ministre bavarois témoigna également sa gratitude à notre ambassadeur. L’ironie était vraiment féroce. Le roi Louis écrivit au roi de Prusse : « Après que la paix a été conclue entre nous et qu’une amitié ferme et durable est fondée entre nos Etats, j’éprouve le vif désir de donner à cette amitié une expression symbolique extérieure : j’offre pour cela à Votre Majesté royale de posséder en commun avec moi le glorieux burg de ses aïeux à Nuremberg ; si les bannières unies de Hohenzollern et de Wittelsbach flottent aux créneaux de ce burg, on devra voir là un symbole que la Prusse et la Bavière veillent de conserve aux destinées de l’Allemagne, que, par l’intermédiaire de Votre Majesté, la Providence conduit dans des voies nouvelles (30 août). » La réconciliation était complète, sinon entre les peuples, du moins entre les souverains : « Il y a toujours quelque chose de dangereux en politique à se faire payer, » a dit Bismarck[23].
Les préliminaires de Nikolsburg n’avaient pas constitué l’unité allemande, et il était vrai de dire qu’ils avaient coupé l’Allemagne en trois tronçons. Après les traités militaires, cela cessa d’être vrai ; même alors, cependant, il n’exista pas une unité à la latine, telle que Victor-Emmanuel la faisait en Italie. On n’intronisa pas un seul prince régnant souverainement sur toute la contrée, jouissant d’un droit de gouvernement intérieur. Mais l’unité militaire, la seule qui nous menaçât, était accomplie militairement, il n’y avait plus de Mein, et cette prépotence prussienne sur les choses de la guerre, qu’on eût mis des années à obtenir, fut, grâce à nous, consommée en quelques heures. Ce fut encore un effet de la politique des compensations.
La conclusion du traité de Prague fut rapide. Quoique l’Empereur n’y fût point partie, il intervint dans la négociation et obtint quelques modifications et additions sans importance réelle. Il avait proposé qu’on déclarât les États du Sud libres de former entre eux « une union allemande qui jouira d’une existence nationale indépendante. » Ces mots n’avaient pas été reproduits dans les préliminaires de Nikolsburg, et l’Autriche n’avait élevé aucune objection contre cette suppression. L’Empereur demanda leur rétablissement. L’article consacrant la rétrocession par l’Autriche à la Prusse de tous ses droits sur le Sleswig-Holstein ne mentionnait aucune réserve en faveur des Danois du Sleswig. Bismarck ne soupçonnait pas que l’Empereur, qui n’avait pas exigé le vote des populations avant d’approuver l’annexion de Hanovre, de la Hesse, de Francfort, de Holstein, du Sleswig méridional, et qui avait, dans le projet de traité belge, stipulé à son profit le droit de conquête, attacherait encore la moindre importance à la consultation des Danois du Sleswig. Quand il connut le rétablissement des mots omis, sachant que Bade et le Wurtemberg étaient résolus à ne point entrer dans la Confédération du Sud, il consentit à cette fantaisie platonique. Les difficultés et les longueurs vinrent des clauses relatives à l’Italie. Bismarck eût voulu que, d’une manière quelconque, par exemple en faisant intervenir le vœu des populations, l’Autriche parut faire directement la transmission de Venise à l’Italie. L’Empereur ne demandait pas mieux, mais François-Joseph fut inflexible : il ne voulait céder Venise qu’à Napoléon III, et les Italiens eurent beau redire qu’ils préféraient prendre Vérone d’assaut que de la recevoir de la main d’un commissaire français, il fallut bien qu’ils en passassent par-là. Ils eurent même, ce qui leur parut le suprême désagrément, l’ennui de voir l’Empereur mentionné comme l’auteur de la cession qui allait constituer leur titre.
Le traité fut signé à Prague le 23 août 1866. Il était, à peu de chose près> la reproduction des préliminaires de Nikolsburg. L’Autriche reconnaissait la dissolution de la Confédération germanique et donnait son assentiment à une organisation nouvelle de l’Allemagne à laquelle elle ne participerait plus. Son empereur promettait de reconnaître l’Union fédérale étroite « qui sera fondée par Sa Majesté le roi de Prusse au nord de la ligne du Mein, » et déclarait consentir à ce que « les États allemands, situés au sud de cette ligne, contractent une union dont les liens nationaux feront l’objet d’une entente ultérieure entre les deux parties, et qui aura une existence internationale indépendante (art. 4). » L’indemnité de guerre, fixée à 150 millions, était diminuée par des imputations considérables. Le traité constatait (art. 12) que, dès le 29 juillet, l’empereur des Français avait fait déclarer officiellement « qu’en ce qui concerne le gouvernement de l’Empereur, la Vénétie est acquise à l’Italie pour lui être remise à la paix ; » que l’empereur d’Autriche accédait également, pour sa part, à cette déclaration et donnait son consentement à la réunion du royaume lombardo-vénitien au royaume d’Italie, sans autre condition onéreuse que la liquidation des dettes afférentes aux territoires cédés conformément au précédent du traité de Zurich. Sa Majesté l’empereur d’Autriche transférait à Sa Majesté le roi de Prusse tous les droits que la paix de Vienne du 30 octobre 1864 lui avait reconnus sur le Sleswig-Holstein, « avec cette réserve que les populations des districts du nord du Sleswig seront de nouveau réunies au Danemark, si elles en expriment le désir par un vote librement émis. »
L’Autriche ne subissait aucune diminution de son territoire allemand. Le respect de cette intégrité avait été la condition absolue de la médiation de Napoléon III. « Il eût bien mieux fait, disait Bismarck, dans l’intérêt de son pays et en vue des éventualités de l’avenir, au lieu de sauvegarder la puissance vaincue, de créer entre elle et son vainqueur une haine inextinguible. »
Aussi longtemps qu’il espéra quelque compensation en Allemagne, l’Empereur différa de s’expliquer en France. La négociation belge ayant été renvoyée à une époque indéterminée, il tenta d’arrêter le courant de critique auquel s’abandonnait de plus en plus l’opinion française. — Le marquis de Moustier, ambassadeur à Constantinople, avait été nommé à la place de Drouyn de Lhuys, et, en attendant son arrivée, l’intérim avait été confié à La Valette. L’Empereur écrivit une circulaire que le ministre signa comme intérimaire aux Affaires étrangères (le 16 septembre 1866).
Cette circulaire contient des parties excellentes. Le tableau de l’effacement où nous avaient réduits les arrangemens de 1815 est un beau morceau historique de toute vérité. Les garanties que nous laissait la nouvelle organisation de l’Europe ne sont pas moins bien exposées : l’alliance possible de l’Autriche, jusque-là fatalement ennemie ; celle de l’Italie qui ne nous eût jamais fuit défaut tant qu’un Napoléon eût régné en France ; l’amitié de l’Angleterre, sincère malgré ses ombrages, et, si cette amitié nous manquait, un rapprochement étroit avec la Russie, dont l’espérance nous était toujours ouverte, contre-balançaient largement l’accroissement de la Prusse, qui, d’ailleurs, pouvait aboutir à une alliance, non à une hostilité. La dernière garantie énumérée dans la circulaire, la division en trois tronçons de l’ancienne Confédération, n’existait déjà plus, du moins militairement ; on ne mentait cependant pas en insistant sur son importance, car on ignorait encore à Paris les traités d’alliance militaire. Il était courageux de répudier la politique démodée, aussi contraire à la noblesse des sentimens qu’à la possibilité des faits, qui subordonne la grandeur d’un peuple à la petitesse des autres Il était clairvoyant de s’être bien rendu compte que les plus ardens ennemis de la France, toujours prêts à exciter les passions contre elle, étaient les États du Sud, de la sauvegarde desquels on aurait voulu faire notre intérêt principal.
La circulaire ne reste pas jusqu’au bout dans cette correction élevée et loyale. La politique des compensations la fait dévier et y montre son vilain visage. Le gouvernement impérial comprend, y est-il dit, les annexions commandées par une nécessité absolue. Cette justification des conquêtes prussiennes était glissée comme exposé des motifs anticipé de la conquête que nous projetions en Belgique. Le public non initié à ces négociations secrètes ne comprit pas, mais il fut vivement ému de l’annonce que le perfectionnement de notre organisation militaire devenait une nécessité pour la défense de notre territoire. — 0ue signifie, dit-on alors, l’assurance qu’une Europe, plus fortement constituée, rendue homogène par des divisions territoriales plus précises, est une garantie de la paix du monde ? Quelle raison, s’il en est ainsi, de nous armer jusqu’aux dents ? Il est donc vrai que nous avons été vaincus à Sadowa ?
Indépendamment de tout péril imminent, il était naturel qu’au lendemain d’une expérience militaire aussi instructive, on perfectionnât notre organisation militaire ; mais ce n’était pas dans une circulaire de paix qu’il était opportun de le proclamer, d’autant plus que les réformes les plus urgentes : la fabrication des chassepots, un meilleur système de mobilisation, de nouveaux règlemens tactiques de l’artillerie et de la cavalerie, se seraient beaucoup mieux réalisées sans que le public y fût initié.
Bien que cette circulaire ne lui eût pas été communiquée, le roi de Prusse en exprima officiellement sa satisfaction. Il y retrouvait « cette sagesse et ces sentimens bienveilians pour la Prusse qu’il avait appris de longue date à apprécier chez l’Empereur, et qui lui permettaient de constater que le nouvel ordre de choses établi au centre de l’Europe n’était ni un péril ni un dommage pour la France. » Ces paroles confiantes n’étaient qu’un compliment. Le Roi et Bismarck n’oubliaient ni la demande de Mayence, ni la négociation belge toujours pendante : la circulaire leur parut une duplicité de plus. L’équivoque créée par une politique de demi-moyens, de convoitises transies, qui n’avait su être ni conquérante ni désintéressée, ne fut dissipée ni en France ni en Europe.
La révolution européenne de 1866 est maintenant terminée ; elle va produire insensiblement ses conséquences. M’arrêterai-je à rechercher, comme on dit, les responsabilités ? Je n’ai aucun goût pour ce genre de dissertation. J’ai exposé les faits aussi clairement et aussi impartialement que je l’ai pu. Au lecteur d’apprécier et de prononcer sur chacun. Une seule constatation me paraît indispensable à dégager : c’est qu’il n’y a aucun rapport fatal de dépendance entre la révolution opérée en Italie en 1859 et celle qui vient de se terminer en Allemagne. Pour l’Italie, asservie à des princes étrangers, la guerre avait fait passer un peuple du non-être à l’être, et l’Unité avait été le moyen et la garantie de l’indépendance. En Allemagne, la guerre n’avait pas créé une Unité déjà existante sous forme fédérative, elle avait seulement coupé une des deux têtes de cette Confédération. Elle n’avait pas non plus dégagé une indépendance déjà établie : elle en avait détruit plusieurs. Il y a, entre les principes engagés en Allemagne et en Italie les rapports des contraires aux contraires et non ceux d’une similitude. 1866 n’a point été l’œuvre et la consécration du principe des nationalités : sauf en Vénétie, c’en a été la défaite. Si les peuples du Hanovre, de Hesse, de Nassau, de Sleswig-Holstein, de Francfort eussent été consultés, ils auraient maintenu leur autonomie. C’est conquête et non nationalités qu’il faut inscrire au frontispice de l’œuvre prussienne.
La liberté n’est pas non plus responsable de l’événement. Il a été préparé, prémédité, conduit par des souverains investis d’un pouvoir personnel omnipotent et par des ministres irresponsables. Ni le Parlement français, ni le Parlement prussien ne l’eussent toléré. Notre Corps législatif, s’il avait eu devant lui des ministres responsables, les aurait obligés à s’opposer à une action commune de la Prusse et de l’Italie, ou les aurait renversés sur l’heure par une écrasante majorité. De même, en Prusse, les représentais du peuple, s’ils en avaient eu le pouvoir, eussent non moins énergiquement empêché la guerre contre l’Autriche, et Bismarck eût été remplacé par un pacifique.
Il ne serait pas vrai davantage de considérer les agrandissemens de la Prusse comme la conséquence inévitable de l’abandon du Danemark. De ce que l’on avait permis à la Prusse d’arracher des Allemands à l’oppression danoise, il n’en résultait pas qu’inévitablement la Prusse dût soumettre à la sienne d’autres Allemands ayant la volonté de rester indépendans. L’expédition contre le Danemark n’était pas l’absolution anticipée de celle contre Francfort, le Hanovre et la Hesse : elle en était la condamnation.
Les heures cruelles approchent ; nous allons entrer dans la voie douloureuse. A la pensée des amertumes qui nous y attendent, mon courage défaudrait, si je n’étais soutenu par la ferme conviction qu’aucune des idées généreuses dont la France a été le symbole et l’apôtre ne deviendra, pas plus qu’elles ne l’ont été jusqu’à présent, la cause des malheurs qui vont s’amonceler sur sa tête.
EMILE OLLIVIER.
- ↑ Entretiens littéraires.
- ↑ Correspondance.
- ↑ Lettre du 21 juillet 1866.
- ↑ Ce sont les paroles de M. Jules Delafosse dans son éloquente étude sur Napoléon III. Leur date est récente, mais elles reflètent avec véracité l’opinion d’une partie du monde bonapartiste en 1866.
- ↑ Lefebvre de Béhaine à Drouyn de Lhuys, 11 août 1866.
- ↑ Magne à l’Empereur, 20 juillet 1866.
- ↑ Prince Napoléon à l’Empereur, 14 juillet 1866.
- ↑ Ces affirmations de Randon, fondées sur des documens officiels incontestables, ont été confirmées par Trochu, qui n’est pas suspect de partialité à l’égard de l’Empire (Déposition dans l’enquête sur le 4 septembre) : « Si la Prusse avait eu sur ses derrières un corps de 80, de 70, de 60 000 hommes, si vous voulez, car ce chiffre n’a ici qu’une importance relative, entre Strasbourg et Metz, et les élémens de ce corps étaient sous la main en grosses masses à Lyon et à Paris, en petites masses à Metz, Strasbourg et Nancy, la Prusse ne pouvait pas entraîner toutes ses forces vers le Sud-Est, ayant sur sa frontière même cette grosse menace politique et militaire. »
- ↑ Le baron de Courcel à Emile Ollivier, 29 juillet 1902 : « Drouyn de Lhuys, au 3 juillet 1866, ne croyait pas encore la partie irrémédiablement perdue pour la France, si elle se décidait à agir vite et avec toute l’énergie nécessaire Vingt ans après, Bismarck m’a confirmé la justesse de cette vue, lorsqu’il me disait qu’il aurait suffi de jeter 15 000 soldats français sur la rive droite du Rhin pour rallier les troupes des princes allemands opposés à la Prusse et couper de sa base l’armée prussienne engagée au fond de la Bohême, en donnant à l’armée victorieuse de l’archiduc Albert le temps d’arriver à la rescousse. »
- ↑ Journal des Débats, 24 juin 1866.
- ↑ Revue des Deux Mondes du 15 avril 1866.
- ↑ Il n’a jamais dit : « Chacun chez soi, chacun pour soi ! »
- ↑ A M. Conti, 6 août 1866.
- ↑ Discours du 2 mai 1871.
- ↑ Govone à Visconti-Venosta, 12 août 1866. Bismarck, dans ses Mémoires, place cette conversation au printemps de 1866. Il y a là une transposition évidente de dates. Les rapports de Govone de cette époque, si consciencieux et si exacts, ne font nullement mention de cet incident et ils ne le placent qu’en août 1866. Les circonstances démontrent qu’il n’a pu se passer qu’à ce moment, car, dans les négociations qui précédèrent la guerre, Bismarck ne cessait de dire qu’il fallait avant tout marcher d’accord avec la France.
- ↑ De cette lettre, Benedetti n’a contesté qu’un mot : il n’avait pas donné la certitude, mais seulement l’espérance du succès.
- ↑ T. II, p. 61.
- ↑ Govone à Visconti-Venosta.
- ↑ Lettre particulière du 16 mai 1866.
- ↑ Mémoires, tome V, page 624.
- ↑ Juste, Congrès national en Belgique, t. I, p. 30.
- ↑ Bismarck. Discours du 26 octobre 1867.
- ↑ Discours du 5 décembre 1876.