La Politique modérée sous la restauration - Le Comte de Serre/02

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La Politique modérée sous la restauration - Le Comte de Serre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 549-580).
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LA
POLITIQUE MODEREE
SOUS LA RESTAURATION

LE COMTE DE SERRE.
II.[1]
DE SERRE ET LA POLITIQUE MODÉRÉE.

I. Correspondance du comte de Serre (1796-1825), annotée et publiée par son fils; 6 vol. in-8o, 1877. — II. Discours prononcés dans les chambres par le comte de Serre, 1815-1822 ; 2 vol. in-8o.

Un jour de l’été de 1818, M. Pasquier, qui était ministre, écrivait à De Serre, qui allait bientôt l’être à son tour : « En vérité, après nous être tirés des années qui viennent de s’écouler, il y aurait plus que du malheur à ne pas pouvoir marcher avec celles qui s’avancent. » A ne considérer que l’intérêt public, la raison, la nature des choses, cette confiance d’un esprit sensé et pratique n’était pas un vain optimisme. La restauration, sauvée des écueils de 1816, sortie, pour ainsi dire, des passes les plus dangereuses, semblait en mesure de tenir tête aux orages. Les partis cependant restaient en présence avec leurs haines, leurs ressentimens, leurs défiances, et entre ces partis inégalement puissans, également passionnés, la loi des élections apparaissait comme l’objet des plus prochains, des plus inévitables conflits.

Cette loi du 5 février 1817, présentée ou acceptée par M. Lainé, conçue en réalité par les doctrinaires dans la pensée de consacrer la prépondérance des classes moyennes, cette loi se résumait en trois points essentiels : le suffrage direct attaché au cens fixé par la charte, le scrutin de liste par département, et le renouvellement annuel par cinquième de la chambre. Telle qu’elle était, la loi du 5 février avait probablement dépassé les calculs de ceux qui l’avaient proposée ou votée; elle avait surtout l’inconvénient d’entretenir par le renouvellement annuel la fièvre dans le pays, l’instabilité et la mobilité des partis dans le parlement. La première expérience électorale de 1817, sans modifier sensiblement les conditions parlementaires, avait commencé à inspirer des doutes. Le second renouvellement du mois d’octobre 1818, en envoyant à la chambre quelques-uns des libéraux les plus accentués, excitait une sorte de panique dans le monde royaliste. Aussitôt on en venait à se demander si, par une série de renouvellemens annuels, il n’y aurait pas une heure où une majorité ennemie serait maîtresse de la chambre des députés. C’était le mot de M. de Wendel à De Serre, et le duc de Richelieu, qui, pendant ce temps, négociait à Aix-la-Chapelle la libération du territoire, qui mettait un zèle patriotique à rassurer l’Europe, à pallier les incohérences intérieures de la France, le duc de Richelieu n’était pas le moins troublé. Fier sans doute du succès de sa grande négociation nationale, mais ému, presque irrité des élections qui lui gâtaient son œuvre, il ne rentrait à Paris aux derniers jours de novembre 1818 que pour retrouver ses collègues agités eux-mêmes et partagés; il ajoutait par ses propres inquiétudes aux agitations du ministère. Sans le vouloir, par son arrivée, il donnait le signal d’une véritable crise de gouvernement, et c’est ainsi qu’en 1818, comme on l’a vu depuis dans des circonstances plus douloureuses encore, au moment où la plus grave question extérieure cessait de peser sur la France délivrée des occupations ennemies, la question intérieure éclatait ou renaissait dans toute sa vivacité!


I.

La situation à ce moment était aussi confuse que pénible. Seul peut-être, Louis XVIII gardait une sorte de sérénité supérieure. Il venait de recevoir en roi, aux Tuileries, les deux souverains de la Russie et de la Prusse, qui avaient quitté Aix-Ia-Chapelle pour lui faire une courte visite; il su flattait de les avoir conquis. Il considérait, — il l’a écrit lui-même, — « comme l’instant le plus heureux de sa vie » cette heure où, par les habiles négociations de son premier ministre, il pouvait enfin « voir le drapeau français flotter sur toutes les villes françaises. » Louis XVIII, tout entier à la joie patriotique de ce succès, ne s’affectait pas sérieusement de quelques élections qui avaient pu le contrarier, mais qui après tout laissaient intacte une immense majorité royaliste, et il ne voyait aucune raison de changer son ministère ou sa politique.

Autour du roi, au contraire, régnaient le trouble et l’incertitude. La loi du 5 février 1817 devait-elle être maintenue? serait-elle remaniée complètement ou partiellement, et si elle devait être modifiée, quelles réformes proposerait-on? après les élections récentes, le moment n’était-il pas venu de redresser la direction des affaires et de revenir dans une certaine mesure vers la droite? Ces questions compliquées, redevenues ardentes, passionnaient et divisaient les esprits. Au fond, c’était toujours la lutte de deux politiques. Plus que jamais sans doute, par le service qu’il venait de rendre, que le roi reconnaissait et dont ses collègues se plaisaient à lui faire honneur, le duc de Richelieu semblait rester l’homme de la situation. Tout le monde s’inclinait devant la prééminence du patriotisme utile et heureux. Quand on en venait aux choses pratiques, à un système de conduite devant les chambres, on ne s’entendait plus. Le président du conseil, dans ses velléités d’évolution royaliste, avait l’appui de M. Lainé, même de M. Mole. Le maréchal Gouvion Saint-Cyr, M. Decazes, M. Pasquier, sans se refuser à tout changement dans la loi des élections, voyaient du danger à soulever prématurément une question délicate, et ils admettaient beaucoup moins la nécessité d’un retour vers la droite qui ressemblerait à un désaveu de la politique du 5 septembre. Le ministère se trouvait partagé en deux camps. De là une crise laborieuse et obscure qui se déroulait un mois durant au milieu de toute sorte de péripéties intimes.

Évidemment le duc de Richelieu avait cédé à des impressions trop vives. Il avait cru trop aisément trouver des collègues disposés à le suivre dans une politique dont il ne se faisait pas lui-même une idée très exacte, et, une fois engagé dans cette voie, il se laissait entraîner à deux actes ou deux démarches qui aggravaient tout et compromettaient tout. Dès le début de la session, une intrigue que le président du conseil ne connaissait pas, mais qui avait été nouée précisément pour répondre à ses vœux secrets, portait au premier rang des candidats à la présidence de la chambre M. Ravez, à la place de De Serre, qui ne venait plus qu’au second rang. Le duc de Richelieu, flatté dans ses sentimens intimes, voyant dans la majorité donnée au premier candidat le signe d’une alliance possible avec la droite, se hâtait de soumettre au roi la nomination de M. Ravez sans prendre même l’avis du conseil. Une explosion de surprise répondait à cet acte, qui ressemblait à une rupture avec une fraction libérale de la chambre et qui atteignait quelques-uns des ministres eux-mêmes. De Serre, quant à lui, avait prévu cette tentative d’exclusion. Il se défendait de toute amertume, surtout à l’égard de M. de Richelieu, qu’il savait au-dessus de l’intrigue. Il ressentait cependant le coup, qui du reste ne le frappait pas seul, et au courant de ces journées d’agitation parlementaire, ministérielle, il écrivait à sa femme demeurée le la campagne, à Aulnay : « J’ai beaucoup à me louer de M. Decazes, quoique je ne l’aie pas vu. La cabale contraire était si violente que sans lui je ne serais pas sorti candidat au premier tour de scrutin. C’est jusqu’ici sa défaite comme la mienne. Patience, petite, la victoire est journalière et elle aime le courage. Que l’ordre actuel se maintienne, je n’en demande pas davantage. S’il devait périr, heureux alors ceux dont la responsabilité aura été la moindre... — Le maréchal Saint-Cyr et la maréchale sont parfaits pour nous; le baron Louis et nos amis de même. Sois convaincue que c’est honorablement que nous tombons. Tout est ici dans un grand ferment!.. » Trois jours après, il ajoutait : « J’ai beaucoup réfléchi sur ma conduite dans ces circonstances et me suis convaincu que le plus grand calme, l’absence de toute irritation, le seul souci de l’intérêt du pays étaient dans les convenances, dans mes devoirs et mon caractère... » L’exclusion de De Serre avait pour conséquence immédiate la formation d’un groupe nouveau dans la chambre, la « réunion Ternaux, » où se rencontraient tous les anciens modérés.

A mesure que la crise se déroulait, le duc de Richelieu commettait une méprise bien plus grave encore. Il allait jusqu’à demander et même imposer au roi, non-seulement l’exclusion de M. Decazes du ministère, mais son exil dans une ambassade lointaine, à Saint-Pétersbourg. C’était ce que M. Lainé appelait une mesure « impériale, » ce qu’il aurait appelé un a oukase » s’il l’avait osé. M. Decazes recevait sans discuter cette communication, que Louis XVIII lui faisait avec des larmes, et il offrait de partir au premier ordre. Le duc de Richelieu avait dépassé visiblement la mesure. Il n’obéissait assurément ni à un goût immodéré et jaloux de domination ni à des animosités personnelles. Il ne restait au pouvoir et il n’acceptait de reconstituer le ministère que par dévouement; il aimait et estimait M. Decazes, et même en se croyant obligé de l’exiler il lui témoignait les sympathies les plus sincères. Sans le savoir, il cédait à des suggestions de coterie; il subissait la tyrannie des défiances et des antipathies de la droite, dont il recherchait l’alliance. Peut-être aussi croyait-il que, ne pouvant plus avoir M. Decazes pour collègue, il ne réussirait pas à former un ministère tant que le favori du roi serait à Paris. Ce galant homme aux intentions si droites, si bien fait pour en imposer à la diplomatie, avait peu d’expérience des choses intérieures. Il ne voyait pas qu’en quelques jours il s’était rendu tout impossible. Malgré ses condescendances pour la droite, il ne voulait pas lui sacrifier entièrement la politique de modération à laquelle il avait attaché son nom, et pour cette alliance décevante autant qu’onéreuse il s’était aliéné les libéraux. En livrant De Serre, il avait laissé atteindre dans son importance un homme qui s’était illustré à la tête de la chambre, qui avait été jusque-là, par l’éclat du talent et par son libéralisme monarchique, une des forces de la restauration. En frappant M. Decazes, il avait risqué de blesser le roi dans ses sentimens, un peu dans sa dignité, et il avait fait d’un ministre menacé de disgrâce un ministre populaire. Que lui restait-il? Vainement il assemblait des noms disparates, M. de Villèle et M. Mollien, M. Siméon et M. de Lauriston : il ne tardait pas à se sentir impuissant, découragé. Il ne demandait plus qu’à s’effacer, renonçant à la mission qu’il avait acceptée, suppliant lui-même M. Decazes de rester, d’aider le roi à former un cabinet.

C’est ce qui arrivait en effet, de sorte que cette crise, au lieu de finir par un succès de réaction, par une déviation de la politique modérée, se dénouait au profit de cette politique et des hommes qui l’avaient soutenue, qui avaient failli disparaître. M. Decazes ne cessait d’avoir l’exil de Pétersbourg en perspective que pour prendre le ministère de l’intérieur à la place du ministère de la police désormais supprimé. De Serre, le vaincu du scrutin de la présidence de la chambre, se relevait garde des sceaux. Le maréchal Gouvion Saint-Cyr, le vigoureux réorganisateur de l’armée détesté des « ultras, » restait plus que jamais au ministère de la guerre; le baron Louis entrait aux finances, et tous consentaient à se placer sous la présidence d’un militaire, homme d’esprit et de ressources, à qui on n’avait songé qu’à la dernière extrémité, presque par hasard, en feuilletant un almanach royal, — l’ancien chef d’état-major de Moreau, le combattant de Hohenlinden, le général marquis Dessoles.

La crise avait commencé comme un imbroglio de parlement et de cour; elle finissait par un coup de théâtre qui laissait M. de Richelieu hors du ministère. Comédie éternelle de la petitesse et de l’ingratitude des partis! La veille encore, le duc de Richelieu était considéré comme le premier personnage public, sans lequel rien ne semblait possible; lorsque peu de jours après, sous l’inspiration et avec l’énergique appui des nouveaux ministres, un homme de bien, M. Benjamin Delessert, proposait d’assurer une dotation d’une rente annuelle de 50,000 francs à celui qui venait de délivrer la France des occupations étrangères, cette proposition ne rencontrait que mauvaise grâce dans la chambre. Les « ultras » ne pardonnaient pas à l’ancien président du conseil l’ordonnance du 5 septembre et sa modération; quelques-uns des libéraux ne lui pardonnaient pas ses tentatives récentes de retour vers la droite. Les uns et les autres, oubliant la libération du territoire, se liguaient tristement pour diminuer la majorité dans le vote de la modeste rémunération nationale due à celui qui, après avoir rendu un éclatant service, sortait pauvre du pouvoir. Le duc de Richelieu avait le droit de se sentir offensé; de Bordeaux, où il se trouvait, il écrivait aussitôt à M. Decazes, avec qui il avait gardé malgré tout les meilleurs rapports : (c Vous me connaissez assez pour croire sans peine que j’eusse préféré un petit bout de remercîment, voté à l’unanimité, à tout l’argent du monde arraché par une faible majorité... » et il faisait don aux pauvres de Bordeaux d’une dotation marchandée! L’ombre de M. de Richelieu absent et blessé pesait sur la situation nouvelle, sur le gouvernement, qui n’avait pu rien empêcher. C’était la faiblesse du ministère du 29 décembre 1818. La force du cabinet nouveau ou, si l’on veut, son caractère avait été de sortir de la crise la plus confuse comme l’affirmation vivante de la pensée du 5 septembre. C’était plus que jamais le ministère de la politique modérée par le maintien de la loi des élections, par un système nécessaire de conciliation et d’extension libérale. Dans cette administration naissante, M. Decazes, sans avoir la présidence, restait visiblement, sous le général Dessoles, le chef réel, garant de la faveur du roi, fort de son habile dextérité dans le maniement des affaires, dans les négociations avec les hommes et les partis. Il étendait son action dans le centre droit et même vers les régions les plus tempérées de la droite. De Serre, lui, formait le lien avec le centre gauche, avec les libéraux. C’était le courage impétueux dans le parlement, la voix éloquente du ministère, la force vive et entraînante du conseil.

Il arrivait au pouvoir sans brigue et sans vaine diplomatie, passionné pour le bien, mûri par la réflexion comme par les luttes de tribune, impatient de servir sa cause et ayant à prouver qu’il pouvait être le premier au gouvernement comme dans la chambre. Il avait déjà des relations de confiance avec quelques-uns de ses collègues, le maréchal Gouvion Saint-Cyr, le baron Louis, qui étaient, comme lui, des Lorrains. Il connaissait aussi le général Dessoles. Lorsque, dans l’été de 1818, il avait laissé sa femme à la campagne à Aulnay, il lui écrivait : « Autant que je m’oriente, tu ne serais pas très loin du général Dessoles. Lui, sa femme et sa fille sont simples et très bien. Il est considéré de tous les bords, homme sage et d’un excellent esprit, et je lui crois quelque attachement pour moi... » S’il n’avait pas eu jusque-là des habitudes d’intimité avec M. Decazes, il ne tardait pas à s’engager dans une vive liaison avec le ministre de l’intérieur; ces deux hommes s’attachaient promptement l’un à l’autre, et, par la différence même de leur esprit, de leur caractère, ils se complétaient dans l’action.

De Serre, à la vérité, avait un peu étonné et peut-être un peu froissé au premier moment Royer-Collard en se décidant à entrer au ministère sans trop consulter ses amis; mais de ce côté il restait toujours le grand espoir, il pouvait passer pour le plus brillant représentant des doctrinaires au gouvernement, et par le fait le cabinet était la victoire de cette fraction des libéraux royalistes plus encore que de tout autre parti. Avec les nouveaux ministres, M. Guizot, M. Villemain, M. de Barante, avaient de grandes directions au ministère de l’intérieur, aux beaux-arts, aux finances. Camille Jordan était au conseil d’état. Dans son désir de rallier les hommes jeunes du monde libéral. De Serre avait eu même un instant l’idée de faire un sous-secrétaire d’état d’un avocat déjà renommé alors, illustré depuis par ses versatilités autant que par ses talens, Dupin, le défenseur du maréchal Ney. Dupin hésitait, puis finissait par refuser, et il s’exposait à recevoir du garde des sceaux ces paroles, dont une longue carrière a fait une haute et prophétique ironie : « Je comprends qu’après tant de naufrages il faut une vocation toute particulière pour s’engager dans la voie des périls et des sacrifices. » M. Dupin n’eut jamais en effet la vocation des sacrifices et des naufrages! En définitive, avec les doctrinaires qui lui restaient, De Serre avait autour de lui un bataillon d’élite, un peu raisonneur, un peu exigeant peut-être, mais brillant d’intelligence, disposé à le servir par le conseil, par la presse, et M. Guizot, en lieutenant impatient, d’importance, avec le ton d’un censeur familier, ne craignait pas d’aiguillonner dès les premiers temps le cabinet et le garde des sceaux. « Il faut absolument que vous parliez demain, écrivait-il un jour à De Serre ;... tout le monde s’étonne et tout le monde a raison. On se demande si le ministère est donc paralysé, muet, mort, et en effet il en a l’air. C’est à vous de ne pas souffrir qu’il ait un seul instant cette fausse apparence... Vous seul pouvez et vous devez. Je vous proteste que cela est grave... Pour Dieu, ne dormez pas sur le banc des ministres. Soyez sûr que ce n’est pas seulement pour faire des tragédies qu’il faut avoir le diable au corps... » M. Guizot en parlait un peu à l’aise; l’auxiliaire, si M. Guizot a été jamais un auxiliaire, dictait son rôle au chef de file. Le ministère n’était en réalité ni paralysé ni mort; il avait seulement à chercher sa voie, à mesurer sa marche sous le feu des oppositions extrêmes qui l’épiaient dès la première heure et à montrer qu’il pouvait être, comme il le voulait, même sans M. de Richelieu, le gouvernement de modération libérale dont la restauration avait besoin pour vivre. Le garde des sceaux particulièrement était homme à ne point s’engager à demi, à ne décliner ni les obligations du pouvoir ni les nécessités de la lutte dans la carrière nouvelle où il entrait.


II.

Ce ministère du 29 décembre 1818, qui a duré une année, — une année de combats et d’épreuves, — a été une des expériences les plus brillantes, une des tentatives les plus originales pour fixer la monarchie constitutionnelle dans des conditions modérées. La destinée du ministère était naturellement d’avoir affaire à toutes les oppositions extrêmes, et d’abord aux « ultras » d’autant plus exaspérés qu’ils avaient cru toucher au succès dans cette crise où le duc de Richelieu venait de disparaître. Les royalistes furieux ne pardonnaient un instant aux nouveaux ministres que parce qu’aucun d’eux ne portait, selon le langage des partis, « la tache des cent jours. » Les colères ne restaient pas longtemps suspendues. La guerre éclatait presque aussitôt à propos de deux incidens qui forçaient le cabinet à prendre position, en montrant du premier coup la place et le rôle actif que De Serre allait avoir dans le gouvernement, dans les affaires de la restauration.

Le premier de ces incidens naissait d’une simple discussion de finances. Le baron Louis, homme de probité et de régularité, avait tenu dès son avènement à en finir avec une question qui troublait son esprit correct. Depuis la restauration, on n’avait vécu que de douzièmes provisoires, le budget n’avait pu jamais être voté que sommairement et par fractions, au détriment des intérêts les plus sérieux. Le temps avait toujours manqué pour une discussion utile avec l’année financière commençant au 1er janvier. Le baron Louis, dans la pensée d’assurer le présent et de régulariser l’avenir, avait proposé une combinaison nouvelle de l’année financière qui nécessitait, pour une seule fois, le vote d’un budget de dix-huit mois. Ici, à la vérité, on se heurtait à la charte, qui n’avait prévu qu’un budget annuel. D’un autre côté, ce qui se passait depuis le commencement du règne n’était pas moins irrégulier et devenait à peu près inévitable. Il s’agissait donc de concilier deux impossibilités apparentes par une mesure temporaire qui ne compromettait rien, qui préparait au contraire la régularité définitive et permanente.

Au fond c’était une simple question de bonne foi; mais les finances disparaissaient, la politique seule restait avec ses excitations, et la droite, passionnée tout à coup pour les garanties constitutionnelles, s’armait de la charte contre un gouvernement à qui elle feignait d’attribuer des préméditations d’attentat. M. de La Bourdonnaye, l’âpre et violent tribun des réactions de 1815, toujours le premier dans la mêlée, ne voyait partout que ruine, oppression et arbitraire. Il accusait les ministres de « semer l’inquiétude dans la garde et la division dans l’armée, » — ce qui allait droit au maréchal Saint-Cyr, — de « désorganiser l’administration, » — ce qui était pour M. Decazes, — de jeter « le désordre dans les finances pour favoriser les agioteurs et les capitalistes étrangers, » — ce qui avait trait, aux derniers emprunts négociés pour la libération du territoire-M. de La Bourdonnaye donnait le signal, tout le parti suivait, et M. de Villèle lui-même, tout avisé qu’il fût, ne se défendait pas de ces excès. Il voyait dans une première violation de la charte le prélude de toutes les violations, il évoquait les souvenirs de brumaire, il se laissait aller à dire : « Lorsque Bonaparte, à la tête de quelques soldats, vint disperser les membres du conseil des cinq-cents, ceux-ci invoquaient les droits qu’ils tenaient de la constitution ; il leur répondit : — Vous l’avez violée! — Craignez pour vous-mêmes cette foudroyante réponse. » Ces exagérations peu sincères sur un point de légalité constitutionnelle ne laissaient pas d’éveiller chez bien des esprits droits des scrupules qui font honneur au temps: depuis nous en avons vu bien d’autres!

C’est précisément à cette occasion que M. Guizot stimulait l’ardeur du ministère naissant et du garde des sceaux. Le baron Louis, plus habile financier qu’orateur, n’était pas homme à se défendre; seul De Serre « pouvait, » selon le mot de M. Guizot, et il n’avait guère besoin d’être stimulé. Une fois la lutte engagée avec ce caractère politique, De Serre se jetait à son tour dans la mêlée avec ce don d’improvisation nerveuse qui faisait sa force. Il reprenait cette question de finances, qu’il dégageait de toute obscurité en vrai homme d’affaires supérieur, et, s’animant par degrés, saisissant corps à corps ses adversaires, M. de La Bourdonnaye, M. de Villèle, dévoilant leur tactique, relevant tous ces défis de l’esprit de parti, il répliquait d’un ton d’autorité véhémente :


« Croyez-le, messieurs, c’est à des signes certains que l’on reconnaît les vrais amis de la charte, les hommes vraiment constitutionnels. On ne les voit point, pharisiens nouveaux, se contenter d’un culte purement extérieur, et, la charte sur les lèvres, élever des scrupules et de subtiles querelles sur des syllabes, des points et des virgules, tandis qu’au gré de leurs passions ou de leurs intérêts ils violent sans pu leur les préceptes les plus essentiels de la loi. Aimer et pratiquer la charte, c’est protéger, c’est défendre les droits, les intérêts, les libertés publiques que la charte a reconnus et garantis; c’est combattre tous ceux qui voudraient les inquiéter, les menacer ou les flétrir. Aimer la charte, c’est chercher, non dans de vains simulacres, mais dans la franchise et la réalité de ses institutions, la pleine sécurité de nos droits, de nos intérêts et de nos libertés. Aimons ainsi la charte, fondons sur elle le trône dont elle est descendue; que la France entière, à notre exemple, se pénètre de son esprit, et nous ne craindrons ni les soldats impies, ni les insolentes paroles dont on nous a menacés... Non, et vous le savez bien, le gouvernement ne sème la division nulle part, ni dans la garde ni dans l’armée; mais il maintient, il maintiendra dans l’une comme dans l’autre le respect des lois, la sévérité de la discipline... Non, et vous le savez bien encore, le ministère ne favorise pas l’agiotage ; mais il oserait peut-être penser que, lorsqu’on a vu, après bien des craintes, dans quelles mains venait se reposer le pouvoir, la confiance publique s’est ranimée... Vous le savez bien aussi, le ministère ne cherche point à troubler la nation. Vous ne pouvez lui imputer tous les actes arbitraires, les atteintes à la liberté individuelle ou à d’autres libertés, dont vous réveillez avec tant d’imprudence le souvenir. Sa première sollicitude, c’est de réparer promptement les maux causés par une trop funeste influence, maux trop souvent irréparables! Voilà les difficultés contre lesquelles il lui faut lutter. Je ne crains pas de le dire, personne ne redoute plus que lui les attentats à la liberté publique... »


Tout portait coup dans ce langage si nouveau. Ces allusions vengeresses à 1815, cette loyauté de libéralisme, trouvaient un écho dans les tribunes, qui éclataient en applaudissemens. De Serre avait enlevé la victoire et pris position pour le ministère dès le premier pas.

L’autre incident, qui pour un début n’était pas une épreuve moins sérieuse, venait de la chambre des pairs et d’une motion faite par un homme grave, respecté, M. Barthélémy, l’ancien membre du directoire, l’ancien proscrit du 18 fructidor. M. Barthélémy avait proposé une « adresse au roi » pour provoquer « dans l’organisation des collèges électoraux les modifications dont la nécessité pourrait paraître indispensable. » Le drapeau qu’on avait cru un moment abattu se relevait. La pensée d’une réforme de la loi des élections avait survécu à M. de Richelieu, et allait se retrancher au Luxembourg comme dans une forteresse. La proposition de M. Barthélémy avait pour elle la majorité des pairs, la droite de l’autre assemblée, la faveur et les excitations de la petite cour agitée et agitatrice du comte d’Artois; elle avait contre elle l’opinion, le roi lui-même, le cabinet, les modérés du parlement. La chambre des pairs voulait que la loi des élections fût modifiée, la chambre des députés voulait que la loi restât intacte, — et le ministère était né pour la maintenir. Le drame s’engageait vivement. « Les partis sont en présence, écrivait un matin De Serre à M. Decazes, et dans cette position tout mouvement qui sort du plan de campagne général est dangereux. » Le garde des sceaux, quant à lui, n’hésitait pas à revenir au combat, accentuant de plus en plus la politique ministérielle. « De quelques prétextes frivoles que se soit enveloppée l’attaque dirigée contre la loi des élections, disait-il pour détourner une intervention prématurée de la chambre des députés, — le gouvernement a reconnu dans sa marche, dans ses appuis, un acte d’hostilité violent contre lui, contre les intérêts nationaux, et c’est un honneur au ministère du roi que, pour arriver à lui, ses adversaires n’aient pas trouvé de route plus sûre que d’attaquer de front les intérêts les plus chers au pays. Nous en serons les premiers et les plus constans défenseurs, et sur ce point ni le roi ni ses ministres n’ont besoin d’être provoqués. » Peu de jours après, dans un comité secret, il se retrouvait en face de M. de Villèle, de M. Corbière, de M. Lainé, lui-même embarrassé de se trouver parmi les agresseurs ou les censeurs de sa propre loi, et De Serre relevait toutes ces attaques dans un de ses plus éclatans discours, qu’il couronnait par cet énergique appel : « Je pose dans son expression la plus simple la question que vous allez décider. La France sera-t-elle livrée ou non à la domination des partis? La France repousse cette domination, elle n’en attend qu’oppression, honte et calamités. Prêt à les combattre tous, le gouvernement du roi réclame votre secours pour les vaincre, et il ne l’aura pas réclamé en vain... » De Serre avait eu Royer-Collard pour auxiliaire dans cette lutte nouvelle.

La difficulté n’était pas dans la chambre des députés, dont le garde des sceaux réclamait le secours; elle restait toujours dans la chambre des pairs où l’hostilité se déclarait et s’aggravait non-seulement par le vote de la proposition de M. Barthélémy, mais par le refus de la loi financière. Il fallait trancher le nœud. Alors le ministère, soutenu par le roi, se décidait à un acte hardi, à une promotion extraordinaire de soixante pairs. L’enfantement ne laissait pas d’être laborieux. — « Vingt-quatre pairs eut été adoptés hier soir, plusieurs un peu bien pâles, écrivait De Serre à Royer-Collard; demain nous tâcherons d’en obtenir quelques-uns plus significatifs. Quelle misère, quelle contradiction, mon cher ami, d’être si près du pouvoir, d’en sentir le besoin extrême, le devoir, et d’être contenu dans l’inaction! » L’acte pouvait avoir été dur à conquérir et ressembler à un expédient de circonstance pour déplacer la majorité d’une assemblée; il était certainement hardi en lui-même, et il l’était surtout par le choix des nouveaux pairs. A côté de ceux qui avaient été éliminés après les cent jours pour s’être ralliés à Napoléon et que le roi rappelait à la pairie, — Suchet, Mortier, Moncey, Lacépède, — figuraient des hommes comme Davout, Jourdan, M. Daru, M. Mollien, M. Portalis, M. Chaptal, M. de Laforest, M. Mounier, M. de Barante. Ces soixante pairs, dont le nom révoltait les vieux ducs et la cour du comte d’Artois, représentaient une élite des classes nouvelles créées par la révolution, et lorsque dès le lendemain les « ultras, » exaspérés, cherchaient dans cette promotion une arme de plus contre le gouvernement. De Serre pouvait dire avec la hauteur de sa raison : « Accroître l’importance, le lustre de la chambre héréditaire, la mettre dans une heureuse et plus intime harmonie avec la France actuelle, reconnaître de grands et honorables services, assurer au trône, comme à toutes les autres institutions, de nouveaux défenseurs; enfin répondre par des effets à ces paroles d’union et d’oubli que, sous l’inspiration du monarque, un noble fils de France (le duc d’Angoulême) a répandues dans les provinces, voilà les motifs d’une mesure qui a raffermi la confiance et fait croire à la stabilité... » C’était au moins une manière de relever la signification de la mesure.

On avait raison des pairs comme des « ultras » de la chambre des députés, de sorte qu’en fin de compte ces incidens, suscités par l’esprit d’hostilité pour être l’embarras du ministère, n’avaient d’autre effet que d’accentuer plus vivement sa position entre les partis, le caractère et la direction de sa politique. Et à cette époque aussi, comme dans des temps plus récens, il y avait au milieu des plus sérieux conflits d’opinions et de systèmes ce qu’on appelait la question des fonctionnaires. Rien n’est nouveau, ni l’esprit de parti ni l’ardeur des animosités ou des compétitions personnelles. En 1819, c’étaient les royalistes, Chateaubriand en tête, qui s’étonnaient et s’indignaient en comptant chaque jour les destitutions ou les déplacemens des préfets, des conseillers d’état, des magistrats, des officiers, punis, assuraient-ils, pour leur dévoûment à la cause royale. Ils accusaient le ministère de confier la garde de la monarchie à ceux qui l’avaient trahie et qui la trahiraient encore, à des fonctionnaires des cent jours et de la révolution, — comme si un gouvernement pouvait être servi par d’autres que par ses amis de naissance, par ses séides passionnés et jaloux! Il est vrai que, d’un autre côté, les libéraux accusaient à leur tour le cabinet de ne pas destituer assez, de ne pas donner assez d’emplois à ses alliés de la gauche, de laisser en fonction trop d’ultras ennemis des institutions. Un journal aux tendances républicaines, le Censeur, avait seul le courage d’avouer qu’il y avait des questions plus sérieuses, et seul il osait ajouter : « Depuis le changement du ministère, les libéraux de circonstance obstruent toutes les avenues du gouvernement. La réforme qui leur paraît la plus utile, c’est que les ultra-royalistes soient exclus des places, et que l’argent de la patrie soit distribué de préférence aux patriotes! » Le ministère se servait sans doute de ce levier toujours puissant des fonctions publiques; il s’en servait après tout en pouvoir modéré, poursuivant dans ses choix comme dans ses actes une œuvre de fusion et d’éclectisme libéral, s’efforçant de rallier à la monarchie constitutionnelle les intérêts nouveaux, les hommes qui ne passaient pas pour irréconciliables. C’était toute sa politique.

Nul plus que le garde des sceaux ne mettait de sincérité et de feu à la réalisation de cette pensée ministérielle. De Serre la défendait dans le parlement, dans les conseils; il s’en inspirait dans son administration. Il avait avec M. Bellart, le fougueux procureur général de Paris, des altercations intimes dont ses lettres révèlent aujourd’hui la vivacité, et il avait quelque peine à réprimer les excès de zèle de ce chef de parquet qui prétendait exercer un droit direct de poursuite politique malgré ses ordres, qui ne s’inclinait qu’en lui écrivant : « Je désire ne pas laisser votre grandeur se méprendre sur la nature de mon silence; il est de respect, non de conviction. » De Serre ne destituait pas M. Bellart, il ne craignait pas de lui parler avec sévérité et de le contenir. Par une circulaire d’un vrai chef de la justice, il s’efforçait de faire pénétrer dans la magistrature un esprit aussi élevé que nouveau d’équité et d’impartialité. Il entrait vivement, passionnément, par la parole comme par l’action, sous toutes les formes, dans l’œuvre commune du gouvernement; mais ce qui est resté surtout l’expression originale et ineffaçable de son initiative au pouvoir, ce qui était le mieux fait pour donner au ministère sa couleur libérale, c’est la législation sur la presse qu’il proposait peu après son entrée à la chancellerie, dont il obtenait bientôt le vote et la sanction. Cette législation avait été préparée dans une commission où entraient M. Royer-Collard, le duc de Broglie, M. Cuvier, M. de Barante, M. Guizot; elle avait été mûrie et coordonnée par le garde des sceaux lui-même, qui avait surtout le courage d’en accepter le fardeau. Le jour où la discussion commençait, au mois d’avril, Royer-Collard lui écrivait le soir : « Je suis venu de chez moi pour vous voir et vous embrasser. Vous m’avez ravi ! vous devriez bien venir dîner demain, nous causerions de la suite de la loi. » Et De Serre répondait aussitôt : « Il en est de votre suffrage comme de votre amitié; je n’en connais point auxquels j’attache plus de prix. » Rien ne pouvait mieux mettre d’accord ces esprits libéraux.

L’œuvre, en effet, était le fruit d’une pensée réfléchie et sérieusement politique. Jusque-là, depuis la restauration, je ne parle pas de l’empire, la manifestation des opinions n’avait cessé d’avoir pour mesure l’intérêt, la raison d’état du moment ou une tolérance intermittente. La presse avait vécu sous un régime d’exception, sous l’arbitraire administratif, et Chateaubriand lui-même, pour un passage de son livre de la Monarchie selon la charte, n’avait pu échapper à la censure. L’idée, les conditions essentielles d’une légalité protectrice n’apparaissaient que confusément et obscurément. Tous les projets présentés pour réaliser les promesses de 1814 avaient été arrêtés en chemin. Le problème restait tout entier. De Serre se proposait hardiment de le résoudre par trois lois qui formaient une sorte de charte de la presse, complément du droit constitutionnel de la France.

Tout se coordonnait dans cette législation fondée sur le principe qu’il n’y avait point, à proprement parler, de délits d’opinion et de presse, qu’il n’y avait que des crimes et des délits de l’ordre commun provoqués ou commis par les discours publics, les écrits, les imprimés, les gravures, les dessins vendus ou distribués. « La presse, disait De Serre, rentre dans le droit commun comme tout autre instrument d’action, et en y rentrant elle ne rencontre aucune faveur qui lui soit propre, aucune hostilité qui lui soit particulière. » Des trois lois conçues et proposées par le garde des sceaux, la première avait pour objet de définir la mesure de participation aux délits et aux crimes, les offenses au roi, l’outrage à la morale publique, la diffamation, et de fixer les pénalités; la seconde précisait les formes de procédure et le caractère de la juridiction appelée à prononcer: la troisième avait trait aux conditions particulières dans lesquelles pouvait s’exercer le droit de publier les journaux. La nouveauté de cet ensemble législatif était de substituer pour les journaux un système de garanties matérielles, de responsabilités personnelles aux procédés préventifs, de créer pour les écrits un régime régulier et d’introduire le jury dans les affaires de la presse. Qui croirait cependant que libéraux extrêmes et ultra-royalistes se liguaient aussitôt pour représenter cette législation « comme le dernier effort du despotisme aux abois, comme une insulte au bon sens public et à la dignité des chambres? » De Serre avait certes le droit de répondre avec une vivacité confiante : « On veut vous faire regarder ces lois comme très restrictives si ce n’est comme destructives de la liberté de la presse; j’ose dire au contraire qu’elles la fonderont. » Il avait raison de croire qu’il accomplissait une œuvre libérale, et la discussion même, — une des discussions les plus sérieuses, les plus brillantes qui se soient déroulées dans nos parlemens, — ne faisait que rehausser le libéralisme de la législation et de l’auteur des lois.

La plupart des questions qui depuis se sont reproduites si souvent étaient déjà agitées par ces généreux esprits qui les tranchaient en toute indépendance, sans se laisser arrêter par ceux qui s’effrayaient de cette émancipation de la presse ou par ceux qui réclamaient la liberté illimitée. Sur trois ou quatre points éternellement contestés, les plus belles lumières jaillissaient de ce débat.

Lorsque des hommes scrupuleux, craintifs, essayaient d’introduire parmi les délits, à côté de « l’outrage à la morale publique, » l’outrage « à la religion, » De Serre se livrait à l’analyse la plus profonde, la plus animée des conditions nouvelles créées par la liberté de conscience, des droits respectifs de la société civile et de la société religieuse. Il déclarait résolument que « la liberté n’était pas moins nécessaire au perfectionnement moral et religieux des peuples qu’à leur perfectionnement politique. » Il montrait le danger d’une religion « armée du glaive des lois, » de cette prétendue protection qui n’a jamais été qu’impuissante ou oppressive. — « Et qui est l’homme, s’écriait-il dans un mouvement d’éloquence, qui est l’homme, cet être faible et passionné, pour offrir au Tout-Puissant le secours de son bras? Veut-il donc s’emparer de sa force ou lui prêter ses faiblesses? Cette vaine présomption ne s’est déjà que trop montrée dans les siècles passés, et l’histoire nous enseigne, dans des pages sanglantes, quels en ont été les funestes résultats. Est-ce dans ces voies que nous voulons suivre nos devanciers? ou croit-on qu’il n’y ait plus parmi nous d’esprit de parti capable de venger sa querelle en affectant de prendre en main celle de la religion? Et qui nous répondra de l’avenir? et qui même du présent?.. » — Lorsqu’on s’efforçait de mettre en doute l’autorité, l’intelligence, l’impartialité du jury, De Serre le défendait en trouvant le moyen d’être nouveau, et il ajoutait : « Quant à l’esprit de parti, malheureusement personne n’est à l’abri de son action, et si vous ne pouvez y soustraire absolument les jurés, le privilège qui leur est refusé ne sera pas accordé davantage aux magistrats; mais du moins, si l’on n’évite pas toujours un jury partial, il n’en résulte que le malheur d’un mauvais jugement. Au contraire, si l’esprit de parti s’est introduit dans une compagnie, dans un tribunal, on ne peut l’en bannir. Les juges inamovibles sont des juges nécessaires. La règle du jugement se trouve alors faussée, elle est faussée pour toujours et pour toutes les affaires. Considération décisive en faveur du jury! » — Lorsqu’à propos de la diffamation on prétendait assurer aux fonctionnaires, en même temps que l’inviolabilité de la vie privée, l’inviolabilité des actes publics, le garde des sceaux repoussait ce privilège en disant : « Eh quoi! demanderait-on qu’en France, dans cette vieille terre de la franchise et de la sincérité, il fût interdit aux Français, à vous-mêmes, de dire la vérité sur les actes publics des hommes publics? J’avoue que j’ai plus que de l’embarras, j’éprouve une sorte de pudeur en agitant cette question. » Chacun de ces discours enlevait un vote.

C’est au courant de cette discussion qu’éclatait un jour en pleine séance un dramatique incident d’improvisation. Le garde des sceaux, amené à parler du danger des agitations factices d’opinions, des pressions extérieures sur les chambres, se laissait aller à dire que dans les assemblées délibérantes de la France, « sous quelques funestes auspices qu’elles eussent été réunies, » il y avait eu une «majorité presque toujours saine. » — Quoi! même la convention! s’écriait d’une voix vibrante M. de La Bourdonnaye. — Oui, monsieur, ripostait De Serre, oui, même la convention. Si la convention n’eût pas voté sous les poignards, la France n’aurait pas eu à gémir du plus épouvantable des crimes... — Aussitôt une émotion violente s’emparait de la chambre. Aux applaudissemens de la gauche et des tribunes répondaient les murmures et les protestations de la droite. On ne comprenait pas au premier instant ce qu’il y avait de profondément conservateur dans une parole qui rejetait sur une minorité de factions déchaînées et tyranniques le meurtre de Louis XVI. De Serre avait de ces éclairs comme il avait ses hardiesses de législateur, et, sans se laisser détourner de son but par une diversion émouvante, il restait sur la brèche, tenant tête à toutes les oppositions. Il arrivait à conquérir ses lois dans la chambre des députés, puis dans la chambre des pairs, où il recommençait le combat avec d’inépuisables ressources de talent.

Au feu de ces débats et de ces luttes, De Serre avait singulièrement et rapidement grandi, d’autant plus qu’il avait été peu secouru par ses collègues. Il avait livré la bataille à peu près sans eux, avec l’aide de son émule en éloquence, Royer-Collard. Seul il avait représenté le ministère, et il avait assez réussi pour inspirer à ses amis, pleins d’orgueil, cette idée que par lui le problème du régime parlementaire, du gouvernement avec les chambres et par les chambres, était résolu; mais qu’on ne s’y trompe pas, en déployant l’art d’un parlementaire éprouvé, le libéralisme le plus sérieux, le plus réfléchi, il n’entendait pas subir des influences de révolution, et il le prouvait peu après. Le jour où s’élevait dans la chambre une discussion peu opportune sur des pétitions réclamant impérieusement le rappel des régicides, il se raidissait sous l’aiguillon, repoussant avec une impétueuse énergie cette sommation. De Serre, par le fait, avait été opposé, comme Louis XVIII lui-même, à la loi qui avait frappé de bannissement les régicides en 1816. Maintenant la loi existait : cette agitation de pétitions lui apparaissait comme une revanche révolutionnaire de l’esprit de parti. Des mesures de clémence, des atténuations, des grâces que le roi ne ménageait pas, soit; une amnistie légale imposée au roi, un « acte solennel » rappelant et réhabilitant en quelque sorte les régicides, il le déclarait, — « jamais! » Ce mot, retentissant du haut de la tribune, renouvelait les émotions de la chambre, en remettant toutes les passions aux prises. Il pouvait être imprudent, de même que dans un autre sens le mot prononcé par le garde des sceaux un mois auparavant sur la convention avait été appelé malheureux. Est-ce à dire que ce jamais fût le cri de la colère, d’une politique sans pitié ? Il n’avait nullement cette signification, pas plus que le mot sur la convention n’avait été une apologie de la terrible assemblée, et la preuve c’est qu’au même instant le gouvernement autorisait quelques-uns de ces régicides à résider en France, en même temps qu’il rappelait d’autres exilés parmi lesquels se trouvaient le maréchal Soult, le général Pire, M. Real. Le cri de De Serre n’avait été qu’une revendication de la dignité royale répondant à une injonction d’amnistie.

Rien n’était changé, — on pouvait du moins le croire, — et le lendemain comme la veille, le garde des sceaux restait le ministre à l’esprit résolu qui traçait comme un programme de libéralisme à la restauration en disant à ceux qui lui reprochaient de trop innover, d’aller trop vite : « On crie à l’innovation ! Quelle innovation plus grande parmi nous que l’introduction d’un gouvernement libre et constitutionnel ! Où sont les hommes qui auraient assez peu réfléchi pour croire qu’une nouveauté pareille ne dut en amener une autre, pour penser que le système impérial avec toutes ses lois pût se conserver dans son intégrité et devenir l’appui de la liberté, le support naturel de cette monarchie protectrice de la liberté ?.. Lorsque votre gouvernement, après de longues méditations, cherche à établir par degrés l’harmonie entre les anciennes et les nouvelles institutions, ce gouvernement serait accusé d’être novateur !.. Non, c’est graduellement, c’est avec maturité qu’il vous propose, des changemens aux institutions existantes. Et songez que de tous les dangers dont on voudrait vous inspirer la crainte, un des plus grands, sans contredit, serait de vouloir s’arrêter au milieu de la route, de vouloir conserver des institutions incohérentes, de sorte que l’esprit constitutionnel animât les unes et que l’esprit du pouvoir absolu respirât dans les autres… » Si on avait le temps d’y songer, ces paroles n’auraient-elles pas leur application encore aujourd’hui après la chute d’un second empire, après une autre période de désuétude pour les idées et les institutions libres ?


III.

Assurément cette politique modérée de 1819 qui avait perdu son chef en M. de Richelieu, qui avait retrouvé en De Serre ministre un généreux athlète, cette politique n’avait pas été stérile. Elle avait assez fait en trois ans de règne pour être jugée à ses fruits et à ses œuvres. Déjà, à cette époque, la France offrait le spectacle de cette facilité avec laquelle sa souple et vigoureuse nature pouvait échapper aux plus effroyables désastres nationaux. Non-seulement elle avait pu arriver à payer ses rançons, à dégager son territoire des occupations étrangères, elle s’était de plus rapidement relevée dans sa vie intérieure, dans ses intérêts, dans son crédit. Pour la première fois depuis la restauration, le budget de 1819 touchait à l’équilibre : il n’était encore que de 890 millions, — il n’avait pas doublé ce cap du milliard qu’on devait saluer un jour, selon un mot célèbre, pour ne plus le revoir !

La politique modérée avait eu le temps de se manifester par des actes caractéristiques, durables, qui sont restés, pour ainsi dire, dans l’organisation française, qui ont inauguré une tradition. La loi militaire de 1818, cette grande réforme conçue par Gouvion Saint-Cyr, a été le commencement, le fondement de l’armée nouvelle ; elle était rappelée hier encore. Et, qu’on le remarque bien, ce n’était pas seulement la pensée d’un ministre de la guerre, c’était la pensée de De Serre lui-même, écrivant au général Desprez, son ami de jeunesse, qui avait été le chef d’état-major du maréchal Soult : « Le problème à résoudre me paraît être un état militaire propre à maintenir notre indépendance sans ruiner nos finances, sans alarmer nos voisins, sans menacer notre liberté et nos mœurs. Le moyen me paraît être de faire l’armée-aussi nationale et la nation aussi militaire que possible… » Le problème n’est-il pas encore aujourd’hui tel qu’on l’entrevoyait alors ? — Ces lois de la presse qui venaient d’être votées, qui donnaient aussitôt naissance à un essaim de journaux, ces lois de 1819 sont restées par elles-mêmes, par les belles discussions d’où elles sortaient, comme une lumière de libéralisme dans ce temps ancien. Depuis elles ont été dix fois modifiées ; elles ont subi à chaque régime, à chaque crise, une série de restrictions ou d’aggravations par toutes ces lois successives de 1822, de 1828, de 1831, de 1835, de 1849, de 1852, de 1868, de 1871, de 1875, et dans ce chaos, où se perdaient naguère des réformateurs inexpérimentés, l’œuvre première de 1819 est encore ce qu’on a fait de mieux. Et De Serre ne se contentait pas de relever la condition de la presse ; il proposait une loi sur la responsabilité des ministres, il préparait une réforme du code pénal, des procédés d’instruction criminelle. M. Decazes de son côté, pour l’amélioration du régime pénitentiaire, formait une commission où il plaçait M. de Lafayette auprès de M. Mathieu de Montmorency ; il créait les conseils-généraux de l’agriculture, du commerce, des institutions qui ont duré ; il fondait les expositions de l’industrie. La politique modérée et ceux qui en étaient les ministres, sans être à l’abri des oscillations et des faiblesses, représentaient du moins, par tout un ensemble d’actions et d’inspirations, une bonne volonté libérale persistante à travers les contradictions des partis.

Que cette politique rencontrât une vive hostilité parmi les irréconciliables de la droite, c’était naturel. Elle avait été depuis le 5 septembre 1816, elle restait une victoire sur les opinions et les passions des royalistes extrêmes. Les « ultras, » exaspérés, lui rendaient guerre pour guerre. L’opposition, poursuivie avec violence par M. de La Bourdonnaye, avec plus de mesure, mais avec une habileté plus perfide et plus dangereuse par M. de Villèle, par M. Corbière dans la chambre des députés, Chateaubriand la continuait dans la presse avec la redoutable puissance de son génie et l’amertume de ses ressentimens. Chateaubriand n’avait pas assez de sarcasmes pour le « système ministériel » qu’il accusait de n’être qu’un équilibre trompeur au profit de la révolution. « Toutes les concessions sont faites à la révolution, disait-il; toutes les lois, du moins les lois principales, sont conçues dans le sens de l’opinion démocratique... Quand la loi des élections aura produit une chambre tout à fait démocratique, quand la loi du recrutement aura corrompu l’esprit de l’armée, quand le système ministériel aura chassé tous les officiers royalistes, tous les magistrats royalistes, tous les administrateurs royalistes, une révolution pourrait être l’affaire d’une proclamation... » M. Decazes, De Serre et leurs amis du centre n’étaient que des démagogues déguisés, — on ne disait pas encore des radicaux latens, — et « un troupeau servile ! » Tout plutôt que le système ministériel, plutôt que des élections ministérielles, tout, même des élections jacobines, et on ne se refusait pas à une alliance avec les jacobins contre le ministère! Ces étranges royalistes combattaient avec la passion d’un parti évincé et impatient de reconquérir le pouvoir: ils étaient dans leur rôle d’ultras! Ils ne voyaient pas que par leur haine de toute modération, par leurs polémiques gonflées de défis et de menaces de réaction ils n’ébranlaient pas seulement un cabinet : ils rendaient la restauration elle-même suspecte, ils donnaient des armes à ses adversaires en alarmant les opinions, les instincts, les intérêts issus de la révolution.

Ce qui attirait à ce gouvernement modéré l’acharnement des « ultras » semblait fait, il est vrai, pour lui attirer d’un autre côté l’appui intelligent et prévoyant des libéraux réconciliés. C’était de la part de ceux-ci une politique naturelle et sensée de ménager un roi à la raison libre, un ministère bien intentionné qui ne reculait pas même devant l’idée de leur faire une place au pouvoir. Au souvenir des luttes de ce temps, un des plus éminens esprits, le vieux duc de Broglie, l’a écrit bien des années après : « Un tel roi, un tel ministère, il les fallait conserver comme la prunelle de l’œil. Il fallait non-seulement les maintenir, mais les maintenir dans leurs bonnes dispositions. Et pour cela il ne fallait ni les presser outre mesure, ni les effrayer mal à propos; il fallait même leur passer beaucoup de fautes : on n’est un parti politique qu’à ce prix, on ne garde qu’à ce prix le terrain gagné. » Malheureusement les libéraux avaient, eux aussi, leurs emportemens ou leurs illusions. A mesure qu’ils regagnaient de l’influence par le cours de l’opinion, par les élections successives, ils s’enhardissaient. Ils formaient une gauche, une extrême gauche où la haine des Bourbons devenait un mot d’ordre. Parmi eux, la conspiration était flagrante, organisée. M. de Lafayette, le partisan de toutes les insurrections, le gentilhomme au cœur généreux et à l’esprit vain, conspirait avec une inépuisable candeur. Manuel[2], le plus éloquent tribun et le plus habile tacticien, avait commencé par conspirer, puis il avait paru se calmer, et il finissait par rester irréconciliable. L’alliance des vieux révolutionnaires et du bonapartisme se nouait sous l’apparence des revendications nationales et parlementaires. Le centre gauche ne conspirait pas; mais, en restant fidèle à la monarchie, en suivant à peu près le gouvernement, il ne se défendait pas lui-même de certains mouvemens d’indépendance et d’humeur frondeuse, impérieuse. Les doctrinaires, noyau principal du centre gauche, étaient, selon le mot de M. Guizot, des alliés incommodes. Ils soutenaient le gouvernement en évitant de trop s’engager; sans se confondre avec la gauche, ils se sentaient parfois attirés vers elle. Et tous ces libéraux, à leur tour, ne voyaient pas que par leurs exigences, leurs motions ou leurs dissidences, ils affaiblissaient un ministère qui était leur garantie, qu’en affaiblissant le ministère ils faisaient nécessairement les affaires des « ultras. » Ils s’exposaient à effrayer le roi, à compromettre cette loi même des élections par laquelle ils s’étaient relevés, dont le cabinet restait le dernier garant. Ils créaient la situation la plus fausse à un gouvernement qui avait vécu jusque-là par l’appui des hommes modérés de toutes les opinions et qui pouvait se trouver d’un jour à l’autre avec ses forces du centre diminuées entre deux camps tranchés. Jeu éternel des partis, aveuglement des violens, hésitations des modérés impuissans à se rallier et à se défendre sur leur propre terrain : Oh ! la vieille histoire qui est toujours nouvelle.

Obligé de poursuivre sa marche entre des partis extrêmes sous les feux croisés de toutes les hostilités, exposé aux coups de la droite et de la gauche, sans savoir s’il garderait jusqu’au bout son armée, le ministère ne désespérait pas encore. Il se flattait ou il s’efforçait de faire bonne contenance, et à la veille des élections de 1819, au mois d’août, De Serre écrivait au premier président de Lyon, M. de Bastard : « Nous sommes associés à une même tâche, difficile, mais glorieuse, celle de fonder les institutions de notre pays,.. Si je suis bien informé, les dispositions pour la prochaine élection seraient généralement assez bonnes. Il est dans nos calculs et dans nos espérances que de session en session l’esprit des collèges s’améliorera... » Tout tenait en effet à cela; mais c’était justement le point obscur, le péril, parce que tout dépendait des passions engagées dans une lutte toujours incertaine, d’un incident imprévu, — un de ces incidens qui ne manquent jamais! Peu de jours après, à la mi-septembre, l’imprévu avait éclaté par le renouvellement annuel de 1819, par des élections qui assuraient une victoire signalée aux libéraux, en infligeant une déroute complète aux ultra-royalistes, une défaite partielle, mais sensible, aux ministériels purs.

Par elles-mêmes, après tout, ces élections n’avaient point un caractère général bien menaçant. Beaucoup de ces libéraux sortis du scrutin n’étaient des ennemis ni pour le roi, ni pour le ministère, et le plus renommé, le plus brillant des nouveaux élus, le général Foy, envoyé à la chambre par le département de l’Aisne, se hâtait d’écrire à De Serre, qu’il connaissait : « La dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir à Paris, vous m’avez dit : Revenez député et vous serez le premier militaire libéral que j’aurai rencontré!.. J’espère réaliser l’espoir que vous avez conçu à mon égard. Ma doctrine politique repose sur deux bases également inébranlables : 1° le maintien de l’ordre social que les siècles ont amené, que la révolution a déclaré, que la charte a si heureusement consolidé; 2° les hauts principes de respect pour la liberté et pour la dignité morale de l’homme, qu’une bouche éloquente a développés avec tant de succès dans la dernière discussion sur la liberté de la presse... » Malheureusement, dans ce fatal scrutin, dont De Serre ne se serait pas ému s’il n’y avait eu que des hommes tels que Foy, tout s’effaçait devant un seul fait, l’élection d’un régicide, l’abbé Grégoire, qu’on était allé chercher dans son obscure retraite d’Auteuil pour en faire un député de l’Isère. Chose plus extraordinaire et qui peint la violence des passions du moment, l’abbé Grégoire n’avait dû son élection qu’à un supplément de voix royalistes[3]. C’était la réalisation brutale de ce mot que Chateaubriand avait dit chez la duchesse de Duras : « Il est indispensable de faire avaler au roi quelques jacobins pour lui faire rendre les ministériels qu’il a dans le ventre. » Chateaubriand, après cela, pouvait accuser M. Decazes. Ce qu’il y avait de plus clair, c’est que les « ultras » avaient cru habile, pour frapper un grand coup, de se servir du nom de Grégoire. Ce qu’il y avait d’également vrai et de plus triste encore, c’est que les libéraux, qui pour la plupart blâmaient cette candidature, n’avaient osé ni la combattre ni la désavouer, et qu’ils s’étaient laissé entraîner dans le piège d’une désastreuse victoire au risque de bouleverser toute une situation politique.

L’élection d’un ancien conventionnel qui passait pour un régicide quoiqu’il ne l’eût point été réellement, cette élection, en dépit de l’insignifiance de l’homme choisi pour un tel rôle, avait la portée d’un événement[4]. Elle avait le malheur de ressembler à une offense calculée pour la royauté, à un défi de l’esprit révolutionnaire qui retentissait partout, non-seulement en France, mais en Europe où la réaction, savamment conduite par M. de Metternich, organisait en ce moment même les répressions du congrès de Carlsbad. L’effet avait été instantané et profond. « Le roi, écrivait De Serre le lendemain, le roi nous a parlé ce matin avec autant de dignité que de courage sur le déplorable choix de l’Isère. » Louis XVIII savait, il est vrai, à qui il devait cette élection dont il sentait l’intention blessante; il ne se laissait point ébranler dans son amitié confiante pour M. Decazes, et il voyait presque dans la défaite des « ultras » une compensation du succès des libéraux : sous ce rapport, le coup dirigé contre le ministère avait manqué le but. Le résultat n’était pas moins de mettre les royalistes de toutes les nuances en « grande vibration, » selon le mot du garde des sceaux, d’obliger en quelque sorte le cabinet à faire quelque chose et de raviver toutes les questions de direction politique, de gouvernement, à commencer par celle de la loi des élections, qui après cette épreuve nouvelle semblait jugée.

Les excitations ne manquaient pas au ministère; elles se résumaient dans les objurgations effarées et amères que M. de Wendel, qui se faisait l’écho d’une partie de la droite, prodiguait au garde des sceaux. « Ce qu’il y a de plus affreux dans tout cela, disait le terrible censeur, c’est que vous voilà arrivé à vous asseoir très près de Grégoire et à voter presque avec lui en dépit de tous vos bons sentimens et de tout ce que j’avais reconnu de si excellent en vous. Oh! s’il en est temps encore, adoptez une marche saine; ne vous livrez plus à des théories, belles sans doute, mais qui coûteront tant à votre pays. Vous ne gouvernerez pas avec votre loi sur la presse, vous ne marcherez pas avec votre loi d’élections. Vous trébucherez et pis encore, en vous appuyant sur les hommes qui massacrèrent les vôtres... » Et De Serre, à son tour, répondait, non sans émotion, mais sans faiblesse : » Pendant la durée de la tourmente, la confiance en ceux qui sont au timon est une loi du salut. Eux seuls peuvent juger avec calme et de sang-froid le moment opportun à la manœuvre que toute impatience de l’équipage confondrait infailliblement. Que si l’on trouve d’autres timoniers, j’y souscris pour mon compte et je travaille sous eux... » Les esprits se montaient dans l’intimité comme dans les discussions publiques.


IV.

La question était de savoir ce qu’il y avait vraiment à faire. Elle saisissait, pour ainsi dire, le conseil dès le premier jour, et par une fatalité de la situation, la crise qui avait signalé la fin de 1818 se trouvait rouverte, à un an d’intervalle, dans des conditions aggravées, sous la pression d’un incident de scrutin qui enflammait toutes les passions. Si chez tous les ministres il y avait les mêmes préoccupations inquiètes, le même sentiment d’un gros embarras imprévu et mal venu, les opinions restaient assez divisées sur le point essentiel, — cette loi des élections, dont le maintien avait été une année auparavant un des articles du programme du cabinet. Le général Dessoles, le maréchal Gouvion Saint-Cyr, le baron Louis, hésitaient devant une réforme où ils voyaient une sorte d’inconséquence; ils cherchaient d’autres moyens sans avoir une initiative réelle et même sans savoir toujours parfaitement le secret des choses. Au fond, tout reposait sur les deux hommes qui représentaient l’action, la direction dans le gouvernement, M. Decazes et De Serre. L’un et l’autre sentaient la nécessité d’un effort décisif pour rassurer les inquiétudes sincères sans livrer la politique modérée à laquelle ils demeuraient attachés, dont le roi lui-même ne voulait pas s’écarter. Dès le début de la crise, ils s’étaient mis à l’œuvre, et, en fin de compte, celui qui pouvait passer entre tous pour l’arbitre de la situation était encore le garde des sceaux, dont l’esprit ardent et réfléchi embrassait dans son intégrité le problème du moment.

Je voudrais préciser cette situation et ce que j’appellerai l’état psychologique de celui qui, par l’autorité du talent et de la résolution, prenait le premier rôle en plein orage. A la vérité. De Serre, comme tous ses collègues du ministère, avait accepté le maintien de la loi des élections, et, en proposant maintenant une réforme, il semblait se contredire. Il se mettait au-dessus de cet inconvénient d’autant plus aisément que cette loi du 5 février 1817 ne lui avait jamais paru à lui-même un idéal. Il avait d’autres opinions, à la fois originales et fortes, qui n’avaient pas prévalu. A la veille de la discussion, il avait écrit à M. Lainé, alors ministre de l’intérieur, ces mots significatifs : « Que demandera toujours le despotisme, sous quelque forme qu’il se présente? Un sol tellement nivelé que rien n’échappe à ses regards, une masse de peuples tellement pulvérisés en individus qu’aucun ciment d’intérêt commun ne les réunisse pour limiter son action... » Il aurait voulu un système électoral prenant pour « base » un certain groupement d’intérêts libéralement coordonnés, et il ajoutait : « De nos jours, en France, l’esprit de système et d’une fausse égalité a repoussé cette base. Il a paru plus commode de dénombrer les habitans, de supputer leurs cotes d’imposition et de les ordonner uniformément sur toutes les cases du territoire, sans égard à la diversité de leurs intérêts, de leurs sentimens. On sait ce qu’a produit depuis vingt-cinq ans cet ordre apparent, ce pêle-mêle, ce chaos réel... » C’est lui aussi qui un jour, dans une fière inspiration, lançait cette image, dont notre histoire a fait plus d’une fois une réalité : « N’avons-nous pas vu combien le despotisme pouvait mener son char à l’aise, les rênes tendues et le fouet levé, sur l’aire aplanie et nivelée? » En un mot, De Serre était un libéral redoutant pour la liberté même les excès du nivellement démocratique, et il avait toujours craint que la loi des élections, telle qu’elle avait été faite, ne fût un premier pas dans cette voie. Sans doute, il avait accepté cette loi devenue une des expressions de la politique régnante, il l’avait même énergiquement défendue contre les « ultras; » il ne se sentait nullement obligé, ni par ses devoirs ni par ses opinions, de la maintenir à outrance au profit des révolutionnaires, le jour où les révolutionnaires la compromettaient par une manifestation pleine de menaces. Il se croyait dégagé; seulement, — et voici où l’homme se caractérisait, — De Serre, en acceptant l’idée d’une réforme, ne voulait point en faire un moyen de réaction, un expédient de circonstances. Il élargissait, il transformait le problème de façon à concilier les garanties conservatrices qu’on croyait nécessaires avec un développement nouveau du régime constitutionnel. Il croyait atteindre son but par deux choses : un plan général de réorganisation parlementaire dont le système d’élections n’était plus qu’une partie, et une grande combinaison ministérielle ralliant autour de la politique du 5 septembre, raffermie et reconstituée, toutes les forces libérales et monarchiques des deux centres, même de la droite et de la gauche modérées. C’était la tentative généreuse d’un esprit hardi procédant hautement, franchement, sans arrière-pensée de réaction.

Le plan de réforme constitutionnelle méritait certes le succès. De Serre avait trouvé un complice d’élite dans un homme jeune encore, qui avait déjà brillé à la chambre des pairs, qui avait paru d’abord un peu engagé dans le libéralisme avancé, mais qui n’avait pas tardé à se rapprocher des modérés, le duc Victor de Broglie. Le garde des sceaux avait mis toute sa cordialité à attirer le duc de Broglie dans les commissions où il préparait ses projets libéraux; le duc de Broglie de son côté avait été promptement séduit par la supériorité du ministre, et la jeune duchesse, fille de Mme de Staël, partageant les sympathies comme les idées de son mari, se plaisait, elle aussi, à rechercher l’intimité des De Serre. Elle servait quelquefois de secrétaire pour les grâces à obtenir en faveur des condamnés politiques, dont l’un en ce moment même était Arnold Scheffer, le frère des deux peintres Ary et Henry Scheffer, — et pour cette dernière grâce, elle se chargeait de transmettre à la chancellerie la « vive reconnaissance » de M. de Lafayette. — « J’aurais pu, ajoutait-elle gracieusement, charger mon mari de cette commission ; mais vous me pardonnerez si j’ai été bien aise de saisir cette occasion pour joindre les sentimens que j’éprouve à ceux que j’exprime au nom d’un autre... »

De Serre et le duc de Broglie, liés d’une sérieuse amitié, avaient travaillé ensemble, et de cette coopération, tenue secrète pendant quelques jours, sortait un projet « sur l’organisation de la législature, » qui ressemblait moins à une loi qu’à un complément de la charte. Le projet embrassait diverses parties de l’organisation publique. Il donnait à la législature le nom de « parlement de France. » Il se proposait de dégager les délibérations des assemblées des formes méticuleuses léguées par l’empire pour les rapprocher de ce qui existait dans le parlement anglais. La pairie devait être fortifiée de façon à avoir plus d’indépendance et d’autorité. Le point grave restait toujours nécessairement dans la formation de la chambre des députés, dont les membres devaient être désormais élus pour sept ans et qui serait soumise au renouvellement intégral. La nouveauté surtout était dans le fractionnement des circonscriptions électorales, dans la combinaison des collèges électoraux d’arrondissement et d’un collège supérieur de département. C’était là le point délicat, parce qu’on touchait forcément à la charte, parce qu’on remuait une fibre toujours délicate, celle de l’égalité, par l’altération de l’unité de vote; mais en même temps la compensation était dans l’accroissement de la représentation nationale élevée au chiffre de 456 députés, dans l’abaissement de l’âge de l’éligibilité, dans l’organisation plus ample et plus efficace des délibérations publiques. En un mot, s’il y avait la part faite aux intérêts conservateurs, aux préoccupations conservatrices, même aux ombrages des royalistes sensés qu’on désirait rallier, rien dans ce projet ne laissait voir un dessein de réaction; tout semblait conçu de manière à favoriser l’affermissement pratique, le progrès régulier des institutions libres. Ce n’était pas tout cependant d’avoir préparé avec art un plan qui pouvait passer pour une expression savante du libéralisme conservateur : il fallait le faire réussir, et c’est là qu’intervenait la grande combinaison ministérielle, devenue d’autant plus nécessaire que la dissidence persistante du général Dessoles, du baron Louis, du maréchal Gouvion Saint-Cyr, ne laissait plus au cabinet d’autre alternative que de tomber tout à fait ou de se relever plus fort. C’est là aussi que commençait tout un drame intime, entrecoupé, plein de péripéties, qui mettait en jeu les hommes avec leur caractère, avec leurs mobiles, et qui, à travers ces lettres publiées aujourd’hui, à soixante ans de distance, semble encore vivant.

L’idée d’un grand cabinet était le complément nécessaire et juste de l’œuvre qui se préparait. On voulait, par le dédoublement de quelques-uns des ministères, arriver à réunir avec M. Decazes et De Serre, — d’une part M. Royer-Collard, le duc de Broglie, d’un autre côté M. Pasquier, M. Roy, même M. Mollien, M. Daru, — le tout sous les auspices et la direction du duc de Richelieu. On pensait ainsi créer une représentation parlementaire du gouvernement assez large et assez puissante pour dominer toutes les difficultés. C’était la reconstitution au pouvoir de l’alliance des forces modérées. M. Decazes et De Serre, de plus en plus unis dans l’action, y mettaient tout leur feu, négociant avec les uns et avec les autres, renouant des fils toujours prêts à se rompre, appuyés par le roi, qui les secondait dans leur projet comme dans leurs efforts.

La première condition, tout le monde en convenait, Royer-Collard plus que tout autre, était d’avoir M. de Richelieu, qui par malheur voyageait pour le moment en Hollande. Le roi se chargeait de faire appel au patriotisme du duc de Richelieu, et par le même courrier M. Decazes exposait à l’ancien président du conseil la situation tout entière, la crise ministérielle, le dessein qu’on avait formé, les combinaisons, les alliances sur lesquelles on comptait. M. Decazes allait au-devant de tout, et il ajoutait en termes pressans : « Nous avons demandé au roi de nous faire connaître ses volontés; il nous a ordonné de rester fidèles à nos idées qu’il partage... Nous avons dû alors lui demander un chef et des collègues. Ce chef ne peut être que vous. Vous seul pouvez rallier à ce plan tous les ultras de bonne foi, nous donner au dedans et au dehors la considération dont nous avons besoin. Nous avons fait ensemble le 5 septembre et la loi des élections; nous avons le devoir de faire ensemble ce qui doit être le complément de l’un et de l’autre... » Le duc de Richelieu, sans laisser d’être un peu surpris de certaines parties du programme, sans rien désapprouver néanmoins, se montrait peu disposé à rentrer au ministère et témoignait plus de défiance de lui-même que d’ambition du pouvoir. Il répondait de La Haye dans des termes tels que De Serre se plaisait à dire « qu’il n’existait pas au monde un être plus loyal ; » mais il laissait peu d’espoir. De Serre ne voulait pas désespérer encore ; il essayait de se persuader à lui-même qu’un appel nouveau et plus pressant du roi serait plus heureux, et, à la lecture des lettres du duc de Richelieu, il écrivait à M. Decazes avec l’animation d’un homme plein de sa pensée : « Vous savez, mon cher ami, que je me sens le courage de tout entreprendre avec vous pour le service du roi et le salut du pays; mais, à la veille d’accomplir des desseins dont la nécessité seule acquitte à mes yeux l’immense responsabilité, nous aurions trop de reproches à nous faire si, rebutés d’une première tentative, nous ne revenions pas à la charge pour obtenir un renfort que je crois décisif. Le plus difficile est fait, c’est qu’il approuve nos projets ; on ne peut les approuver sans faire tout sans exception, tout ce qui pourra les faire réussir... » Le duc de Richelieu se serait peut-être laissé gagner par ce feu, si, au lieu d’être à La Haye, il eût été à Paris. Ce n’était là naturellement qu’une partie de ces négociations fiévreuses qui remplissaient quelques journées de novembre 1819. En même temps qu’on recherchait si vainement sur les routes de La Haye le patronage du duc de Richelieu, le travail continuait sous toutes les formes à Paris. On ne pouvait éprouver d’embarras avec M. Pasquier, M. Roy, qui étaient acquis d’avance à la combinaison et qui avaient été déjà ministres. La question devenait plus épineuse avec le duc de Broglie, qu’on désirait vivement s’attacher comme un des défenseurs naturels du projet de réforme constitutionnelle qu’il avait contribué à préparer, mais dont l’entrée aux affaires offrait des difficultés qu’il se hâtait lui-même de signaler. Le duc de Broglie, après avoir été le collaborateur intime du garde des sceaux, ne reculait pas devant la responsabilité de ce qu’il avait fait. S’il y avait des dangers, il était prêt à les courir ; si on persistait à le juger utile, il acceptait le poste qu’on lui destinait, l’administration de la guerre, qui devait être séparée du ministère de la guerre proprement dit. Avant tout seulement il se faisait un devoir d’écrire à De Serre une longue lettre pleine de droiture, de modestie, de clairvoyance politique où il exposait ses doutes. Il parlait surtout du peu de secours qu’il porterait au ministère, faute d’une expérience suffisante, d’un nom assez autorisé et d’un talent assez éprouvé. Il y avait une autre raison intime qui pesait sur son esprit et qu’il ne disait pas, qu’il n’a avouée que depuis : c’est que le second mari de sa mère, M. Voyer d’Argenson, homme aimé et respecté de sa famille pour ses qualités de cœur, rêveur socialiste comme son aïeul du XVIIIe siècle, était bien avec M. de Lafayette le plus infatigable conspirateur du temps. Le duc de Broglie ne l’ignorait pas. S’il entrait au gouvernement, il pouvait se trouver tout à coup entre son devoir et son affection pour celui en qui il voyait un second père : que ferait-il ? C’est là ce qu’il taisait en exposant les motifs politiques de ses hésitations. La lettre qu’il avait écrite avait ému De Serre, elle avait aussi frappé le roi, qui déclarait l’avoir lue « avec une satisfaction peu commune, » et qui, en reconnaissant la puissance de quelques-unes des considérations invoquées par le duc de Broglie, avait le bon goût de n’être pas de son avis sur ses talens. « Malgré mes soixante-sept ans, disait le roi, j’espère vivre assez pour employer au service de l’état des talens que lui-même ne se contestera plus… » De sorte que par des raisons, les unes avouées, les autres déguisées, un des futurs ministres sur qui l’on comptait se trouvait encore impossible ; mais là où la question se compliquait, c’est dans les négociations avec Royer-Collard, à qui on destinait un nouveau ministère formé avec la direction de l’instruction publique, qui serait détachée de l’intérieur.

Rien n’était aisé avec le puissant doctrinaire qui, plus que tout autre, personnifiait le centre gauche. Dès le premier instant, dans la pensée des deux ministres qui conduisaient la négociation, qui d’heure en heure échangeaient leurs impressions, Royer-Collard avait été un des hommes nécessaires, un de ceux qui devaient maintenir la signification libérale du cabinet en lui donnant la force de sa parole. « Tout est dans Royer maintenant! écrivait M. Decazes à De Serre; il faut que vous le décidiez. Il ne peut reculer devant la batterie et la brèche. Qu’il ne pense ni à la majorité ni à la minorité, mais à la loyauté de ses amis. J’ose dire qu’il ne devrait pas craindre... » Malheureusement Royer-Collard n’était pas si facile à fixer, et en se sentant lié d’idées, d’instincts, de préoccupations, de fortune politique avec ses amis, il se défendait; il mettait à se rendre impossible autant de soins que d’autres en mettent à se glisser dans toutes les combinaisons. Homme aux facultés éminentes, plus amoureux d’influence que de pouvoir, plus porté à la critique superbe qu’à l’action, il avait de la peine à prendre un parti. Il approuvait et il n’approuvait pas, il élevait des difficultés sur tout, déployant une prépotence inquiète, embarrassante et inutile. Tantôt il paraissait céder, et De Serre, le prenant au mot, se hâtait d’écrire à M. Decazes : « Royer me quitte. Je lui ai développé les mesures; sans adopter, il ne rejette pas. Les personnes, ça l’arrangerait, et il prendrait l’instruction publique décorée de la partie scientifique et littéraire dont vous seriez heureusement dégagé!.. » Tantôt Royer-Collard se laissait ressaisir par ses doutes, par ses répugnances, à l’égard de certains hommes, notamment M. Pasquier, par la crainte de paraître se désavouer en abandonnant la loi des élections, — et il ne voulait plus ! Il se dérobait, il se barricadait derrière les objections, et quand on lui montrait le danger que son esprit supérieur ne méconnaissait pas, il s’écriait : « Eh bien ! nous périrons, c’est aussi une solution ! »

Un moment, au milieu des incertitudes de ces jours agités, M. Decazes, croyant être un obstacle ou un sujet d’ombrage pour Royer-Collard, offrait de s’effacer, et il allait jusqu’à écrire à De Serre : « Si Royer ne peut s’entendre avec moi, j’espère que vous n’hésiterez pas à accepter mon dévoûment qui sera aussi utile à la chose en dehors qu’en dedans et qui ne sera que plus actif et plus zélé... Ayez le courage de vous unir complètement à ce qui vous donnerait le centre gauche, et reposez-vous sur moi du centre droit, que je vous donnerai autant qu’il sera en moi, en combattant pour vous comme volontaire et de toute mon âme... Il faut que Royer fasse avec vous, puisqu’il croit avoir vos maximes, ou qu’il laisse faire... » De Serre répondait aussitôt avec vivacité que le dévoûment plus que jamais consistait à rester. Il entendait marcher avec son collègue, tout en s’épuisant en efforts pour amener Royer-Collard à entrer dans l’alliance. Jusqu’au dernier moment il refusait de désespérer, et au plus vif de la crise, sous le coup des déceptions et des difficultés qui se multipliaient, il écrivait encore : « Je vais voir Royer ce soir. Il nous faut demain nous mettre tous trois en conclave et n’en pas sortir que nous n’ayons fait un pape. Nous aurons bien du mal, mais cachons à tous les yeux les douleurs de notre enfantement... » L’enfantement était douloureux en effet : on avait beau se mettre en conclave, on n’avait pas fait le pape qu’on voulait! Il fallait cependant arriver à un résultat, et, puisqu’on ne pouvait avoir ni le nom du duc de Richelieu, ni le jeune talent du duc de Broglie, puisque Royer-Collard ne pouvait pas se décider, tout finissait le 19 novembre par un ministère où M. Decazes avait la présidence du conseil, où De Serre restait garde des sceaux, où enfin, à la place du général Dessoles, du baron Louis, du maréchal Saint-Cyr, entraient M. Pasquier, M. Roy, le général de Latour-Maubourg.

On avait tout essayé, on n’avait pas réussi. Quand le lendemain paraissait l’ordonnance nommant le nouveau ministère, Royer-Collard se récriait et se plaignait amèrement à De Serre : « Je reçois le Moniteur, mon cher ami; comment vous exprimer ma surprise et ma douleur? Je n’étais pas préparé, quoique je le fusse à d’étranges choses, à vous voir présidé. Vous seul me désespérez, le reste, après tout, est réparable. Pardon si je vous afflige; je vous aimerai toujours et je serai assurément fidèle à l’homme, mais l’adhésion à ce ministère est impossible... » Pour le coup De Serre ressentait une certaine impatience, et aussitôt il répliquait avec la vivacité d’une amitié toujours confiante, mais sévère : « En refusant d’entrer, vous avez fait, nécessairement fait le ministère ce qu’il est. Ne vous en prenez donc qu’à vous-même. J’ai pu présider, je l’ai refusé. Je pense que mon instinct et ma raison ne m’ont point trompé ! — je n’ai guère vu encore adhérer à des hommes. Il s’agit aujourd’hui vraiment de bien autre chose. Pour moi, je suis dévoué et ne m’en plains pas, puisque j’obéis à ma conscience et à ma conviction; je n’ai le droit d’attendre l’assentiment que de ceux qui la partageront. Si Dieu a résolu que le pays fût sauvé par de faibles mains, nous le sauverons; sinon il en suscitera de plus fortes. Dans tous les cas, je vaincrai ou périrai votre ami. » Pour la première fois éclatait entre les deux amis une incompatibilité qui, sans avoir encore rien d’irréparable, risquait de s’aggraver, et dans les paroles du garde des sceaux on sentait l’amertume de l’homme qui croyait avoir été abandonné au moment du péril.

Ce qu’il y avait de clair, c’est qu’on restait avec un ministère qui ne ressemblait pas à celui qu’on avait rêvé, avec un grand projet de réforme nécessairement moins assuré du succès, en face d’une session qui, après avoir été ajournée par la crise, allait s’engager dans des conditions difficiles. Cette session même, le roi l’ouvrait par un discours habilement calculé où il parlait de « l’inquiétude vague, mais réelle, qui préoccupait les esprits, » où il laissait entrevoir, au moins dans ses traits généraux, la réforme qu’il représentait comme le complément de son ouvrage, — la charte! Le discours du roi posait la question sans la préciser, sans la décider; il la livrait à la discussion publique, à l’ardeur des partis mis en présence dans le parlement. Qu’allait-il arriver? Une certaine confusion régnait visiblement dans la chambre à peine ouverte. Les royalistes se montraient peu satisfaits de l’issue de la dernière crise et assez réservés à l’égard des propositions du gouvernement; les libéraux redoutaient les projets qu’ils ne connaissaient pas, et ils engageaient les hostilités. Le ministère ne se hâtait pas. Il laissait passer une discussion pénible sur l’élection de l’abbé Grégoire, qu’un vote d’invalidation faisait disparaître; il laissait aussi passer l’adresse, qui finissait par être insignifiante. Il attendait; au moment de se jeter dans la mêlée, il semblait hésiter, et quelques-uns des ministres auraient peut-être consenti à des transactions, à des expédiens. De Serre, lui, maintenait ses idées, déclarant tout changement de plan ruineux. « Pensez, écrivait-il vivement à M. Decazes, que la moindre hésitation nous décrédite et nous perd. Quel défaut de conviction, quelle légèreté, quelle inconstance n’annoncerions-nous pas si, pour la première idée venue, on nous voyait prêts à abandonner un plan pour lequel un ministère s’est dissous, un ministère s’est formé, pour lequel nous n’avons pas craint d’émouvoir la France entière!.. » On s’observait en perdant les jours, on arrivait aux premières semaines de 1820, — lorsque coup sur coup deux incidens venaient encore une fois bouleverser la situation.

Au milieu de ces préliminaires d’une lutte décisive, en plein travail, De Serre se trouvait frappé soudainement dans sa santé. Les premières atteintes qu’il avait éprouvées à la poitrine s’aggravaient à l’improviste et le condamnaient à quitter, au moins momentanément, le champ de bataille où il brûlait de paraître. Vainement il se raidissait contre le mal croissant et montrait à tous « une résolution à toute épreuve ; » vainement il disait d’un accent émouvant : « Je me rendrai à la chambre et y lutterai jusqu’à perte d’haleine... » les médecins lui interdisaient la tribune et déclaraient qu’il ne pouvait rester à Paris, qu’il devait se hâter de partir pour Nice, où quelques semaines de repos sous un ciel plus clément pourraient lui rendre la force. Chaque heure de retard empirait son état. C’était de toute façon le contre-temps le plus cruel qui pût frapper le gouvernement. Sans doute il laissait son nom, je dirai presque son image, au ministère, dont il ne cessait pas d’être le garde des sceaux; le nom et l’image ne suffisaient pas pour combattre. « La maladie de M. de Serre, écrivait M. Decazes à M. de Metternich, nous fait un mal extrême. Il y a dans le projet de loi des dispositions que lui seul peut défendre convenablement, parce qu’il les a conçues et méditées... » D’un autre côté, les malveillans, les ennemis, se hâtaient déjà d’exploiter contre le ministère le départ du garde des sceaux, qu’ils affectaient de représenter comme désertant la partie. C’est M. Pasquier qui le disait ; mais il n’y avait point à disputer avec un mal redoutable, et le roi lui-même, en se rendant à la nécessité, adressait à son plus cher confident, au président du conseil, ces quelques mots attendris dignes de l’homme qu’ils concernaient : « Vous jugerez facilement de la peine avec laquelle j’ai appris la décision des médecins au sujet de M. de Serre. Je sens vivement le mal de son absence ; mais une raison sans réplique me porte à appuyer l’avis de la Faculté : le temps se répare, il est des hommes qu’on ne retrouve point. »

Ce que le roi Louis XVIII disait de son ministre, tout le monde le sentait. On ne pouvait voir sans émotion et sans une secrète inquiétude disparaître ce lutteur de la parole et de l’action au moment où il semblait le plus nécessaire. De Serre partait le 26 janvier 1820; il s’éloignait la mort dans l’âme, les yeux incessamment tournés vers Paris, accompagné des sympathies de ses adversaires comme de ses amis. A peine cependant avait-il touché Nice que derrière lui, dans ce Paris qu’il venait de quitter, éclatait un événement bien autrement grave et imprévu que la maladie d’un ministre. Le soir du 13 février, le poignard d’un séide de faction frappait en plein Opéra le duc de Berry, et cette œuvre du fanatisme révolutionnaire avait une bien autre portée que l’élection de Grégoire ; elle avait le funeste effet de tout remettre en question; elle imprimait une commotion furieuse aux passions royalistes, et dans le sang d’un prince assassiné se renouait la plus grave des crises pour cette politique modérée qu’on défendait si péniblement, pour les institutions, pour le ministère, pour celui-là même qui était allé chercher un moment de repos en attendant des luttes nouvelles.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1877.
  2. La vie de Manuel a été récemment racontée d’une manière complète et avec intérêt dans un livre que M. Ed. Bonnai a publié sous ce titre : Manuel et son temps, étude sur l’opposition parlementaire sous la restauration. C’est l’exposé substantiel de la carrière si courte et si dramatique de l’orateur qui allait être bientôt banni de la chambre par un acte violent d’autorité parlementaire, et qui devait être enlevé par la mort avant la fin de la restauration. M. Duvergier de Hauranne a dit de lui : « Si M. Manuel, orateur distingué et patriote sincère, eût pu ou voulu abjurer cette inimitié (contre les Bourbons) et travailler sincèrement à cette alliance du trône et de la liberté, dont il parlait si souvent et si bien, les rangs du ministère se seraient naturellement ouverts pour le recevoir... » Histoire du gouvernement parlementaire en France, t. V.
  3. Le fait ne pouvait pas être contesté. La plus simple analyse du scrutin dévoilait cette étrange combinaison. Au premier tour, — car il y avait eu un ballottage, — le candidat de l’extrême droite, M. Planelli de La Valette, avait obtenu 210 voix, le candidat ministériel, M. Rognat, 350, l’abbé Grégoire, candidat de la gauche, 460. Au second tour, le nombre de suffrages émis restant le même, M. de La Valette avait 110 voix, M. Rognât 362, — 12 de plus qu’au premier tour, — et M. Grégoire atteignait 548. C’était clair : 88 voix du candidat de la droite s’étaient déplacées au profit de M. Grégoire. Du reste, tout cela avait été arrangé par les meneurs des deux partis dans l’intervalle dos deux scrutins, et il n’y avait point d’équivoque possible. Depuis, en fait d’alliances choquantes d’immoralité entre partis extrêmes, on a pu voir aussi bien, mais pas mieux !
  4. Par le fait, l’abbé Grégoire se trouvait en mission loin de Paris au moment du Jugement de Louis XVI. Dans la lettre qu’il avait adressée à la convention, de concert avec ses collègues en mission comme lui, il avait approuvé la déchéance, une condamnation, — non la « condamnation à mort, » ainsi qu’on l’en accusait en ajoutant ce dernier mot à sa lettre. Voilà strictement la vérité. Du reste, on ne peut plus guère avoir l’idée de l’effet que pouvait produire en 1819 la réapparition dans la politique d’un conventionnel. M. Quinet a dit : « J’ai vu en 1830 le retour des conventionnels exilés depuis 1815; ce souvenir me navre encore au moment où j’écris. Personne ne leur tendit la main; ils reparurent étrangers dans leur propre maison; leur ombre toute seule eût fait plus de bruit... Ils voulurent entrevoir leurs provinces natales, où ils avaient été autrefois honorés, applaudis; pas un seuil ne s’ouvrit à eux. Le séjour leur devint bientôt insupportable. Après s’être convaincus qu’ils étaient incommodes aux vivans, ils se retirèrent à l’écart, dans quelque abri obscur...» — Je me souviens d’avoir vu moi-même dans mon enfance un de ces conventionnels régicides, fort honnête homme d’ailleurs, habitant sa ville natale du midi. Il avait peu de relations hors de sa famille, et se promenait habituellement seul. Les vieilles femmes se signaient presque en le voyant passer, et on se servait de son nom pour effrayer les enfans. — C’est un phénomène curieux dans notre histoire.