La Politique prussienne en Orient à la fin du siècle dernier

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La Politique prussienne en Orient à la fin du siècle dernier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 661-680).
LA
POLITIQUE PRUSSIENNE EN ORIENT
A LA FIN DU SIÈCLE DERNIER.

Sejm Czteroletni, napisal x. Waleryan Kalinka (la Diète de quatre ans, par l’abbé Valérien Kalinka), 2 vol. parus. Léopol, 1881 ; Seyfarth et Czajkowski.

Avant le congrès de Berlin, il ne semblait pas que la Prusse prît un intérêt bien vif à ce qui se passait sur les rivages du Bosphore, et la Turquie paraissait être, comme on dit volontiers aujourd’hui, en dehors de la sphère d’action de l’empire d’Allemagne. Après le congrès, on vit avec étonnement la politique allemande s’engager dans une direction qu’on croyait toute nouvelle. Il paraît bien qu’on eût, en effet, raison d’être surpris; l’Allemagne ne touche, par aucun point de son territoire, au territoire ottoman; ses vaisseaux n’ont pas grand’chose à faire dans les eaux du Bosphore et s’y montrent en assez petit nombre; bref aucun intérêt allemand n’était directement engagé dans la querelle du Russe avec le Turc. Pourquoi donc l’Allemagne jugeait-elle à propos de sortir d’une indifférence presque séculaire, et, dans la pièce dont les actes divers se déroulent à Constantinople, pourquoi prenait-elle tout à coup un rôle bien plus marqué?

D’ingénieux écrivains[1] se sont crus obligés à rechercher les causes de ce soudain changement. Ils ont prêté au chancelier de l’empire les plus longs desseins, — et tels qu’il faudrait, pour en amener la réalisation, le concours de circonstances qui, sans être impossibles, ne sont pourtant point probables, ni surtout prochaines. On sondait l’avenir, un avenir éloigné, et on faisait fond sur l’influence germanique en Orient pour projeter tout un remaniement de la carte du vieux monde. Après comme avant ces conjectures, l’avenir garde son secret. Mais, puisqu’il est convenu que l’histoire est un perpétuel recommencement, n’eût-il pas été plus sage de remonter dans le passé de la Prusse et d’y chercher quelles avaient pu être, en un temps donné, ses vues sur l’Orient? Ainsi interrogée, l’histoire aurait répondu que ce n’est pas d’aujourd’hui, — ni d’hier, — que la Turquie est entrée dans le jeu des hommes d’état prussiens. On aurait vu qu’à une époque qui ne manque pas de ressemblance avec la nôtre, un ministre qui, lui aussi, mérita bien de la patrie allemande, avait fait de la Turquie la maîtresse carte de son jeu. Il est bien vrai qu’il perdit la partie, mais un joueur plus habile peut venir qui gagnera avec les mêmes cartes. Tant s’en faut donc que la politique prussienne s’engage dans une voie nouvelle, qu’au contraire elle reprend les voies qu’elle a suivies il y a un siècle, — et peut-être pour atteindre le même but.

Il semble d’autant plus intéressant de conter cette histoire qu’elle est demeurée jusqu’à présent à peu de chose près inconnue, non divulguée. Nous n’aurions pas espéré en recueillir les documens dispersés dans les archives des chancelleries ou dans les recueils diplomatiques du temps : nous les avons trouvés en grande partie rassemblés dans l’ouvrage que M. L’abbé Kalinka a écrit récemment sur la Diète de quatre ans, œuvre capitale, malheureusement inachevée, sur les dernières années de la république polonaise. C’est qu’en effet, à la fin du siècle dernier, la question d’Orient se trouvait intimement liée, dans les desseins de la Prusse, avec la question polonaise, à laquelle les deux derniers partages allaient donner une solution qui a semblé jusqu’ici définitive. On ne s’étonnera donc pas si l’on trouve dans le récit qui va suivre quelques allusions aux affaires polonaises : elles sont nécessaires pour l’intelligence de la politique prussienne en Orient à la fin du siècle dernier.


I.

Disons d’abord, aussi brièvement qu’il se pourra, quelle était, à cette époque, la situation des puissances européennes relativement à la Turquie. La Crimée avait été cédée à la Russie par le traité de 1786, mais les Turcs comptaient bien que cette cession n’était que provisoire, et leur indignation fut très vive lorsqu’ils virent Catherine II prendre possession de sa nouvelle conquête dans le fameux voyage qu’elle y fit cette même année. En janvier 1787, le vieux Abdul-Hamid, au sortir d’une audience où l’ambassadeur de Russie avait résisté à toutes ses sollicitations, écrivit à son grand-vizir ce billet laconique : « Déclare la guerre! advienne que pourra. » Le divan fut aussitôt convoqué et l’ambassadeur de Russie emprisonné au palais des Sept-Tours. L’impératrice Catherine II prévoyait depuis longtemps cette explosion, mais elle ne l’attendait pas si tôt. Depuis qu’elle tendait à Constantinople, elle avait négligé l’alliance prussienne, si utile lors du premier partage de la Pologne. On a dit, dans ces dernières années, que les clés de Constantinople sont à Berlin, à la fin du siècle dernier, elles étaient à Vienne, et l’impératrice l’avait compris. Elle avait su le plus habilement du monde tirer parti de la rivalité de la Prusse et de l’Autriche, et avait fait à Joseph II des promesses si séduisantes qu’elle l’avait amené à conclure un traité offensif et défensif (21 mai 1781). En cas de guerre, les deux puissances se promettaient mutuellement un secours de dix mille hommes d’infanterie et de deux mille cavaliers qui, dans certaines conjonctures prévues, seraient remplacés par un subside de 400,000 roubles. De plus, au cas où l’un des contractans serait, attaqué par la Turquie, chacun d’eux s’engageait, mais par une clause tenue secrète, à ne conclure séparément ni paix ni armistice.

Lorsque le voyage de Crimée fut résolu, l’impératrice en informa Joseph II. Celui-ci comprit que ce n’était là qu’une invitation déguisée, et bien qu’il trouvât « très cavalière » la façon d’agir de son alliée (lettre à M. de Kaunitz), il accepta après quelque hésitation. On trouvera notée, dans les lettres de M. de Ségur et du prince de Ligne, l’impression que fit ce voyage sur l’esprit de Joseph II. Catherine avait beaucoup compté sur cette longue entrevue pour rallier définitivement l’empereur d’Autriche à sa politique orientale ; elle ne réussit pas, et se rendit très bien compte de son échec. « Constantinople, disait l’empereur à M. de Ségur, sera toujours une pomme de discorde entre les puissances européennes, qui, pour cette seule ville, se refuseront à partager la Turquie. J’ai pu consentir à la cession de la Crimée, mais jamais je ne souffrirai que les Russes s’installent à Constantinople : j’aime encore mieux y voir les turbans des janissaires que les bonnets des Cosaques. » En présence de cette froideur de l’Autriche, Catherine se voyait réduite à temporiser encore. Elle y était résignée lorsque, comme on l’a dit en commençant, la Turquie déclara tout à coup la guerre. L’emprisonnement de l’ambassadeur de Russie était une si flagrante et si maladroite violation du droit des gens, que Joseph II, lié d’ailleurs par les traités, se vit malgré lui entraîné dans une voie où il avait refusé d’entrer un an auparavant.

La Russie cependant ne se trouva pas prête à marcher. Le prince Potemkin, qui avait la haute direction de l’armée, n’était guère capable de conduire lui-même la campagne, et sa jalousie toujours en éveil ne pouvait supporter qu’un autre en eût la direction. Le plan des opérations militaires avait été arrêté depuis longtemps, de concert avec l’Autriche. Deux armées russes devaient marcher simultanément : l’une forte de trente-sept mille hommes, sous les ordres du vieux Roumiantsof, s’avancerait le long des frontières polonaises et donnerait la main au corps autrichien qui opérait en Galicie ; l’autre, commandée par Potemkin en personne et forte de quatre-vingt mille hommes, s’emparerait des forteresses du littoral de la Mer-Noire jusqu’aux bouches du Danube, et couvrirait la Crimée au cas que les Turcs voulussent l’attaquer par mer. Enfin un corps de dix-huit mille hommes opérerait au Caucase sous les ordres de Tœxel.

Roumiantsof avait trop peu de troupes pour agir. Quant à l’armée principale, tout lui manquait ; elle pouvait dire avec le prince de Ligne : « Si nous avions des vivres, nous marcherions en avant ; si nous avions des pontons, nous passerions les rivières ; si nous avions des boulets et des bombes, nous assiégerions les villes. » Bien longtemps après la déclaration de guerre, Potemkin était encore à Élisabethgrad, c’est-à-dire fort loin des Turcs, et il y restait malgré les instances de l’impératrice. Sauf quelques rencontres en Crimée, où Souwarof faisait ses premières armes, les premiers mois de la guerre s’écoulèrent sans aucun résultat pour les Russes.

Il n’en était pas de même en Autriche. Avant même d’avoir déclaré la guerre à la Turquie, et bien que celle-ci eût proposé de respecter les frontières autrichiennes si l’empereur se contentait de fournir à la Russie le secours promis, Joseph II avait tenté sur Belgrade un coup de main qui n’avait réussi qu’à le couvrir de honte. Il ne déclara formellement la guerre que le 9 février 1788. Une armée autrichienne de vingt-cinq mille hommes se trouvait prête à marcher sous les ordres de Lascy, qui, depuis la guerre de sept ans, passait pour un des meilleurs gêné, aux de l’Europe. Avec un chef pareil et des lieutenans tels que Cobourg Clarfayt, Fabrice, Wartensleben, on était en droit d’espérer beaucoup. Quelle résistance feraient les bandes turques, indisciplinées, mal nourries, mal conduites, contre des régimens qui s’étaient couverts de gloire dans toutes les grandes guerres du siècle ? Lascy cependant commit une première faute : il étendit ses troupes sur deux cents lieues de frontières et engagea l’action tout au bout de cette grande ligne, en Bosnie. Le gros de l’armée se trouva de la sorte immobilisé.

Les généraux turcs n’avaient point pris de part à la guerre de sept ans, mais ils avaient aussi leur plan, et il paraît bien qu’il était bon. Ils avaient résolu de se tenir sur la défensive du côté de la Russie, où la guerre se faisait dans des provinces arides, peu habitées, et de lancer le gros de leurs forces sur les riches provinces autrichiennes. Le grand-vizir Ioussouf-Pacha réunit soixante-dix mille hommes sous les murs de Nyssa, fondit sur le banat, et n’eut pas de peine à rompre la belle ordonnance de Lascy. Wartensleben voulut attendre les Turcs à Méhadia, il y fut battu le 28 août. L’empereur en personne amena quarante mille hommes à son secours. Les Turcs défirent cette nouvelle armée à Slatina (14 septembre). Il fallut battre en retraite. Dans la nuit du 20 au 21 septembre, quelques Valaques répandirent le bruit que les Turcs approchaient. À cette seule nouvelle, la retraite se changea en déroute : ce fut à qui se sauverait le plus vite et le plus loin. Sur les ailes de cette immense ligne de bataille, les Autrichiens n’étaient pas plus heureux. Joseph II, découragé, cédant d’ailleurs aux sollicitations de son frère, l’archiduc Léopold, enleva le commandement de l’armée à Lascy pour le transmettre au comte Hadik. Il quitta l’armée le 5 octobre 1788 et revint à Vienne, emportant avec lui le germe de la maladie qui devait le tuer.

Revenons à l’armée russe. Avant que l’Autriche eût déclaré la guerre, Joseph II, se doutant bien qu’il aurait à soutenir le principal effort des Turcs, avait dépêché le prince de Ligne à Potemkin, pour le presser d’agir. Mais il n’était pas facile d’incliner à un parti quelconque le favori de Catherine. Enfin, au mois de mai 1788, le général russe quitta Élisabethgrad pour marcher à petites journées sur Otchakof, la première des forteresses turques sur le littoral de la Mer-Noire. Il arriva sous les murs de cette ville vers le milieu de juillet avec 4,000 hommes de troupes régulières et 6,000 Cosaques. Sans être imprenable, la forteresse d’Otchakof était un obstacle sérieux. Les travaux d’approche ne furent commencés que trois semaines après l’arrivée de l’armée ; ils furent continués avec beaucoup de lenteur et de prudence.

La guerre et le siège étaient d’ailleurs les choses du monde à quoi Potemkin prenait le moins d’intérêt. Ce qui l’occupait, c’étaient les intrigues de la politique européenne, au courant desquelles il se tenait avec infiniment de soin ; c’étaient les bals, les réceptions, les festins dont son camp était le principal théâtre. L’été s’écoula dans ces divertissemens, l’automne arriva, humide et froid, puis un hiver rigoureux. Cette inaction d’une part, et de l’autre les revers de l’armée autrichienne, encourageaient le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II à contre carrer les projets de Catherine, qui sentait parfaitement que le nœud de la situation était à Otchakof et que Potemkin seul pouvait le trancher. Elle pressait de plus en plus son favori : d’ailleurs la situation des assiégeans devenait critique. La rigueur de l’hiver était extraordinaire, nombre de soldats moururent de froid. Enfin, le 16 décembre, le général Rakhmanof, qui était ce jour-là de service, vint annoncer au commandant en chef que le bois manquait ; à peine était-il sorti, que le général Kakhowski annonça à son tour que la dernière ration de farine venait d’être distribuée et que l’armée se trouvait à la veille de manquer de pain. Il ne restait qu’une issue : tenter l’assaut. L’ordre en fut donné pour le lendemain. Les soldats russes, avant de marcher, reçurent une dernière ration d’eau-de-vie à laquelle on avait mélangé du poivre d’Espagne réduit en poudre. La défense ne fut pas moins énergique que l’attaque. Pendant tout le temps que dura ce terrible combat, Potemkin demeura assis sur la terre, le visage couvert de ses deux mains, s’écriant à chaque moment : « Seigneur, aie pitié de nous! » (Gospodi pomilouï). Il ne se releva que pour entrer triomphalement dans la ville enfin prise. L’assaut avait coûté la vie à 8,000 Russes et à pareil nombre de Turcs. Le colonel Bauer partit le jour même pour Pétersbourg et trouva moyen de faire environ 2,000 kilomètres en neuf jours. L’impératrice écrivit aussitôt à Potemkin : « Je te prends à deux mains par les oreilles, mon cher ami, et je te baise en esprit pour la bonne nouvelle que tu me mandes. que l’on armée prenne hardiment ses quartiers d’hiver en Pologne. »

En résumé, durant cette première année, la fortune des Turcs avait été diverse. Ils avaient perdu la forteresse d’Otchakof, mais les Russes avaient mis un an à la leur prendre; en revanche, ils avaient infligé à plusieurs reprises de graves échecs aux Autrichiens. En somme, leur situation était bonne, et ils pouvaient attendre en confiance l’ouverture de la campagne suivante.


II.

Venons maintenant au rôle de la Prusse dans cette guerre à laquelle elle ne prit point de part, qui se faisait sans elle et loin d’elle. Le comte Hertzberg était déjà ministre des affaires étrangères de Prusse en 1772, lors du premier partage de la Pologne. Dans cette circonstance, il avait conseillé au grand Frédéric de réclamer la cession de Thorn, de Dantzig et de la Prusse orientale actuelle. Il avait fallu rabattre de ces prétentions devant l’opposition de la Russie et de l’Angleterre. Thorn et Dantzig n’en étaient pas moins restés l’objectif de la politique prussienne, et Hertzberg ne perdit jamais de vue le but qu’il s’était proposé d’atteindre. Il s’agissait de trouver, ou plutôt de faire naître une occasion ; chose délicate, car la Russie et l’Autriche étant tout aussi intéressées que la Prusse dans la question polonaise, toute tentative ouverte de ce côté équivalait à une déclaration de guerre.

Lorsque les hostilités éclatèrent en Orient, Hertzberg ne vit pas tout d’abord ce que son maître pouvait gagner dans ces complications. Peu à peu, à mesure que la Prusse se dégageait des affaires de Hollande, l’idée vint au ministre qu’il pourrait, en cette occurrence, jouer ce rôle d’honnête courtier que devait remplir avec tant d’éclat, juste un siècle plus tard, le plus illustre de ses successeurs.

Au début de la guerre d’Orient, Hertzberg s’était contenté de recommander à Dietz, ambassadeur de Prusse à Constantinople, d’observer la neutralité la plus stricte. Cette disposition ne dura pas. Au mois de novembre 1787, on écrit à Dietz : « Puisque nous voilà si heureusement sortis de cette affaire (de Hollande), et que nous avons les mains libres, je profiterais volontiers de la guerre de Turquie pour accroître la gloire de mon ministère. Il y a peu d’espoir que la Porte puisse soutenir l’effort des deux puissances liguées contre elle. La France ne fera rien pour elle ou si peu que rien ; aucune autre puissance ne prendra son parti sans l’espoir assuré d’un gain considérable. Pensez-vous qu’il soit impossible de décider la Porte à céder la Moldavie et la Valachie à l’Autriche, à la Russie la Crimée et Otchakof, moyennant quoi la Prusse, la France et les autres puissances que je me chargerais de décider garantiraient l’intégrité de l’empire ottoman jusqu’au Danube ? De cette façon, ce fleuve et l’Unna deviendraient l’éternelle frontière entre la Turquie et la chrétienté. Je pense qu’on pourrait décider la Russie à renoncer à la Géorgie et à ses possessions transcoubaniennes; elle devrait aussi cesser de s’immiscer dans les affaires intérieures de la Porte et réduire ses droits de commerce et de navigation, de façon à respecter la souveraineté du sultan. J’ai en même temps en projet une rémunération convenable pour la Prusse de la part des cours impériales. La Turquie n’aurait rien à y perdre; tout au plus devrait-elle consentir à un traité de commerce avantageux pour nous et s’engager à protéger, dans la Méditerranée, notre marine contre les corsaires barbaresques. »

Hertzberg prend d’ailleurs soin d’ajouter que ce n’est là qu’un projet en l’air dont le roi n’a pas encore connaissance. Mais cette idée, une fois entrée dans l’esprit du ministre, n’en sortit plus et devint le sujet de ses réflexions continuelles. Il en vint à se faire sur ce point les illusions les plus singulières du monde. Trois mois après cette première dépêche (26 janvier et 9 février 1788), le ministre écrit à Dietz : « Mon projet est basé sur la politique la plus saine et la plus juste. Il me semble qu’aucun homme de bon sens n’y peut faire d’objection. C’est le seul moyen de sauver la Porte, et tout ministre turc, pour peu qu’il entende quelque chose aux affaires, doit s’y rallier. » Malheureusement, Dietz ne partageait point la conviction de Hertzberg, auquel il fit de fortes objections, tirées principalement des dispositions belliqueuses des Turcs à ce moment. Mais le ministre n’avait pas attendu un instant pour communiquer son projet au roi Frédéric-Guillaume II, qui l’approuva hardiment et résolut d’en poursuivre par tous les moyens la réalisation. Des instructions détaillées furent rédigées (25 mars et 3 avril 1788), elles furent portées à Dietz par un envoyé secret chargé de l’aider dans sa mission. Il y a dans ces instructions plusieurs points qu’il convient de mettre en lumière. Tout d’abord, il fallait que la Porte s’engageât à ne conclure la paix que par l’intermédiaire de la Prusse. Il fallait entretenir les Turcs dans leurs dispositions belliqueuses, mais de façon toutefois que cela ne donnât lieu à aucune plainte de la part de l’Autriche, de la Russie ou de la France. Que si la Porte, — et c’était ici le point capital, — se voyait dans la nécessité de céder quelque portion de son territoire, il fallait que cette cession se fît par l’intermédiaire de la Prusse, qui n’y consentirait qu’autant que les cours impériales lui assureraient un dédommagement suffisant pour ce nouvel agrandissement. A la vérité, les Turcs pourraient exiger que le roi de Prusse se liât avec eux par un traité : il faudrait alors leur répondre évasivement, tâcher de leur persuader qu’ils étaient assez forts pour vaincre seuls, enfin, les assurer que le roi consentirait volontiers à ce traité, mais seulement après la conclusion de la paix.

Dans l’instruction secrète du 3 avril, Hertzberg indique les provinces que la Turquie sera sans doute forcée de céder : nous les avons déjà nommées. Puis, le véritable dessein du ministre apparaît, : la Porte exigera, — et c’est une condition sine qua non, — que l’Autriche rétrocède la Galicie à la Pologne; celle-ci enfin cédera à la Prusse Thorn, Dantzig et certains districts avoisinans. D’ailleurs, Dietz doit prudemment et délicatement donner à entendre aux Turcs que, s’ils refusent les bienfaits de la Prusse, le roi est tout prêt à se joindre à leurs ennemis. Toutes ces négociations seront tenues dans le secret le plus absolu : le roi, Hertzberg et Dietz seront seuls à les connaître, car, avant tout, il ne faut pas se compromettre.

Il fallait, certes, que le roi de Prusse et son ministre se fissent de bien fortes illusions pour charger leur ambassadeur à Constantinople d’entamer des négociations sur ce pied. Ces illusions, Dietz ne les partageait en aucune façon. C’était sans doute que, vivant au milieu des Turcs, il se rendait mieux compte de leurs dispositions, et partant savait mieux quelles propositions pouvaient être faites, comme aussi quelles négociations n’avaient point de chance d’aboutir. Il savait les Turcs convaincus depuis vingt-cinq ans de cette idée que si jamais ils faisaient la guerre à l’Autriche, la Prusse ne manquerait pas une si belle occasion de tomber sur sa voisine, et, suivant Dietz, c’était en effet ce qu’il fallait faire : « .. Jamais la Prusse ne trouvera meilleure occasion de devenir une puissance de premier ordre, n’écrit-il le 8 mars, puis le 8 avril 1788 : « Cela coûtera sans doute quelques années de guerre, mais c’est là un capital bien placé et qui sera recouvré au centuple, parce que la paix de l’Europe et la prépondérance de la Prusse se trouveront assurées. » Cette opinion de Dietz était partagée par la plupart des représentans de la Prusse dans les pays étrangers, et presque partout, on croyait à l’imminence de la guerre. Hertzberg se montra fort peu touché de ces objections : « Vos projets peu pratiques, écrit-il à Dietz, ne sont nullement d’accord avec les intentions de Sa Majesté... Vous refusez de comprendre mon dessein ; mais si vous étiez moins obstiné, vous le loueriez sans réserve. Vous vous exagérez la puissance de la Porte... Ce n’est pas en flattant les Turcs que vous servirez le roi : il faut mettre en jeu d’autres moyens pour avoir prise sur eux. La Porte, qui a recherché autrefois l’alliance de la Prusse, semble maintenant ignorer qu’elle existe.. » Le roi était encore plus pressant. Devant toutes ses instances, Dietz dut s’incliner. De leur côté, les Turcs, plus disposés à la guerre que jamais, refusaient obstinément les bienfaits de leur bon ami le roi de Prusse. Ce fut bien autre chose lorsqu’ils eurent gagné quelques batailles, comme je l’ai dit en commençant. Ces succès donnaient à réfléchir à Hertzberg : « .. Je vois maintenant, écrit-il à la date du 30 août 1788, que l’impuissance inconcevable de la Russie et de l’Autriche dérange tous nos projets : qui aurait pu penser qu’une armée régulière de 300,000 hommes n’arriverait pas à rejeter les Turcs de l’autre côté du Danube? C’est une conséquence de la faute que l’empereur a commise en restant sur la défensive après la déclaration de guerre. » Vers ce même temps, si l’on s’en souvient, les Autrichiens avaient été battus à plusieurs reprises, et l’armée russe était immobile devant Otchakof. Comment proposer aux Turcs victorieux de céder deux ou trois de leurs provinces pour le roi de Prusse?

Décidément, le plan de Hertzberg était à refaire, et Hertzberg Is refît en prévision cette fois de la victoire définitive des Turcs : « Il me semble qu’il faudra modifier notre plan si les cours impériales continuent à être malheureuses à la guerre, et surtout si l’empereur est définitivement battu,» écrit le roi à son ministre (11 septembre) Hertzberg rédigea donc de nouvelles instructions. Dans cette dernière combinaison, les Turcs, s’ils demeuraient vainqueurs, ne devaient rendre à l’Autriche les conquêtes qu’ils feraient en Hongrie que si l’Autriche rendait elle-même la Galicie à la Pologne, qui, à son tour, cédait Thorn et Dantzig à la Prusse : « Il faut, écrit encore le roi, convaincre les Turcs des avantages qu’ils auront à exiger que l’Autriche cède la Galicie à la Pologne, mais il est inutile de parler de ce que je compte y gagner moi-même : cela pourrait me nuire auprès des Polonais et inquiéter prématurément les autres puissances. » Après cette combinaison victorieuse, Frédéric-Guillaume pouvait se croiser les bras : quelle que fût l’issue de la lutte, que la Turquie fût battue par l’Autriche ou l’Autriche par la Turquie, il n’importait : dans un cas comme dans l’autre, Thorn et Dantzig revenaient à la Prusse, qui s’agrandissait sans qu’il lui en coûtât « un seul grenadier poméranien. »

Dans le temps que le cabinet de Berlin était tout entier à ces espérances, à ces illusions, il reçut la nouvelle que l’impératrice de Russie allait conclure un traité défensif avec la Pologne, c’est-à-dire lui garantir l’intégrité de ses frontières : les projets prussiens étaient du coup anéantis.

Voici comment la chose s’était faite. Les projets de Hertzberg n’avaient quelque chance de réussir que s’ils étaient tenus absolument secrets ; or le mystère avait été dévoilé, dès l’origine, à ceux-là même qui avaient le plus d’intérêt à le connaître. Le prince de Kaunitz, chancelier d’Autriche, avait intercepté les premières dépêches de Hertzberg à Dietz et s’était empressé d’en transmettre copie à Saint-Pétersbourg. Catherine II fut surtout étonnée de la facilité avec laquelle Frédéric avait approuvé les plans de son ministre : elle s’en exprime un peu bien cavalièrement dans une lettre à Bezborodko, son ambassadeur à Vienne : « Il faut être aussi sot que le maître de ce long Keller (ambassadeur de Prusse à Saint-Pétersbourg) pour croire à toutes les bourdes que le roi de Prusse s’est laissé conter… »


III.

Au printemps de 1789, la guerre reprit en Orient. La diète polonaise, sous la pression secrète de la Prusse, avait refusé l’alliance russe, et on s’était repris à espérer à Berlin. Toutes les instructions que le département des affaires étrangères faisait tenir à Dietz peuvent se résumer en celle-ci : obtenir de la Turquie qu’elle ne fasse la paix que par la médiation de la Prusse. Les Turcs, cependant, se montraient peu enclins à accepter ces offres. Ils recevaient froidement les propositions de Dietz, le remerciaient de ses bons offices et répondaient invariablement : Que la Prusse commence par déclarer la guerre à l’Autriche ; sur le reste, nous tomberons facilement d’accord.

Hertzberg avait envoyé en Turquie le colonel de Gœtz pour diriger les opérations militaires des Turcs. La Porte, méconnaissant la grandeur de ce nouveau bienfait, n’avait pas même permis à ce colonel de gagner le camp. Bref, au bout de deux ans de démarches sans nombre, Dietz se trouvait tout juste au même point que le premier jour. En mai 1789, le cabinet de Berlin se décida à faire un pas en avant : il fit dire aux Turcs que le roi entrerait en campagne, — après qu’ils auraient été rejetés de l’autre côté du Danube ; il s’engageait en outre à garantir l’intégrité du territoire ottoman, — mais seulement tel qu’il se trouverait à la fin de la guerre.

Malgré les revers des armées turques dans cette année 1789, cette nouvelle avance ne fut pas mieux reçue que les précédentes. Bien plus, le grand-vizir entra bientôt en pourparlers directs avec Potemkin et on put craindre un instant que ces « Turcs ignorans et incorrigibles, » comme Hertzberg aimait à les appeler, ne missent à conclure la paix la même précipitation qu’ils avaient mise à déclarer la guerre. Cependant la Prusse s’était trop avancée pour reculer. Après de nouvelles instances demeurées sans résultat, Dietz reçut l’ordre d’offrir à la Porte un traité offensif et défensif sans restriction d’aucune sorte. La Prusse arrivait ainsi aux termes de ses concessions : l’ambassadeur, voyant l’ardeur des Turcs s’accroître avec leurs défaites, espérait bien que, cette fois, les négociations seraient poussées activement. Chose étrange ! Les Turcs accueillirent cette proposition tout aussi froidement que les précédentes.

Dietz se perdait en conjectures. Il était bien loin de soupçonner le véritable motif de l’indifférence apparente de la Porte. Le drogman de l’ambassade de Prusse avait livré les instructions de Dietz à l’ambassadeur de France, qui en avait immédiatement donné communication à Reis-Effendi. Tout le monde fut dès lors au courant des projets de Hertzberg, tandis que celui-ci les croyait toujours environnés du plus profond mystère. Le divan comprit aussitôt les avantages de sa position et en tira parti habilement. On fit attendre trois mois à Dietz une réponse définitive. Enfin, l’ambassadeur, à bout de patience et d’expédiens, menaça de demander ses passeports, et, cette fois, la menace était sincère. La Porte s’en émut : Reis-Effendi demanda encore quelques jours de répit, et, le 9 janvier 1790, il remit à Dietz un projet de traité qui réservait à ce dernier une surprise peu agréable. Dès le premier article, la Porte exigeait que la Prusse entrât en campagne au printemps suivant et qu’elle s’engageât à ne point poser les armes avant que la Turquie eût recouvré ses provinces perdues, y compris la Crimée, qui appartenait à la Russie depuis 1786, A la lecture de ces clauses, Dietz s’emporta, reprocha aux Turcs leur mauvaise foi, la défiance qu’ils témoignaient au roi son maître. Reis-Effendi répondit froidement que le traité serait signé sous cette forme ou qu’il n’y aurait point de traité ; qu’à ces conditions seulement, on imposerait à l’Autriche la cession de la Galicie. Dietz n’avait plus qu’à céder : le traité fut signé le 30 janvier 1790.

On va voir que les clauses en étaient bien différentes de ce que la Prusse avait espéré : « S’il plaît à Dieu, dit l’article 1er, que la Turquie soit victorieuse, son intention est de ne poser les armes que lorsqu’elle aura recouvré toutes les provinces et toutes les forteresses qui sont tombées aux mains de l’ennemi. » De son côté, la Prusse ne cessera la guerre que du consentement de la Turquie. La Porte, en traitant avec la Russie et l’Autriche, invitera la Prusse, la Suède et la Pologne à prendre part aux négociations. Si, par la suite, une des deux cours impériales ou toutes les deux déclarent la guerre à l’une des puissances alliées, ensemble ou séparément, toutes les parties contractantes s’engagent à considérer la guerre comme déclarée à chacune d’entre elles (article 3). L’intégrité du territoire respectif des deux parties contractantes est garantie : enfin, les ratifications seront échangées dans le délai de six mois. De part et d’autre, on s’engagea verbalement à tenir le traité secret jusqu’au printemps.

Dietz affectait de triompher; il avait atteint le but. « Ce traité, écrit-il le 1er février 1790, prouve que Votre Majesté a acquis, dans le règlement des affaires d’Orient, une prépondérance indiscutable. Les ministres turcs n’ont plus d’autre volonté que celle que je leur inspire. » Il est vrai que toutes ces négociations ont coûté 45,000 ducats, mais qu’est-ce qu’une pareille bagatelle en présence du résultat obtenu? « Mon but est maintenant d’étendre notre influence sur toutes les branches de l’administration turque et de les diriger suivant les intérêts de Votre Majesté. Si j’en juge par les dispositions qui dominent présentement ici, tout me sera facile. L’adoration qu’on a pour Votre Majesté est sans limite : chaque Turc est devenu un Prussien et tous les ministres ne parlent que de la Prusse et de son grand monarque. Reis-Effendi lui-même est en ma main comme une cire molle. » (22 février 1790.)

Dans ce même temps, l’impatience était devenue très vive à Berlin. Dès la fin de 1789, l’armée autrichienne avait commencé à se masser en corps considérable dans la Bohême et la Moravie. Il devenait tout à fait nécessaire que le cabinet de Berlin fût définitivement fixé sur les intentions de la Porte. De nouvelles et pressantes instructions furent dépêchées à Dietz : il devait décider les Turcs à rentrer en campagne en mars, au plus tard en avril et à porter leur principal effort contre l’Autriche. Comme toujours, les ministres turcs ne s’étaient hâtés que fort lentement de répondre à ces propositions. Cet insuccès, ces retards continuels, Hertzberg les attribuait à la rudesse de caractère de Dietz, à son orgueil, à son ton tranchant, qui blessait non-seulement les ministres turcs, mais encore les ambassadeurs des puissances alliées. Lorsque enfin on apprit à Berlin que les instructions secrètes envoyées à Dietz étaient tombées aux mains de Reis-Effendi, la colère de Hertzberg ne connut plus de bornes, et il insista auprès du roi pour que Dietz fût immédiatement rappelé et remplacé par le major Knobelsdorf. Le roi consentit, et le rappel de l’ambassadeur fut signé le 26 janvier, c’est-à-dire quatre jours avant la conclusion du traité offensif et défensif avec la Porte.

Pour bien comprendre cette intrigue, dont les péripéties ne laissent pas de présenter parfois des traits assez comiques, il faut se rendre compte des difficultés de communication qui, dans ce temps-là, allongeaient si fort la route de Berlin à Constantinople. Par suite de la guerre d’Orient, les dépêches de Prusse étaient d’abord dirigées sur Venise; elles traversaient l’Adriatique, faisaient relâche dans plusieurs îles de l’Archipel et n’arrivaient guère à Stamboul qu’après un voyage d’environ six semaines. Encore fallait-il pour cela que le vent fût favorable et qu’il se trouvât à point nommé dans le port un vaisseau prêt à faire voile. La nouvelle de la conclusion du traité ne parvint donc à Berlin que dans les premiers jours de mars: Knobelsdorf était en route depuis quinze jours. On se fera facilement une idée de l’étonnement, puis de la colère de Hertzberg lorsqu’il eut pris connaissance des clauses du traité. « A quoi avez-vous pensé, écrit-il à Dietz le 12 mars, en prenant, au nom de Sa Majesté l’engagement de déclarer la guerre à l’Autriche et à la Russie et de ne poser les armes que quand la Turquie aura recouvré la Crimée? Cela ne se trouve dans aucune des instructions que vous avez reçues. En vérité, je suis fort embarrassé aussi bien pour ratifier le traité que pour l’exécuter. Nous voulons bien faire la guerre à l’Autriche, mais non pas à la Russie. Quant à promettre la Crimée aux Turcs, c’est absurdité pure. J’apprends que les ministres turcs se vantent de vous avoir joué, grâce à votre impatience, à vos instances. Ils ont bien raison : ils ne se sont engagés à rien et vous avez tout accordé. Je ne sais, à vrai dire, comment me tirer de ce pas. Heureusement, nous avons encore cinq mois avant la ratification : d’ici là, je verrai la tournure que prendront les événemens. » Le roi se montra beaucoup moins inquiet que son ministre. A son avis, il n’y avait qu’une chose à faire : c’était, puisque le traité était signé, de le tenir secret aussi longtemps qu’il se pourrait et de n’en point précipiter la ratification.

Aux aigres reproches de Hertzberg Dietz répondit qu’il s’en était tenu, sinon pour la lettre, tout au moins pour l’esprit, aux instructions qu’il avait reçues à différentes reprises. En se disant prêt à déclarer la guerre aux ennemis de la Turquie, le roi n’avait jamais fait d’exception en faveur de la Russie, qui, justement, était aux yeux des Turcs le principal ennemi. Pour ce qui était de la Crimée, seule cause de la guerre, c’était pour la Porte une question d’honneur sur laquelle elle n’aurait rien cédé; d’ailleurs, l’engagement n’était valable que si les Turcs venaient à s’emparer de la presqu’île, chose pour le moins douteuse. Toutes ces explications, si plausibles qu’elles nous paraissent, ne justifièrent point Dietz aux yeux de Hertzberg : elles ne l’ont pas non plus justifié aux yeux des historiens allemands, qui persistent à voir en lui le principal auteur des mécomptes de la politique prussienne dans toute cette affaire d’Orient.

Quoi qu’il en soit, le cabinet de Berlin venait de subir un échec d’autant plus désagréable qu’il s’était bercé de l’espoir d’un succès plus éclatant. Longtemps, Hertzberg s’était flatté qu’il parviendrait à lier les Turcs sans s’engager lui-même. Le traité de Constantinople renversait la situation. Avoir à la fois sur les bras l’Autriche et la Russie, leur faire la guerre tant qu’il plairait à la Turquie, ce n’était nullement l’intention du ministre prussien, qui jamais n’avait eu dessein de rompre sérieusement avec Saint-Pétersbourg. Aussi Hertzberg conseilla-t-il au roi d’omettre, lors de la ratification, cette terrible clause concernant la Crimée. Mais comme il pouvait se faire que la nouvelle en parvînt auparavant à l’impératrice, l’ambassadeur de Prusse près la cour de Russie reçut l’ordre d’expliquer au nom de son maître que « Dietz avait vraisemblablement outrepassé ses instructions! » La précaution n’était pas inutile : les Turcs avaient trop d’intérêt à faire connaître le traité pour qu’il restât bien longtemps secret : en effet, peu de temps après, il fut connu dans toute l’Europe.


IV.

Joseph II mourut le 10 février 1790 : son frère Léopold, archiduc de Toscane, était appelé à lui succéder. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner la portée des réformes que Joseph avait exécutées dans ses états. Tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’elles avaient mécontenté presque toutes les nationalités dont la réunion constitue la monarchie autrichienne. Le nouvel empereur, dont les inclinations étaient d’ailleurs toutes pacifiques, n’eut pas de peine à comprendre que, dans ces circonstances difficiles, si la guerre de Prusse venait s’ajouter à la guerre de Turquie, l’Autriche pouvait, par une seule défaite, être mise à deux doigts de sa perte. Pour se donner le temps d’apaiser les esprits à l’intérieur et pour resserrer les liens qui commençaient à se relâcher entre l’Autriche et les provinces, il fallait, avant toute chose, rétablir la paix à l’extérieur. Telle fut la première pensée qui lui vint à l’esprit au moment où il quittait la Toscane pour aller occuper le trône qu’il venait d’hériter de son frère. A son départ de Florence, il s’en ouvrit à lord Hervey, ministre d’Angleterre : il l’assura qu’il désirait très sincèrement arrêter l’effusion du sang, que, s’il n’avait tenu qu’à lui, son empire, de même que l’Angleterre, n’aurait point eu d’autre frontière que l’océan, qu’enfin il était prêt à traiter avec la Turquie, même sur le pied du statu quo ante bellum. Cette concession semblait d’autant plus remarquable que la dernière campagne avait été toute favorable aux Autrichiens,[qui s’étaient emparés de Belgrade (octobre 1789). Lord Hervey n’eut rien de plus pressé que de communiquer ces confidences à son gouvernement.

En arrivant à Vienne, Léopold trouva M. de Kaunitz dans des dispositions différentes des siennes. Le chancelier ne pouvait admettre que l’Autriche sortît sans agrandissement d’une guerre où elle avait fini par infliger aux Turcs de si graves échecs. Bien loin de redouter une guerre avec la Prusse, il semblait qu’il la désirât, pourvu toutefois que la Russie restât l’alliée de l’Autriche dans cette nouvelle campagne. Il conseillait donc à l’empereur de faire au plus vite sa paix avec la Turquie, puis de concentrer son armée en Bohême et en Moravie : pour se donner le temps d’exécuter ce dessein, on amuserait la Prusse par des négociations, et, en même temps, on sonderait les Intentions de la cour de Russie.

Deux semaines après avoir pris le pouvoir, Léopold écrivit en effet à Frédéric une lettre fort conciliante (25 mars). A Berlin, on suivait avec la dernière attention les moindres démarches du nouveau souverain. Quelles seraient ses relations avec la Prusse et la Turquie? A l’intérieur, qu’entreprendrait-il pour apaiser les esprits? Bien différentes des missives tranchantes de Joseph II, les assurances de Léopold étaient toutes pacifiques, mais elles n’inspiraient pas une grande confiance. Frédéric-Guillaume avait pénétré le dessein de Kaunitz; il résolut, lui aussi, de profiter de ces négociations pour faire les derniers préparatifs d’entrée en campagne.

Ce fut vers cette époque que les dispositions du cabinet de Saint-James se trouvèrent changées à l’égard de la Prusse. Le traité de Constantinople, rendu public par l’indiscrétion calculée de la Porte, avait été fort mal accueilli à Londres, tandis que les dispositions pacifiques de Léopold y avaient produit l’impression la plus favorable. Le cabinet de Saint-James fit aussitôt savoir à Hertzberg qu’il ne se croyait engagé désormais à une action commune que si cette action tendait au rétablissement du statu quo, qu’il entendait rester étranger à toute autre combinaison; qu’enfin, le meilleur moyen d’atteindre ce but était une suspension d’armes immédiate (2 avril). Ce revirement soudain de la politique anglaise menaçait fort de ruiner les projets de Hertzberg. Dans la crainte de se priver d’un allié puissant, il ne pouvait repousser purement et simplement la proposition anglaise, il résolut de l’appuyer, espérant secrètement que la Russie, par son refus, romprait les négociations.

Ce fut le 15 avril que Frédéric-Guillaume répondit à la lettre de Léopold. A en croire le roi de Prusse, il n’y avait guère d’autre moyen de maintenir l’équilibre en Europe que de faire la paix sur le pied du statu quo; cependant, ajoutait-il, il y avait un moyen encore préférable : ne pourrait-on trouver tels arrangemens, telles compensations qui satisfissent tous les états intéressés et servissent de base à une alliance durable? C’était là une première allusion à la cession de la Galicie. Hertzberg, d’ailleurs, jugeait inutile de dissimuler davantage et exposait enfin ce fameux plan d’échange de l’exécution duquel il faisait dépendre, depuis si longtemps, et sa gloire à venir et la puissance future de la Prusse. Léopold fit à cette lettre une réponse conciliante, mais évasive. Frédéric répondit à son tour, mais cette fois d’un ton beaucoup plus pressant. Il demandait la cessation immédiate des hostilités contre la Turquie et joignait à sa dépêche un mémorandum où étaient exposés les points principaux du traité à intervenir : la Turquie céderait les frontières du traité de Passarowitz à l’Autriche; celle-ci rendrait la Galicie à la Pologne, qui, à son tour, céderait à la Prusse Thorn, Dantzig et les trois woïvodies de Posen, Gnesen et Kalisch.

Ces conditions causèrent à Vienne une irritation facile à concevoir. Ou répondit cependant, mais cette fois encore sans prendre d’engagement. C’était aux Turcs vaincus, disait M. de Kaunitz, non aux Autrichiens vainqueurs, à cesser les hostilités; si l’on ne s’opposait pas, en principe, à ce que la Prusse s’agrandît, bien qu’elle n’eût pas eu à supporter le fardeau de la guerre, il fallait du moins que l’équilibre ne fût point rompu par cet agrandissement, et la perte de la Galicie n’était pas suffisamment compensée par l’acquisition des frontières du traité de Passarowitz. Cette réponse n’avait d’autre but que de retarder, du côté de la Prusse, l’ouverture des hostilités.

V.

Cependant le cabinet de Berlin conservait peu d’espoir de décider l’Autriche, par la voie des négociations, à céder la Galicie. En mai, les troupes prussiennes se mirent en mouvement. Le duc de Brunswick et le roi lui-même en devaient prendre le commandement. La guerre semblait résolue, et il n’y avait plus dès lors qu’à ratifier le traité de Constantinople : seul, Hertzberg s’obstinait à espérer la réalisation pacifique de ses desseins et à conseiller à l’Autriche de prendre à la Turquie pour rendre à la Pologne. Que si les Turcs, mécontens, comme il était assez facile de s’y attendre, invoquaient le traité tout fraîchement ratifié, rien ne serait plus aisé que de leur fermer la bouche. Car si on leur enlevait deux ou trois provinces, à la vérité non des moins riches ni des moins peuplées, c’était dans leur propre intérêt et pour rester dans l’esprit même de ce traité, dont on violait la lettre. On arriverait à les convaincre, Hertzberg se flattait de cet espoir qu’en sacrifiant partie de leur territoire, ils sauvaient le reste pour l’éternité, grâce à la générosité de leur bon ami et allié le roi de Prusse. Enfin, le 2 juin, de nouvelles propositions furent envoyées à Vienne, accompagnées d’une lettre de Frédéric-Guillaume. Le roi de Prusse, diminuant ses prétentions, ne demandait plus que la cession d’une partie de la Galicie.

On a des raisons de penser que Léopold eût fini par accepter ces propositions ; mais dans l’esprit du prince de Kaunitz, les négociations engagées entre les deux cours n’avaient qu’un but : donner à l’Autriche le temps de s’armer et de décider la Russie à une action commune contre Frédéric-Guillaume. En effet, les pourparlers se menaient vivement entre Vienne et Pétersbourg. Dans une des instructions adressées à M. de Cobentzel, le prince de Kaunitz examine ce que valent les propositions prussiennes. « Les conséquences de la première proposition vont d’elles-mêmes, écrit le chancelier. Pour nous couvrir des frais de la guerre, de la perte irréparable de 200,000 hommes, en échange du banat ravagé, nous n’aurons rien... Mais si nous acceptions la seconde proposition, nous aurions moins que rien, car, non-seulement nous perdrions à échanger la Galicie contre les frontières du traité de Passarowitz, mais encore cette perte serait doublée par l’agrandissement de la Prusse. Dans cette situation et vu l’insistance du cabinet de Berlin, le plus sage serait d’amuser ce dernier par des négociations durant quelques mois et d’employer ce délai à conclure avec la Porte une paix avantageuse. » Il est clair que c’était, en effet, « le plus sage, » mais à une condition toutefois, qui était que la Russie entrât franchement dans les vues de l’Autriche et se disposât à la seconder. Le maréchal Laudon, qui devait diriger les opérations militaires contre la Prusse, avait émis l’avis que, sans le concours de la Russie, l’armée autrichienne pouvait se trouver dans une position difficile. Kaunitz se voyait donc réduit à négocier tant qu’il n’aurait pas reçu de Pétersbourg une réponse décisive. A la note prussienne du 2 juin il répondit qu’il ne voyait point d’inconvénient à ce que la Prusse prît Thorn et Dantzig, mais que l’Autriche ne céderait rien en Galicie. Tout ce qu’elle pouvait faire, — et c’était sa dernière concession, — serait d’abandonner à la Pologne une partie de la Moravie. Le vice-chancelier, Philippe de Cobentze], avait eu d’ailleurs l’occasion de s’expliquer à ce sujet, quelques jours auparavant, avec l’ambassadeur de Prusse, Jacobi. « Que la Prusse, lui avait-il dit, prenne en main les intérêts de sa nouvelle pupille, la république de Pologne, cela se conçut; ce qui passe toute imagination, c’est que l’Autriche fasse les frais de la tutelle. Nous croyez-vous à ce point privés de raison que nous nous laissions persuader que ces conditions sont avantageuses pour nous ? Est-ce à des enfans que vous avez affaire, ou pensez-vous que l’Autriche soit tombée si bas? Deux campagnes nous ont-elles réduits à cette extrémité de consentir à tout ce qu’il vous plaira d’ordonner? La Prusse vent s’agrandir, soit! mais l’Autriche entend ne pas se diminuer : elle doit avoir, elle aura autant que la Prusse elle-même. »

Aux demandes inquiètes de l’Autriche la Russie fit une réponse favorable. Malgré la double guerre qu’elle avait à soutenir, au nord contre les Suédois, au sud contre les Turcs, elle se déclarait prête à mettre en ligue de quarante à cinquante bataillons d’infanterie et une centaine d’escadrons de cavalerie, soit environ soixante mille hommes, sans compter les troupes irrégulières. Il fut beaucoup plus difficile de s’entendre lorsqu’on en vint à régler les détails d’exécution Le plan de campagne proposé par la Russie ne plaisait pas à l’Autriche : l’objectif de la première était l’occupation de la Pologne, que peut-être elle espérait garder après la guerre, tandis que la seconde aurait voulu qu’on défendît la Galicie. Cependant on serait peut-être parvenu à s’accorder si la conduite du prince Potemkin n’avait inspiré à la cour de Vienne la plus légitime défiance. L’Autriche savait par expérience que les promesses de l’impératrice n’avaient de poids qu’autant que Potemkin était disposé à les tenir ; or la politique du prince n’était pas toujours celle de Catherine II, on l’avait bien vu dans la dernière guerre. Par malheur, Potemkin paraissait mal disposé pour l’Autriche; il avait même négligé de répondre à une lettre autographe que l’empereur Léopold lui avait adressée plusieurs mois auparavant. Sur cette impression, Kaunitz, de moins en moins certain du concours effectif de la Russie, se décida à traiter sérieusement avec la Prusse. Vers le milieu de juin, Spielman fut envoyé de Vienne à Reichenbach, où les négociations avec Hertzberg devaient commencer et où un congrès était réuni,

Spielman était porteur d’un mémorandum dont le premier article stipulait que les négociations ne pourraient avoir d’autre point de départ que l’égalité la plus complète entre les deux cours. Ces négociations ne pouvaient donc avoir que deux bases : le statu quo pour les belligérant et à plus forte raison pour les puissances qui n’avaient point pris part à la guerre, — ou bien, d’un côté, Thorn et Dantzig pour la Prusse, mais, pour l’Autriche, un agrandissement équivalent. La Russie restait en dehors des négociations. Spielman arriva à Reichenbach le 26 juin ; le lendemain, les pourparlers commencèrent. Frédéric-Guillaume, à la tête de son armée, toute prête à marcher en attendait impatiemment le résultat. Immédiatement, la difficulté ou plutôt l’impossibilité d’exécuter le dessein de Hertzberg, apparut dans tout son jour. L’Angleterre, en effet, déclara tout d’abord qu’elle ne consentirait pas à la cession d’une seule province turque. Seule, vis-à-vis de l’Autriche et de la Russie, la Prusse dut négocier sur le pied du statu quo. Le 26 juillet, la déclaration fit signée : Hertzberg avait les larmes aux yeux. Le roi de Prusse sortait du congrès avec le beau titre d’arbitre des nations. Le langage d’aujourd’hui est moins noble, M. de Bismarck se contente du titre de « courtier honnête. » Quant à Hertzberg, le piteux échec de son fameux plan lui porta un coup dont il ne se releva pas. Il était difficile, en effet, de mettre en jeu de plus grands moyens pour arriver à un si piètre résultat. Le traité de Reichenbach semblait avoir été conclu en faveur des seuls Turcs, de ces Turcs « ignorans et incorrigibles » que Hertzberg avait si magnanimement pris sous sa protection. Après deux ans d’une guerre en définitive malheureuse, ils se débarrassaient d’un de leurs adversaires sans lui rien laisser entre les mains. Ils étaient libres dès lors de tourner toutes leurs forces contre la Russie, qu’ils eussent probablement battue si leurs généraux avaient été aussi habiles que leurs diplomates. Hertzberg ne se consola pas d’avoir été forcé d’exécuter le traité que Dietz avait signé six mois auparavant à Constantinople, pas plus qu’il ne se consola d’être éloigné des affaires à la suite de cet échec. Il continua toutefois à suivre avec attention, du fond de sa retraite, les péripéties de la politique européenne.

En 1794 lors des derniers partages de la Pologne, il écrivit au roi trois dernières lettres où l’on est surpris de trouver des vues singulièrement justes sur la situation en ce qui concernait la France et la Pologne même. Les projets sont curieux, non moins que les propositions qu’il fait au roi, à qui, d’ailleurs, il ne ménage pas les vérités[2]. « Le titre dont les trois puissances se servent pour partager la Pologne est si odieux et si décrié qu’il fera toujours un tort infini à la réputation des trois souverains et que leurs noms en seront flétris dans toute l’histoire. Je pouvais procurer à Votre Majesté, par la paix de Reichenbach (on voit qu’il conserve jusqu’au bout ses illusions) les villes de Dantzig et de Thorn, ainsi que le district entre la Netze et la Warthe... Votre Majesté renonça à cette acquisition légitime,.. pace qu’on lui fit croire bonnement que les Polonais n’y consentiraient jamais... » Quant à la France, Hertzberg propose au roi de Prusse « de faire passer une déclaration publique à la convention française pour lui proposer, au nom des alliés, de la reconnaître, à condition que tout soit rétabli sur le pied qui a subsisté avant la guerre... » (Juillet 1794.) Dans une deuxième lettre, Hertzberg insiste sur « l’impassibilité absolue de détruire la nouvelle république française… » Il ajoute en soulignant: « On dit communément : Avec qui doit-on faire la paix en France? C’est toujours avec celui qui a le pouvoir en main et qui ne se laissera pas vaincre par toutes les puissances coalisées, selon l’expérience de tant d’années. » (Juillet 1794.) *

Le roi fut dur pour cet ancien serviteur; la lettre qu’il écrivit en réponse à ces avertissemens est qu’elle, peu digue d’un souverain qui avait usé si longtemps des services de Hertzberg. Elle est assez courte pour être citée en entier. « Au comte de Hertzberg, à Berlin. Il fut un temps où vous remplissiez un devoir en me soumettant votre opinion sur les affaires que je confiais à votre zèle. Aujourd’hui que votre carrière diplomatique est finie, je vous eusse tenu compte de la discrétion qui m’eût épargné des conseils dont je ne fais cas qu’autant que je les demande. Laissez aux ministres que ma confiance prépose aux intérêts autrefois commis à vos soins celui de recevoir mes ordres et de les exécuter. Je sais apprécier le patriotisme et j’aime à croire qu’il a seul inspiré vos offres. Il serait possible cependant que l’amour-propre en eût pris les formes à vos yeux et vous eût abusé sur vos véritables motifs, et je serais charmé que cette idée vous mette assez en garde contre vous-même pour vous renfermer dans le cercle de vos devoirs actuels et me sauver le désagrément de vous en répéter sans cesse le conseil. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde. Du camp d’Oppenheim, le 20 juillet 1794. — FRÉDÉRIC-GUILLAUME II. »

Il convient d’ajouter que le roi ne perdit de vue ni Thorn ni Dantzig, que le dernier partage de la Pologne devait bientôt mettre entre ses mains; mais la Prusse cessa, du moins pour un temps, de s’occuper avec la même sollicitude de ce qui se passait en Orient. Le succès de ses dernières négociations avec les Tares n’était pas pour l’encourager dans cette voie, où M. de Bismarck devait rentrer juste un siècle plus tard.

Tels sont les faits : peut-être ne serait-il pas si malaisé de tirer le leur exposé des conséquences qui semblent en découler assez naturellement ; mais, ces conséquences, le lecteur aura le plaisir ou la peine de les déduire lui-même s’il le veut. Quant à conclure du passé à l’avenir, c’est une chose qu’il vaut mieux laisser à ceux dont c’est le métier d’avoir de la pénétration dans l’esprit.

Je n’ajouterai qu’un mot au récit des événemens. Lorsque la Prusse, à la fin du siècle dernier, permettait à l’Autriche de s’agrandir en Orient, ou même l’y poussait, c’est qu’elle avait en vue pour elle-même quelque considérable agrandissement. On objectera, sans doute, que la situation n’est pas la même, qu’alors il y avait une question polonaise, qu’aujourd’hui il n’y en a plus. A la vérité, on a dit, on a répété à satiété que le partage de la Pologne entre trois puissances à peu près également fortes avait résolu définitivement la question. Il me semble que cela a cessé d’être tout à fait vrai. D’autres combinaisons ne peuvent-elles s’imaginer? Ne peut-il arriver que l’un des copartageans devienne plus fort que les deux autres et se mette en état de leur faire la loi ? J’avoue que cette occasion ne paraît pas probable ni surtout prochaine. Mais il peut se faire aussi que deux des copartageans s’entendent étroitement pour faire la loi au troisième. Il peut se faire qu’une puissance, — et mettons que ce soit l’Allemagne, — dise à une autre, — et mettons que ce soit l’Autriche : — Prenez sur la Turquie ce qu’il vous plaira; allez, si vous le voulez, jusqu’à Salonique et au-delà; moi, je prendrai d’ans la Pologne russe ce que je jugerai nécessaire, c’est-à-dire la ligne de la Vistule et du Boug ; à nous deux, nous tiendrons la Russie en échec. » Cette proposition a été faite il y a un siècle, elle pourra être faite encore. Sera-t-il dit que, de ce côté seulement, le chancelier n’aura pas reculé, pour les rendre inébranlables, les bornes de l’empire allemand ?

Les hommes d’état russes qui viennent de renforcer le contingent des troupes cantonnées en Pologne et d’ordonner la construction précipitée de plusieurs forteresses dans ce pays connaissent certainement l’histoire, Peut-être ont-ils pris toutes ces mesures parce que, selon le mot de Catherine II, ils lisent l’avenir dans le passé.



  1. Voyez, en particulier, le livre de M. R. Frary : le Péril social (Paris, Didier), chap. III, intitulé : le Rêve de M. de Bismarck, p. 115 et suiv.
  2. Ces trois lettres se trouvent dans un recueil intitulé: Tisons d’Hercule, ou Fragmens pour servir de supplément et de suite aux lettres confidentielles sur les relations intérieures de la cour de Prusse depuis la mort de Frédéric II, (A. Paris, 1808.) Malgré cette dernière mention, l’ouvrage a été imprimé, non pas en France, mais en Allemagne, probablement à Leipzig. Il contient quelques documens très curieux et qu’on ne doit guère trouver ailleurs, par exemple, ces trois lettres de Hertzberg; elles sont accompagnées de la note suivante : « Ces lettres ont été imprimées dans les Archives statistiques de Häberlin, a. 1795, journal peu répandu et tombé dans l’oubli. Elles se trouvent aussi dans la troisième partie des mémoires de Hertzberg, qui a été confisquée. » Toute cette correspondance est en français. On sait que Frédéric-Guillaume II n’employait guère d’autre langue.