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La Politique religieuse de la Prusse

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La politique religieuse de la Prusse
Edmond de Pressenssé


LA
POLITIQUE RELIGIEUSE
DE LA PRUSSE

Depuis deux ans, le gouvernement prussien est engagé dans un sérieux conflit avec l’église catholique, qui compte près de 14 millions d’adhérens dans le nouvel empire germanique. Ce conflit grandit tous les jours, il est devenu une guerre à outrance, ou, pour mieux dire, une véritable persécution religieuse, car la force matérielle n’est que d’un seul côté. Les lois votées à Berlin sont des lois d’exception, elles font partie de ces trop fameuses législations de combat qui déshonorent les codes où elles prennent place. La violence n’est en effet jamais plus détestable que lorsqu’elle emprunte le langage et les formes augustes du droit. En entrant dans une voie pareille, la Prusse tend à ramener l’Europe aux luttes religieuses du XVIe siècle, et elle montre une fois de plus que la science et l’habileté consommée dans la pratique du pouvoir peuvent avoir pour résultat de faire reculer la civilisation généreuse des temps modernes. Nous savons très bien ce que l’on invoque à la décharge de la politique du gouvernement impérial ; il était évident, dès le mois de juillet 1870, que le triomphe des prétentions les plus exagérées de l’ultramontanisme au concile du Vatican devait entraîner de grands périls pour l’église catholique, et la jeter dans des conflits redoutables avec les pouvoirs civils qui n’auraient pas désarmé devant elle. On ne peut se dissimuler la gravité d’un tel défi lancé à la société moderne et chrétienne ; mais il s’agit de savoir si celle-ci lui répondra de la même façon, si l’état, pour se défendre contre le pouvoir effréné que M. de Montalembert appelait l’idole du Vatican, se fera lui-même idole, et ne disputera la conscience humaine à l’église envahissante que pour la violenter comme elle et à son profit. Alors le concile ultramontain n’aurait que trop bien réussi : il aurait imposé ses maximes à ses adversaires, et il triompherait jusque sous leurs coups. Ce serait en vérité un beau résultat de cette crise formidable que de voir l’état laïque et protestant répéter à sa manière le Syllabus et surtout l’appliquer dans sa pensée dominante, qui est la contrainte religieuse. Voilà pourtant ce dont nous sommes menacés dans cette dernière moitié du XIXe siècle, qui semblait devoir réaliser tant de glorieuses promesses d’affranchissement universel !

Ce qu’il y a de plus grave, c’est que l’opinion s’égare même dans des pays qui, comme l’Angleterre, sont la terre classique de la liberté religieuse. La politique religieuse de l’empire allemand y reçoit des félicitations que nous nous permettons de trouver scandaleuses. Nous savons que le parlement anglais ne laisserait pas mettre en discussion une seule des lois proposées à Berlin ; mais il ne faudrait pas approuver ce que l’on ne voudrait pas faire. Il faut plus que jamais nous élever au-dessus des passions sectaires et nous dire que la persécution qui frappe notre adversaire religieux frappe ce qui est notre bien commun et notre seule garantie dans la lutte des idées et des croyances, je veux dire la liberté de la conscience. Il est donc d’un haut intérêt de suivre d’un œil attentif la lutte engagée en Prusse contre le catholicisme avec une audace qui s’avoue sans détour. Il importe d’en rechercher les causes, d’en mesurer l’effet au parlement et dans le pays et d’en saisir le véritable esprit. On reconnaîtra à quel point les deux adversaires qui sont aux prises s’entendent tout en se combattant, — avec cette différence que l’ultramontanisme remplit son vrai rôle en proscrivant des tendances et des idées, tandis que le protestantisme se ment à lui-même dès qu’il devient persécuteur : aussi mérite-t-il d’être deux fois flétri lorsqu’il se livre à cette coupable inconséquence.


I

Au lendemain d’Austerlitz, Napoléon se rappela qu’il avait une querelle avec Pie VII au sujet du concordat italien, que le pape hésitait à conclure. Il était dans le premier enivrement de son triomphe, ses ennemis étaient brisés ; seul, un vieillard qui n’avait ni trésor ni armée se permettait de lui résister. C’était un scandale intolérable ; l’empereur prit la peine d’écrire au saint-père de sa main victorieuse une lettre foudroyante qui n’était qu’une longue insulte. Il inaugurait ainsi sa lutte contre le saint-siège, qui devait lui coûter si cher et l’amener à des actes si odieux. C’est un sentiment semblable qui fait éclater la rupture entre le gouvernement prussien et Pie IX ; si l’ivresse du succès ne lui inspire pas les éclats pittoresques et terribles des colères de Napoléon, elle n’en est pas moins réelle. Après le traité de Versailles, on n’entendait à Berlin que les acclamations enthousiastes de cette Europe utilitaire dont les adulations universelles couvraient le gémissement sourd et profond de l’Alsace. Un opprimé qui pleure, qu’est-ce que cela ? Le char de triomphe passe sur lui, et tout est dit. La résistance est moins facile à négliger que la plainte ; or il est certain que le caractère que la politique prussienne avait donné à la guerre, surtout dans la dernière période, était bien fait pour exciter les défiances et le mécontentement des catholiques de l’empire. On l’avait présentée sans détour comme une guerre sainte. L’empereur Guillaume était devenu une sorte de Gustave-Adolphe plantant le drapeau de la réforme sur une terre infidèle et marchant à la victoire avec le dieu des armées, qui était incontestablement un dieu prussien. Plus cette couleur religieuse se prononçait dans les proclamations ou dans les télégrammes, plus l’idée protestante semblait l’emporter sur l’idée catholique, — car la guerre ne pouvait être sainte qu’en étant poursuivie au nom d’une religion qui ne fût pas celle de la nation que l’on voulait écraser. Sans doute ces prétentions ne s’affichaient pas avec netteté dans les documens officiels, elles s’étalaient néanmoins dans la presse dite évangélique de l’Allemagne et dans les prédications des trop fameux aumôniers de ses armées.

En réalité, les catholiques allemands avaient obéi tout autant que les protestans à l’entraînement du sentiment national, comme on en peut juger par la brochure de M. de Ketteler, archevêque de Mayence, intitulée les Catholiques dans l’empire allemand. Il réclamait l’union de l’Allemagne entière sous l’hégémonie prussienne, même après l’exclusion de l’Autriche ; son antipathie contre nous s’exprimait avec une candeur toute germanique à chaque page de cet écrit ; on la retrouvait jusque dans ses protestations contre la religion territoriale du nouvel empire. « C’est proprement, disait-il, le mal français. » Ni les protestations ni les actes n’ont rassuré M. de Bismarck. Le catholicisme était évidemment réfractaire à l’unité germanique telle qui la concevait ; c’était assez pour qu’il voulût le désarmer et l’asservir. Sa pensée allait plus loin : il y voyait un allié naturel de l’ennemi héréditaire, prêt à se faire son complice par une affinité naturelle et irrésistible. Veut-on avoir le secret de toute la politique religieuse du chancelier de l’empire d’Allemagne, qu’on médite les paroles suivantes qu’il a prononcées à la chambre des seigneurs l’année dernière dans la discussion de la loi sur l’inspection des écoles. « La paix commença d’être troublée après la guerre d’Autriche, après que la puissance qui était en Allemagne le boulevard de l’influence romaine eut succombé en 1866, et que l’avenir d’un empire évangélique se dessina clairement à l’horizon de l’Allemagne. On perdit toute tranquillité lorsque la seconde grande puissance catholique en Europe eut suivi le chemin de la précédente, et que l’Allemagne devint la première puissance militaire pour le moment et, selon ce que sera la volonté de Dieu, pour longtemps. » Se fondant sur un rapport qui, par le plus grand des hasards, était tombé dans ses mains le jour même où il avait besoin d’enlever un vote, M. de Bismarck ajouta : « Si je dois dire toute ma pensée, j’avouerai que je n’ai pas un instant de doute que la revanche désirée en France ne doive être préparée par des complications religieuses en Allemagne. On veut paralyser l’unité allemande. Une partie influente du clergé catholique dirigée de Rome même sert la politique française, parce qu’à elle se lient les essais de restauration dans les états de l’église. C’est ainsi qu’on espère se fortifier, tandis qu’en Allemagne le clergé, recevant le mot d’ordre de Paris, de Rome, de Genève, de Bruxelles, fomentera les complications ecclésiastiques. Il ne faut se faire aucune illusion là-dessus. En même temps que la revanche contre l’Allemagne, on prépare un coup contre l’Italie. On espère que les discordes religieuses paralyseront l’Allemagne, et, tandis que dans ce pays le clergé fait sourdement son œuvre, il lève ouvertement la bannière française en Italie et s’efforce de ramener le pays sous l’autorité du pape, ou plutôt sous l’autorité française représentée par le pape. »

Ces paroles si claires du chancelier sont l’explication de tous ses actes contre l’église catholique. Il veut fonder un empire évangélique, c’est-à-dire franchement unitaire au point de vue religieux, — premier motif pour opprimer le culte de la minorité. Cet empire évangélique a pour adversaire la France catholique unie à la papauté, — second motif pour traiter le catholicisme allemand comme un schisme national ou un péril public auquel on ne doit aucun ménagement. Il ne s’agit pas de se préoccuper de ces frivoles questions de droit civil ou de liberté de conscience dont se soucient les idéologues. La lutte nationale n’est point terminée ; elle se poursuit dans la sphère des idées et des croyances après avoir cessé sur les champs de bataille. Il faut faire des lois comme on faisait des canons ; le parlement est une usine Krupp d’un genre perfectionné pour les engins législatifs dont on a besoin. Désormais tout est clair et logique dans les mesures si graves proposées depuis deux ans aux chambres prussiennes. Incompétence religieuse de l’état, respect des croyances, maintien des engagemens, qu’est-ce que toutes ces chimères ? Il faut écraser ce qui divise ou menace l’empire évangélique ! Le premier devoir est de garder sa frontière au moyen d’une douane intellectuelle qui ne laisse passer aucune influence ennemie. Voilà l’essentiel ; il n’y a plus qu’à légiférer en conséquence.

Que telles soient les intentions de M. de Bismarck, rien n’est plus facile à comprendre ; ce qui l’est moins, c’est qu’il ne trouve aucune résistance sérieuse dans un pays qui semblait professer le respect de la pensée jusque dans ses plus grands écarts. Qu’on ne s’y trompe pas le droit de la pensée n’a été reconnu, en Allemagne que dans les vagues royaumes de l’air : elle pouvait se donner libre carrière dans la théorie, se risquer aux formules les plus hardies du panthéisme même dans la chaire du professeur, mais l’état se retrouvait armé jusqu’aux dents dès qu’on voulait passer à la pratique. Il ne tolérait en fait d’association ou même de réunions publiques que ce qui lui convenait. Nous ne rabattons rien de notre admiration pour la liberté de l’enseignement telle qu’elle existe dans ces grandes universités allemandes, qui se régissent elles-mêmes et n’accepteraient pas un seul jour le régime bâtard des conseils incompétens imposés du dehors pour régler leurs programmes de cours ; ce que nous voulons dire simplement, c’est que cette liberté d’enseignement ne sort pas du domaine scientifique, et qu’elle ne tire pas à conséquence lorsqu’il s’agit des droits civils ou même de la liberté de conscience en face de l’omnipotence de l’état. À cette heure, M. de Bismarck ne reçoit que des félicitations de tous les partis qui ne tombent pas directement sous le coup de sa politique. Les libres penseurs ne sont pas moins empressés que les évangéliques de lui apporter leurs plates adulations.

Voici deux exemples significatifs de cette universelle prostration. J’emprunte le premier à la haute orthodoxie prussienne et le second au représentant le plus avancé et le plus hardi de la spéculation anti-chrétienne et même anti-religieuse.

Dernièrement a paru à Bâle un discours de rentrée pour la réouverture de l’université de cette ville, qui a fait une grande sensation ; il avait été prononcé par le professeur Henri de Goltz, et il avait pour sujet l’appréciation morale des caractères politiques[1]. L’auteur appartient à l’école évangélique libérale, qui a donné tant de travaux remarquables à la science allemande. Il se rattache à la fraction la plus prudente, la plus orthodoxe ; il est bien un représentant fidèle de ce parti considérable auquel appartient depuis de longues années la haute main dans l’église et les universités. Ce savant distingué, cet homme modéré et religieux n’hésite pas à professer ouvertement la théorie des deux morales. Il y met des formes ; son argumentation ne manque pas d’une habileté captieuse. Partant de l’idée juste que l’état est tenu de déployer plus de rigueur que l’individu dans l’accomplissement de sa tâche comme défenseur armé du droit, il en conclut que le grand politique est affranchi des règles de la morale ordinaire, dont on ne saurait lui appliquer les maximes étroites. Le sophisme est d’autant plus dangereux qu’à la notion du droit il substitue celle du bien public, à qui l’état doit tout subordonner. On comprend combien cette notion est plus élastique et plus commode que celle du droit. Les simples mortels, d’après l’auteur, ne peuvent avoir la vue d’ensemble que possède un gouvernement intelligent ; aussi se laissent-ils tromper par leur morale bourgeoise. Ils manquent de respect aux grands fonctionnaires en traitant de vulgaire violence ou d’iniquité ce qui vise au bien public et assure l’intérêt suprême de l’état. M. de Goltz ne fait aucune difficulté pour reconnaître que la trop fameuse maxime des jésuites, la fin justifie les moyens, a du bon : le tout est de la mettre en œuvre à propos et pour le bien public. Sortant des généralités, il applique ses principes aux événemens de la dernière guerre : la barbarie, la dureté inflexible, la conquête, sont parfaitement justifiées à ses yeux par la grandeur du but. Il raisonne ou déraisonne sur ce point comme le dernier des jacobins. Passant au sujet brûlant du moment, il accorde d’avance une indulgence plénière à M. de Bismarck pour toutes ses entreprises contre les mouvemens schismatiques, toujours dangereux, et il approuve sans réserve sa politique implacable contre le catholicisme. On voit tout ce qu’un théologien bien pensant peut tirer d’un sophisme.

Jamais la théorie du salut public ne nous a paru plus détestable que dans cet écrit grave, modéré, et sous la plume discrète de ce professeur cravaté de blanc. J’aime mieux vraiment l’entendre rugir dans un club par des tribuns échauffés que de la voir distiller dans une froide élucubration académique. Au reste la consultation a été trouvée excellente à Berlin, car M. de Goltz a été appelé immédiatement à l’université de Bonn. On dit qu’il est parti à temps de Bâle, et que ses apologies de la force heureuse avaient froissé plus d’une conscience parmi ses auditeurs. Au reste M. de Goltz, en retournant en Prusse, n’a plus à prêcher qu’à des convertis. Il n’a fait que présenter sous une forme grave ce que la presse religieuse du nouvel empire n’a cessé de répéter sur tous les tons à propos des plus grandes violences de la dernière guerre. Sauf un ou deux dissidens luthériens, tous les journaux de ce pays ont applaudi et encouragé toutes, les iniquités. N’avons-nous pas lu dans la Nouvelle Gazette évangélique de Berlin, à propos de la conquête de l’Alsace, que la fidélité de cette province bien-aimée à la France était un titre de plus pour en réclamer la restitution, parce que la fidélité est une qualité allemande. Le bombardement de Paris a paru admirable par la raison que la grande cité est une Babylone. Aujourd’hui la même presse bat des mains à tout ce qu’entreprend le gouvernement impérial contre le catholicisme. Elle s’est bien aperçue que les lois nouvelles pourraient, se retourner contre l’église évangélique aussi fait-elle quelques réserves à cet égard. La Nouvelle Gazette évangélique du 1er février contient un passage caractéristique. « Ces lois renferment quelques points dangereux pour nous ; mais quoi ? Une médecine pour une maladie grave doit être nécessairement amère. On sait bien que c’est l’ultramontanisme que visent les lois nouvelles, que ce n’est que pour maintenir une parité légale que l’église évangélique n’est pas exceptée de l’application de ces lois ; ayons confiance pour ce qui nous concerne. Sans doute il eut mieux valu ne s’occuper que de l’église catholique, puisque le danger pour l’état ne vient que du pape et des évêques : c’est eux seuls qu’il eût fallu punir en laissant l’église évangélique à ses anciennes coutumes ; n’importe, puisque notre gouvernement n’a pas assez de courage pour ne s’occuper que du catholicisme, acceptons les quelques restrictions qui nous sont imposées. » Le pieux journal reconnaît que par la législation nouvelle l’état va sortir de sa compétence ; cela lui est bien indifférent : le grand but, qui est de briser le catholicisme, sera atteint. L’église romaine a perdu la vie véritable depuis la proclamation de l’infaillibilité ; il est bon que l’état l’aide à mourir tout à fait. Le chœur entier des journaux évangéliques chante alléluia ; dans son lyrisme, il parle latin ; à la fameuse devise : Rrna locuta est, res est audita, il répond par celle-ci, qui ne vaut pas mieux : Germania locuta est ; l’Allemagne a parlé, tout est dit ; qu’on n’invoque plus le droit et la liberté.

La libre pensée n’est pas moins encourageante que l’orthodoxie pour le gouvernement prussien. La vieille et la nouvelle foi[2] est comme le testament de l’auteur de la Vie de Jésus. De son style net et froid comme une lame d’acier, il formule ses pensées définitives ; ramassant en quelque sorte tous les résultats de sa critique, les formant en une colonne d’assaut, il les lance contre le christianisme comme pour un choc dernier et décisif. Aucun argument ne manque à l’appel. La conclusion du livre est que la science contemporaine a condamné non-seulement la religion de Jésus, mais encore la religion en soi. M. Strauss flagelle avec une impatience railleuse les essais de compromis qui veulent fonder des églises au nom d’un évangile sans miracles et sans mystères. La folie de la croix est à ses yeux la raison même comparée à ce qu’il appelle une double absurdité. Le mot tragique que Jean-Paul entendit dans la vision racontée par lui avec tant d’art, il n’y a plus de Dieu, retentit de nouveau au plein jour de la science sans troubler l’imperturbable sérénité de celui qui le répète. Sur les ruines de tous les autels, il n’y a plus qu’un culte à restaurer, c’est celui du vieux Pan, du grand Tout, qui produit, dévore et renouvelle la vie universelle. Telle est la conclusion de ce livre, qui est un des événemens du jour en Allemagne, et dont les éditions se succèdent rapidement. Il n’a rien en soi de bien effrayant pour ceux qui croient au Dieu de la conscience et au Dieu de l’Évangile. Ce que nous voulons seulement signaler dans ce livre si étrange, c’est qu’après avoir soufflé sur toutes les croyances sacrées du genre humain comme sur des bulles de savon, il retient du passé un seul dogme, un seul mystère, c’est la royauté de droit divin sous laquelle l’auteur veut abriter un conservatisme fort étroit et fort implacable, car personne n’a parlé plus durement du peuple et de ses aspirations. On voit qu’il veut rassurer la propriété, qui pourrait s’alarmer de ses négations. Il lui garantit le repos en mettant ses biens sous la sauvegarde de ce pouvoir inexplicable de la royauté qui a cela pour lui d’échapper à la raison ; le logicien à outrance n’hésite pas à se prosterner devant ce nouveau mystère. Il dit aussi son mot sur la lutte religieuse de la Prusse, et ce mot est un encouragement aux plus grandes duretés contre le catholicisme. Je traduis ses propres paroles. « Quant aux relations de l’église et de l’état, nous serons, nous, les partisans les plus chauds des hommes qui veulent aujourd’hui régler ces relations dans le sens du bien public et de la liberté de l’esprit. Aussi exprimons-nous le vœu que la main si ferme et si énergique du chancelier de l’empire ne soit pas entravée dans son œuvre par l’immixtion de mains plus faibles. Pour nous-mêmes, nous n’avons jamais demandé à l’état que ce que Diogène demandait à Alexandre : c’est que l’ombre de l’église ne soit plus sur notre chemin. » On le voit, le libre esprit est d’accord avec l’orthodoxie pour réclamer l’oppression religieuse au nom du bien public. Le chancelier a pour lui l’absolution des évangéliques et les encouragemens de l’auteur de la Vie de Jésus : il peut accomplir hardiment son œuvre, ce n’est pas l’opposition qui le gênera.


II

La déclaration de guerre à l’église catholique a suivi de très près la conclusion du traité de Paris. Le gouvernement prussien a trouvé une excellente occasion de l’engager dans un fait en apparence sans gravité, mais qui lui permettait de prendre position vis-à-vis des décrets du concile. Plusieurs professeurs du collège catholique de Breslau s’étaient refusés dans le cours de l’année 1871 à enseigner le nouveau dogme de l’infaillibilité. Leur évêque, non content de les censurer, avait demandé leur destitution au ministre des cultes, qui était alors M. de Mühler. Celui-ci, sans contester le droit de censure, déclina toute destitution en déclarant que la fondation du collège catholique de Breslau remontait à des temps qui ignoraient la doctrine proclamée au concile du Vatican. Il n’était donc pas possible de frapper des professeurs qui n’avaient point abandonné les principes que l’on avait considérés jusqu’en 1870 comme constituant le catholicisme. Le gouvernement prit une décision analogue à l’égard des professeurs catholiques de l’université de Bonn, dont l’évêque de Cologne demandait également la destitution pour le même motif. Il prenait ainsi parti pour le mouvement dit des vieux-catholiques, qui venait de faire son apparition à Munich avec éclat. Évidemment M. de Bismarck a fondé sur ce mouvement de grandes espérances, et s’est vu par là encouragé à se jeter dans la voie où il marche aujourd’hui avec sa froide résolution. Aussi est-il nécessaire, pour comprendre la crise actuelle, d’en suivre le développement en Allemagne depuis l’origine.

Nous nous imaginons volontiers en France que le concile du Vatican est après tout un événement sans grande importance parce qu’il n’a guère rencontré que des adhésions dans notre clergé. Nous dirions volontiers des points considérables qui y ont été débattus ce que les gens frivoles disaient au XVIe siècle de la réforme : ce n’est qu’une querelle de moines. Ces moines et ces évêques n’en ont pas moins accompli une véritable révolution dans l’église catholique en instituant contre la tradition la plus avérée l’omnipotence de la papauté. De ce qu’il a plu à nos évêques d’oublier toutes leurs protestations et de brûler ce qu’ils avaient adoré, il ne s’ensuit pas que ce qui s’est accompli à Rome soit un événement insignifiant. Il serait vraiment trop commode que la promptitude de la soumission fît oublier le bien-fondé de la résistance ! On entend tous les jours parmi nous des hommes fort libres d’esprit déclarer que toute opposition aux décrets du concile est absurde de la part d’un catholique. Nous les renvoyons aux mandemens de Mgr Dupanloup, aux lettres du père Gratry, au savant ouvrage de l’évêque de Sura sur la constitution de l’église. Ils verront que c’est l’essence même de l’autorité catholique qui a été modifiée au concile, et que, si le catholicisme est l’église de l’immobilité, de la tradition, il s’est porté un coup bien grave en opérant une transformation aussi profonde dans sa constitution. Ceux donc qui haussent les épaules quand on leur parle d’une opposition catholique au concile, comme si c’était l’illogisme même, font preuve d’autant d’ignorance que de frivolité. Si nul schisme sérieux n’éclate dans notre pays, il faut en chercher la raison non pas dans sa supériorité, mais bien au contraire dans son indifférence religieuse. Certes le mouvement des vieux-catholiques, qui prit naissance à Munich après l’excommunication de Döllinger, avait quelque droit à se donner comme étant en pleine conformité avec la tradition de l’église, et les gouvernemens qui voulaient résister à Rome y trouvaient : un précieux point d’appui. Il était d’autant plus facile de lui accorder un brevet d’orthodoxie, que les évêques allemands avaient pris la tête de l’opposition à Rome, et que leurs conciliabules comme leurs discours étaient universellement connus de toute l’Allemagne. On savait même que l’un d’eux, M. de Ketteler, s’était jeté aux pieds du pape pour le supplier de ne pas pousser à la proclamation du nouveau dogme. Les lettres sur le concile publiées par la Gazette d’Augsbourg, si mordantes parfois, si éloquentes et toujours si bien informées, en avaient ouvert les coulisses et révélé les ressorts secrets. On savait de quelle manière la curie romaine avait fait parler la voix du Saint-Esprit. L’opinion était préparée à la résistance quand l’épiscopat allemand fît une des plus scandaleuses volte-faces dont on ait souvenir, et lança contre ses alliés et confidens de la veille les foudres d’une excommunication à laquelle il ne pouvait croire lui-même. On se rappelait encore qu’un prélat bien connu, l’un des chefs de la hiérarchie, avait dit à un ami : « Quand tous se soumettraient, moi seul je résisterai, et si omnes, ego non ! » Ce même évêque frappait de ses censures, quelques mois après le concile, celui-là même qui avait recueilli de sa bouche cette parole courageuse !

Les origines du vieux-catholicisme à Munich sont connues de tout le monde. Depuis sa constitution dans le Muséum de Munich en septembre 1871, il s’est largement développé. Il n’a point dévié, il n’est point devenu, comme le mouvement du curé Ronge, une simple variante de la libre pensée, il est resté chrétien et catholique, s’opposant à l’infaillibilité papale au nom de l’ancienne église et de l’Évangile. Il a rallié des hommes éminens par le savoir et l’éloquence et entourés d’une considération universelle : surtout il s’est popularisé et organisé ; sortant de la sphère des universités, où il avait pris naissance, où il conservait une position importante, il a parlé au peuple, à la bourgeoisie ; en cessant d’être une simple école, il est devenu une église. Ceux qui ont assisté au congrès de Cologne, au mois de septembre de l’année dernière, ont pu mesurer les progrès qu’il a faits dans l’opinion. Des centaines de délégués appartenant à la bourgeoisie siégeaient à côté d’ecclésiastiques estimés et de professeurs illustres ; ils ont jeté les bases de leur organisation définitive. D’ici à quelques jours, un évêque sera désigné pour recevoir la consécration de l’archevêque des anciens-catholiques d’Utrecht. Les réformes nécessaires dans le culte et la discipline seront alors opérées conformément à la plus ancienne tradition de l’église. L’élection de ses pasteurs sera rendue au peuple chrétien, qui pourra prier dans sa langue ; la grave question du célibat ecclésiastique sera de nouveau examinée. Les orateurs qui ont parlé au congrès de Cologne y ont fait entendre le langage le plus élevé, le plus éloquent, les paroles les plus puissantes peut-être qui aient retenti en Allemagne depuis la réformation. Nous avons assisté aux discussions, aux cérémonies du culte des vieux-catholiques ; il est impossible de déployer une piété plus fervente. C’est ce caractère vraiment religieux du mouvement qui seul lui confère de l’importance, car, s’il était purement scientifique ou philosophique, il ne serait pas un péril pour l’église romaine, il se perdrait bientôt dans le grand courant de la libre pensée. Il est certain que dans ces deux années il s’est beaucoup étendu, qu’il compte des milliers d’adhérens dans l’Allemagne entière et jusque dans les campagnes ; il s’est aussi largement recruté dans la Suisse allemande. Très certainement M. de Bismarck lui assigne dans ses calculs politiques une place très importante. On comprendra tout le parti qu’il en peut tirer, si l’on se souvient de l’énergie avec laquelle les vieux-catholiques ont insisté sur les dangers qui devaient résulter du nouveau dogme pour les états modernes. Ils ne se sont pas contentés en effet de faire de la théologie, ils n’ont pas hésité à dénoncer l’infaillibilité papale comme un ferment de trouble et de révolte dans la société civile, et de demander l’expulsion des jésuites. Le congrès des vieux-catholiques de Cologne en 1872 a consacré une séance entière à la question de la situation vis-à-vis de l’état ; il a décidé d’entrer en pourparlers avec le pouvoir civil, et de se présenter à lui comme étant seul la fidèle représentation de l’ancienne église acceptée par lui, tandis que l’église romaine, par ses procédés novateurs et révolutionnaires, s’est mise en dehors du contrat.

On voit toute la portée des résolutions prises par les vieux-catholiques sur ces points divers. Ils ont rédigé sans le savoir l’exposé des motifs des projets de loi que méditait M. de Bismarck, en même temps qu’ils lui recrutent une milice religieuse prête à entrer en ligne au moment favorable. Évidemment, si le mouvement de Munich et de Cologne devenait une réformation nouvelle, aussi puissante dans sa direction que celle du XVIe siècle, le gouvernement prussien y trouverait l’appui le plus précieux. Il se poserait alors comme l’héritier de ces grands princes saxons qui ont favorisé la réforme de Luther, car il ne peut réussir dans sa tentative qu’en remplaçant ce qu’il veut briser. Si le vieux-catholicisme, qui s’attaque, au nom des scrupules les plus respectables, à cette même église ultramontaine dont M. de Bismarck a juré la mort, prenait de pareilles proportions, alors vraiment le gouvernement impérial serait le maître de la situation, parce que ses lois auraient pour auxiliaire la passion religieuse, qui est encore la plus grande force morale de l’humanité. Si au contraire le vieux-catholicisme s’arrêtait dans son essor, son importance actuelle ne suffirait pas à contre-balancer les anciennes influences catholiques, et alors tout se que les deux chambres de Berlin voteraient ne serait que de l’huile sur le feu qu’on veut éteindre. Or rien ne serait mieux fait pour en entraver les progrès que la protection ouvertement affichée du pouvoir. Le XIXe siècle n’est pas le XVIe, la faveur de l’état, surtout si elle aboutit à la persécution, porte un coup mortel aux églises qui l’acceptent. L’idée qu’elles défendaient était peut-être grande et vraie ; elle perd tout crédit dès qu’elle devient un instrument de règne ou de despotisme : elle court le risque d’être si profitable à ses adhérens et si dangereuse à ses adversaires qu’elle n’a plus de charme pour les âmes fières, et que l’enthousiasme se glace dans les cœurs généreux.

Il n’en demeure pas moins certain que le parti ultramontain est responsable en bonne partie de la crise qui a éclaté en Allemagne et en Suisse. La compagnie de Jésus, qui a été l’inspiratrice du Syllabus, la promotrice de l’infaillibilité, est en elle-même un danger social. Qu’on la combatte par la discussion et par tout ce qui peut éclairer et enflammer l’opinion publique ; c’est le devoir des publicistes chrétiens. L’erreur commence quand on veut que l’état se charge de la controverse en usant de la contrainte et de la proscription. Il n’a le droit de frapper que des actes attentatoires à sa sûreté et au droit public ; il n’a pas celui de frapper des idées et des tendances, quelque dangereuses qu’elles lui paraissent. Tant que l’idée fausse et dangereuse n’a pas pris corps et ne s’est pas traduite dans un attentat à la paix publique, elle doit demeurer impunie, sinon nous ouvrons la porte à une sorte d’inquisition civile qui ne s’arrêtera nulle part. Tant que la société de Jésus n’a pas prêché ouvertement la révolte, elle doit jouir des bénéfices du droit commun, — si on ne veut pas que la funeste doctrine du salut public remplace toutes les libertés civiles et religieuses. Grâce à des théories semblables et à l’argument du péril, Louis XIV serait justifié d’avoir révoqué l’édit de Nantes ; la minorité protestante mettait en danger la constitution de la société française telle qu’il la concevait. Il s’ensuit que les vieux-catholiques peuvent avoir cent fois raison dans leur polémique contre l’église de l’infaillibilité sans que pour cela le gouvernement prussien ait le droit de transformer cette polémique en articles de loi s’attaquant non à des faits précis et à des actes délictueux, mais à des idées et à des tendances.


III

Dès que M. de Bismarck fut décidé à engager la lutte contre le catholicisme, il s’y prépara avec sa résolution accoutumée. Il semblait qu’il fût suffisamment armé par la législation de son pays pour avoir raison de toutes les résistances : un passé récent montrait les ressources qu’elle fournissait au despotisme de l’état. En réalité, l’indépendance de l’église n’avait jamais été reconnue en Prusse. L’église protestante évangélique n’avait joui du système synodal et des sérieuses garanties qu’il offre par son caractère représentatif que sur la rive droite du Rhin ; dans toutes les autres provinces de la monarchie, on s’était contenté de faire régir les églises par des consistoires placés sous la direction de superintendans, espèce d’évêques à moitié civils, représentant avant toute chose la suprématie de l’état. Un conseil supérieur siège à Berlin sans être une vraie délégation de l’église, car il n’émane pas de ses libres choix. Quant à l’église catholique, ses relations avec l’état ont été réglées par la bulle du 11 avril 1827, qui déterminait le nombre des évêques et confiait leur élection aux chapitres sous la réserve d’un droit d’élimination laissé à l’état. La bulle fut complétée par le gouvernement prussien, comme le concordat conclu avec Napoléon l’avait été par les articles organiques. L’ordonnance du 30 janvier 1830 portait que tous les actes ecclésiastiques, y compris ceux du pape, ne pourraient être publiés qu’avec l’agrément de l’état, qu’aucune affaire ecclésiastique ne pourrait être portée devant des juges étrangers, que le clergé serait formé dans les universités et dans les séminaires agréés par le pouvoir, qu’enfin un recours contre ses empiétemens serait toujours ouvert auprès de l’autorité civile. Cette ordonnance fut maintenue malgré le bref papal du 30 juin 1830, qui la qualifiait de scandaleuse.

On le voit, l’état disposait de tous les moyens nécessaires pour avoir le dernier mot dans les querelles ecclésiastiques, et l’on savait fort bien en Prusse que ce dernier mot n’était pas une vaine parole. En effet, l’état avait fait sentir sa lourde main aussi bien dans l’église protestante que dans l’église catholique à la première occasion de conflit. Le roi Guillaume III était un grand ami de l’union des églises ; il avait pensé que la différence entre le luthéranisme et le calvinisme n’avait plus de raison d’être. C’était une opinion très large et très respectable en elle-même ; malheureusement il ne se contenta pas de la professer en chrétien, il voulut la réaliser en roi par des décrets impératifs. Il réfuta les objections selon le procédé usité par les théologiens couronnés depuis Constantin ; les quelques églises luthériennes qui ne partagèrent pas ses vues furent persécutées, leurs pasteurs destitués ; on vit un bataillon de grenadiers conduire à sa chaire un prédicateur que repoussait la communauté. Le roi Guillaume III avait composé dans ses loisirs une nouvelle liturgie qui modifiait profondément le culte réformé ; naturellement elle était la meilleure qu’on pût imaginer à ses yeux et à ceux de ses conseillers. Il n’hésita pas à l’imposer à toutes les églises : elle devint une règle obligatoire pour les candidats au saint ministère ; les résistances furent rudement châtiées. Le roi appliquait aussi sans scrupule le fameux principe formulé par Grotius pour la plus grande satisfaction de la tyrannie religieuse : cujus est regio, ejus est religio, la religion du prince est celle du pays. — Triste état que celui où l’on a autant à redouter la piété d’un prince que ses vices, parce que les effusions de sa ferveur se transforment en ordonnances exécutoires sous peine de prison ou d’exil !

Le roi Guillaume III ne fut pas plus tolérant pour le catholicisme. Le pape avait soumis la célébration des mariages mixtes à des conditions qui en faisaient de véritables apostasies du protestantisme. Le gouvernement prussien s’était toujours opposé à ces prétentions, et il avait trouvé un appui dans l’esprit libéral et éclairé de l’archevêque de Cologne, Ferdinand-Auguste de Spiegel. Son successeur, Clément-Auguste, était animé des sentimens les plus contraires ; c’était un fougueux ultramontain. Il n’eut rien de plus pressé que d’exagérer les exigences de Rome et de frapper de condamnations abusives le professeur Hermès, dont la tendance conciliante contribuait à l’apaisement des esprits. Le gouvernement, ayant essayé vainement de le ramener à une conduite plus sage, le fit enfermer dans une forteresse. L’archevêque n’en sortit que sous le règne suivant, mais sans reprendre son siège, qui fut occupé par un coadjuteur. Cependant il gagna sa cause en réalité, car le bref de la cour de Rome sur les mariages mixtes fut appliqué sans résistance dans son diocèse. Il semble qu’un gouvernement qui peut fermer la bouche aux opposans en les jetant sans jugement en prison est suffisamment garanti contre eux. Le gouvernement prussien ne l’a pas pensé : la forteresse est le moyen des grands jours ; parce qu’on peut finir par couper le cou à son adversaire, il ne s’ensuit pas qu’on ne doive le garrotter en attendant. C’est à une législation savante à forger les chaînes qui lui ôteront toute liberté d’action. Nous avons vu la lutte entre le catholicisme et le gouvernement prussien éclater à l’occasion des professeurs non-infaillibilistes, que les évêques soumis au nouveau dogme voulaient destituer. Ces évêques se réunirent de nouveau dans cette même ville de Fulda, où à la veille du concile ils avaient fait entendre une timide protestation contre le nouveau dogme. Ils en adressèrent une en sens contraire à l’empereur Guillaume. Celui-ci leur répondit par ces paroles, qui ne laissaient place à aucun accommodement : « Je suis obligé de maintenir les lois existantes et de protéger selon ces lois chaque Prussien dans la jouissance de ses droits. » Cela signifiait que toutes les destitutions épiscopales des non-infaillibilistes seraient considérées comme nulles et non avenues. C’était créer aux évêques une situation très difficile, car ils se voyaient sans défense contre des opinions qu’ils devaient considérer comme des hérésies depuis leur soumission, et qui seraient enseignées désormais en toute liberté jusque dans les instituts destinés à former leur clergé. La suppression de la direction spéciale des affaires catholiques dans le ministère des cultes à Berlin était un symptôme inquiétant : cet acte de résolution indiquait que le gouvernement voulait s’occuper directement des affaires de l’église catholique sans s’astreindre à consulter les intéressés.

Des mesures plus graves étaient déjà décidées. Trois lois furent proposées dans la première session de 1872, qui devaient mettre aux mains du gouvernement les moyens les plus efficaces pour prévenir toute résistance. La première, comprenant ce qu’on peut appeler les délits de la prédication, fut proposée au Reichstag. La manière dont elle fut introduite est empruntée aux procédés de la comédie. M. de Bismarck la fit réclamer par la Bavière. Le ministère bavarois, vint pousser un grand cri d’alarme dans le parlement de l’empire, et se déclara impuissant contre l’éloquence des curés du royaume. Le chancelier prussien eut l’air de prendre ces terreurs au sérieux et pressa l’assemblée, qui était aux derniers jours de la session, de parer à un si grave péril. On sait que le lion profite souvent de la chasse du chacal qui fait lever le gibier à son profit. La loi réclamée fut votée à la vapeur, selon l’expression d’un député, comme si la maison brûlait et que le sauvetage ne pût être retardé d’une heure. Elle était ainsi formulée : « tout ecclésiastique qui dans l’exercice ou à l’occasion de ses fonctions traite des affaires de l’état devant une assemblée, de manière à mettre en péril la paix publique, peut être condamné à deux ans de détention dans une prison ou dans une forteresse. » Cette loi a provoqué une opposition sérieuse en dehors même du camp catholique, comme on peut s’en convaincre par l’excellent livre de M. Constantin Franz, intitulé la Religion du libéralisme national[3], qui renferme une protestation éloquente contre la politique religieuse de M. de Bismarck. L’auteur fait remarquer avec raison que l’état n’était point désarmé vis-à-vis des excès de la parole publique, dans quelque lieu qu’ils se produisissent, que le droit commun suffisait pour les atteindre et les châtier, qu’en conséquence la loi nouvelle est une loi d’exception, une loi de guerre. L’application en est très délicate. Se représente-t-on la prédication chrétienne surveillée par la police et l’orateur sacré continuellement sous le coup d’un procès-verbal ! N’est-ce pas lui enlever, toute dignité, toute puissance morale, que de sceller ainsi ses lèvres ? Les termes de la loi sont assez élastiques pour que le langage austère de la conscience chrétienne flagellant les grandes iniquités sociales soit considéré comme coupable. Le prédicateur aura donc le droit de tonner contre les péchés du peuple, et il devra se taire devant ceux des puissans ? Les états du sud de l’Amérique, avant la guerre de sécession, avaient donc raison de proscrire les prédicateurs qui, ne trouvant pas l’esclavage dans la Bible, le disaient tout haut. Si la religion est réduite à écraser le faible et à respecter le fort, elle ne mérite plus que le mépris public. En dehors de la politique, le champ de la morale tout entier lui appartient ; vouloir lui interdire de signaler le mal partout où il lui apparaît, c’est la condamner à l’abjection et à l’impuissance. Jamais les saints ne se sont tus, dit Pascal, pas plus les prophètes à Jérusalem que saint Ambroise à Milan. Qu’on veuille bien remarquer que l’interdiction de toucher à la chose publique, même au point de vue moral, ne porte que sur la critique ; l’apologie est non-seulement permise, mais approuvée. On sait qu’elle a été portée jusqu’au scandale par ces courtisans qui s’appellent les prédicateurs de cour. Nous avons entendu autrefois dans ce genre en Allemagne les platitudes les plus honteuses ; ce n’était rien comparé à ce dont ont retenti les chaires évangéliques au lendemain de la guerre. Parfois le pavé de l’ours est tombé de ces hauteurs sacrées ; nous n’en voulons d’autre preuve que le fameux sermon prêché dans la cathédrale de Berlin au retour de l’armée d’invasion sur cette parole d’Abraham au roi de Sodome : « non, du brin de fil à la courroie de la chaussure, je n’accepterai rien de ce qui t’appartient. » C’était dans la pensée du maladroit flatteur une allusion à la piété allemande, qui ne devait rien prendre à l’irréligion française. On comprend quelle cruelle ironie renfermait ce texte au lendemain de la conquête de l’Alsace et de la Lorraine devant une armée enrichie de butin ! Par bonheur, la fameuse loi contre les délits de la chaire n’était pas encore rendue, sinon on ne sait ce qui fût arrivé. L’un des orateurs les plus influens du parti gouvernemental, M. de Gneist, recommandait la loi au nom des principes chrétiens qui nous ordonnent la soumission à l’autorité établie ; il oubliait que Jésus-Christ a parlé de rendre à Dieu ce qui lui est dû avant de parler de César. Les gouvernemens ont toujours la propension de lire l’Évangile à la façon de Napoléon Ier, qui n’y a jamais trouvé que ces deux commandemens : « obéissez à l’empereur et accomplissez le service militaire ; c’est la loi et les prophètes. » Ces exégètes à grosses épaulettes sont les plus dangereux ennemis du livre sacré, dont on ne réussira jamais à faire le code de la servitude et de la lâcheté.

La loi sur l’inspection des écoles a suivi de très près celle sur les délits de la chaire ; elle a été également votée avec une rapidité foudroyante à la fin d’une session. Un orateur du congrès de Cologne exprimait la pensée que le chancelier devrait bien imiter dans les affaires religieuses la tactique de M. de Moltke. Il nous semble qu’il doit être satisfait, et que jamais la théorie des mouvemens tournans n’a été mieux appliquée. On s’est fait en France les plus fausses idées sur la loi d’inspection des écoles ; on s’est imaginé qu’elle était un retour aux vrais principes, qui veulent que l’école publique dépende des autorités laïques, afin d’être ouverte à toutes les communions ; c’est une erreur complète. L’école primaire garde en Prusse son caractère confessionnel, bien qu’un certain progrès ait été réalisé au bénéfice des minorités, qui peuvent stipuler quel genre d’enseignement religieux elles réclament. L’innovation consiste en ceci : dans la commune, l’inspection, qui était de droit confiée aux ministres du culte comme présidens des pères de famille, devient une délégation directe et toujours révocable du pouvoir politique, même dans les écoles dont la fondation est due non au gouvernement, mais à l’initiative de patrons généreux.

Cette législation tend à l’excès les ressorts de la centralisation dans ce domaine de l’instruction qui avait toujours joui en Allemagne d’immunités exceptionnelles. L’indépendance, l’initiative communale, sont absolument sacrifiées ; les écoles libres comme les écoles publiques sont subordonnées au pouvoir central, qui prétend leur donner à toutes la même impulsion, disons mieux, la même consigne, et marquer de son effigie toutes les jeunes intelligences. Les commentaires donnés à la loi dans les débats qu’elle a provoqués dans les deux chambres sont peut-être plus graves que la loi elle-même ; ils reviennent à déclarer qu’il s’agit de se garder contre la religion de l’ennemi héréditaire, d’empêcher les provinces d’annexion plus ou moins récente d’élever leur nationalité particulière, grâce à leur religion et à leur langue, au-dessus de la grande unité germanique. La question de la langue joue un grand rôle dans les préoccupations du gouvernement prussien ; il voudrait détruire ce vivant symbole du passé, cette langue si bien nommée langue de la mère ou de la patrie, si douce et si sacrée à l’opprimé, et avec elle la religion récalcitrante qui se plie mal aux soumissions forcées. C’est la raison que le chancelier a donnée sur tous les tons quand il a bien voulu s’expliquer, car au début de la discussion il demandait un acte de foi implicite qui revenait à dire : « Vous ne demandez pas de compte à la Providence, ne m’en demandez pas davantage ; seul je vois tout, je sais tout. » Il a cru nécessaire à cette occasion de faire une profession de piété éclatante. « Pour ce qui, dans mon discours, concerne l’aveu et la profession d’une foi vivante et chrétienne, je n’hésite à la faire ni devant le public ni devant ma maison. Ma foi vivante, évangélique et chrétienne m’impose le devoir dans le pays où je suis né, et pour le service duquel Dieu m’a créé, de défendre la charge qui m’est confiée, non-seulement contre les faiseurs de barricades, mais contre ceux qui oublient qu’ils sont faits pour consolider les bases de la société et non pour les ébranler. » L’éminent orateur a éprouvé le besoin de donner à cette foi évangélique quelques appuis matériels contre ses opposans, et il ne s’est pas fait faute d’exagérer outre mesure le péril du nouvel empire, pour qu’on lui fournît les moyens de supprimer l’opposition elle-même.

Une troisième loi fut présentée dans cette même année 1872 au Reichstag de l’empire, c’est celle qui supprime l’ordre des jésuites et tous les ordres à lui affiliés. L’affaire fut engagée par de nombreuses pétitions venues de tous les points de l’Allemagne, et sans nul doute très encouragées de haut. On se souvenait sans doute que M. de Bismarck s’était déclaré prêt à combattre aussi bien l’Internationale noire que l’Internationale rouge. Il serait fastidieux de nous arrêter aux débats soulevés par cette proposition. Nous y retrouverions le même impératif catégorique de la part du maître, une opposition vaine de la part de la fraction catholique du Reichstag, la même souplesse empressée de la gauche, qui cette fois a déclaré hautement qu’elle apportait ses principes en sacrifice sur l’autel de la patrie, enfin la même docilité chagrine de la chambre haute, qui ne résiste que juste assez pour donner du prix à son abandon final. Triste spectacle que cette comédie parlementaire qui transforme les assemblées en chancelleries légalisant des décrets dictatoriaux ! La loi contre les jésuites méritait cependant la peine d’être sérieusement discutée, car elle engageait des principes constitutionnels très graves. 1° Les membres de la société de Jésus ou des ordres qui lui sont affiliés peuvent être exclus du territoire sur simple mesure de police, même quand ils possèdent l’indigénat allemand ; 2° la société de Jésus et les congrégations qui sont en rapport avec elle sont bannies de l’empire allemand. — M. Constantin Franz, qui n’est point catholique, critique cette législation draconienne avec une franchise éloquente. Il insiste sur la dangereuse latitude donnée au pouvoir civil par l’expression si vague « des ordres en relation avec les jésuites. » Il fait remarquer avec raison qu’en réalité depuis le concile la pensée-mère de l’ordre des jésuites a prédominé dans le catholicisme, qu’il est très inutile de les frapper seuls, que d’ailleurs la loi est bien impuissante en face d’adversaires si habiles, qui ont su rompre ou traverser des mailles législatives bien plus savamment ourdies, — qu’on ne parvient par de tels procédés qu’à enflammer le fanatisme et rendre la vitalité à une église qui, constituée comme elle l’est aujourd’hui, ne vit que par la guerre et aurait tout à perdre à la liberté et au calme. — La juste antipathie qu’inspire l’ordre fameux et funeste qui a poussé le catholicisme aux extrêmes en extirpant de son sein tous les élémens libéraux fait que beaucoup de bons esprits approuvent l’expulsion des jésuites de l’empire d’Allemagne. Il est très vrai qu’on leur applique ici leurs propres maximes, et qu’on ne fait aux révérends pères que ce qu’ils déclarent hautement vouloir faire à tous leurs adversaires religieux partout où ils seraient les plus forts. N’oublions pas néanmoins que dans de pareilles mesures la liberté elle-même est en cause. Si nous ne savons pas la respecter, même quand il s’agit de ses pires ennemis, nous n’aurons pas le droit de l’invoquer en notre faveur, sans compter que ces persécutions mesquines ne font que grandir le péril que l’on redoute et rendent aux plus tristes causes une espèce de dignité morale.


IV

On ne sait trop ce qui pouvait manquer au gouvernement prussien après le vote de ces lois pour régler d’une façon dictatoriale toutes les affaires ecclésiastiques. Dans l’école comme dans l’église, on ne pouvait enseigner que ce qui lui convenait ; ses inspecteurs et sa police lui assuraient le silence des opposans ; les ordres militans de l’église étaient sous le coup d’une loi de proscription. Ce n’était pourtant pas assez pour « l’empire évangélique. « Il n’y a pas lieu de s’en étonner, on ne s’arrête pas dans la voie de la contrainte religieuse ; frapper à moitié, c’est frapper inutilement ; l’adversaire qu’on exaspère sans le briser est devenu plus dangereux.

Il faut aussi reconnaître que la passion a parlé plus haut que la logique. Les quatre lois que le gouvernement prussien vient de faire voter ont suivi de très près l’allocution par laquelle le pape a condamné sa politique persécutrice. Il avait eu un premier démêlé avec le saint-siège lorsqu’il s’agissait de remplacer le comte d’Arnim, qui vient d’exercer avec tant de distinction les fonctions diplomatiques les plus délicates dans notre pays, en y portant un esprit élevé et large qui a singulièrement facilité le traité de la libération de notre territoire. M. le comte d’Arnim devait avoir pour successeur le cardinal de Hohenlohe, qui aurait représenté non plus seulement le royaume de Prusse, mais l’empire d’Allemagne. Cette prétention n’avait pas été acceptée au Vatican. Les états particuliers ont seuls à traiter avec le pape pour la nomination de leurs dignitaires ecclésiastiques ; l’empire, à ce point de vue, n’a aucun motif de se faire représenter. Le seul but de M. de Bismarck était de peser davantage sur la curie romaine pour en obtenir des concessions. Ce n’est pas le cardinal Antonelli qu’on eût pris à un piège aussi grossier. Le pape ne veut pas non plus d’ambassadeur ecclésiastique, par la raison bien simple qu’il semblerait reconnaître par là que sa souveraineté a revêtu un caractère purement spirituel ; c’est la dernière des concessions qu’il fera. Son refus péremptoire avait déjà causé à Berlin une vive irritation, qui devint une véritable fureur après l’allocution du saint-père.

On connaît toute la véhémence de Pie IX. Rien ne l’abat ni ne le décourage ; il n’est pas possible de refuser son respect à cet indomptable vieillard, quelque jugement que l’on porte sur l’influence fatale de son pontificat, qui a tout poussé à l’extrême. Privé de sa couronne temporelle, relégué dans son Vatican, il en a fait le Patmos d’une cause irrévocablement vaincue ; sa parole enflammée. ne cesse de défier tous les pouvoirs, y compris celui de l’opinion libérale, qu’il foudroie tous les jours. Ces protestations, il est vrai, ne lui attirent aucun péril, et sa véhémence donne la mesure de la liberté dont il jouit. L’Italie y trouve une ample réfutation de la légende du pape captif. Ce qu’on ne peut s’empêcher d’admirer, c’est cette énergie dans l’anathème, cette verve intarissable de l’invective sacrée, qui dénote une vieillesse aussi vigoureuse qu’irréconciliable. Le jour où le saint-père stigmatisa la Prusse, il fut mieux inspiré que de coutume sur ce trépied de colère qu’il quitte rarement. Il est vrai qu’il avait quelque raison de se plaindre. Il ne recula pas devant les mots blessans. On comprend l’effet qu’ils produisirent à Berlin, dans cette cour où l’on joue aussi à l’omnipotence. Parler ainsi de la sainte Allemagne, qui prétend faire marcher la Divinité sous ses drapeaux, quel crime de lèse-majesté ! C’était vraiment la guerre des dieux. L’allocution papale fut mise à l’interdit, et l’on poursuivit les journaux qui la reproduisirent. La vraie réponse fut la présentation des quatre projets de loi destinés à compléter l’œuvre d’asservissement si bien commencée. Il est à remarquer que la seule loi libérale qu’on attendait, celle sur le mariage civil, ne fait point partie des projets soumis aux chambres. Elle paraissait bien moins urgente que les autres au gouvernement prussien, on le comprend, c’est une loi de liberté générale ! La législation d’exception et de contrainte est infiniment plus pressée. Cette fois elle ne laisse rien à désirer. Le clergé catholique est enlacé de liens aussi étroits que les popes russes, avec cette différence que le pouvoir dont il dépend est étranger et même hostile à sa croyance. La législation proposée en janvier 1873 le prend au moment même où il se forme et se prépare à entrer dans les ordres, et le suit jusqu’au terme de sa carrière en lui faisant partout sentir le joug de l’état. La première loi le contraint à recevoir son instruction dans les universités nationales ou dans les séminaires autorisés ; ceux-ci ne sont tolérés que dans les villes sans université, et doivent offrir les mêmes garanties que les établissemens de l’état. Les candidats à la prêtrise échappent ainsi entièrement à la direction de l’épiscopat. Au terme des études préparatoires, ils subiront un examen pour fournir la preuve qu’ils sont prêts à la docilité. Ces dispositions rappellent le mot si connu de Napoléon, qui demandait un clergé habillé à la française. Le gouvernement de l’empereur Guillaume veut un clergé non-seulement habillé, mais éduqué à la prussienne et digne de rappeler les grenadiers du grand Frédéric. La même loi soumet à une inspection rigoureuse les petits séminaires. Les jours de ces établissemens sont comptés ; ils ne peuvent ni s’accroître en nombre ni recevoir de nouveaux élèves. Les évêques ne pourront instituer que des ecclésiastiques approuvés par l’état. Une seconde loi règle minutieusement les conditions de l’entrée dans une église nouvelle ; elle est faite évidemment à l’intention du vieux-catholicisme, et jette en quelque sorte un pont entre les deux églises. Les formalités exigées se réduisent à peu de chose : une déclaration et une rétribution modique à l’état. La troisième loi soumet tous les cas de discipline ecclésiastique, toutes les condamnations épiscopales à une haute cour de justice, qui donne toujours le dernier mot au pouvoir civil ; l’appel comme d’abus y prend une importance et une gravité qu’il n’a jamais eu en France. Il est formellement stipulé que les juges décideront d’après leur sentiment. Une dernière loi est destinée à limiter le pouvoir disciplinaire de l’église, de telle sorte qu’elle ne puisse jamais frapper un acte approuvé par l’état. Il lui est interdit de se soumettre à des jugemens qui émaneraient d’une autorité ecclésiastique étrangère à la nationalité allemande. La papauté est directement visée dans cet article.

On ne sait vraiment plus ce qui reste de pouvoir aux évêques catholiques prussiens ; une pareille législation en fait de simples préfets ecclésiastiques. La loi qui est de beaucoup la plus grave et la moins acceptable pour eux est celle qui ferme leurs grands séminaires et leur enlève entièrement l’influence sur la formation de leur jeune clergé. Nous savons bien que l’on prétend que le protestantisme est soumis à la même législation, mais le gouvernement a bien soin de faire remarquer qu’elle ne change en rien sa situation. Lui ordonner d’envoyer ses futurs pasteurs aux universités, c’est lui commander de suivre sa propre coutume et son premier intérêt. Les questions disciplinaires n’y ont aucune importance. Il y a une véritable hypocrisie politique à soutenir que les lois nouvelles sont fidèles au grand principe de l’égalité des cultes. Au reste la discussion générale n’a laissé planer aucun doute sur ce sujet. Elle s’est ouverte le 15 janvier. Les tribunes regorgeaient de spectateurs, l’émotion était grande ; on sentait que c’était la partie dernière qui se jouait. Cependant le grand attrait manquait. M. de Bismarck était absent ; à la suite du remaniement ministériel qui avait tant occupé l’Allemagne, et qui n’avait été de sa part qu’une évolution dans le sens de la grande unité germanique, il voulait se donner la satisfaction de diriger de loin l’imbroglio parlementaire et d’en tenir les fils sans sortir de son cabinet. Il savait que son intervention était inutile, que la majorité était assurée. Il n’avait rien de nouveau à dire, il n’était donc pas nécessaire de faire entendre à la chambre cette parole saccadée, familière, impérative, profondément habile dans sa négligence impertinente, qui n’avait plus trouvé de résistance depuis les triomphes de 1866. Il n’avait nul besoin de redire à l’Allemagne quel grand chrétien il était, ses déclarations précédentes suffisaient à l’édification générale. M. de Bismarck était remplacé par le docteur Falk, ministre des cultes, qui est raide comme un major du grand Frédéric. Son langage est sec et hautain ; il a au moins l’avantage de ne pas jeter de fleurs sur les mesures oppressives. Il les signifie à l’assemblée comme la consigne du jour, et il ne prend pas la peine de les étayer par une argumentation subtile. Le professeur perce néanmoins dans l’homme politique, témoin ce mot de son discours du 15 janvier : « nous sommes devenus plus concrets, nous avons pris conscience des droits de l’état. Voilà pourquoi il faut voter les lois proposées, » — en d’autres termes, nous en avons fini avec ces vaines abstractions qui s’appellent le respect du droit et de la justice ; nous avons dit adieu à cette idéologie qu’on nous a tant reprochée. Le docteur Falk ne se trompait pas ; le concret, comme il l’entend, triomphe sur toute la ligne. Dans son second discours du 17 janvier, il déclarait sans artifice que, si l’état et l’église sont égaux dans le domaine moral, l’état doit toujours avoir la supériorité dès qu’on aborde le domaine légal. Cela revient à dire que l’église a tous les bénéfices de l’égalité dans le domaine abstrait, à la condition que l’état ait tous les pouvoirs dans le domaine concret ; le droit est une théorie, la force est seule réelle. Le ministre s’est attaché avec le plus grand soin à rassurer l’église évangélique, à établir que, si elle était atteinte indirectement par la loi nouvelle, elle n’avait rien à redouter, pas plus que le christianisme en soi, qui a tout à gagner à la haute culture, et qu’en définitive il n’était pas loisible à l’état d’abandonner les jeunes générations à une autre influence que la sienne.

M. Falk a trouvé des alliés puissans dans l’assemblée. Il a été tout d’abord soutenu par M. de Benningsen, l’ancien ministre du roi de Hanovre, qui apporte au nouvel empire toute l’ardeur d’un néophyte ; il accable de sa lourde éloquence ceux que ses maîtres veulent écraser, et les accuse de fomenter partout la révolution. Convenons que nul parti n’a rendu des services plus signalés à la politique ministérielle que la gauche de la chambre des députés. On se souvient de son abdication après Sadowa. Le chemin de Vienne, où s’étaient engagées les armées triomphantes de la Prusse, avait été pour elle le chemin de Damas. Aussi, au retour triomphant du roi et de son grand ministre, n’eut-elle rien de plus pressé que de lui offrir ses hommages et de faire litière de tous les principes qu’elle avait défendus au nom des libertés parlementaires. Elle lui apportait les clés du trésor national, qu’elle avait voulu si longtemps fermer à ses ambitions militaires. C’était livrer du même coup les droits du parlement. Elle aussi devenait concrète. La gauche n’a pas depuis lors démenti une seule fois sa docilité. Elle n’a protesté contre aucune violence de la dernière guerre, et ce n’est que sur les bancs du radicalisme extrême que les principes d’humanité qui semblaient faire l’honneur du libéralisme moderne ont été invoqués. Uniquement préoccupée de l’agrandissement de la patrie allemande, elle se soucie fort peu de l’empire évangélique, car elle professe une véritable animosité contre la religion ; aussi est-elle disposée à voter toutes les mesures qui fortifient l’état contre l’église, dans l’espoir que ce sera la religion en soi qui en souffrira. Elle ne cache point ses convictions à cet égard ; on peut s’en convaincre par les discours de son chef, le célèbre docteur Virchow. Voici en résumé son argumentation. « Les lois proposées seraient fort dangereuses par le pouvoir exorbitant dont elles investissent le ministère des cultes, si on pouvait supposer qu’une influence cléricale ou piétiste pût jamais prévaloir. Un tel danger n’est pas à craindre. La lutte aujourd’hui est engagée entre la culture laïque et la culture ecclésiastique. Celle-ci a pu au moyen âge rendre quelques services ; de nos jours elle représente l’obscurantisme. Il faut en triompher à tout prix, d’autant plus qu’en réalité elle est l’alliée naturelle de l’ennemi héréditaire. L’état a le devoir de se défendre contre elle, il n’a que faire des clés du ciel. La religion lui est parfaitement inutile : il n’est pas vrai qu’elle fortifie la morale ; on ne saurait le soutenir après la triste palinodie des évêques allemands au lendemain du concile. Que l’état ne songe donc qu’à se défendre. Sans doute il doit respecter la foi individuelle, voire l’église locale ; les associations, surtout celles qui s’appuient sur la hiérarchie, n’ont aucun droit. Ce qui importe dans les circonstances actuelles, c’est d’affranchir l’état et de le rendre omnipotent contre elle. » Admirable libéralisme qui prend en pitié ce pauvre état prussien armé jusqu’aux dents, avec ses caporaux et ses forteresses, et qui demande qu’on l’affranchisse de ces gênes misérables qui s’appellent la liberté des cultes et le droit des minorités !

Le parti catholique s’est défendu de son mieux. Il aurait eu le beau rôle, si on ne s’était souvenu de ses principes, qui accordent à l’église tout ce que le gouvernement prussien réclame en faveur de l’état pour écraser les résistances de la conscience. Un de ses membres a même été assez franc pour faire l’apologie du Syllabus en plein parlement. Il a évidemment contrarié la tactique de ses amis politiques, qui ont multiplié les plus belles déclarations en l’honneur de la liberté religieuse. En entendant ses principaux orateurs, on se rappelait ce mot de l’Écriture : « eh quoi ? Saül est-il avec les prophètes ? « Il est aussi étonnant de voir des ultramontains champions des libertés civiles et religieuses qu’il l’était de rencontrer le rude soldat d’Israël prononçant de saints oracles. On ne saurait nier que M. Windthorst n’ait défendu son parti avec un rare talent qui n’a rien de clérical dans la forme, car il brille par l’ironie incisive et le feu oratoire : il rappelle par quelques côtés l’éloquence enflammée et sarcastique de Montalembert. Il ne s’est pas privé de flageller le libéralisme apostat de la gauche. Réfutant l’argument si dangereux tiré de l’alliance des catholiques avec l’étranger, M. Windthorst le retourne contre ses adversaires, il a essayé d’établir que la politique nouvelle de la Prusse a pour origine ses relations avec l’Italie ; à l’entendre, l’Italie est le Méphisto du Faust allemand, et le mène à sa perdition. L’orateur a résumé son discours par ces mots hardis : « avec cette législation artificieuse, vous voulez consommer le meurtre de l’église, non par le fer, mais par l’empoisonnement lent. » Il n’a point hésité à déclarer que pour lui et ses amis il demandait le libre régime américain. Il est étrange de retrouver dans une bouche ultramontaine la fameuse devise de Cavour : l’église libre dans l’état libre. Vérité en-deçà de nos frontières, — erreur au-delà ! M. Windthorst a été appuyé dans cette revendication hardie par un député radical, M. Duncker, qui n’a pas consenti à sacrifier ses principes au tout-puissant chancelier. C’est le seul auxiliaire que les catholiques aient rencontré avec M. de Gerlach, qui a fait sa rentrée à la chambre le jour même où s’ouvraient ces grands débats. Représentant de l’ancien parti conservateur, il est demeuré fidèle aux opinions de toute sa vie en combattant la nouvelle politique de son pays au nom même de ses principes, par malheur trop colorés d’un piétisme presque catholique. Où il a eu pleinement raison, c’est quand il a assimilé au mauvais radicalisme politique toutes les mesures dictatoriales tournées contre la religion. Le ministre Falk a beau chercher à distinguer les lois qu’il proposait de celles du même genre qui ont tant compromis la révolution française ; il ne fait autre chose que suivre la tradition jacobine.

La discussion générale fut arrêtée par un scrupule auquel on n’avait pas d’abord attaché une grande importance : on s’aperçut qu’on se heurtait à des articles formels de la constitution. Nous comprenons très bien qu’on n’y eût pas songé : cette feuille de papier, comme l’appelait dédaigneusement le précédent roi, n’est pas gênante ; on en fait ce qu’on veut selon le vent qui souffle. Cependant le texte était précis ; il était plus commode après tout de le changer que de le tourner. L’article 15 de la constitution disait : « L’église évangélique et l’église catholique romaine, ainsi que toute autre société religieuse, administrent et règlent leurs affaires en pleine liberté. » Le gouvernement proposait d’ajouter ces mots : mais elles restent soumises aux lois et à la surveillance de l’état. Il voulait également qu’il fût spécifié que c’était dans ces mêmes conditions que chaque société religieuse conservait la jouissance de ses institutions et fondations. L’article 18 de la constitution portait primitivement que le droit de nomination, de proposition, d’élection et de confirmation pour les places de l’église était supprimé en tant qu’il n’appartenait pas à l’état et ne reposait pas sur le patronat ou des titres légaux particuliers. L’adjonction suivante était proposée : « cette disposition ne s’applique pas à l’emploi des ecclésiastiques dans l’armée et dans des établissemens publics. Du reste la loi fixe les droits de l’état relativement à l’éducation, à l’emploi, et au renvoi des ecclésiastiques, et fixe les limites du pouvoir disciplinaire ecclésiastique. » Les quatre lois proposées étaient le commentaire naturel des modifications demandées à la constitution.

Les modifications constitutionnelles et les quatre lois proposées furent renvoyées à une même commission. Le rapport fut déposé très promptement ; cependant il fallut de toute nécessité mettre entre la première et seconde lecture des réformes constitutionnelles un délai de vingt et un jours, d’après les règles mêmes fixées par la constitution pour tout débat qui a pour objet de la modifier. Une fois le délai légal passé, la discussion a été militairement conduite. La chambre des députés a voté les réformes constitutionnelles dans le cours du mois de février et les quatre lois en quelques séances du mois de mars. La majorité a pensé qu’elle s’était suffisamment expliquée dans la discussion générale ; aussi a-t-elle laissé passer dédaigneusement les discours et les amendemens du centre, se contentant de quelques mots brefs et hautains. M. Virchow a pourtant saisi cette occasion pour développer de nouveau sa thèse contre tout droit d’association. Il ne veut qu’une poussière d’individualités isolées que l’état pourra pétrir à son gré selon le type d’une culture de plus en plus irréligieuse. Quant aux représentans de l’état, ministres et conseillers, leur argumentation était fort simple et pouvait se résumer ainsi : quia nominor leo. Le seul incident digne de remarque est la protestation très modérée du conseil supérieur de l’église évangélique protestante, qui a élevé une plainte timide contre le pouvoir disciplinaire que s’attribue l’état dans la législation nouvelle. Il a obtenu un adoucissement insignifiant du texte primitif ; seulement cette intervention a failli lui coûter cher, car la chambre, appelée à discuter l’article du budget qui le concerne, a été sur le point de le supprimer pour lui apprendre à garder le rôle subordonné qui convient à un corps ecclésiastique prussien ; il n’a été sauvé que par un discours du ministre des cultes. La chambre des seigneurs a eu l’honneur d’une intervention personnelle de M. de Bismarck dans le débat sur la réforme constitutionnelle qui s’est engagé devant elle le 10 mars. Ce n’est pas que les orateurs du côté droit fussent bien redoutables ; ils ont répété en l’affaiblissant la protestation des catholiques de la chambre des députés. Le discours du chancelier est l’un des plus caractéristiques qu’il ait prononcés. Il a reconnu que les lois proposées et le changement constitutionnel qu’elles nécessitent n’ont d’autre but que de faire face à une situation aggravée. Les garanties constitutionnelles avaient été formulées dans un temps où l’on n’avait rien à redouter de l’église catholique, où elle prêtait un appui sincère au gouvernement ; elle ne doit s’en prendre qu’à son esprit d’opposition manifesté dans les dernières élections, si aujourd’hui le pouvoir supprime ces garanties. Cette argumentation est étrange, il en faut convenir ; elle fait dépendre la sanction du droit le plus sacré du revirement de la politique, M. de Bismarck semble dire à l’église : Soyez bien sage, et votre conscience sera respectée ; votre liberté religieuse sera le prix de votre docilité. On pourrait lui répondre que cette liberté est bien inutile aux églises qui s’attellent au char de l’état ; celles-là sont assurées de sa faveur. Il nous avait semblé jusqu’ici que les garanties constitutionnelles étaient précisément destinées à préserver le droit dans les mauvais jours contre les tentatives de l’arbitraire. M. de Bismarck s’est livré aux plus singuliers développemens historiques ; non content d’évoquer la grande ombre de Conradin contre l’ennemi héréditaire, il a eu recours aux souvenirs classiques les plus démodés, il a rappelé le sacrifice d’Iphigénie pour montrer que le pouvoir sacerdotal a toujours fait la guerre au pouvoir royal. On ne s’attendait guère à voir Calchas et Agamemnon dans cette affaire. Le puissant ministre terminait son discours par une menace de démission. Le vote ne s’est pas fait attendre. Une fois le changement constitutionnel voté, les quatre lois sont implicitement adoptées. Il n’y a plus qu’à les appliquer ; on peut se fier à l’empire concret et évangélique pour être assuré que cette législation ne reposera pas à l’état d’arme savante dans l’arsenal de Berlin.


V

Les divers partis religieux n’ont pas attendu la fin des débats pour exprimer leur avis motivé. La Nouvelle Gazette évangélique, organe du conseil supérieur de l’église protestante, reconnaissait que ces lois étaient excellentes en tant qu’elles frappent l’église de Rome. On pouvait s’attendre à ce que les protestations viendraient du catholicisme allemand. En effet plusieurs évêques prussiens ont pris l’initiative de la résistance morale. L’évêque d’Ermeland a le premier élevé la voix. Déjà au mois de septembre de l’année dernière, il s’était vu d’abord refuser une audience de l’empereur, qui voyageait dans son diocèse, parce qu’il n’avait pas voulu faire une déclaration de soumission à l’autorité civile impliquant son adhésion aux mesures sévères déjà prises contre la société de Jésus ; on a même été jusqu’à lui retirer son traitement, appliquant sans doute à sa résistance ce que l’Évangile dit d’un malheureux possédé : « Ce démon ne se guérit que par le jeûne. » Ni le jeûne ni la prison n’y feront rien ; la conscience catholique ne sera pas si facilement exorcisée. Depuis que les dernières lois ont été présentées, d’autres évêques prussiens ont également protesté. L’évêque de Paderborn et M. Ledochowski, archevêque de Posen, ont tenu un langage très ferme. Ce dernier, recevant une adresse des doyens de son diocèse, leur a répondu : « Si un jour, ce dont Dieu me préserve, j’étais tenté de chanceler, le souvenir de votre déclaration me rendrait le courage et la décision. » La Germania, l’organe principal du catholicisme allemand et l’un des journaux les plus répandus, déclare nettement que, puisque le gouvernement veut la guerre, il l’aura, — que des milliers de prêtres ont renouvelé leur serment de fidélité dans les mains de leurs évêques pour soutenir ce que le journal appelle un saint combat pour les droits de la conscience.

Ces réclamations individuelles n’ont pas suffi. Les évêques prussiens ont envoyé à l’empereur une adresse collective des plus énergiques, dans laquelle ils déclarent que, si les lois nouvelles étaient acceptées, elles seraient un empiétement des plus graves sur la liberté de l’église catholique, et qu’elles léseraient les prescriptions qui appartiennent à l’essence même de leur église ; ils n’y pourraient voir qu’une tentative d’extermination de leur culte. La lutte est donc sérieusement engagée, et elle est de nature à être poussée à outrance. Le gouvernement sera forcé de sévir avec vigueur, s’il ne consent pas à réduire la législation nouvelle à une lettre morte ; elle ne peut être efficace qu’en étant implacable, et il sèmera ainsi la plus vive irritation dans les cœurs. Comme toujours, l’église persécutée grandira en véritable influence, et deviendra le ferment de trouble et de désunion qu’il redoutait. C’est la fatalité d’un pareil système qu’on est condamné à en tirer les dernières conséquences, lors même qu’on voudrait s’arrêter en route. Il n’y a pas de milieu entre une impuissance ridicule qui irrite sans frapper, ou une violence détestable qui exaspère en frappant. Ce n’est pas encore le résultat le plus fâcheux d’une politique semblable ; non-seulement elle enfante la haine chez les persécutés, mais elle démoralise à fond l’état qui méconnaît le droit le plus sacré.

Une voix courageuse vient de se faire entendre de l’autre côté du Rhin, du sein même du protestantisme germanique ; c’est celle de M. Constantin Franz dans son livre sur le Libéralisme national, auquel nous avons déjà fait plusieurs emprunts. Il vaut la peine de recueillir ses avertissemens courageux et éloquens. Nous laissons à M. Franz l’entière responsabilité de ses jugemens ; ce n’est qu’à son propre pays qu’on a le droit de tenir un tel langage. S’attaquant d’abord à la nouvelle législation des cultes, il en fait ressortir le caractère dangereux et arbitraire. « Les lois d’exception, dit-il, sont la banqueroute de la justice dans un pays ; elles sont un aveu flagrant d’impuissance. Singulier spectacle que celui d’un empire armé en guerre qui, malgré ses soldats et ses milliards, ne peut résister à une poignée de prêtres avec sa législation ordinaire ! Est-ce que cette grande puissance serait frappée de faiblesse dès qu’il ne s’agit plus de batailles qui se gagnent avec les fusils à aiguille ? » S’élevant plus haut que les incidens de la lutte actuelle, M. Franz signale tout ce que la gloire et la prospérité actuelles de l’empire allemand cachent de germes funestes. Il se demande si les ministres qui recourent si promptement à la violence contre la religion n’auraient pas découvert les pieds d’argile du colosse d’airain, les bases chancelantes de la nouvelle Germanie ? Ces bases, d’après lui ne sont plus ces solides fondemens de l’Allemagne des grands jours qui s’appuyait sur la foi et l’enthousiasme ; il déclare qu’elle repose aujourd’hui sur le militarisme et le mercantilisme ; la patrie des penseurs, ajoute-t-il, est enivrée de ses triomphes matériels et ne croit plus qu’à la force. Combien n’était-elle pas différente à l’époque de la guerre de l’indépendance ! Que l’on compare les chants d’un Körner, animés du patriotisme le plus pur, aux pauvres rapsodies des Tyrtées de la dernière guerre d’invasion ! M. Franz en donne des exemples tristement comiques. Ce qui n’est pas comique à ses yeux, c’est l’état moral de ses compatriotes, qu’il dépeint sans ménagement. A l’en croire, ils n’ont pas seulement rapporté notre argent, mais ils ont pris nos travers en les exagérant et en les alourdissant. Berlin voudrait imiter Paris et le remplacer comme ville du monde ; elle n’y parvient pas, car elle ne peut emprunter la grâce et l’éclat de sa rivale. Dévorée d’une fièvre de plaisir et de spéculation, la capitale du nouvel empire ne voit plus que les succès rapides ; c’est une loterie universelle ; la bonne vie allemande est remplacée par les agitations du joueur qui ne croit qu’à la chance. Si M. Franz charge ses tableaux, ils sont du moins saisissans au plus haut degré. La Prusse, dit-il encore, apprend tous les jours qu’il est plus facile d’enrichir un peuple que de le moraliser. Un état ainsi constitué a pour adversaire naturel les idées et les libertés, et il ne peut considérer qu’avec une défiance ombrageuse la plus sublime des idées et la plus sainte des libertés, la religion, qui ne peut admettre ni ses calculs ni ses consignes. De là l’hostilité croissante dans l’empire germanique entre la société religieuse et la société civile, qui sont pourtant faites pour se pénétrer sans se confondre. De là cette notion rabaissée de l’état qui cesse d’être le gardien de la justice et de la liberté pour devenir le simple représentant de la puissance publique chargé de sauvegarder et d’accroître par la force la richesse et la gloire d’une nation en brisant tous les obstacles. « Nous bâtissons, dit encore M. Franz, une vraie Babel au bord de la Sprée. Tout en revient à une politique de force et de centralisation qui porte notre renom jusqu’aux nues ; la confusion des langues pourrait bien en résulter pour nous. La centralisation a beau donner une apparence d’unité au nouvel empire, la division n’en fait pas moins de rapides progrès dans les esprits. Ne voyons-nous pas les anciens partis se diversifier à l’infini, les liens sociaux se relâcher, les relations avec les autres états se tendre, la lutte entre l’église et l’état s’envenimer ; enfin n’assistons-nous pas à la ruine du droit public en Allemagne, aussi bien qu’à celle du droit des peuples en Europe ? Voilà les belles conséquences de notre construction grandiose ; plus haut elle s’élèvera, plus profonde sera sa ruine. Une politique qui a pour devise le sang et le fer verra bientôt s’écrouler en poussière l’édifice qu’elle a bâti malgré la splendeur des apparences. En définitive, elle se réduit au culte de la force, et rien n’indique mieux la répudiation du christianisme, sans lequel nulle société ne peut vivre. »

Nous avons laissé parler M. Franz. Il est vraiment remonté au principe de la politique religieuse de la nouvelle Allemagne. Ce n’est pas simplement la religion d’état comme autrefois ; c’est le culte de l’état, tel qu’Hegel l’avait formulé, l’adoration de la force nationale, la seule religion que la Rome antique ait connue. Voilà d’après M. Franz, le dernier mot de l’empire évangélique ; on comprend maintenant ce que l’on doit penser de sa prétention à être le représentant ou plutôt le soldat du protestantisme. Il recule bien au-delà du catholicisme lui-même, il se rattache à la vraie tradition païenne qui sacrifiait tout à la chose publique, à commencer par la conscience. Le Dieu allemand rappelle à s’y méprendre l’ancienne divinité locale ou nationale au nom de laquelle la guerre était déclarée aux peuplades voisines et à leurs dieux. Nous n’exagérons rien ; nous savons fort bien que la vie religieuse des individus ne se laisse pas absorber dans la politique, et qu’il y a des trésors de piété sincère et élevée dans les églises allemandes. Nous avons connu une autre Allemagne, éprise de l’idéal, vouant à la science libre un généreux enthousiasme, l’honorant par les plus magnifiques travaux. Elle sommeille aujourd’hui ; elle se réveillera, n’en doutons pas, et échappera aux liens dont on l’a chargée.

Une double conclusion résulte pour nous du tableau que nous avons tracé de la politique religieuse de la Prusse. Tout d’abord, il est certain qu’en s’engageant dans une voie semblable le protestantisme se perd. Il n’a d’autre raison d’être que la liberté de conscience. S’il veut recourir à l’autorité en religion, il ne réussira jamais aussi bien que l’église de l’infaillibilité ; il ne pourra aller jusqu’aux dernières conséquences du système, il devra s’arrêter à mi-chemin, et sera tout ensemble odieux et impuissant. A lui de voir si ce succès dégradant lui convient dans le pays qui fut son glorieux berceau ! Il est une conséquence plus grave encore de cette politique, qui par malheur ne s’arrête pas aux frontières de l’Allemagne, et gagne de proche en proche comme une contagion irrésistible. Des législations comme celle qu’a élaborée la Prusse provoqueront des mesures semblables dans les pays où domine le catholicisme ultramontain, et cela d’autant plus facilement qu’il n’aura qu’à suivre ses propres inspirations, qu’à obéir à ses propres principes. S’imagine-t-on où les luttes religieuses poursuivies de la sorte peuvent nous conduire ? Elles aboutiraient fatalement aux guerres de religion. On sait que ce sont les plus abominables de toutes les guerres, car, lorsque l’homme s’imagine servir Dieu en se livrant à ses passions, il se croit tout permis et porte dans ses haines l’infini qu’il attribue à la religion.

Sans aller jusqu’à cette extrémité, qui n’est point une chimère après des sanglans spectacles auxquels nous avons assisté au lendemain de ce qui nous semblait le jubilé de la civilisation pacifique, la législation prussienne, si elle fait école, apportera le trouble le plus fatal dans la crise intellectuelle et morale de notre temps. On sait combien cette crise est profonde : tous les problèmes sont agités, toutes les questions se posent à la fois dans l’ordre religieux. On peut être assuré que, dès que la politique nous rendra un peu de répit, l’agitation des esprits sera plus vive que jamais. On ne peut dans un temps aussi tourmenté arriver aux solutions normales et équitables, qu’en respectant jusqu’au scrupule la liberté des consciences et des cultes, sous la réserve du droit commun sévèrement et impartialement appliqué. L’exemple du XVIe siècle nous apprend ce qu’il advient des époques de crise religieuse quand elles ne pratiquent pas la liberté de conscience : elles enfantent des guerres de trente ans. Il ne s’agit plus de conclure une paix de Westphalie, qui n’est qu’un partage de domination religieuse par la démarcation des territoires, il ne s’agit pas même d’un édit de Nantes qui donne des places fortes au culte de la minorité ; le XIXe siècle ne peut oublier qu’après tout il est le fils de la révolution française, qu’il a reçu d’elle cette grande et féconde notion de l’état laïque, de l’état déclaré incompétent dans les choses de la conscience. Fréquemment démenti dans les faits contemporains, ce grand principe du droit nouveau n’en est pas moins inscrit au plus profond de l’âme moderne, les faits actuels démontreront avec éclat que les vieux régimes des religions d’état ou même des concordats sont insuffisans à protéger ce droit sacré, et que la paix ne sera assurée que par l’entière indépendance des deux pouvoirs, comme en Amérique. Là on peut avoir des séminaires et des vicaires apostoliques tant qu’on veut, sans qu’on crie sur les toits que l’état est perdu ; là les divergences religieuses peuvent se multiplier sans que la société soit troublée ; là on sait que la pleine liberté est la grande pacificatrice et la seule garantie de l’ordre. Les Syllabus et les jésuites ne peuvent porter atteinte à cette glorieuse constitution de la liberté religieuse, qui a pour considérant la grande parole de Jefferson : « attendu que la vérité est grande et forte, elle n’a pas besoin de protection. » Nous sommes encore loin de cet idéal dans notre vieille Europe ; gardons-nous au moins d’en prendre le contre-pied. Il est faux que sous le régime moderne on ne puisse résister aux empiétemens de l’église que par l’oppression ; qu’on relise les entretiens intimes de M. de Cavour avec son secrétaire, le chevalier Artom, sur ces questions délicates et qui se présentaient d’une manière si grave et si irritante dans l’Italie nouvelle. Le grand ministre développait un plan admirable qui devait aboutir à l’affranchissement de l’église pour le plus grand bien de l’état ; il voulait même se montrer très large dans la constitution de la propriété ecclésiastique sans tomber dans les inconvéniens de la mainmorte. Il était préoccupé du désir d’éviter les fautes de la révolution française, qui se renouvellent sous nos yeux. Il faut choisir aujourd’hui entre l’école de Cavour et celle de M. de Bismarck.

Qu’on y fasse bien attention : en suivant la politique d’oppression, on forge des armes redoutables pour la démocratie extrême, qui saurait bien s’en servir le jour où les folies conservatrices la mettraient au pouvoir. Nous ne comprenons pas qu’on ne se hâte point de mettre la foi religieuse au-dessus des atteintes de la souveraineté populaire en la plaçant en dehors de la compétence de l’état. En ceci comme en bien d’autres choses, l’empire d’Allemagne a donné des leçons à la démagogie. Il lui enseigne aujourd’hui l’omnipotence du pouvoir civil pour briser les résistances incommodes ; elle s’en souviendra. Qu’au moins le parti libéral dans toutes ses fractions comprenne la leçon que nous donne la Prusse, qu’il déclare bien haut que l’on n’a jamais le droit de retirer la liberté, même aux ennemis de la liberté, sans renier son principe et sans courir au-devant des plus graves périls et des plus révoltantes iniquités. Nous ne voulons pas désarmer l’état, même vis-à-vis de la religion, qui doit être renfermée strictement dans son domaine ; mais nous n’en repoussons pas moins ce honteux système de prévention qui, sous prétexte de salut public, viole les premiers droits. Si nous nous plaçons au point de vue des périls possibles de telle ou telle tendance religieuse, nous ne nous lasserons pas de frapper sans savoir jamais si nous avons frappé juste, nous ne sortirons pas de ces calculs de la peur, qui n’ont aucune base fixe. Il vaut mieux demeurer fidèles aux principes et tenir les yeux attachés sur notre étoile polaire, qui est le droit souverain de la conscience.


EDMOND DE PRESSENSE.


  1. Uber sittliche Werthschäzung politischer Charactere, Bâle 1873.
  2. Voyez sur le nouveau livre de M. Strauss l’étude de M. Réville dans la Revue du 15 mars.
  3. Die Religion des National-Liberatismus, von Constantin Franz, Leipzig 1872.