La Politique religieuse de la Suisse

La bibliothèque libre.
La Politique religieuse de la Suisse
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 737-768).
LA
POLITIQUE RELIGIEUSE
DE LA SUISSE

L’état moderne est menacé de deux manières dans sa notion fondamentale : d’une part l’ultramontanisme la nie sans détour et s’efforce d’y substituer l’idée théocratique; de l’autre, l’école autoritaire tend à faire sortir l’état de la neutralité qu’il doit garder vis-à-vis des diverses formes religieuses. Il flotte ainsi entre l’asservissement et le despotisme, entre le cléricalisme et les constitutions civiles du clergé. Dans un cas comme dans l’autre, il perd son caractère laïque, qui est sa manière à lui d’affirmer son respect pour la conscience humaine.

L’état autoritaire peut être aussi bien démocratique que monarchique. On l’a vu, sous la seconde forme, s’armant à Berlin jusqu’aux dents contre l’ultramontanisme et cherchant à soumettre l’église catholique à une législation qu’elle ne saurait accepter sans se transformer dans son essence; il est ainsi conduit par la logique des choses à des mesures de rigueur qui au premier abord semblaient pouvoir être évitées. Aujourd’hui c’est une des démocraties les mieux assises, les plus justement respectées, qui nous révélera cette tendance des états contemporains à sortir de leurs limites et à répondre aux provocations du fanatisme par une exagération en sens contraire. Certes il faut que la crise soit bien aiguë pour que la république helvétique cède sur plus d’un point à l’entraînement fatal de ces tristes représailles. Pour être juste, il faut se souvenir d’o% vient la déclaration de guerre et quels brandons de discorde ont été allumés en 1870, le jour où la proclamation de l’infaillibilité papale, commentée par le Syllabus, a retenti comme un défi et une menace à la société moderne. La liberté religieuse existe en Suisse pour les églises séparées de l’état avec des garanties que nous ne possédons pas en France : toute opinion qui n’est pas contraire à l’ordre public peut se produire sans dépendre du bon plaisir de l’administration. Il y a dans cette tolérance une atténuation fort heureuse de la situation très dure faite dans plusieurs cantons aux églises nationales, qu’elles soient catholiques ou protestantes, car la lourde main du pouvoir civil s’est aussi bien appesantie sur les secondes que sur les premières partout où des conflits ont éclaté.

Ce sont ces conflits qu’il s’agit d’apprécier en connaissance de cause et avec équité. Une critique malveillante serait une ingratitude odieuse de la part d’un Français; comment oublier l’hospitalité généreuse et cordiale que notre armée mutilée de l’est a trouvée de l’autre côté du Jura au foyer même des citoyens? Les souvenirs de jours pareils sont ineffaçables. La république helvétique possède encore toutes les grandes vertus qui l’ont maintenue jusqu’à présent. L’ordre y est partout respecté sans que la liberté de la presse ou de réunion y subisse aucune atteinte. Le travail opiniâtre qui constitue l’épargne et avec elle l’indépendance n’est point ralenti par une vie politique ardente à laquelle prennent part tous les citoyens. Le patriotisme domine les divergences de parti, et attache avec une sorte de passion les fils de la Suisse à une terre parée des magnificences de la création. Néanmoins ce qui se passe à cette heure chez nos voisins ne saurait nous laisser indifférens. Les questions qui s’y agitent nous pressent nous-mêmes; le conflit entre le pouvoir civil et l’ultramontanisme n’est retardé chez nous que par une trêve éphémère. Il importe de recueillir les leçons salutaires que nous donnent à cet égard les événemens contemporains, et de faire ressortir les périls qui résultent de l’immixtion du pouvoir civil dans le domaine religieux, non-seulement quand il parle au nom d’une vieille royauté, comme en Prusse, mais encore quand il se pose comme l’organe et le serviteur de la volonté populaire. Quatre-vingts ans après la révolution française, nous assistons à une nouvelle expérience de la politique religieuse qui a si gravement compromis l’œuvre de la grande constituante de 1789.


I.

La crise ecclésiastique qui a éclaté en Suisse et qui vient de provoquer de si importans débats constitutionnels à Berne ne date pas d’hier. La Suisse était vouée aux luttes confessionnelles par le mélange même des races dont elle se compose. C’est une sorte d’Europe en miniature, qui trouve son lien d’unité dans la confédération républicaine. L’élément germanique est en présence de l’élément roman ou italien, et les cantons fortement marqués de l’empreinte protestante sont les voisins de ces vieux cantons catholiques, fidèles gardiens de la foi de leurs pères, qui, non contens de fournir la garde du corps de la papauté, l’entourent d’un attachement fidèle et passionné. Après les grandes luttes du XVIe siècle, qui en Suisse, comme en Allemagne et en France, entrechoquèrent les idées sur les champs de bataille, un ordre nouveau cimenté par le sang répandu surgit et se consolida. La paix religieuse résulta partout de l’immense lassitude du monde et de l’équilibre des forces dans les deux camps. La foi nouvelle eut ses frontières qu’elle dut respecter. Le temps des Farel et des Viret, de ces tribuns aussi dévoués à leur croyance qu’ardens à la défendre par des harangues enflammées, était passé. Les baillis de Berne n’avaient plus le droit de suivre de ville en ville les réformateurs pour constituer d’office le nouveau culte. Chaque confession demeura chez elle, le torrent si impétueux au XVIe siècle, et qui ne connaissait pas de rivages, était endigué et ne débordait plus. Les petits cantons pouvaient, comme états souverains, maintenir dans toute leur pureté leurs antiques croyances, tandis que la réforme, dominant à Zurich et à Berne, trouvait à Genève sa place de sûreté, sa ville de refuge où affluaient les proscrits de Louis XIV. Cette cité, petite alors, si on la comparait aux glandes capitales européennes, restera à jamais glorieuse comme l’asile de la liberté de conscience et le foyer d’une vie religieuse austère et puissante. Elle était bien cette « ville située sur la montagne » dont parle l’Écriture, qui fait resplendir sur le monde une grande idée. Pendant deux siècles, la Suisse conserva la paix religieuse. Le XVIIIe siècle avait porté ailleurs que dans les luttes confessionnelles l’ardeur de l’esprit humain, et néanmoins il devait les rallumer sous l’influence de la révolution française. Notre époque était destinée à les raviver à son tour : elles durent leur vivacité nouvelle en Suisse à deux causes qui remontent l’une et l’autre au grand et terrible mouvement qui avait mis fin à l’ancienne société.

La première de ces causes est toute religieuse; c’est le développement d’un nouvel ultramontanisme qui s’est mis en guerre ouverte avec la société moderne. La seconde cause est essentiellement politique; elle tient à la transformation profonde apportée depuis 1848 à la constitution fédérale. On sait que celle-ci a fait une part très large à la centralisation gouvernementale en substituant à l’ancienne diète deux conseils, le conseil national, représentant directement le peuple dans la proportion d’un député par 100,000 habitans, et le conseil des états, nommé à raison de deux députés pour chaque canton par l’assemblée législative cantonale. Les deux conseils réunis élisent le conseil fédéral, pouvoir exécutif de la confédération, composé de cinq membres. L’autorité centrale ainsi constituée est bien mieux armée pour intervenir dans les conflits intérieurs qui éclatent dans les cantons, surtout dans les conflits religieux, les plus fréquens et les plus ardens de tous. Il ne faut pas oublier que la reconstitution de la république helvétique avait été précédée et amenée par une véritable guerre de religion, la guerre du Sonderbund en 1848, et qu’elle avait porté au pouvoir, non-seulement à Berne, mais dans les principaux cantons, le parti radical, très disposé à exagérer l’autorité de l’état en face de l’église. Son premier acte après son triomphe avait été l’expulsion des jésuites. Il était facile de prévoir que, si l’ultramontanisme se montrait de nouveau agressif, il soulèverait en Suisse la plus vive opposition et provoquerait contre lui des mesures de rigueur. Le fameux décret du concile du Vatican ne pouvait donc manquer de jeter la Suisse dans une phase de luttes violentes. Il était probable qu’elles seraient vigoureusement menées par le pouvoir central, car il s’était toujours montré peu soucieux de maintenir la ligne de démarcation entre le domaine spirituel et le domaine temporel.

Il suffit de tenir compte des antécédens du conflit actuel et des causes générales qui l’ont amené pour écarter l’accusation calomnieuse lancée contre le conseil fédéral de s’être mis servilement à la remorque de l’empire d’Allemagne dans sa guerre à l’église catholique. Sans parler du noble esprit d’indépendance qui caractérise la république helvétique, l’exposé des faits établit clairement que la lutte ecclésiastique en Suisse a précédé de bien des années celle qui trouble l’Allemagne, et qu’elle est résultée naturellement des circonstances du pays, soit politiques, soit religieuses. Ce n’est pas à Berlin qu’il faut aller chercher la cause de ces tristes discordes, c’est au Vatican, dans cette politique à outrance qui est aussi du radicalisme à sa façon. Il n’en demeure pas moins qu’il y a de meilleures méthodes pour en triompher que celles qui ont été employées par les autorités suisses.

C’est à Genève que la crise a éclaté tout d’abord, — non sans avoir été lentement préparée[1]. Jusqu’en 1815, les conflits religieux y étaient impossibles, par la raison bien simple que la ville de Calvin était restée exclusivement protestante. Le souffle du XVIIIe siècle avait bien passé sur elle; elle n’avait pas subi impunément le voisinage de Voltaire et la gloire de Jean-Jacques Rousseau : ce refroidissement momentané de la foi religieuse n’avait rien enlevé au sentiment huguenot, Genève se considérait toujours comme la citadelle du protestantisme au centre de l’Europe. Dans les remaniemens territoriaux qu’opéra le congrès de Vienne, taillant l’Europe comme une pièce d’étoffe, vingt et une communes catholiques de la Savoie et du pays de Gex lui avaient été annexées. Le roi de Sardaigne avait fait insérer quelques clauses destinées à protéger le culte de ses anciens sujets; il avait obtenu que la république s’engageât à maintenir le culte catholique dans ces communes, que leurs conseils municipaux seraient composés par moitié de membres lui appartenant, et que, sauf à Carouge, on n’y établirait aucun temple protestant. Évidemment ces stipulations n’avaient de raison d’être qu’au point de vue de la constitution de la république genevoise à cette époque, alors qu’elle avait un caractère essentiellement confessionnel; elles ne pouvaient pas plus lui survivre que les chambres de l’édit instituées par Henri IV ne pouvaient subsister dans la France nouvelle. A supposer que la république genevoise cessât de reconnaître le protestantisme comme religion nationale, il est évident que les clauses de 1815 ne seraient plus admissibles; aussi ont-elles été abrogées en 1848 à l’unanimité d’un grand-conseil où siégeait une minorité catholique importante. Rien ne prouve mieux combien sont dérisoires les prétentions du parti ultramontain fondées sur les clauses de 1815. N’oublions pas non plus qu’il n’y a plus de roi de Sardaigne en Savoie, et que l’héritier de celui qui avait pris tant de précautions au congrès de Vienne s’appelle Victor-Emmanuel. Il est donc établi que la question religieuse à Genève reste une question d’intérieur qui n’admet à aucun titre une immixtion étrangère.

Jusqu’en 1871, l’agitation religieuse a pu être parfois très vive, mais sans réagir sur la législation, et surtout sans demander aucun sacrifice à la liberté de conscience. Le zèle protestant s’est plus d’une fois heurté au zèle catholique ; les descendans des vieux huguenots, pour lesquels le nom de Genève était inséparable de celui de Calvin, voyaient avec un profond regret la population catholique s’accroître d’abord par les annexions de 1815, puis par l’abolition des anciennes restrictions à l’exercice des droits politiques dans la ville de Genève. La révolution de 1842 avait supprimé le cens électoral et divisé le canton en dix collèges électoraux, ce qui permettait aux catholiques d’acquérir une véritable influence politique dans les collèges où ils étaient en majorité. Quand le gouvernement radical de M. Fazy eut aboli les antiques remparts de la ville et l’eut ouverte à l’émigration, il sembla à plus d’un Genevois d’ancienne race que c’en était fait de sa patrie religieuse, et que la tentative d’agression catholique avortée dans la fameuse nuit de l’escalade allait réussir en s’étendant sur une longue période d’envahissement progressif.

Malgré tout, le catholicisme demeura en minorité même dans les collèges où il semblait devoir l’emporter; il ne fut représenté au grand-conseil que dans sa forme la plus libérale et la plus modérée. Il subissait d’ailleurs très largement l’influence du milieu; les catholiques animés de l’esprit moderne étaient nombreux, le parti catholique se réduisait à une infime minorité, très ardente il est vrai, mais incapable de modifier la politique générale du canton; un grand travail de rapprochement s’opérait dans les esprits. Le pouvoir civil se dépouillait toujours davantage de son caractère confessionnel. La constitution de 1842 avait été heureusement modifiée sur ce point, on avait pourtant conservé la clause qui portait que la religion protestante demeurait dominante dans l’ancien territoire. Il ne s’était trouvé personne lors du vote pour répéter la parole célèbre de Mirabeau à la constituante : « Dominant! je n’entends pas ce mot. Est-ce le culte du plus grand nombre? Mais le culte est une opinion. Or votre pensée est à vous, elle est indépendante. Rien ne doit dominer sur la justice; il n’y a de dominant que le droit de chacun. » Cette expression malheureuse disparut dans la constitution nouvelle élaborée à la suite de la révolution d’octobre 1846, laquelle fut surtout dirigée contre le maintien de l’ordre des jésuites en Suisse. On se contenta de la désignation de religion de la majorité. La société dite des intérêts protestans abandonna sagement le domaine de la politique, où elle ne pouvait que nuire, et l’action gouvernementale fut remplacée par l’action morale et religieuse du prosélytisme. La constitution fédérale de 1848 contrebalançait l’accroissement des citoyens catholiques par l’adjonction des électeurs protestans des autres cantons, qui obtinrent le droit de vote à Genève comme dans tous les états de la confédération. Cette adjonction diminuait beaucoup la portée du recensement de 1861, qui établissait que la population catholique s’élevait dans le canton au chiffre de 42,000 âmes, tandis que la population protestante ne dépassait pas 40,000. Le gouvernement n’en poursuivait pas moins ses réformes dans le sens de la liberté religieuse. En 1848, le grand-conseil de Genève rendait une loi qui excluait le clergé des deux églises de la direction des écoles. C’est cette même année que fut abrogé le régime des garanties établi par les traités de 1815. Les catholiques de naissance se montraient dans le grand-conseil aussi empressés que les protestans de séculariser l’état, et bon nombre d’entre eux étaient, comme en France, très ardens dans leur opposition au cléricalisme. Enfin en 1860 un député catholique proposa une loi établissant le mariage civil dans les communes qui avaient fait partie du territoire sarde; elle fut adoptée à l’unanimité.

La paix religieuse paraissait donc assurée sur la base de la liberté de conscience, quand tout changea en 1871, par suite de l’impulsion que le concile du Vatican avait donnée au parti ultramontain. Celui-ci sans doute n’était pas resté dans les bornes de la modération pendant la période précédente. La cure catholique de Genève avait été un foyer d’opposition; le curé Vuarin avait dès 1835 lancé un factum véhément contre « les pièges tendus par l’hérésie à la foi de la population catholique. » Il n’avait pas perdu une occasion de faire une résistance hautaine à l’autorité civile. L’abbé Marilley, qui avait signé son réquisitoire de 1835, ne fut pas agréé comme son successeur par le gouvernement genevois, et son insistance à s’emparer de la cure amena en 1842 son expulsion du territoire suisse. Il n’y rentra que comme évêque de Fribourg en 1846, et à ce titre il devint le surintendant des catholiques de Genève, qui faisaient partie de son diocèse depuis la convention passée en 1821 avec le saint-siège. Il avait été remplacé à Genève même par l’abbé Gaspard Mermillod. A en juger d’après les apparences, M. Mermillod semblait fait pour ce poste : insinuant et habile, on eût dit que nul ne saurait comme lui éviter les violences inutiles, adoucir par la séduction des manières une position délicate. Pourtant toutes ces grâces ecclésiastiques n’étaient pas précisément ce qui pouvait accroître son influence sur cette terre classique de l’austérité protestante. Le type de l’abbé de salon n’est pas à sa place dans la patrie de Calvin : trop d’habileté apparente y équivaut à la maladresse parce qu’elle fait dépasser le but ; d’ailleurs sous cette parole mielleuse on sentait l’esprit de domination de l’ultramontain. On se souvenait que l’abbé Mermillod s’était écrié à Annecy dans une fête en l’honneur de saint François de Sales : « grand saint, prêtez-moi un cœur et des lèvres comme les vôtres pour que Genève, ressuscitée, vienne s’agenouiller aux pieds d’Annecy. » Ceux qui ont eu l’honneur de rencontrer M. l’abbé Mermillod à Rome pendant le concile savent quel zèle il a déployé pour le triomphe du nouveau dogme. Il a été le factotum de l’infaillibilité. Quand il revint à Genève après le concile, on voyait en lui un des représentans les plus attitrés de l’ultramontanisme triomphant. Il ne se fit pas faute de célébrer la défaite du catholicisme libéral.

Rien n’était plus propre à réveiller les susceptibilités protestantes et les passions radicales. On ne s’en aperçut que trop promptement aux élections pour le grand-conseil, qui eurent lieu en novembre 1870, au lendemain du concile; elles se firent au point de vue confessionnel bien plus qu’au point de vue politique. Une majorité radicale remplaça la majorité libérale. La nouvelle assemblée se montra disposée à inaugurer une lutte à outrance contre l’ultramontanisme. Un projet de loi fut proposé pour soumettre les congrégations catholiques existantes à une nouvelle demande d’autorisation qui les faisait dépendre du bon plaisir du conseil d’état. Les promoteurs de la loi s’appuyaient sur l’article 14 de la constitution de 1847, qui portait qu’aucune congrégation ou corporation ne pouvait s’établir dans le canton sans l’autorisation du grand-conseil, accordée sur le préavis du conseil d’état. Personne jusqu’à cette époque n’avait songé à donner à cet article un caractère rétroactif; aussi avait-on laissé en paix les quelques congrégations enseignantes ou charitables qui s’étaient introduites dans le canton. Le parti libéral du grand-conseil, qui comptait des protestans éminens comme MM. Pictet et A. Roget, soutint qu’on ne pouvait revenir sur des faits acquis tant que l’ordre public n’était pas menacé, que d’ailleurs ce que la loi de 1847 avait voulu empêcher, c’était, non pas une simple association de religieux qui peut se réclamer du droit commun, mais l’établissement sans autorisation de corporations agissant comme personnes morales avec le droit d’acquérir et de posséder. Cette distinction est essentielle; dès qu’on la méconnaît, on supprime non-seulement la liberté religieuse, mais la liberté d’association. Le grand-conseil de Genève fut renouvelé en 1871 dans un sens encore plus radical, et la loi fut votée aux applaudissemens des autoritaires de la démocratie; elle fut appliquée capricieusement, comme les lois de ce genre, et elle débuta en frappant les sœurs de charité et les frères de la doctrine chrétienne. Le conseil d’état avait la main malheureuse.

Un nouveau conflit bien plus grave fut provoqué par la curie romaine. On a vu que les paroisses catholiques du canton de Genève avaient été rattachées au diocèse de Fribourg par un accord conclu entre l’état genevois et la papauté en 1821 ; aucune modification ne pouvait y être apportée sans l’aveu des deux parties contractantes. L’abbé Mermillod avait évidemment formé le dessein de devenir l’évêque de l’antique métropole du calvinisme. Dès 1864, le nouveau curé de Genève apprenait au conseil d’état que le pape l’avait nommé évêque in partibus d’Hébron. On s’en émut fort peu; Hébron était bien loin! Ce qui était plus grave, c’est que l’évêque de Fribourg annonçait au gouvernement genevois que l’abbé Mermillod remplirait désormais les fonctions d’évêque auxiliaire. Le conseil d’état répondit qu’il était bien entendu que le seul évêque de Genève restait à Fribourg. Il écarta péremptoirement une demande détournée que fit Mgr Marilley en juillet 1865 pour changer cet état de choses; aussi la surprise fut-elle grande lorsque, dans le courant de l’année 1872, le conseil d’état apprit de l’évêque de Fribourg, à l’occasion de deux nominations de curés, que M. Mermillod était l’évêque de Genève investi directement par la curie romaine. Le conseil d’état signifia à l’abbé Mermillod qu’il ne le considérerait jamais comme évêque, qu’en conséquence il eût à s’abstenir de tout acte qui impliquerait cette haute fonction. M. Mermillod répondit en invoquant sa subordination vis-à-vis de Rome. L’évêque de Fribourg de son côté renouvela ses déclarations d’incompétence pour la nomination des curés, car il se regardait comme remplacé par son collègue de Genève. C’en était trop; le conseil d’état rendit le 20 septembre 1872 un arrêté par lequel M. Mermillod cessait d’être reconnu comme curé et voyait son traitement supprimé; il lui était interdit de remplir aucun acte sacerdotal dans le canton. Ces mesures étaient strictement légales; le conseil d’état dépassa son droit en annonçant le 22 octobre qu’il présenterait au grand-conseil un projet de loi sur l’élection des prêtres par les fidèles.

Dès le commencement de l’année 1873, les événemens se précipitèrent. Au lieu d’entrer en transaction, le pape lançait le 16 janvier un bref par lequel il nommait l’abbé Mermillod son vicaire apostolique. La question cantonale devenait ainsi fédérale, car elle intéressait directement les rapports de la Suisse et du saint-siège. Le conseil fédéral remit immédiatement au nonce apostolique, Mgr Agnozzi, une note ferme et modérée dans laquelle il rappelait que les mesures prises par le saint-siège concernant le nombre, la circonscription et le dénombrement des évêchés suisses avaient un caractère à la fois confessionnel et politique, et qu’elles ne pouvaient être prises que du consentement de l’autorité civile. Le saint-siège d’ailleurs avait déjà traité plus d’une fois avec les autorités fédérales au sujet de l’organisation du culte catholique en divers cantons, notamment dans le Tessin, peu de mois auparavant; il était même en pourparlers avec le conseil fédéral sur la question genevoise, quand le bref du 14 janvier était venu mettre fin à ces négociations. « Dans cette situation, portait la note, le conseil fédéral doit revendiquer hautement les droits de l’état. La confédération ne reconnaîtra à l’avenir, comme elle n’a connu jusqu’à présent, que le diocèse de Lausanne et de Genève[2]. » Sommé de se soumettre aux décisions des autorités cantonales et fédérales, l’abbé Mermillod résista. Le conseil fédéral rendit alors le 17 février un arrêté qui le bannissait du territoire de la Suisse jusqu’au jour où il aurait renoncé à exercer la charge de vicaire apostolique. Cet acte de sévérité des autorités fédérales a donné lieu à un débat mémorable à Berne dans les deux assemblées fédérales. M. Cérésole, président de la confédération, en a présenté une apologie éloquente qui a produit en Europe une vive impression. Avec une patriotique fierté, il a repoussé l’accusation soulevée contre le gouvernement fédéral de se mettre à la remorque d’une puissance étrangère dans sa politique ecclésiastique; en même temps il a décliné avec énergie toutes les tentatives du parti ultramontain pour faire intervenir l’Europe dans ce conflit, qui ne regarde que la Suisse. Tout en approuvant ce langage, il nous est impossible d’admettre la justification de l’acte de bannissement de l’abbé Mermillod, car pour l’accomplir il a fallu se mettre, de l’aveu même de M. Cérésole, au-dessus des lois; la preuve en est qu’on demande des lois nouvelles pour le légitimer à l’avenir. Tranchons le mot, c’est une mesure de salut public; les précédens empruntés à l’histoire de la Suisse ancienne ou récente ne lui enlèvent pas ce caractère. Rien n’eût empêché le gouvernement de Genève de signifier au délinquant que toute fonction lui était interdite comme curé de Genève, et, s’il passait outre, de le déférer aux tribunaux. Un moyen plus radical, dans le bon sens du mot, eût été de déclarer que l’état ne reconnaissait plus la fraction de l’église catholique de Genève qui lui refusait l’obéissance, et qu’elle n’avait plus qu’à se constituer à l’état d’association usant du droit commun. Enfin, en face de l’obstination de la curie romaine, le conseil fédéral eût été fondé à rompre toute relation diplomatique avec elle; il l’a bien fait quelques mois plus tard. (Tout était préférable à un exil sans jugement. Quand l’état puise sa faculté de sévir dans la considération du péril, il est dans la voie de l’arbitraire sans limite, car il mesure ses sévérités à ses inquiétudes. Transportez la politique si éloquemment défendue par M. Cérésole dans une démocratie menacée et puissante, vous aurez bientôt les violences de 1792.

Ce grand exemple de notre révolution a été trop perdu de vue dans les mesures prises par le gouvernement de Genève pour la réorganisation du culte catholique. Il a suivi les erremens de l’assemblée constituante en faisant comme elle une vraie constitution civile du clergé. Rappelons rapidement les faits avant de les juger. Le 11 janvier 1873, le conseil d’état, après avoir pris l’avis d’une commission consultative composée de vingt et un citoyens catholiques, présenta au grand-conseil, récemment renouvelé sous l’influence du conflit avec Rome, un projet de loi .statuant qu’à l’avenir les curés seraient nommés par les électeurs catholiques[3]. La prise en considération du projet fut combattue par M. James Fazy, l’ancien chef du parti radical, plus libéral cette fois que ceux qui rayaient si souvent accusé d’une politique autoritaire. Il invoqua l’incompétence du pouvoir civil pour ce qui concerne la constitution intérieure de la société spirituelle, et proposa le régime, récemment si prôné par ses adversaires, de la séparation de l’église et de l’état. Il fut battu non-seulement dans ce premier débat, mais dans la discussion du fond qui s’engagea sur le rapport présenté par M. Bard, député catholique. M. James Fazy fut soutenu par la parole incisive de M. Charles Vogt, le célèbre naturaliste. Le principe de l’élection des curés par les citoyens catholiques fut accepté à une majorité considérable, puis ratifié par le vote populaire.

L’élection des ecclésiastiques par le peuple chrétien est sans doute conforme à l’antique tradition de l’église; mais ce n’est pas à l’état qu’il appartient de réaliser des progrès pour l’église, elle seule est compétente pour modifier ses institutions. Une assemblée politique se compose d’hommes de toute croyance et elle compte des membres sans convictions religieuses; elle constitue un corps essentiellement laïque : aussi se met-elle dans une position fausse lorsqu’elle délibère sur les institutions ecclésiastiques. On dira que la croyance n’est pas même effleurée par l’élection des curés. — C’est une grave erreur; l’organisation de l’autorité ecclésiastique touche à l’essence même de la foi catholique. On ne saurait prétendre que le grand-conseil de Genève a rendu la liberté aux citoyens en leur laissant le choix de leurs pasteurs; ce serait oublier qu’il avait commencé par régler la question de l’origine des pouvoirs ecclésiastiques, qui est une question religieuse. Il n’est pas admissible qu’un corps délibérant composé en majorité de protestans soit appelé à déterminer les conditions de l’autorité catholique. Imposer la liberté à une société religieuse, c’est encore l’asservir. Il ne sert de rien de dire que, sur 10,979 électeurs inscrits à la votation sur la loi ecclésiastique, il n’y eut que 150 non et 1,700 abstentions ou bulletins blancs : cela prouve que la fraction ultramontaine était en minorité à Genève, qu’en conséquence rien n’était plus facile au gouvernement que de s’adresser aux catholiques genevois et de les mettre en demeure, en face de la résistance de Rome, de lui présenter les bases d’un nouveau contrat.

La loi votée le 19 février 1872 s’était bornée à poser le principe de l’élection des curés. Elle fut complétée par une loi organique qui fut adoptée le 17 août de la même année. Le système de la constitution civile du clergé y fut poussé jusqu’à ses dernières conséquences. Le serment politique exigé des curés porta non pas seulement sur l’obéissance aux lois, mais encore sur l’acceptation de l’organisation du culte catholique de la république. Des conseils de paroisse et un conseil supérieur, où l’élément laïque a une part prépondérante, furent institués. Les curés peuvent être soumis à la réélection sur la pétition motivée d’un nombre déterminé d’électeurs; il est de plus décrété que jamais Genève ne pourra posséder un évêque. On ne saurait contester que le catholicisme ainsi remanié n’est plus ce qu’on a jusqu’ici connu sous ce nom; c’est en réalité, selon la formule du serment, le culte catholique de la république, c’est-à-dire une religion nouvelle quant à son organisation. Le parti radical extrême, à la tête duquel est M. le conseiller d’état Carteret, qui dans tous ces débats a montré le plus parfait dédain pour l’indépendance de la société spirituelle, aurait voulu que l’élection ne portât que sur des prêtres qui eussent rompu déjà avec Rome. Cette motion n’a pas été acceptée; elle était bien inutile, car il est évident qu’aucun prêtre rattaché à l’église catholique romaine ne peut se soumettre à l’élection là où elle n’a pas été spécialement autorisée par le pape, comme en Orient ou dans quelques paroisses de la Suisse allemande. Il n’est donc pas étonnant que les curés nommés le premier dimanche d’octobre 1872 aient tous appartenu au mouvement vieux-catholique inauguré à Genève par le père Hyacinthe. Il demeure établi que le gouvernement genevois, provoqué par les prétentions de la curie romaine, n’a pas su choisir la politique qui, tout en étant conforme aux vrais principes de la liberté religieuse et des droits de l’état, eût été la plus efficace pour vaincre son habile et ardent adversaire, alors qu’il est entré partout en guerre avec la société moderne.


II.

La crise ecclésiastique a revêtu un caractère beaucoup plus grave dans la Suisse allemande[4]. Pour le comprendre, il faut remonter à l’organisation assez bizarre qui fut donnée au culte catholique dès 1828 dans les cantons de la Suisse qui, ne pouvant à eux seuls constituer un évêché, devaient arrêter de concert le mode de nomination de leur évêque. Les cantons de Soleure, Berne, Zug et Lucerne convinrent de former un seul diocèse; les cantons de Bâle-Campagne, Argovie et Thurgovie entrèrent tout de suite dans cette confédération ecclésiastique, à laquelle adhéra le Jura bernois, détaché en 1815 de l’ancien évêché de Bâle. Ce diocèse, quelque peu dispersé, prit de nouveau le nom de Bâle. Les chanoines étaient chargés de désigner l’évêque à l’investiture du saint-père. Un bref du 26 mars 1828 régla cet état de choses. Il n’avait rien de définitif, car le pouvoir civil, imitant les erremens du premier consul au lendemain du concordat, greffa sur le traité conclu avec Rome des clauses qui rappelaient nos lois de germinal an X. Les délégués des cantons qui venaient de former le nouveau diocèse décidèrent que l’évêque devait être agréé par les gouvernemens représentés par une délégation ou conférence à laquelle appartiendrait également le droit de placet, c’est-à-dire l’approbation des actes émanés de la cour de Rome. Il est certain que le pouvoir civil ne saurait se désintéresser de la nomination d’ecclésiastiques qui dépendent de lui. Le seul reproche qu’on pouvait faire aux gouvernemens cantonaux comme au législateur de germinal, c’était de n’avoir pas prévenu le saint-siège de leur intention et d’avoir pris sur eux de remanier après coup un traité conclu. Néanmoins la paix religieuse ne fut pas troublée pendant de longues années; il fallut le concile de 1870 pour déchaîner une lutte ardente dont on ne peut entrevoir le terme.

Le consistoire de l’église catholique de Thurgovie déclara, au mois de décembre de cette même année, qu’il comptait désormais représenter seul les catholiques dans la conférence diocésaine. Cette prétention pouvait être fondée au nom du droit absolu, mais elle était injustifiable au point de vue de l’organisation existante; aussi fut-elle repoussée par le conseil d’état, qui se vit obligé de casser, le 22 septembre 1871, une décision du synode catholique conforme à la réclamation du consistoire. Le conseil d’état du canton d’Argovie ne fit pas droit aux réclamations des catholiques, qui se plaignaient que le grand-conseil eût proclamé, le 27 septembre 1871, le principe de la séparation de l’église et de l’état, et introduit la sécularisation des écoles. Ce corps politique avait simplement usé de son droit de souveraineté. La conséquence logique de cette grande réforme était que le canton cessait d’être représenté dans la conférence diocésaine. Les catholiques d’Argovie n’étaient pas fondés à se plaindre de cette résolution, qui en définitive les préservait d’un conflit dangereux. L’autorité fédérale a écarté les appels qui lui avaient été adressés par les catholiques de ces deux cantons.

Si jusqu’ici dans les débuts de cette nouvelle lutte religieuse les torts ont été du côté des autorités ecclésiastiques, nous allons voir le pouvoir civil déployer un arbitraire injustifiable dans la destitution de l’évêque de Bâle. Celui-ci avait proclamé le dogme de l’infaillibilité, comme c’était son devoir d’évêque catholique non séparé du saint-siège. Le mouvement vieux-catholique venait d’éclater dans la Suisse allemande, à Zurich et à Olten; il avait aussitôt pris une consistance sérieuse, et il avait trouvé très bon accueil auprès des gouvernemens cantonaux, qui avaient provoqué les populations à décider elles-mêmes de leurs préférences. Rien n’était plus correct, c’était non pas une constitution civile du clergé élaborée par un corps politique, mais la mise en demeure des fidèles de choisir entre deux formes religieuses que l’état ne se chargeait pas d’organiser. Le mouvement vieux-catholique avait eu son contre-coup dans l’évêché de Bâle; deux curés en avaient porté les doctrines en chaire. L’évêque Lachat les avait frappés d’excommunication; il ne pouvait agir autrement, une fois le dogme de l’infaillibilité proclamé. La conférence diocésaine n’avait qu’une chose à faire, c’était de convoquer les deux paroisses et de reconnaître le ministère des curés excommuniés au cas où les catholiques l’auraient réclamé en majorité. Le régime de la séparation eût mieux valu sans doute que ce recours aux subsides et à la protection du pouvoir civil, cause constante de réclamations contradictoires; mais, tant que le régime de l’union des deux sociétés subsiste, le devoir des gouvernemens est de soutenir tout culte sérieux en ne se laissant guider que par le vœu des citoyens, également tenus de subvenir par l’impôt aux dépenses des diverses églises. Ce n’est pas ainsi que l’entendit la conférence diocésaine. Convoquée à Soleure le 19 novembre 1872, elle somma M. Lachat de retirer l’excommunication dont il avait frappé les deux curés, et de ne plus enseigner le dogme de l’infaillibilité. L’évêque refusa de se soumettre à une semblable injonction, et la conférence diocésaine le révoqua par un arrêté du 19 janvier 1873. Il lui était interdit d’exercer à l’avenir les fonctions épiscopales dans les cantons diocésains. Un délai lui était fixé par le gouvernement de Soleure, à l’expiration duquel il devait avoir quitté le palais épiscopal. Communication de ces décisions serait donnée au conseil fédéral avec prière de les faire parvenir au saint-siège. Ces décisions furent prises par cinq voix, parmi lesquelles on remarquait la délégation des quatre cantons protestans et celle du canton de Soleure, gagné en grande partie au vieux-catholicisme. Zug et Lucerne formaient la minorité. On sait que dans le délai fixé ces résolutions furent appliquées à l’évêque, qui ne céda qu’à la force. Il fut emmené sous la conduite de la gendarmerie aux frontières du canton de Soleure.

Cette grave affaire a été portée en appel à Berne par l’évêque Lachat, par ses collègues dans l’épiscopat et par des délégués d’assemblées populaires catholiques. On peut s’en faire une juste idée grâce aux documens soumis au conseil fédéral. Les ultramontains se posent constamment sur le terrain d’une indépendance absolue vis-à-vis de l’état, comme si les définitions du pouvoir épiscopal par le concile de Trente et le droit canon devaient échapper au contrôle des gouvernemens. Cette argumentation n’aurait de valeur que pour une église séparée de l’état, elle serait irréfutable dans la bouche des évêques catholiques en Amérique et en Angleterre. Il n’en est pas de même des églises que les gouvernemens soutiennent de leurs subsides. Il faut que la société religieuse paie la rançon de sa liberté totale en se suffisant à elle-même et en se passant du prestige officiel. Ce n’est que dans ce régime que l’on trouve le secret de la paix religieuse et que l’on évite la contrainte ou les conflits. Il ne s’ensuit pas que tout soit permis au pouvoir civil du jour qu’il a conclu un traité avec une église, et qu’il puisse revendiquer, comme le fait la vice-présidence de la conférence diocésaine dans sa réponse au recours de M. Lachat, une suprématie absolue sur la société religieuse. Ce qui lui est interdit en tout cas, c’est de pousser ses exigences jusqu’au point où elles sont incompatibles avec le principe constitutif de l’église qui est entrée en relation avec lui. Or il est certain que, sous peine de rompre avec le centre de l’unité catholique, un évêque est tenu d’enseigner le dogme proclamé au dernier concile. C’est donc le catholicisme romain en soi que la conférence diocésaine frappait directement, et prétendait exclure du partage des bénéfices résultant de l’union des diverses églises avec l’état.

La révocation de M. Lachat est devenue définitive après que le conseil national eut écarté l’appel de l’évêque. Elle a eu les conséquences les plus graves dans le Jura bernois. On a vu que ce territoire, presque entièrement catholique, avait été détaché de l’ancien évêché de Bâle en 1815 et annexé au canton de Berne; sa population demandait tous les ménagemens d’une minorité facilement alarmée sur ses droits. Déjà, avant les derniers conflits, d’assez graves difficultés avaient surgi entre les catholiques du Jura bernois et le gouvernement cantonal. Le collège de Porrentruy avait été rendu mixte, de confessionnel qu’il était au début. Les religieuses ursulines s’étaient vues expulsées sous prétexte d’affiliation aux jésuites. Enfin à la suite de la décision de la conférence diocésaine sur l’évêque de Bâle, le gouvernement bernois, par une circulaire du 1er février 1873, intima l’ordre aux curés du Jura de rompre toute relation avec l’évêque de Bâle. Les curés, au nombre de 69, auxquels 10 vicaires s’étaient joints, répondirent par un mémoire collectif où ils protestaient contre les mesures prises par la conférence diocésaine, ajoutant qu’ils repoussaient tout projet d’organisation du culte catholique qui n’aurait pas l’agrément du chef suprême de l’église. Tout observateur impartial de ces conflits religieux conviendra qu’il n’est pas possible à un prêtre qui n’a pas rompu avec l’église romaine de tenir un autre langage. Le seul grief reproché à son évêque, c’est en définitive qu’il est orthodoxe et accepte le concile. Le gouvernement qui lui demande de désavouer son supérieur ecclésiastique dans de telles conditions le place entre la lâcheté et la résistance. En définitive, ce sont les partisans du Syllabus qui ont ici représenté la liberté de conscience vis-à-vis de ces protestans inconséquens. On s’imagine encore dans ce cas répondre à toutes les objections en disant que ces curés n’ont qu’à se séparer de l’état et à se placer sur le terrain de la liberté générale. Ce serait très bien, si les populations catholiques du Jura bernois étaient en majorité de cet avis, mais il n’en est rien; elles se plaignent qu’on les prive de la répartition des fonds budgétaires auxquels elles contribuent par l’impôt, et c’est leur faire tort que de les mettre ainsi brusquement en dehors des cadres de l’église nationale uniquement parce qu’elles sont demeurées fidèles à leur foi catholique.

On ne saurait reprocher au gouvernement bernois des hésitations et des timidités dans sa politique religieuse. A peine avait-il reçu la protestation des curés, qu’il prit la résolution, à la date du 18 mars 1873, de proposer à la cour d’appel et de cassation du canton, qui est chargée de décider dans tous les cas de révocation, de destituer le clergé récalcitrant. Ce haut tribunal a rendu son arrêt le 15 septembre; il a prononcé la révocation. L’arrêt renfermait ce considérant vraiment dépouillé d’artifice : « attendu que les curés bernois ont contrevenu à leurs devoirs de fonctionnaires établis, salariés et assermentés, ils sont indignes ou incapables d’être maintenus à la tête des paroisses. » Cela revient à dire que, pour être digne d’être curé, il faudrait se montrer indigne d’être prêtre ou ministre d’une religion qui a souci de son indépendance. Chose remarquable, sur trois juges de la cour d’appel, deux étaient catholiques, et c’est le protestant qui fit la minorité. Rien ne prouve mieux à quel point la question de droit prime dans cette grave affaire toutes les questions confessionnelles.

Au moment où il allait donner force de loi à la décision de la cour d’appel et de cassation, le gouvernement bernois trouva bon de lancer un violent factum contre le catholicisme ultramontain, sous la forme d’un mandement pour le jeûne fédéral. En Suisse, on a gardé la coutume, dans plusieurs cantons, de célébrer tous les ans une grande solennité religieuse et nationale qui est inaugurée par une sorte d’homélie gouvernementale destinée à être lue dans toutes les chaires. Les pouvoirs publics qui en sont chargés se contentent d’ordinaire de quelques paroles patriotiques empreintes d’un sentiment religieux très général. Il n’en est pas moins vrai que cette coutume, supportable dans les temps de calme, entraîne de graves inconvéniens quand les divisions religieuses ont éclaté, car elle donne au gouvernement la tentation de faire un sermon provoquant; on s’en est bien aperçu dans le canton de Berne pour le jeûne fédéral de 1873. Le conseil d’état a fait un mandement qui n’était qu’une virulente diatribe contre l’église ultramontaine. La curie romaine y est prise violemment à partie, la papauté infaillible est signalée comme un pouvoir malfaisant, blasphématoire, pervertissant la raison, poussant à l’abrutissement systématique des peuples. Ce prône édifiant se terminait par ces mots : « c’est notre devoir à tous, chers citoyens, de démasquer l’hypocrisie, le mensonge, quels que soient ses déguisemens et ses ruses. » Qu’on n’oublie pas que ce mandement devait être lu dans toutes les chaires, même dans les chaires catholiques! Est-il possible aux représentans du pouvoir civil de manquer davantage à toutes les convenances et de blesser plus gravement le droit des consciences?

La destitution en masse des 69 curés et 10 vicaires a promptement suivi l’arrêt de la cour d’appel. Le gouvernement bernois a décidé que les cures seraient réduites au nombre de 28, et que les registres de l’état civil seraient immédiatement remis aux autorités laïques. La fin de 1872 a été consacrée à la nomination et à l’installation des nouveaux curés, qui naturellement appartenaient tous à la fraction du catholicisme qui a rejeté les décrets du concile, car la voie était entièrement fermée aux catholiques orthodoxes.

L’occupation militaire du Jura bernois est la preuve évidente que ces derniers ont pour eux la majorité de la population. D’ailleurs des renseignemens certains établissent que, sauf dans quelques centres de population importans, le culte patronné par le gouvernement ne se célèbre que devant d’infimes minorités. Le gouvernement avait autorisé d’abord la célébration de l’ancien culte dans les églises à des heures différentes; il est bien vite revenu sur cette mesure : les curés destitués n’ont pu célébrer que furtivement des messes basses. Une vive irritation a été la conséquence d’une situation aussi violente. Il est certain que les persécutés ont cherché à rendre la vie dure au clergé qu’ils regardaient comme un intrus, qu’ils ont profité de leur influence sur la population pour l’exciter contre ce qui leur semblait un sacrilège, et que l’opposition ultramontaine ne s’est pas renfermée dans les limites de la modération. Il s’est passé dans le Jura bernois ce que l’on a vu lors de la révolution française : le mépris le plus sanglant a été infligé au clergé assermenté, et les réfractaires ont soulevé autant de colères contre leurs remplaçans que d’enthousiasme pour eux-mêmes. L’histoire avait appris déjà ce qu’il en coûte de mettre le feu aux passions religieuses. Il faut reconnaître aussi que les autorités locales ont eu la main lourde, et que des mesures iniques ont été appliquées sans ménagement.

Le conseil d’état ne s’en est pas tenu là : il a porté la question devant le grand-conseil du canton dans les séances du 12 et du 13 janvier 1874 pour demander des pleins pouvoirs. Les orateurs du gouvernement sont entrés dans les plus minutieux détails pour établir que les prêtres réfractaires étaient des agens de désordre ; ils n’ont pas reculé devant les incidens puérils ou comiques qui montrent à quel point les esprits sont surexcités. Malgré les réclamations de M. Folletète, député catholique du Jura bernois, le grand-conseil a voté les pleins pouvoirs demandés par le conseil d’état, et le premier usage qu’il en a fait a été de décréter l’expulsion momentanée des curés réfractaires de leurs districts respectifs. La minorité catholique du grand-conseil de Berne avait porté dès le 13 novembre 1873 ses réclamations au conseil fédéral, et celui-ci avait donné un préavis par lequel il écartait ce recours comme tous les autres. La haute assemblée fédérale ayant adopté ce préavis, le recours a été rejeté. Il nous parait qu’après une telle décision il n’y a plus lieu d’en appeler jamais dans des cas pareils aux conseils de la confédération, et qu’il faut au moins attendre la révision constitutionnelle. On peut espérer que les nouvelles chambres fédérales se croiront mieux armées alors pour protéger le droit de la conscience et ne seront pas tentées d’imiter notre ancien sénat, qui avait été déclaré par Napoléon III gardien de la liberté religieuse ; ce ne fut pas la moindre de ses sinécures.


III.

Avant d’en venir à la révision fédérale, il faut signaler des mesures législatives importantes prises dans divers cantons, et qui révèlent la même tendance de la part de l’état démocratique à exagérer ses pouvoirs dans l’organisation des églises nationales, qu’elles soient catholiques ou protestantes. Les conflits religieux ont été la cause ou l’occasion de ces essais de réorganisation ecclésiastique. C’est encore à Berne que la pensée inspiratrice qui leur est commune se manifeste avec plus de netteté. L’exposé des motifs de la législation nouvelle, présentée au grand-conseil par le pouvoir exécutif au commencement de cette année, déclare nettement que le dessein que l’on poursuit est la transformation de l’église bernoise en une église vraiment démocratique. Le grand-conseil a soin d’expliquer que ce qu’il entend par là n’a aucun rapport avec la constitution libérale de la grande démocratie américaine. La séparation de l’église et de l’état ne répond pas aux nécessités du moment, elle favoriserait l’esprit de secte en laissant trop d’indépendance aux ecclésiastiques non salariés. Or l’état n’est pas d’humeur à renoncer à son autorité dans ce domaine; au contraire il compte en user largement. L’église démocratique telle qu’il l’entend, c’est l’église dépendant absolument du suffrage des citoyens, en sorte que la paroisse soit maîtresse souveraine, sauf en ce qui concerne les conflits avec le pouvoir civil, qui réclame une subordination prompte et absolue. Tout citoyen inscrit comme protestant ou catholique sur les registres du recensement est électeur de droit dans son église sans qu’aucune condition religieuse soit réclamée de lui; qu’il soit chrétien ou libre penseur, dévot ou athée, son droit est intégral et inviolable. Il n’est pas permis à l’église de se défendre par aucune mesure disciplinaire contre l’invasion des idées qui lui sont le plus contraires. En effet, la paroisse élit son pasteur, ses vicaires et son conseil-directeur, se régit à sa guise, sans dépendre d’aucune autorité supérieure, et détermine à elle seule la croyance qu’il lui convient d’adopter et de faire prêcher. La loi bernoise institue bien un conseil ecclésiastique, sorti, lui aussi, de l’élection des paroisses, chargé de la surintendance de l’église catholique, et un synode jouant le même rôle dans la communion protestante. Il est clairement spécifié que ces hautes assemblées n’ont le droit de rien imposer aux églises locales; toutes leurs décisions, qu’elles portent sur la doctrine ou la discipline, peuvent être rejetées par le veto de la paroisse, convoquée à cet effet sur l’initiative du tiers des électeurs. Il s’ensuit que les plus grandes variétés peuvent se produire dans l’enseignement doctrinal, et que le lien de la foi commune est entièrement brisé. Pour rendre la paroisse plus démocratique encore, les pasteurs et les curés sont soumis à la réélection tous les six ans.

Tel est le projet de loi ecclésiastique qui a été soumis au mois de janvier dernier à la votation du peuple dans le canton de Berne. Si l’on excepte quelques stipulations très libérales en faveur de la liberté religieuse, qui n’ont pas empêché l’expulsion des curés catholiques du Jura, et les clauses excellentes en faveur du mariage civil et de la neutralisation des cimetières, cette loi porte la plus grave atteinte à l’essence même de la société religieuse. Celle-ci n’est rien, si elle n’est pas une libre association de croyans. L’état a le devoir d’empêcher une église quelconque d’entraver la liberté d’un seul citoyen et de réclamer le concours des autorités civiles pour maintenir sa discipline en lui donnant une sorte de sanction; mais quel titre refuser à l’église le droit de définir sa doctrine et de réclamer l’adhésion de ses membres à son symbole? C’est en détruire l’idée essentielle et la vouer à une anarchie qui ne connaîtra plus de limites. Cela est surtout vrai dans un temps de crise comme le nôtre, qui fait surgir dans les anciens cadres ecclésiastiques les divergences les plus radicales, depuis l’orthodoxie rigide jusqu’à la négation du Dieu personnel et de l’âme immortelle. Que s’il avait plu à une église quelconque de se donner elle-même une pareille constitution, l’état n’aurait eu qu’à l’accepter de ses mains; mais que ce soit lui qui en règle ainsi l’organisation, voilà ce qui est insoutenable. C’est encore le système de la constitution civile du clergé et de la pire des constitutions civiles. Qu’on veuille bien remarquer que la loi ecclésiastique bernoise est faite pour s’adapter aussi bien au catholicisme qu’au protestantisme. Cette identification suffit pour la juger, car il n’est pas possible qu’une même constitution convienne à deux églises si différentes dans leur principe. Celle qui est imposée au catholicisme dans le canton de Berne aurait pour résultat inévitable de le détruire au moins dans le cadre officiel. Le principe de l’élection des prêtres ne saurait être admis sans le consentement du saint-père. Le décréter d’office, c’est exclure de l’église nationale et de ses avantages tout catholique orthodoxe. « Nous voulons, dit encore l’exposé des motifs, qu’une paroisse catholique puisse à son gré rejeter le dogme de l’infaillibilité. » L’état impose ainsi le principe de la diversité indéfinie des croyances à l’église de l’unité et de l’autorité. On voit que cette fameuse église démocratique qu’on a voulu fonder à Berne repose sur la confusion la plus fâcheuse entre la société civile et la société religieuse. Ajoutons que le clergé catholique est soumis à l’examen d’état comme le clergé prussien. Cette prétendue église est une création artificielle du radicalisme politique, et elle porte en elle un germe de désorganisation et de mort. C’est la négation de l’église. On croit répondre à toutes les objections en invoquant la majorité considérable qui l’a sanctionnée dans les comices populaires. Les plébiscites ne décident rien quand ils s’appliquent à ces hautes questions qui ne relèvent que de la conscience; en dépassant ses justes limites, la souveraineté du peuple se transforme en usurpation et en despotisme.

Ce qui donne une gravité particulière à cette législation, c’est qu’elle semble se propager dans toute la Suisse. Un projet de loi analogue pour la constitution de l’église protestante vient d’être voté par le grand-conseil du canton de Genève, et le canton de Neuchatel l’avait précédé dans la même voie.

Le gouvernement a pris la tête du mouvement dans cette portion de la Suisse française. Le catholicisme y est dans une si infime minorité qu’il est resté en dehors de la réorganisation ecclésiastique qui vient d’entrer en vigueur. Le canton de Neuchatel a longtemps conservé une position exceptionnelle, grâce au lien qui l’unissait naguère à la Prusse. L’église y formait une véritable corporation possédant ses biens et se gouvernant par son clergé. Depuis la révolution de 1848, il a fait disparaître de sa législation tout ce qui rappelait sa constitution aristocratique. Le gouvernement de l’église neuchateloise depuis 1848 avait passé du clergé au synode nommé directement par les paroisses, qui elles-mêmes avaient acquis le droit de choisir leurs pasteurs. Le gouvernement respectait les décisions synodales, et l’unité de la croyance était maintenue dans de sages limites. Les partisans de la séparation de l’église et de l’état étaient devenus assez nombreux pour qu’un projet de loi dans ce sens ait été proposé au grand-conseil en 1869 et n’ait manqué pour réussir que de quelques voix. La crise religieuse qui a travaillé partout le protestantisme contemporain avait éclaté à la même époque dans ce canton, mais elle n’avait amené que de pacifiques débats et point de conflits avec le pouvoir civil. On ne peut s’expliquer les motifs qui ont poussé le conseil d’état neuchatelois à proposer au printemps dernier un projet de réorganisation ecclésiastique imbu des mêmes principes que celui de Berne. L’exposé des motifs déclare que l’église nationale appartient à tous et que l’on en fait partie de naissance. Dès l’abord, toute condition religieuse est exclue. « L’unité de doctrine, ajoute l’exposé, est tout ce qu’il y a de plus opposé à la notion d’une telle église. En conséquence, les paroisses ne sont plus des groupes religieux, ce sont de simples circonscriptions territoriales. » Tout protestant de naissance est électeur, eût-il renié avec éclat la foi chrétienne. La majorité de chaque paroisse choisit la doctrine qui lui plaît davantage, et la fait enseigner par le pasteur. Il est spécifié que celui-ci ne saurait être soumis à aucun credo qui lie sa liberté d’enseignement. Au bout de six ans, il est soumis à la réélection. Il n’est pas nécessaire qu’il ait reçu la consécration au saint ministère; il passe, comme on l’a dit, à l’état de simple orateur communal. Le conseil d’état est la véritable autorité ecclésiastique chargée de faire marcher toute l’organisation. Le char de l’église démocratique a pourtant une cinquième roue, c’est le synode, qui est chargé d’en représenter toutes les contradictions sans avoir un seul pouvoir sérieux.

Ce projet a soulevé la plus vive agitation dans le canton de Neuchatel. Une minorité fortement soutenue par l’opinion proposa au grand-conseil un contre-projet ainsi conçu : « chaque église ou association religieuse se constitue librement par le concours des personnes qui veulent en faire partie, sans autres restrictions que les règles du droit commun applicables à toutes les associations. » On ne pouvait rien proposer de plus sage et de plus libéral. Le grand-conseil n’en vota pas moins la loi proposée et se refusa, à la majorité de 3 voix, à soumettre la législation nouvelle au vote du peuple, bien que la constitution porte que la confirmation d’un plébiscite est nécessaire pour tout ce qui touche aux lois fondamentales de l’organisation ecclésiastique.

Les adversaires de la loi tentèrent alors de profiter de l’article de la constitution qui exige que celle-ci soit soumise à une révision sur la réclamation de 3,000 citoyens, un vaste pétitionnement s’organisa en faveur de la séparation de l’église et de l’état. Le nombre des voix nécessaires fut de beaucoup dépassé, la révision constitutionnelle sur le point indiqué par les pétitionnaires fut soumise au peuple neuchatelois le 14 septembre 1873, et, sur 14,000 votans, le parti gouvernemental n’obtint que 16 voix de majorité. Il s’en contenta, et la nouvelle organisation fut proclamée sans délai, non sans donner lieu à une scission importante, car plus d’une moitié de l’église nationale se constitua en église indépendante, et jeta les bases d’une organisation libérale et chrétienne dans un synode tenu à Neuchatel en novembre 1873.


IV.

La crise ecclésiastique, de cantonale, devait nécessairement devenir fédérale, non-seulement par suite des appels multipliés qui avaient été portés à Berne, mais encore par la nature et la gravité des questions qu’elle soulevait. Une commission nommée par le conseil national et le conseil des états travaillait assidûment depuis plusieurs mois à ce projet de révision de la constitution. La date assignée au débat était le mois de novembre 1872. La proximité d’une discussion si importante contribuait à surexciter les esprits. L’automne se passa en conférences et en assemblées populaires. Les vieux-catholiques réunis à Olten au mois d’août 1873 esquissèrent un projet d’organisation qui devait relier plus tard les unes aux autres leurs communautés, en attendant qu’ils eussent leur évêque. Les assemblées populaires tenues par les ultramontains furent très violentes; le fanatisme s’y donna pleine carrière. Les pèlerinages qui faisaient tant de bruit en France s’en mêlèrent; M. Mermillod fit entendre un langage bien fait pour irriter ses adversaires dans un pèlerinage qui eut lieu en Savoie, aux confins de la Suisse française. De grandes foules se réunirent à Saint-Maurice, dans le Valais, au pied des rochers pittoresques qui dominent le Rhône. La messe fut célébrée en plein air; l’évêque Lachat assistait à la cérémonie avec Mgr Marilley de Fribourg. Un prêtre genevois prononça des paroles ardentes; il invoqua le souvenir des persécutions des empereurs romains et termina son discours par des allusions à peine voilées au triomphe probable du catholicisme orthodoxe par la prochaine restauration monarchique en France. Il faut avoir vu cette multitude immense frémir d’indignation et d’enthousiasme en entendant ces harangues frénétiques, puis se courber tout entière avec ferveur sous la bénédiction des évêques persécutés, il faut avoir entendu ces cantiques ressemblant à des chants de guerre et invoquant le sacré cœur comme une divinité vengeresse, pour comprendre combien il est dangereux d’irriter le sentiment religieux là où la sincérité l’emporte de beaucoup sur les lumières. Cette exaltation explique sans la justifier l’énergie des gouvernemens démocratiques qui se sentent poussés par d’autres colères répondant à leur propre sentiment.

Les importans débats sur la révision de la constitution fédérale ont été ouverts au mois de novembre 1873; nous n’en relèverons que ce qui se rapporte aux questions confessionnelles[5]. On se rappelle qu’après le rejet du premier projet de révision au mois de mai 1872 à une très faible majorité, l’élaboration d’un nouveau projet fut confiée au conseil fédéral, puis soumise à une commission. Le caractère général de la révision telle qu’elle est sortie de cette double délibération et des débats des chambres fédérales est une centralisation modérée qui fait droit aux réclamations des cantons dans ce qu’elles avaient de fondé, spécialement sur la question de l’organisation militaire. Le pouvoir central conserve tout ce qui est indispensable à la direction de la défense nationale, l’instruction de l’armée fédérale tout entière dans ses armes diverses lui est réservée. Sauf sur ce point de l’instruction, l’exécution de la loi militaire est confiée aux autorités cantonales sous la surveillance de la confédération. Les articles sur le droit civil et les finances sont empreints du même esprit de modération; aussi a-t-on lieu de croire que la nouvelle loi fédérale ne rencontrera pas la même opposition que celle de 1872. La question confessionnelle était traitée dans les articles 48 et 49 du projet élaboré par le conseil d’état et remanié par la commission législative; ils comprennent dans la rédaction définitive proposée au vote la partie qui s’étend de l’article 49 à l’article 55, et ils y ont subi des modifications fort graves dont il faut chercher la portée dans les débats publics. La constitution de 1848 n’avait consacré qu’un seul article à la liberté religieuse; il était ainsi conçu : « Le libre exercice du culte des confessions chrétiennes reconnues est garanti dans toute la confédération ; toutefois les cantons et la confédération pourront toujours prendre les mesures propres au maintien de l’ordre public et de la paix entre les confessions. » Une pareille législation ne garantissait la liberté religieuse qu’aux églises déjà reconnues, et permettait de supprimer le droit des minorités qui se plaçaient en dehors des cadres administratifs. Le projet du conseil fédéral fait disparaître cette anomalie. On en jugera par le texte primitif, que nous reproduisons.


« Art. 48. La liberté de conscience et de croyance est inviolable.

« Nul ne peut être contraint de faire partie d’une association religieuse, de suivre un enseignement religieux ou d’accomplir un acte religieux.

« On ne peut faire dépendre les droits civils et politiques de prescriptions et de conditions de nature ecclésiastique ou religieuse.

« Nul ne peut, pour cause d’opinion religieuse, s’affranchir de l’accomplissement d’un devoir civique.

« Nul n’est tenu de payer des impôts dont le produit est spécialement affecté aux frais proprement dits du culte d’une communauté religieuse à laquelle il n’appartient pas.

« Art. 49. Dans les limites compatibles avec l’ordre public et les bonnes mœurs, chacun professe sa religion avec la même liberté et obtient pour son culte la même protection.

« Les cantons et la confédération peuvent prendre des mesures nécessaires pour le maintien de l’ordre public et de la paix entre les membres des diverses communautés religieuses, ainsi que contre les empiétemens réciproques du domaine civil et du domaine religieux.

« On peut recourir auprès de la confédération des décisions des cantons sur les contestations de droit public ou de droit privé auxquelles donne lieu la création de communautés religieuses nouvelles ou une scission de communautés religieuses existantes. »


Le projet du conseil fédéral portait encore l’interdiction de créer des évêchés sans l’approbation de la confédération, l’abolition des juridictions ecclésiastiques et la sécularisation de l’état civil. L’art. 64 visait rétrospectivement le cas de M. Mermillod et stipulait que quiconque exerce sur le territoire suisse, sans l’assentiment de la confédération, des fonctions officielles au nom d’un état étranger, peut être expulsé. Le conseil fédéral donnait dans son rapport du 4 juillet 1873 un éloquent commentaire de la législation qu’il proposait concernant les questions confessionnelles. Il n’était pas nécessaire de justifier longuement les réformes qui portaient sur l’introduction du mariage civil obligatoire et mettaient un terme à des empêchemens injustes, maintenus dans certains cantons par le clergé. « La confédération, disait le rapport, ne reconnaît aucune communauté ou dénomination religieuse ; elle ne les connaît que pour protéger leurs libertés et pour faire régner la paix entre elles. Elle ne défend ni une confession ni une église; elle défend l’individu en lui assurant le respect de sa croyance et sa liberté de conscience. »

On remarque une lacune dans cet exposé de principes. Il ne suffit pas de protéger les libertés individuelles, il faut encore garantir la liberté de l’association, surtout dans le domaine religieux, car l’église n’a pas d’autre base. Si l’individu est gêné dans son droit de s’associer conformément à ses croyances, toujours à la condition qu’il se soumette aux lois, sa liberté n’est pas suffisamment respectée, car elle ne se termine pas à lui, elle implique la libre association. Le grand danger de la démocratie autoritaire est précisément de ne permettre aucune liberté collective. Il est certain que le projet du conseil fédéral péchait déjà par ce côté. La commission législative l’a singulièrement aggravé dans le remaniement qu’elle lui a fait subir. Elle a proposé à l’art. 48 d’interdire absolument aux églises de frapper leurs ressortissans d’une peine quelconque, ce qui équivalait à supprimer toute discipline ecclésiastique. Non contente de l’interdiction de nouveaux couvens, elle défendait à ceux qu’on laissait subsister de recevoir des novices. Le conseil fédéral demandait que la confédération protégeât aussi bien l’église contre les empiétemens de l’état que l’état contre les usurpations de l’église; la commission n’admettait pas que la souveraineté civile pût avoir des torts, et elle ne parlait que de ses droits. La nonciature était abolie, et l’examen d’état était imposé à tous les ecclésiastiques. Ces restrictions, on le voit, étaient toutes dans un sens contraire à la liberté des associations religieuses. Le conseil fédéral les combattit dans les deux chambres avec un succès inégal, car le projet définitif ne porte encore que trop l’empreinte de l’esprit autoritaire.

La discussion s’ouvrit à Berne le 15 novembre dans le conseil national. Le parlement de la république helvétique présente un grand spectacle dans sa noble simplicité. La salle des séances pour les deux assemblées est parfaitement appropriée à sa destination. Elle forme un hémicycle autour duquel les sièges sont disposés en gradins. Le fauteuil du président est très peu élevé ; le conseil fédéral est placé en face de l’assemblée. Les discussions ont lieu tour à tour en français, en allemand et en italien, et un interprète officiel donne un court résumé de chaque discours. Les débats sont graves et libres; les orages sont rares; il semble qu’en s’élevant sur le terrain fédéral les passions politiques s’épurent et s’apaisent. Les murmures et les interruptions sont l’exception, et il faut l’éloquence d’un orateur comme M. Cérésole pour arracher des applaudissemens à cette grave assemblée, où l’on retrouve, dans leur type le plus original, les diverses nationalités qui composent la confédération helvétique. C’est avec un sentiment de respect sympathique que l’on franchit l’enceinte de cet inviolable asile de l’indépendance d’un peuple fier et généreux, qui n’a plus qu’à savoir borner sa propre souveraineté pour être un modèle et une consolation aux amis de la liberté.

Les députés catholiques ouvrirent le feu. — Ils étaient appelés, par la nécessité de leur situation, à prendre en cause cette liberté religieuse tant de fois condamnée par leur chef spirituel. Leurs adversaires ne manquèrent pas de leur opposer à chaque instant l’infaillibilité et le Syllabus. Leurs réponses étaient embarrassées quand ils cherchaient à concilier leur libéralisme du jour avec les doctrines de la papauté. Cependant il serait en vérité trop commode de refuser le droit commun aux ultramontains parce qu’ils l’ont méconnu; le plus beau triomphe pour la liberté, c’est d’amener ses adversaires à l’invoquer et à lui rendre hommage. Le premier orateur entendu, M. de Segesser, député de Lucerne, eut le tort de demander que la confédération reconnût et protégeât non-seulement la liberté religieuse en soi, mais encore les droits relatifs à la propriété et à la liberté de culte de la confession évangélique réformée et de la confession catholique romaine. C’était sortir du droit commun, et le conseil national dut écarter ce contre-projet. Où la réclamation des députés catholiques était parfaitement fondée, c’était sur l’interdiction aux couvens existans de recevoir des novices ; on les condamnait ainsi à mourir à petit feu. C’était une aggravation flagrante de la défense de fonder des couvens nouveaux, mesure injustifiable au point de vue de la liberté, car, tant qu’une congrégation n’a pas violé les lois du pays, elle est une forme respectable du sentiment religieux, elle est fondée à invoquer le droit d’association. Le conseil national n’a pas adopté l’avis de sa commission en ce qui concerne l’interdiction d’admettre des novices dans les couvens existans; il s’est contenté de confirmer l’expulsion des jésuites et de défendre la fondation de nouvelles maisons religieuses sur le territoire suisse. Il a écarté la clause qui demandait des examens d’état pour tous les ecclésiastiques. Malheureusement il ne s’est pas rendu aux justes observations qui avaient été faites sur l’article d’après lequel « aucun citoyen ne pouvait être soumis à des peines, de quelque nature qu’elles fussent, pour cause d’opinion religieuse. »

Les députés de la minorité demandaient que l’on spécifiât qu’il s’agissait de peines pouvant avoir quelque effet civil. Le conseil national se refusa à une définition si juste, qui laissait aux pénalités ecclésiastiques leur caractère exclusivement religieux. M. Anderwert, député de Thurgovie, avoua sans détour «qu’il s’agissait d’empêcher dans l’église catholique les abus de pouvoir de la part des évêques, savoir la destitution des curés qui ne veulent pas accepter certains dogmes, et l’excommunication des prêtres et des fidèles qui sont dans le même cas. » Une telle prétention est tout à fait inadmissible. Empêcher une église de protéger sa croyance et d’écarter de son sein les opinions qui nient son principe, c’est lui interdire le droit de légitime défense, c’est dissoudre en fait une association en l’empêchant de maintenir sa raison sociale, qui dans ce domaine est toute morale. Il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit pas seulement des églises nationales, puisque la confédération comme telle n’en reconnaît aucune; cette clause est applicable à toutes les associations religieuses, et elle constitue une atteinte des plus graves à la liberté des cultes. C’est en vain que M. Cérésole, parlant au nom du conseil fédéral, a fait les plus grands efforts dans les deux chambres pour écarter une disposition qui dépare la loi nouvelle. En adoptant la rédaction restrictive de la commission, on a donné gain de cause au radicalisme autoritaire, qui s’est exprimé dans toute sa rudesse par la bouche de M. Carteret, conseiller d’état de Genève. « On a parlé, disait cet orateur, de séparation du domaine civil et du domaine religieux; mais cette séparation est absolument impossible, et dès lors il n’y a de système admissible que celui d’après lequel l’état, usant de la suprématie qui lui appartient, règle en vertu de sa souveraineté ce qui est de son domaine, et prend des mesures qui lui donnent la sécurité et garantissent la liberté de tous en assurant le développement de la civilisation. » Le conseil national n’a pourtant pas suivi dans ce premier débat le bouillant député jusqu’au bout de son système, car il a refusé d’adhérer à la proposition de M. Weissenbach, qui voulait qu’on donnât à la confédération la mission de s’opposer aux empiétemens de l’église sur les droits de l’état sans admettre la réciproque, parce qu’à ses yeux l’état ne saurait borner sa propre souveraineté. L’article fut voté sous sa forme la plus libérale dans la séance du 27 novembre, ainsi que l’ensemble des articles confessionnels avec les modifications que nous avons indiquées.

Ces articles furent portés au conseil des états dans les séances des 16 et 17 décembre 1873. Le parti autoritaire y était représenté par l’ancien landamman Keller, célèbre pour avoir provoqué la fermeture des couvens d’Argovie, petit vieillard énergique, à la parole brève et incisive, passionnément attaché au vieux-catholicisme. Le congrès de Constance l’avait nommé son vice-président. Rapporteur de la commission au conseil des états, il insista avec une grande force sur la nécessité de maintenir la clause interdisant aux églises l’application d’une discipline toute spirituelle, et il triompha au vote, malgré un discours très net de M. Cérésole. Il fut moins heureux dans sa tentative de faire effacer la réserve en faveur de l’église contre l’usurpation de l’état. M. Velti fit passer une nouvelle rédaction qui ne faisait que reproduire l’article 44 de la constitution de 1848, ainsi conçu : « Toutefois les cantons et la confédération pourront toujours prendre les mesures propres au maintien de l’ordre et de la paix publique contre les confessions. » Le conseil des états admit encore une modification au projet qui lui avait été transmis. L’article 49 portait que nul n’est tenu de payer des impôts dont le produit est affecté aux frais du culte d’une confession ou d’une communauté religieuse à laquelle il n’appartient pas. M. Cérésole fit remarquer qu’on pourrait inférer de cet article que les citoyens ont le droit de se refuser de participer au budget des cultes dans le canton où il est maintenu. « Je suis, dit-il, partisan convaincu de la séparation de l’église et de l’état, et je crois que l’avenir lui appartient, mais je ne pense pas que ce soit à la confédération à l’imposer aux cantons. Il me semble surtout que ce n’est pas en prenant les églises nationales par la famine qu’il faut séparer l’église de l’état. » En conséquence de ces observations, l’article fut ainsi rédigé : « Nul n’est tenu de payer des impôts dont le produit est spécialement affecté aux frais proprement dits du culte d’une communauté religieuse à laquelle il n’appartient pas. » Les amendemens du conseil des états furent reportés au conseil national dans la séance du 22 janvier 1874. Malheureusement le parti autoritaire l’emporta sur la clause si grave qui stipule les droits de l’état à l’exclusion des droits de l’église. Il fut entendu qu’elle seule était dans le cas d’usurper, et qu’il n’y aurait aucune protection à lui accorder contre les empiétemens de l’état.

Le projet de révision sortit de cette double délibération beaucoup moins libéral que sous sa forme primitive, bien qu’il ait conservé les clauses si excellentes sur le mariage civil et la liberté de conscience. Il est regrettable qu’il n’ait pas conservé dans une mesure suffisante la liberté des associations religieuses en leur laissant le droit de se multiplier sous la forme qui leur plaît et de se défendre par l’usage de la discipline ecclésiastique. Il est vrai que sur ce point le conseil fédéral maintient son interprétation. La nouvelle constitution qui va être présentée en bloc au vote du peuple suisse le 18 avril prochain aura sans doute réalisé quelques progrès importans; mais les restrictions qu’elle apporte à la liberté légitime des églises l’empêcheront de mettre un terme aux conflits existans sans éviter les nouveaux.

Le conseil national, avant de se séparer, a vu encore éclater un débat très passionné à l’occasion des questions confessionnelles. On apprit tout à coup en Suisse, vers la fin de janvier, qu’on faisait circuler un appel aux puissances signataires du congrès de Vienne, qui les pressait d’intervenir pour maintenir le droit des ultramontains. Un ballot de ce factum violent avait été saisi chez l’abbé Collet, prêtre français établi à Genève, et on avait constaté en même temps qu’un Anglais, M. Urquart, demeurant à Montreux, en avait reçu quelques exemplaires. L’émotion fut grande; elle se calma quelque peu quand on apprit que l’appel était dû à la plume d’un curé français, l’abbé Defourny, curé de Beaumont en Argonne, qui avait inventé à lui tout seul cette petite machine de guerre. L’abbé Collet fut expulsé d’après la loi qui permet en tout pays de conduire aux frontières les étrangers qui troublent la paix publique. Un incident très fâcheux vint donner à la discussion une gravité inattendue; un document fut produit qui prouvait qu’en 1852 M. Vuilleret, député du canton de Fribourg, alors simple avocat, avait adressé un mémoire à Napoléon III sur les affaires confessionnelles, pour le moins aussi violent que celui du curé français. L’assemblée vota un ordre du jour très sévère pour un acte aussi coupable et mal excusé après un éloquent discours de M. Cérésole. Les citations qu’il fit de la presse ultramontaine à Fribourg établirent que quelques enfans perdus du parti, désavoués par tout ce que le catholicisme suisse compte d’honorable et d’éminent, ne craignaient pas de soutenir la légitimité de l’intervention. La Suisse a eu le bon sens de ne pas exagérer l’incident et de laisser à la charge d’un individu isolé ce ridicule appel à l’intervention étrangère. Elle sait que, s’il est en France des têtes folles et exaltées qui troubleraient volontiers la paix du monde pour le plus grand péril de leur patrie en prêchant la croisade de l’ultramontanisme, on est de plus en plus convaincu, même dans les rangs de la majorité de l’assemblée nationale, que de pareilles opinions ne méritent pas d’être prises au sérieux.

Peu de temps après l’allocution du pape prononcée dans le consistoire tenu au commencement de cette année, où la Suisse était fort sévèrement traitée, la nonciature, que le conseil fédéral n’avait point abolie en droit dans le projet de constitution, l’a été en fait; ses passeports ont été remis au nonce. Cette rupture formelle entre la confédération et la cour de Rome fait mesurer la gravité de la crise ecclésiastique que nous avons essayé de caractériser.

Cette crise, rapprochée de celle qui a éclaté dans l’empire d’Allemagne, soulève le problème le plus délicat et le plus périlleux des temps modernes; nous voulons parler des limites où le pouvoir civil doit se renfermer dans sa résistance à l’ultramontanisme. Il est certain que le catholicisme qui obéit aux injonctions du pape infaillible est constitué à l’état d’opposition permanente et souvent de guerre contre la société moderne. Partout où il n’est pas le maître il entrera tôt ou tard en conflit avec elle. Il serait absurde de soutenir qu’il n’est pas permis aujourd’hui de lui faire opposition comme sous l’ancien régime, qui avait poussé bien loin ses précautions, et avait su résister sans ménagemens aux prétentions romaines. Si nous nous placions au point de vue des principes, qui est aussi le point de vue de l’avenir, il suffirait de réclamer la pleine séparation de l’église et de l’état sous la condition d’une application juste et sévère au besoin du droit commun. Ce serait saisir l’épée d’Alexandre pour trancher les inextricables nœuds qui résultent de l’union des deux pouvoirs. Il n’y a pas d’autre moyen d’obtenir la paix religieuse, pourvu qu’on y arrive par des transitions équitables qui ménagent tous les droits acquis, et qu’en élargissant le droit de la propriété ecclésiastique on évite la mainmorte. Rien ne serait plus facile à la Suisse que de réaliser cette grande réforme que tout appelle; ceux-là même qui n’en veulent pas aujourd’hui l’acclament en principe. Déjà le canton d’Argovie l’a décidée, et il s’en est fallu de peu de voix dans le canton de Neuchatel pour qu’elle y triomphât. On y viendra certainement quand on sera las des luttes religieuses et des haines qu’elles allument. En attendant ce remède héroïque, l’état peut beaucoup faire pour apaiser et terminer les conflits, sans manquer à sa haute mission, qui est d’être le protecteur du droit. S’il ne veut pas imiter la république américaine, qu’il imite au moins la sage et prudente politique de l’Italie, qui a su ménager la conscience catholique, sauf sur le point où elle ne pouvait capituler, rendre à l’église en liberté ce qu’elle lui a pris en privilèges, abroger le placet, et se désintéresser de la nomination des évêques. Il faut choisir aujourd’hui entre le système de Cavour et celui de M. de Bismarck.

Si nous cherchons à déterminer d’une manière précise jusqu’où doit aller le droit de l’état dans la résistance à l’ultramontanisme, nous dirons d’abord que, tant que le régime du placet n’est pas aboli, il est fondé à refuser la reconnaissance officielle aux brefs et aux bulles qui contiennent des principes attentatoires à sa constitution. C’est ce qu’a fait l’ancienne France pour les décrets du concile de Trente. Ceux du concile du Vatican sont infiniment plus graves. Nous savons bien que, par ce temps de publicité universelle, ces restrictions ressemblent à des treillages mis au travers d’un fleuve; cependant elles sont une conséquence du régime concordataire, et elles dégagent au moins la responsabilité du pouvoir civil. Ce que nous lui refusons absolument, c’est d’interdire la doctrine elle-même, fût-elle aussi dangereuse que l’infaillibilité papale, tant qu’elle reste à l’état d’opinion, et d’empêcher l’église qui l’adopte de la mettre en pratique dans sa discipline; sinon il lui faudrait mettre hors la loi le catholicisme ultramontain tout entier, les résignés aussi bien que les ardens. Le Syllabus, nous en convenons, présente plus de difficultés que le dogme de l’infaillibilité, parce qu’il tend à en faire ressortir les conséquences sociales. Pourtant, si l’on se contente de ses formules générales, que par d’incroyables artifices d’interprétation des évêques au fond opposés à l’ultramontanisme ont cherché à détourner de leur sens naturel, il ne saurait à lui seul être une cause d’exclusion et de condamnation. Il n’en serait plus de même, si l’église en faisait une arme contre la législation du pays et prêchait la révolte ouverte contre sa constitution. Alors l’enseignement, soit dans les séminaires, soit dans la chaire, serait un délit qui mériterait d’être poursuivi et châtié. Ici se présente la question fort complexe des ordres religieux; il en est qui, comme les jésuites, sont les soutiens reconnus du régime théocratique. Cette fois encore nous appliquerions la règle de conduite que nous avons déterminée pour les dogmes dangereux à l’état. Si un ordre se borne à un enseignement purement théorique, il doit jouir des immunités de la chaire catholique, même quand on pourrait inférer de cet enseignement des conséquences fâcheuses. Ce n’est pas à l’état de faire le dialecticien et de conclure des idées aux actes. Si cet ordre au contraire est convaincu d’avoir prêché la révolte ou de l’avoir favorisée, il doit être traité comme toute association qui met l’état en péril. Il faut d’ailleurs distinguer dans un ordre religieux la corporation qui veut posséder comme personne morale et l’association religieuse. La première est nécessairement sous l’entière dépendance de l’état, la seconde doit bénéficier du droit commun, et il n’est pas permis de l’exclure. Il vaut mieux, disait très bien l’ancien président de la confédération suisse, ouvrir une école que de fermer un couvent. Ce n’est pas la peine de bannir un jésuite pour chasser une liberté.

Venons-en maintenant au cas où le conflit a éclaté par la faute de l’ultramontanisme, comme à Genève, où il a violé les traités conclus. La résistance est alors un devoir pour l’état, mais à deux conditions : c’est d’une part qu’il ne sorte pas du droit commun, qui fournit toutes les ressources nécessaires à la défense sociale; c’est de l’autre qu’il ne se mêle pas d’organiser lui-même l’église par des constitutions civiles du clergé qui aboutissent promptement à la désorganisation, comme on l’a vu dans les lois votées à Berlin en mai 1872, aussi bien que dans la législation des cultes élaborée à Berne et dans le projet de révision fédérale. Dès que l’état se met à faire directement des lois ecclésiastiques, il sort de son rôle et de sa compétence, il cesse d’être laïque en exagérant ses droits, c’est-à-dire qu’il ment à son idée fondamentale et qu’il se suicide à force de vouloir se défendre.

L’état laïque, voilà la solution de la crise. Nous avions essayé naguère de montrer combien elle était nécessaire aux pays monarchiques ; on a vu aujourd’hui qu’elle ne l’était pas moins pour une république. L’état laïque n’est pas la démocratie du contrat social écrasant l’individu et régentant sa conscience ; c’est l’état entièrement neutre et désintéressé entre les diverses confessions, soldat armé du droit, commençant par le respecter et le garantir dans sa forme la plus élevée, qui est la conscience religieuse. Il est redresseur de torts et non d’erreurs. Il importe tout autant de soustraire la conscience et la pensée humaine aux décisions orageuses de la démocratie que de les mettre hors de l’atteinte de la tyrannie des césars. Le grand-conseil de Berne faisant un mandement de jeûne contre le catholicisme, quitte à l’appuyer par ses milices, enlève aussi bien le caractère laïque à l’état que le souverain qui dans une lettre mémorable déclare se mettre en guerre avec l’église ultramontaine. Les félicitations bruyantes des meetings de Londres et de Berlin en faveur de la politique de compression ne couvriront pas la voix de la conscience, qui proteste contre cet enivrement fatal ; elles ne séduiront pas davantage le libéralisme sincère, qui s’honore en couvrant du bouclier sacré du droit jusqu’à ceux qui l’ont méconnu aux jours de leur triomphe et sont condamnés à lui rendre un tardif hommage aux jours de leur défaite. Cette amère expérience sera féconde, car, en se combinant avec la chute définitive de la royauté terrestre de la papauté, elle amènera des temps nouveaux qui seront marqués par la disparition de tous les pouvoirs temporels dans l’ordre religieux. Nous sommes arrivés à la dernière étape du régime bâtard des concordats. Disons-nous sans illusion qu’elle sera longue et difficile ; efforçons-nous de l’abréger et surtout de la fournir en libéraux conséquens avec eux-mêmes, si nous ne voulons pas qu’une dernière guerre religieuse fasse sortir l’affranchissement des deux sociétés de l’excès même des maux enfantés par leurs conflits et de l’horreur d’une lutte suprême.


E. DE PRESSENSE.

  1. Voyez la Question catholique à Genève de 1815 à 1874, par M. A. Roget, Genève 1874.
  2. Verhandlungen des Nationalrathes über den Recurs Mermillod. Discours de M. Cérésole, président de la confédération.
  3. Cette commission consultative, quoi qu’on en ait dit, ne peut être assimilée à une délégation régulière des catholiques de Genève, délibérant librement sur la réorganisation de leur église, puis traitant en leur nom propre avec le gouvernement.
  4. Voyez le rapport du département politique au conseil fédéral sur les protestations et les recours relatifs aux conflits ecclésiastiques dans l’évêché de Bâle (Verhandlungen des grossen Rathes betreffend die Ruhestörungen im Jura, Berne 1874).
  5. Message du conseil fédéral à la haute assemblée fédérale concernant la révision de la constitution fédérale (4 juillet 1873). — Loi fédérale concernant la révision de la constitution fédérale (31 janvier 1874).