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La Pologne devant l'Europe

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La Pologne devant l'Europe
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 446-470).
LA POLOGNE
DEVANT L’EUROPE

I. L’Insurrection polonaise, par M. de Montalembert. — II. Les Réformes russes en Pologne et l’Autriche en 1862. — III. Papiers diplomatiques, Documens, etc.

Un jour ou plutôt une nuit de janvier, en pleine Europe, dans une ville aussi renommée pour l’éclat traditionnel de sa civilisation que pour ses malheurs, au sein d’un pays dont la vie nationale n’a plus depuis longtemps d’autre refuge que la protestation, les autorités publiques, par calcul, par aveuglement ou par impatience, veulent tenter un de ces coups qui sont un défi audacieux à la fatalité des conflits : elles jettent nuitamment le filet sur toute une population pour enlever, sous le nom d’un recrutement militaire, tout ce qu’il y a de force jeune, virile et active. Ce n’est pas même assez pour elles d’avoir jeté ce coup de filet nocturne, d’avoir accompli leur œuvre « entre une heure et huit heures du matin, » elles veulent transformer en signe de triomphe la muette stupeur d’une ville, et, se tournant vers l’Europe, elles publient que ce recruteraent s’est fait dans le calme le plus heureux, que les conscrits sont pleins de bonne humeur et se réjouissent d’entrer dans cette « école d’ordre » qu’on appelle l’armée, que rien de semblable à cette tranquillité et à cette bonne volonté ne s’était vu depuis trente ans. Alors cette dernière goutte d’amertume, tombant sur des cœurs ulcérés, les enflamme. On eût supporté peut-être encore l’acte lui-même; l’ironie ressemblant à une insulte vient provoquer à la résistance. Les évasions se multiplient, et le réveil de la nuit du recrutement, c’est l’insurrection se répandant dans tout le pays comme une traînée de feu.

Au premier instant, le gouvernement ainsi engagé et ceux qui le représentent dans l’Occident se hâtent de dire que ce n’est rien, que tout est fini déjà, ou va finir le lendemain, le jour suivant au plus tard, que ce n’est plus que la dernière convulsion d’une agonie. Et d’abord quand cela serait, quand cela eût été, quand une répression foudroyante et irrésistible eût étouffé dans son explosion même cette révolte de l’instinct d’un peuple, la question resterait-elle moins entière? Le droit aurait-il péri avec ces victimes inconnues d’une échauffourée sanglante? Mais non, rien n’est fini, ni le lendemain, ni le jour suivant; tout commence au contraire. Ces fuyards de la conscription, ces outlaws se rallient dans les forêts, s’improvisent soldats pour leur pays, pour leur nationalité. La persistance et l’étendue du mouvement déconcertent la répression, qui s’épuise en bulletins de victoire et en contradictions, réduite à n’atteindre que des tronçons qui s’agitent partout à la fois pour se rejoindre. Des bandes qu’on pense avoir détruites reparaissent un peu plus loin; des chefs qu’on dit avoir blessés et rejetés hors du territoire se retrouvent pleins de vigueur, prêts à reprendre leur élan, disputant le terrain par l’habileté ou par l’audace. Des hommes sans armes tiennent tête à toute une armée, à un empire. On les appelle d’abord des brigands, puis des insurgés, puis l’ennemi, et les engagemens deviennent des batailles dans le langage officiel lui-même. Quant aux victimes et aux scènes de dévastation, ce n’est point malheureusement ce qui manque. La répression semble se venger de son impuissance par les excès. De jour en jour ainsi la lutte grandit et se complique. La peur de la contagion ou je ne sais quelle fantaisie de solidarité d’oppression et d’absolutisme attire une puissance voisine dans le piège d’une intervention qui soulève le sentiment universel, déjà bien assez ébranlé par le spectacle de ce combat inégal plein d’héroïsme, de pitié et de terreur, et devant l’Occident la question polonaise se relève tout entière avec ce qu’elle a de complexe, de profond et d’émouvant; elle se relève dans ce duel nouveau d’un peuple et de la domination étrangère comme un problème qui, par sa nature, dépasse la sphère d’une lutte purement intérieure, qui pèse sur la conscience de l’Europe si étrangement remuée aujourd’hui, qui touche à tout, à la politique, à l’humanité, à l’inviolabilité du sentiment d’indépendance nationale, et qu’on ne peut plus éluder désormais en présence d’un droit rajeuni dans le sang versé à flots.

Certes ce n’est point d’aujourd’hui qu’il existe, ce problème d’une nationalité qui ébranle le monde de ses tressaillemens douloureux. de ses efforts pour revivre. Il est vieux comme la pensée d’ambition et d’injustice qui a cru pouvoir impunément, il y a un siècle, faire disparaître un peuple; il a suivi depuis lors la politique européenne dans ses vicissitudes, et s’est mêlé à elle comme un embarras, comme un remords. Il n’est pas un moment, toutes les fois que le continent s’est remué, où il n’ait reparu. Il a donc une raison d’être générale et permanente; mais en même temps, dans ce que j’appellerai sa génération contemporaine, dans ses manifestations nouvelles, il se lie à des circonstances plus immédiates, plus saisissables. Évidemment l’insurrection qui vient d’éclater en Pologne est la fatalité d’une situation; elle est le résultat de vingt-cinq ans d’un régime où la compression a été poussée jusqu’aux dernières limites, de sept années perdues en temporisations et en contradictions depuis l’avènement de l’empereur Alexandre II, de deux années d’une agitation morale qu’on n’a su ni apaiser ni désarmer par une libérale et intelligente politique. L’erreur de la Russie a été de fermer les yeux sur cette situation, de penser que tant qu’elle avait la force, elle avait le droit, que tout ce qui se passait en Pologne n’était que l’œuvre de quelques conspirateurs, qu’il n’y avait, pour faire la paix, au lieu de supprimer les causes d’agitation, qu’à supprimer les agitateurs; son erreur plus grande encore au point de vue des événemens actuels, — erreur de tous les pouvoirs troublés, — c’est d’avoir eu un certain jour cette préoccupation fixe qu’entre ce qu’elle appelle le parti révolutionnaire polonais et le parti révolutionnaire russe il y avait une connivence, un travail commun de conjuration qui devait éclater au printemps, au moment où la question des paysans allait renaître dans l’empire. Elle a été ainsi conduite à cette dangereuse pensée de devancer elle-même l’heure d’un combat qu’elle redoutait, de se jeter sur la foi d’un soupçon au milieu d’un travail présumé d’organisation insurrectionnelle, de frapper un grand coup sur la Pologne avant d’avoir à se mesurer avec d’autres dangers intérieurs. De là ce recrutement, devenu dans les mains de ceux qui l’ont conçu et exécuté une vraie loi des suspects, combiné merveilleusement de façon à diviser les classes en exemptant les populations rurales et en mettant la population des villes à la merci de la police, seule chargée de choisir, de désigner les conscrits, c’est-à-dire les victimes. La Russie n’a point vu qu’en agissant ainsi elle abdiquait d’abord le rôle d’un gouvernement régulier, et de plus que, pour détourner une insurrection possible, nullement certaine au printemps, elle en provoquait une sûrement, à l’instant même, en donnant à l’explosion d’un peuple une raison nouvelle et mille fois légitime. C’est ce qui est arrivé.

C’est dans la nuit du 15 janvier que le recrutement s’exécutait à Varsovie, et c’est peu de jours après, dans la nuit du 22, qu’éclatait cette insurrection qui a duré déjà plus qu’il n’était humainement possible de le croire, qui s’est maintenue assez pour attester l’inépuisable vitalité d’un peuple, et qui, dût-elle être matériellement vaincue, a un si émouvant caractère entre toutes les prises d’armes contemporaines. Qu’il y eût en Pologne un parti révolutionnaire ou, pour mieux dire, un parti d’action se séparant des conseillers d’une marche plus lente et plus pacifique, ne voyant de délivrance que par un soulèvement national et très accessible à la tentation d’une occasion favorable : oui, sans doute, il existait concentré dans un comité de direction à Varsovie. Il existe plus que jamais aujourd’hui personnifié dans des chefs sous les yeux mêmes du gouvernement, qui ne peut le saisir : il existera demain, comme il arrive en tout pays où s’agite une question d’indépendance, où les têtes jeunes et ardentes ne songent qu’aux revendications armées; mais ce parti, organisé en effet, ayant partout des intelligences, avait plus de désirs et de rêves d’action que de moyens de combat. Il avait subi plus d’une fois déjà l’influence modératrice de ceux qui croyaient, qui voulaient croire encore à l’efficacité de l’agitation morale, et si tout eût suivi son cours naturel, selon le mot de lord John Russell dans le parlement anglais, il est vraisemblable qu’il eût continué à parler d’insurrection et à ne point s’insurger. La preuve qu’il était bien moins préparé à l’insurrection que ne l’a cru et ne l’a dit la Russie, c’est qu’il n’y avait d’armes nulle part, que rien n’était prévu; une preuve plus décisive encore, c’est qu’au premier moment le mot d’ordre du parti d’action était de ne point résister, de se soumettre au recrutement. Quelques-uns des membres du comité supérieur de Varsovie s’effrayaient du mouvement bien plus qu’ils ne songeaient à le précipiter, si bien que ce comité se divisait, se dissolvait un instant, et était obligé de se reconstituer sous le coup même de cette crise pressante. Qu’a-t-il donc fallu pour mettre le feu à cette situation, pour faire une réalité de ce qui n’était que le rêve d’esprits ardens, pour que ce rêve presque platonique d’un soulèvement national passât tout à coup dans toute une population spontanément rapprochée dans une défense désespérée? Il a fallu, outre la pensée même de la conscription, la manière dont cet acte s’accomplissait; il a fallu l’impatience fiévreuse du gouvernement à publier « le triomphe de l’ordre, » sans s’informer si ses paroles, en exaspérant les âmes, n’allaient pas être pour quelque chose dans les torrens de sang offerts comme un héroïque démenti à une déclaration d’obéissance volontaire et de suicide.

Je ne sais si jamais insurrection a eu un prologue plus dramatique et plus lugubre que cette scène du recrutement à Varsovie que des journaux anglais ont décrite d’un trait ineffaçable. Dès la première heure, la ville était occupée militairement. Les troupes campaient sur les places, et des chaînes de factionnaires reliaient tous les postes, tandis que des patrouilles de cavalerie battaient les rues. La ville ainsi enveloppée dans ce réseau stratégique, l’opération commençait. On envahissait brusquement les maisons, on forçait les portes qui ne s’ouvraient pas, et on tombait dans l’intérieur des familles. Chaque officier de recrutement, suivi de trois hommes de police et d’un piquet de soldats, procédait sommairement; il avait sa liste, et il lui fallait son nombre de conscrits : pour ceux qui manquaient, il prenait les pères, les frères, les enfans, sans excepter les malades et les infirmes. On mettait même la main sur les passans attardés dans les rues sans connaître leur nom, et tout était poussé pêle-mêle vers la citadelle. Je songeais un de ces jours, en voyant passer tous ces conscrits français de libre et joyeuse humeur, portant à leur chapeau enguirlandé le numéro qui les faisait soldats, je songeais à cette autre scène d’un recrutement procédant comme une proscription, s’abattant la nuit sur les familles, violant le foyer pour enlever à un peuple sa jeunesse et sa force. Il n’y eut pourtant d’abord aucune résistance à Varsovie; elle eût été impossible. Seulement une sourde irritation survivait à la scène du 15 janvier, et la pensée d’une protestation naissait bientôt en présence de cette publication officielle où le gouvernement se complaisait à célébrer sa victoire nocturne en annonçant à l’Europe que le recrutement « s’était effectué dans une tranquillité parfaite, » que les conscrits enfermés à la citadelle « montraient les meilleures dispositions et même de la gaîté. » Alors tout changeait rapidement. Jusque-là les évasions avaient été peu nombreuses; elles commencèrent à se multiplier. Ceux qui avaient réussi à se soustraire à la conscription s’échappaient de tous côtés. Ils partaient sans argent, n’ayant que les vêtemens qu’ils portaient sur eux; d’armes, il n’en était point question. Qu’allaient-ils faire? Ils ne le savaient encore, ils fuyaient. Les uns, qui s’étaient donné rendez-vous à Blonié, près de Varsovie, se dirigeaient vers les forêts à l’ouest de la Vistule ; les autres se rassemblaient aux environs de la petite ville de Serock, au confluent du Bug et de la Narew. Dès le 22 janvier, les premiers engagemens éclatèrent. Le gouvernement ne se tint pas encore pour averti : il voulut poursuivre l’exécution du recrutement jusque dans les provinces le 27 janvier; mais cette fois il venait trop tard. Toute la jeunesse avait pris la fuite et s’était dispersée dans les campagnes, dans les bois. Il n’y avait alors du reste ni plan, ni organisation ; la nécessité d’une défense commune fit de tous ces groupes de fugitifs des bandes qui en un instant sillonnèrent le royaume de la frontière de la Lithuanie au grand-duché de Posen, qui remplirent les gouvernemens de Plock, de Podlachie, de Lublin, de Sandomir, fatiguant les colonnes russes lancées contre elles, tantôt se dérobant, tantôt faisant face avec une énergie désespérée, et voilà comment naissait cette insurrection, n’ayant à l’origine d’autre mobile que d’échapper à une proscription, puis finissant par relever dans son camp le drapeau de la nationalité polonaise, ramené au combat par des légions de soldats improvisés.

Dans ce drame étrange, on peut donc dire que c’est la nature humaine outragée qui rebondit en quelque sorte la première sous un excès d’oppression, auquel vient se mêler une imprévoyante ironie; le patriotisme vient ensuite comme pour donner la force, le lien et préciser le but, et ce qui n’était la veille qu’une fuite devant le recrutement devient le lendemain un vaste et formidable soulèvement ayant ses mots d’ordre, ses points de ralliement et ses chefs, envahissant plus ou moins ou remuant toutes les contrées de l’ancienne Pologne soumises à la Russie, paraissant partout à la fois, au nord entre Vilna et Dunabourg, dans les marais de Pinsk, dans la Lithuanie comme dans toutes les provinces du royaume. Ce que n’aurait pu faire le travail des sociétés secrètes, continué pendant des années, un mouvement de désespoir le faisait d’un seul coup en jetant dans les forêts toute la population jeune des villes, en créant ces bandes innombrables, dénuées d’armes il est vrai, réduites à se battre pour en avoir, n’ayant à opposer à des troupes régulières et à l’artillerie que la faux traditionnelle du paysan polonais, ou même quelquefois des bâtons ferrés, mais animées d’une sombre énergie et rapidement formées à la discipline sous la pensée de vendre plus chèrement leur vie.

Dès lors s’engage cette lutte aux mille péripéties, où la répression effarée et irritée va jusqu’aux plus terribles excès, où l’insurrection apparaît avec des chances et sous des couleurs diverses : précaire et toujours menacée du côté du grand-duché de Posen, où la Russie trouve la connivence de la Prusse; enveloppée d’une sorte de mystère du côté de la Lithuanie, où l’intensité du combat ne se révèle que par les proclamations et les bulletins russes; forte et active dans le sud du royaume, où, appuyée sur la frontière de la Galicie et sur la neutralité de l’Autriche, retranchée dans une contrée montagneuse et boisée, elle se défend à outrance, reprenant son élan quand on la croit vaincue. Ces bandes, formées à la hâte et en quelque sorte d’elles-mêmes, devenues bientôt toute une armée mobile avec ses compagnies de faucheurs, ont eu rapidement leurs chefs audacieux et habiles : les Langiewicz, les Jesioranski, les Bochdanowicz, les Frankowski, les Padlewski, les Lewandowski; mais ce qui prouve combien ce mouvement était peu préparé, c’est qu’au premier instant on ne savait qui conduisait ces bandes d’insurgés, et ces bandes elles-mêmes ne savaient quels allaient être leurs chefs : les Russes n’avaient d’abord devant eux qu’une masse anonyme et ne savaient à qui ils avaient affaire.

Une nuit, au commencement de janvier, un homme jeune encore, glacé de froid et à bout de ressources, frappe à la porte d’un château dans la campagne, au-delà de la frontière prussienne. Il avait épuisé, pour arriver jusque-là, ce qu’il avait d’argent ; il était exténué, et ne pouvait aller plus loin. Il reçut une hospitalité de quelques heures, il se réconforta et put repartir bien vite. Où allait-il ? Celui qui l’avait reçu un instant, sans connaître rien de plus que son nom de Polonais, l’apprit quelques jours après par les bulletins russes : c’était Marian Langiewicz, le plus habile tacticien de cette guerre qui commençait. Langiewicz est né le 5 août 1827, à Krotoszin, dans le grand-duché de Posen. Il a étudié longtemps dans les gymnases et à l’université de Breslau, où il s’occupait principalement de mathématiques. Obligé, comme sujet prussien, au service de la landwehr, il a passé une année dans l’artillerie de la garde à Berlin. Il n’a cessé depuis de poursuivre des études militaires, sans avoir cependant fait partie, comme on l’a dit, de l’expédition de Garibaldi en Sicile. Accouru de France au premier bruit du recrutement, dont il pressentait les effets, il arrivait seul, inconnu, comme je l’ai dit, prêt à se mêler à la première bande qu’il rencontrerait, et en quelques jours il est devenu l’un des chefs les plus brillans, les plus heureux, de cette émouvante guerre, posant d’abord son camp dans les montagnes de Sainte-Croix, organisant à demi ses hommes, et bientôt entrant en campagne avec ce mélange d’habileté et de hardiesse qui a déjoué jusqu’ici la stratégie des colonnes envoyées contre lui. Les Russes l’ont tué ou blessé quelquefois, au dire de leurs bulletins, et plus souvent encore ils ont dispersé ses bandes. Il ne tient pas moins ferme, personnifiant avec un éclat devenu européen cette insurrection, concentrée dans le palatinat de Sandomir. Et puis, Langiewicz fût-il réduit à passer la frontière, ou succombât-il sous le poids des masses qui cherchent à l’assaillir, tout serait-il donc fini ? N’est-ce point aujourd’hui la révolte à mille têtes ?

Au fond, quelle est la force et quels sont les élémens de cette insurrection ? Sa force est dans la nature de cette guerre de partisans qui échappe à une défaite décisive, qui, au lieu de se concentrer dans une ville, sur un champ de bataille, est partout à la fois, harcèle les Russes, les contraint à se diviser, les épuise sans cesse en marches et en contre-marches suivies de victoires problématiques ou inutiles. Les élémens qui sont entrés dans la lutte sont peut-être plus difficiles à préciser. Sans doute il y a un sentiment commun dans tout le pays, et toutes ces questions de démocratie, de socialisme, de propagande révolutionnaire qu’on agite, comme pour faire illusion à l’Europe, n’ont ici qu’un rôle absolument effacé, si même elles ont un sens quelconque dans l’état actuel de la société polonaise. Il serait néanmoins peut-être aisé de distinguer, à n’observer qu’un fait, que dans la première surprise, à l’origine, il y a eu des nuances dans l’action des différentes classes. Ainsi il est évident que le noyau primitif, énergique et puissant de l’insurrection a été la population des villes particulièrement atteinte par le recrutement, toute cette classe moyenne active, intelligente, aspirant à prendre un rôle qu’elle n’a point eu jusqu’ici, composée d’industriels, de petits propriétaires, d’employés, d’ouvriers. Les grands propriétaires, dans les premiers jours, restaient dans une certaine expectative, hésitant à tout risquer, à compromettre l’avenir du pays en un mouvement qu’ils jugeaient prématuré, mal préparé, et formant une sorte de réserve imposante en cas d’une déception trop prompte. Les étudians eux-mêmes de l’université de Varsovie et de l’école polytechnique de Pulawy refusaient d’abord de se jeter dans l’insurrection, ou résistaient encore du moins à l’excitation du moment. Quant aux paysans proprement dits, aux cultivateurs répandus dans les campagnes, sans être hostiles, ils restaient passifs et inertes; vivant dans la sphère de leurs intérêts pratiques, ils en étaient à mal comprendre un mouvement qui ne les touchait pas directement, et dont ils avaient été en quelque sorte désintéressés d’avance par l’exemption calculée de la conscription. Dans plusieurs provinces, ils semblaient vouloir rester neutres.

Il ne faut point s’y tromper cependant : ces différences étaient plus apparentes que réelles, et c’est la Russie elle-même qui a pris soin d’effacer ces nuances, de refaire l’unanimité dans l’action comme dans les pensées. Par le recrutement, elle avait déjà donné à l’insurrection une armée qu’elle n’aurait point eue sans cela; en vantant les étudians de Varsovie pour leur bonne tenue, leur subordination et leur amour de l’ordre, elle les poussait à s’en aller rejoindre les insurgés; en cherchant à tirer avantage de l’attitude de la noblesse, elle la provoquait à se déclarer plus nettement et à répondre par une proclamation qui finissait par ces mots : « Les pères suivront leurs fils! » Et pour les paysans, ils n’ont pas tardé eux-mêmes à se sentir entraînés par le courant. La Russie, il est vrai, après les avoir exemptés du recrutement, a cherché à s’en faire des auxiliaires, à exciter leurs passions et leur cupidité. Il y a tel commandant militaire, le général Chruszczef à Lublin, qui a offert aux paysans cinq roubles par insurgé qu’ils livreraient. En Lithuanie, plus récemment, le gouverneur militaire, le général Nazimof, publiait une proclamation où il s’adressait particulièrement aux paysans pour leur rappeler leur récent affranchissement et les détourner de toute participation aux mouvemens insurrectionnels : «Je m’adresse à vous, disait-il, paysans des gouvernemens de Wilna, Grodno, Kowno et Minsk;... vous devez prouver l’impuissance de pareilles tentatives, arrêter immédiatement tout individu qui oserait les entreprendre et le livrer aux mains de l’autorité la plus voisine pour qu’il soit traité selon la loi... » C’est ni plus ni moins le langage tenu en Galicie au moment des massacres de 1846. Je ne veux point dire que ces excitations aient été partout sans effet et que l’appât du butin n’ait point entraîné quelques malheureux; mais en général les paysans ont résisté à ces suggestions violentes : ils ont été de plus en plus les alliés du mouvement, et ici encore c’est l’armée russe qui a pris soin de les éclairer en n’épargnant ni leurs villages ni leurs familles. S’ils n’ont pas pris une part plus grande, plus visible à l’insurrection, c’est tout simplement parce qu’ils n’avaient pas d’armes et qu’on n’en avait pas à leur donner quand ils se présentaient. Pour tout le reste, ils sont évidemment liés à la cause commune. Et de fait, s’il y avait dans les campagnes une population ennemie, comment expliquer la durée et les progrès de cette insurrection pendant deux mois? La moindre hostilité de la part des paysans serait la perte des insurgés. Ces bandes, mal armées, mal vêtues au cœur de l’hiver, eussent été affamées et gelées en quelques jours; elles n’auraient eu ni vivres, ni vêtemens, ni refuge, ni aucun moyen de soigner leurs blessés. Elles ont vécu et elles vivent cependant : ce sont les paysans qui leur assurent des vivres, des secours, qui reçoivent leurs blessés et les soignent.

La vérité est que cette insurrection est devenue l’œuvre de tout le monde, et que du concours universel est née cette organisation dont il faut se rendre compte pour comprendre combien elle est difficile à vaincre et à déraciner. Il y a en effet une petite armée régulière, permanente, mobile, prête à se porter partout, manœuvrant avec dextérité, et en même temps il y a dans chaque district une pospolite, suivant le vieux mot polonais, une sorte de landwehr toute locale ; ceux qui la composent vivent chez eux, dans les fermes ou dans les usines, se lèvent au premier signal pour combattre, le plus souvent sans sortir de leur circonscription, et se dispersent après l’action. Plus loin une autre pospolite est prête à se lever au même signal et dans les mêmes conditions. De là cette multitude de bandes qu’on voit surgir, qui ne sont jamais les mêmes, qui se dispersent en effet comme le disent les bulletins officiels, mais qui sont toujours prêtes à se recomposer après le passage des colonnes russes et font la force populaire de ce mouvement. Le gouvernement a senti le danger et a fait aux maires des communes une obligation de réunir des gardes urbaines pour courir sus aux insurgés. Les maires ont répondu qu’il n’y avait que des vieillards, des enfans et des femmes évidemment incapables de réussir là où la puissante armée impériale ne suffisait pas.

L’imprévoyance de la Russie en face de ce mouvement grandissant, il faut le dire, n’a été égalée malheureusement que par la violence qu’elle en est venue bientôt à mettre dans la répression. Aux premiers jours, on traitait légèrement à Varsovie cette insurrection de réfractaires. C’était une éruption, comme on disait, et les médecins habiles n’arrêtent pas les éruptions. Il était bon que tous les factieux se réunissent pour qu’on pût les atteindre et les abattre d’un coup. Aussi laissait-on partir tous les fugitifs. On allait bien plus loin : craignant que les conscrits déjà enfermés à la citadelle n’allassent faire une propagande dangereuse jusque dans l’armée russe, on en relâchait le plus grand nombre, et c’étaient autant de soldats nouveaux pour l’insurrection; mais un fait inattendu vint bientôt surprendre le gouvernement russe. Ces bandes n’étaient pas aussi faciles à vaincre qu’on l’avait supposé. Les victoires qu’on se promettait se changeaient en une série d’échecs. L’impuissance conduisait à l’irritation, et entre les autorités civiles et militaires de Varsovie c’était à qui se renverrait la responsabilité d’une lutte ainsi engagée. Une impatience violente s’emparait du gouvernement, et cette guerre devenait sombre. Alors s’ouvrait cette campagne semée de journées lugubres, — Wengrow, Siematicze, Wonchotsk, Tomaszow, Miechow, — où les colonnes russes marquaient leur passage par l’incendie, le pillage et le massacre, où les femmes d’une petite ville, sommées de se retirer, répondaient : «Ici les femmes meurent à côté de leurs maris, et les enfans à côté de leurs pères. » Et ce n’est pas par le témoignage nécessairement passionné des insurgés que se révèle le caractère désordonné et furieux de cette répression, c’est par les ordres du jour du grand-duc Constantin lui-même, réduit à constater et à blâmer les excès de la soldatesque, par les proclamations des généraux menaçant de tout saccager, de détruire les maisons par le canon et exécutant leurs menaces, par les rapports des autorités publiques racontant les sacs des villes, le massacre des habitans paisibles et même des fonctionnaires.

La guerre a sans doute ces exaspérations ; mais il y a aussi des actes à peine imaginables dans un pays civilisé, interdits à une armée régulière. Or que fait l’armée russe dans cette triste campagne? Voici une petite ville, Tomaszow, où périssent massacrées dix-sept personnes absolument étrangères à l’insurrection, des fonctionnaires, le juge de paix et son greffier, le maire de la ville, le médecin, le pharmacien, des préposés de la douane, le vérificateur des tabacs, le vicaire, le maître de poste, etc., et c’est la troisième scène de sang que le même fonctionnaire rapporte en quelques jours. — Voici une autre petite ville, Miechow, momentanément occupée par les insurgés et attaquée par un détachement russe. Les habitans restent étrangers au combat; n’importe, quand les soldats entrent une demi-heure après la retraite des insurgés, ils commencent par tirer dans les fenêtres des maisons, brisent les portes, envahissent les demeures, prennent l’argent qu’ils trouvent, massacrent le bourgmestre. « Ni l’autorité du rang, dit le chef civil du district, ni le grade, ni l’uniforme, ni les signes honorifiques, ne pouvaient préserver la vie des victimes. » Quelques personnes vont se cacher dans un couvent, et, n’étant plus en sûreté, sont réduites à s’enfuir dans la campagne. Pendant ce temps, on met le feu à la ville, et « ce qui est plus affreux, poursuit tristement le fonctionnaire qui raconte ces faits, c’est que l’incendie fut allumé à dessein par les soldats défenseurs naturels de l’ordre. »

Ce n’est pas tout : voici un homme connu par ses opinions modérées, et même, si je ne me trompe, membre du conseil d’état de Varsovie, le comte Poletyllo, dont le château, à Woislawice, devient le théâtre du drame le plus sombre. Le comte Poletyllo se trouvait chez lui avec ses deux jeunes enfans malades, son beau-frère, M. Woyciechowski, et le fils de ce dernier, un de ses amis, propriétaire voisin, le major Kuhn, un vieil officier polonais, le colonel Dunin, et quelques parentes. Il était à dîner, lorsqu’on annonçait tout à coup l’approche d’une colonne russe. Le propriétaire, n’ayant rien à cacher, était sans inquiétude. Bientôt cependant on entendait des coups de feu, puis des coups de canon, et des cosaques débouchaient, précédant l’infanterie. C’était un véritable assaut dirigé contre la maison, et en un instant tout fut envahi et mis à sac. Lorsque l’on put se reconnaître, M. Woyciechowski était gravement blessé, et son fils était mort. Le major Kuhn et des gens de la maison avaient été aussi atteints. Le colonel Dunin attendait tranquillement dans un salon; des soldats coururent sur lui, et aussitôt il recevait deux balles dans la joue et un coup de baïonnette qu’il put à peine détourner de sa poitrine. On traîna le vieillard tout ensanglanté au dehors, en le poussant à coups de crosse. Il put s’approcher d’un officier. « Qui êtes-vous? dit celui-ci;... c’est un malheur, mais on a tiré sur nous. — Je suis en votre pouvoir, répliqua le colonel Dunin, vous savez qui je suis; faites rechercher dans la maison, et si on trouve même un pistolet ou une arme quelconque, faites-moi fusiller sur-le-champ. » Le major Kuhn demanda un chirurgien pour panser ses blessures ; on lui répondit : «Pas de pitié pour vous ! Nous avons des chirurgiens, mais pas pour des rebelles. » Après cette scène, le commandant félicitait sa troupe du succès de son expédition, et les soldats se mirent à crier : « Nous tâcherons de faire mieux! » Le soir venu, on n’osa même pas allumer une lumière au château de Woyslawice, de peur de provoquer une nouvelle attaque. On passa la nuit au milieu des morts et des plaintes des blessés. Tout compte fait, il y avait deux tués, huit ou dix blessés. Quatre autres personnes furent tuées dans le village voisin. Pour cette expédition, on n’avait pas assez des coups de fusil : on avait tiré le canon contre la maison du comte Poletyllo! Je répète que tout ceci est de la plus scrupuleuse exactitude, et que cela s’est passé il y a un mois.

Et en procédant de cette étrange sorte, en tirant le canon contre des maisons, en livrant tout un pays à une soldatesque que les officiers ne contiennent plus, qu’ils sont obligés de suivre sans pouvoir la réprimer, en acceptant pour complices le massacre et l’incendie, en ne reculant « devant aucun moyen, » comme l’ont dit des instructions militaires, la Russie est-elle donc arrivée à dompter l’insurrection, à l’intimider même? Elle lui a donné au contraire une force nouvelle en enflammant l’instinct national, en faisant sentir à toutes les classes, à tous les citoyens, nobles, prêtres, paysans, bourgeois et ouvriers, catholiques et Israélites, la solidarité qui les unit dans une défense commune. Elle s’est créé une situation de plus en plus isolée; elle a rendu plus sensible ce fait redoutable d’une domination campant sans régner, maîtresse tout juste de la terre que ses soldats foulent sous leurs pieds, entourée de toutes parts d’un pays qui fait le vide autour d’elle. Vous voyez ce qui se passe à Varsovie, dans cette ville où règne aujourd’hui un calme inquiet et sinistre, où l’on n’entend dans les rues devenues silencieuses que le cliquetis des armes et le pas des patrouilles, où, malgré une garnison de trente mille hommes, on a été réduit, pour se croire en sûreté au château, à faire déguerpir dans les vingt-quatre heures tous les habitans des maisons environnantes : dans cette ville même, il existe un comité insurrectionnel qui a ses agens, fait exécuter ses instructions, publie des manifestes, dont tous les Polonais, je crois bien, connaissent les membres, et que le gouvernement seul ne peut saisir. Entre Varsovie et le camp des insurgés, il y a des communications et des ordres incessamment échangés sans qu’on puisse les intercepter. Dans les campagnes, les Russes n’ont ni un secours, si ce n’est par la force, ni un renseignement ni un espion. Les insurgés ont partout des intelligences, ils savent tout ce qui se fait, même dans les sphères du gouvernement; le gouvernement ne sait rien, est trahi dans ses moindres démarches. Les employés inférieurs quittent leurs bureaux pour aller grossir les bandes; les employés supérieurs les aident dans leur fuite. La Russie ne peut compter sur personne, et quand il y a peu de jours le comte Adlerberg, envoyé de Saint-Pétersbourg par l’empereur Alexandre, arrivait à Varsovie pour presser une solution, pour demander qu’on en finît au plus vite, qu’on en finît en dix jours, le grand-duc Constantin lui répondait nettement : « Pour cela, c’est impossible; nous sommes en pays ennemi! » C’est là en effet le mot de cette situation. Je ne dis pas qu’elle soit nouvelle; elle s’est du moins singulièrement aggravée en peu de temps : elle est passée de la phase latente et obscure à la phase aiguë et douloureuse, et c’est ainsi que dans le sac des villes, dans le sang qui coule, dans les excès de la répression comme dans l’énergie d’une résistance populaire, s’est réveillée cette question polonaise, qui sous une face n’est sans doute que le duel intérieur d’un peuple et d’une domination imposée, mais qui sous un autre aspect a un caractère européen par ses traditions, par son passé, par les sentimens qu’elle fait vibrer, par les intérêts qu’elle met en jeu, par la situation générale à laquelle elle se lie, et dont elle est aujourd’hui le plus saisissant phénomène.

C’est en effet le propre de cette situation de faire revivre tout un ordre de problèmes d’organisation générale, de remettre toutes les politiques en présence d’elles-mêmes et de leurs intérêts, de contraindre l’Europe à prendre un parti, à se demander où est le droit, où est le devoir, où est la possibilité, la sécurité? Est-ce donc uniquement une question de sentiment, comme on se laisse aller à le croire quelquefois pour se dispenser de sonder plus avant le problème? Oui, sans doute il y a un sentiment universel ému, ébranlé par ces tragédies périodiques d’un peuple qui se débat entre trois maîtres, cherchant de toutes parts une issue, un secours qu’il n’a jamais désespéré de trouver; mais il y a aussi des droits, même des droits écrits : il y a des intérêts supérieurs de sûreté et de prévoyance pour l’Europe, qui ne peut voir laisser se prolonger indéfiniment un ordre de choses où la servitude agitée, jamais acceptée, d’une nation devient un péril incessant, le germe de combinaisons toujours menaçantes, un embarras et un piège pour ceux-là mêmes qui n’en retirent qu’un avantage apparent et précaire de domination. Il y a un fait qu’il serait curieux de préciser, parce qu’il est le point de départ inévitable de ce qui se peut faire aujourd’hui pour la Pologne, parce qu’il éclaire d’une lumière nouvelle la crise de toute une politique : c’est la manière même dont s’engageait cette redoutable question polonaise en 1815, c’est la disposition des diverses puissances devant cette question plus que jamais rallumée en Europe.

On est ici en présence de combinaisons, de vues, de réserves qui ont été étrangement oubliées. Ce qui fut fait à cette époque du congrès de Vienne, on le sait, était le résultat d’une transaction entre des velléités et des ambitions diverses qui, faute de s’entendre sur un rétablissement de la Pologne, cherchaient à combiner l’intérêt d’une triple domination avec le droit moralement reconnu de la nation polonaise. Assurément les garanties déposées dans les actes de 1815 étaient vagues et peu efficaces; elles avaient pourtant une certaine valeur, et elles étaient surtout un progrès sur le passé. Le dernier partage de 1795 avait fait disparaître absolument des rapports publics et de la diplomatie le nom de la Pologne, que le duché de Varsovie lui-même, créé sous l’empire, n’avait pas fait revivre; ce nom reparaissait dans les actes de 1815. Dans le duché de Varsovie s’élevait un royaume uni à l’empire des tsars, mais devant avoir sa constitution, son administration distincte, et pouvant s’étendre à la Lithuanie comme aux provinces de Volhynie, de Podolie, d’Ukraine, plus anciennement incorporées à la Russie. C’était le rêve favori de l’empereur Alexandre Ier, qui cachait son ambition sous un sentiment généreux, sous une prédilection libérale pour la Pologne. Les Polonais, qui allaient appartenir à des maîtres divers, devaient avoir du moins « une représentation et des institutions nationales, » et les traités particuliers signés entre la Russie, la Prusse et l’Autriche précisaient encore mieux la nature et l’objet de ces institutions, qui devaient avoir pour but « d’assurer aux Polonais la conservation de leur nationalité. » Dans ces traités mêmes, les limites de 1772 pétaient adoptées pour déterminer les relations de commerce et de navigation entre toutes les provinces de l’ancienne Pologne soumises à un régime unique.

Est-ce là tout? Non, au-dessus de ces garanties mêmes inscrites dans les traités, sanctionnées par l’Europe, il y a dès cette époque comme une conviction universelle de ce qu’elles ont d’insuffisant, d’incomplet et même de contraire à un droit toujours latent. M. de Talleyrand, en entrant dans cette négociation et en s’arrêtant devant l’impossibilité d’une reconstitution complète, disait le premier : « De toutes les questions qui doivent être traitées au congrès, le roi aurait considéré comme la première, la plus grande, la plus éminemment européenne, comme hors de comparaison avec toute autre, celle de Pologne, s’il lui eût été possible d’espérer, autant qu’il le désirait, qu’un peuple si digne de l’intérêt de tous les autres par son ancienneté, sa valeur, les services qu’il rendit autrefois à l’Europe, et par son infortune, pût être rendu à son antique et complète indépendance. Le partage qui le raya du nombre des nations fut le prélude, en partie la cause peut-être, jusqu’à un certain point l’excuse des bouleversemens auxquels l’Europe a été en proie. » Lord Castlereagh, de son côté, en expliquant l’opposition qu’il avait faite à la formation d’un royaume polonais à Varsovie, parce qu’il y voyait un moyen de prépondérance pour la Russie, disait : « Le vœu que la cour du soussigné a constamment manifesté a été de voir en Pologne un état indépendant plus ou moins considérable en étendue, qui serait régi par une dynastie distincte et formerait une puissance intermédiaire entre les trois grandes monarchies. Si le soussigné n’a pas eu l’ordre d’insister sur une semblable mesure, le seul motif qui ait pu retenir a été la crainte de faire naître parmi les Polonais des espérances qui auraient pu devenir ensuite une cause de mécontentement, puisque d’ailleurs tant d’obstacles paraissent s’opposer à cet arrangement... » M, de Metternich, à son tour, disait au nom de l’Autriche : « La marche que l’empereur a suivie dans les importantes négociations qui viennent de fixer le sort du duché de Varsovie ne peut avoir laissé de doute aux puissances que non-seulement le rétablissement d’un royaume de Pologne indépendant et rendu à un gouvernement national polonais eût complètement satisfait aux vœux de sa majesté impériale, mais qu’elle n’eût pas même regretté de plus grands sacrifices pour arriver à la restauration salutaire de cet ancien ordre de choses... Dans aucun temps, l’Autriche n’avait vu dans une Pologne libre et indépendante une puissance rivale et ennemie, et les principes qui ont guidé les augustes prédécesseurs de l’empereur, et sa majesté impériale elle-même, jusqu’aux époques des partages de 1772 et de 1795, n’ont été abandonnés que par un concours de circonstances impérieuses et indépendantes de la volonté des souverains de l’Autriche... » Et l’empereur Alexandre enfin, s’entretenant familièrement avec lord Castlereagh, lui adressait ces paroles : « A la vérité, il ne s’agit pas en ce moment de rétablir la Pologne tout entière; mais rien n’empêche que cela ne se fasse un Jour, si l’Europe le désire. Aujourd’hui la chose serait prématurée. Ce pays a besoin d’être préparé à un aussi grand changement; il ne peut l’être mieux que par l’érection en royaume d’une partie de son territoire, à laquelle on donnerait des institutions propres à y faire germer et fructifier les principes de la civilisation, qui se répandraient ensuite dans la masse entière. Ce plan ne coûtera des sacrifices qu’à moi, puisque ce royaume ne sera formé que de provinces sur lesquelles la conquête me donne d’incontestables droits; mais ces sacrifices, je les ferai avec plaisir, par principe de conscience, pour consoler une nation malheureuse, pour hâter la marche de la civilisation. J’y attache mon bonheur et ma gloire. » Lord Castlereagh résistait néanmoins, voyant percer l’ambition moscovite sous ces séduisantes paroles.

Chose plus curieuse encore, dès cette époque, dans un moment où l’on s’inquiétait des velléités de prépondérance de la Russie, qui alors comme aujourd’hui était en alliance intime avec la Prusse, M. de Talleyrand allait un jour droit à lord Castlereagh, lui proposait une alliance commune à la France, à l’Angleterre et à l’Autriche, et échangeait avec lui ce dialogue significatif, qu’il raconte dans une de ses lettres : « ... Une convention! dit lord Castlereagh, c’est donc une alliance que vous proposez? — Cette convention, repris-je, peut très bien se faire sans alliance; mais ce sera une alliance, si vous le voulez : pour moi, je n’y ai aucune répugnance. — Mais une alliance suppose la guerre ou peut y mener, et nous devons tout faire pour éviter la guerre. — Je pense comme vous, il faut tout faire, excepté de sacrifier l’honneur, la justice et l’avenir de l’Europe. — La guerre, répliqua-t-il, serait vue chez nous de mauvais œil. — La guerre serait populaire chez vous, si vous lui donniez un grand but, un but véritablement européen. — Quel serait ce but? — Le rétablissement de la Pologne. — Il ne repoussa point cette idée et se contenta de répondre : Pas encore!... » Ce fut, on le sait, le germe du traité du 3 janvier 1815 entre la France, l’Angleterre et l’Autriche, qui, à la vérité, ne spécifiait pas le rétablissement de la Pologne, mais qui pouvait y conduire, la guerre éclatant. Ce n’est pas sans dessein que je multiplie ces témoignages d’une autre époque. Ce que je veux remarquer, c’est que, même dans les traités de 1815, dans les circonstances et les commentaires qui les accompagnent, à côté de la sanction matérielle, diplomatique d’une triple domination étendue aux provinces de l’ancienne Pologne, l’idée de la nationalité polonaise est sauvée du naufrage et placée sous la garantie de l’Europe; à côté du droit amoindri par la raison d’état, par les impossibilités du moment, il y a comme une réserve d’un droit plus entier, plus étendu, et comme un appel à l’avenir. Ainsi M. de Talleyrand dit le premier que la France eût désiré une justice plus complète, qu’elle regrette que des obstacles s’opposent à une réparation. Lord Castlereagh ajoute qu’une Pologne indépendante est le vœu constant de l’Angleterre. M. de Metternich ne cache pas que l’Autriche eût été prête à souscrire à une restauration de l’indépendance polonaise, qu’elle eût même fait sans peine des sacrifices pour y arriver. L’empereur Alexandre Ier de Russie déclare lui-même que rien n’empêche une reconstitution de la Pologne, si l’Europe le désire plus tard, et que la formation d’un royaume restreint, uni à la Russie, est en attendant un acheminement vers ce grand résultat. La France, l’Angleterre et l’Autriche, un moment rapprochées contre la Russie et la Prusse, nouent une alliance à laquelle M. de Talleyrand donne un but en parlant du rétablissement de la Pologne, et qui apparaît dans le lointain comme l’ébauche prématurée d’une alliance toujours possible, vaguement essayée pendant la dernière guerre d’Orient. C’est là ce qui apparaît dans la mêlée des négociations de 1815.

Et maintenant où est le nœud de la situation qui fait en quelque sorte explosion aujourd’hui, après un demi-siècle? Il est, si je ne me trompe, dans un fait éclatant : c’est que de ces deux ordres d’idées qui se mêlent, se heurtent en 1815, l’idée seule de la domination matérielle a prévalu, séparée des garanties qui la limitaient. Les puissances restées souveraines des lambeaux dispersés de la Pologne ont moins songé à faire honneur à leurs déclarations et à leurs promesses qu’à se retrancher dans les stipulations diplomatiques qui étaient leur titre de possession. Elles se sont dit ce que disait M. de Nesselrode après 1831, que ce que les traités de 1815 avaient entendu garantir, c’était l’incorporation définitive et irrévocable des provinces polonaises aux divers états, que le reste était un acte libre de souveraineté, d’où il suit que l’Europe, au lieu d’assurer à la Pologne une dernière ombre de vie nationale, se serait engagée à demeurer la spectatrice indifférente de son anéantissement, à couvrir de sa garantie ou de son silence l’excès de toutes les dominations. L’empereur Alexandre Ier seul un instant songeait à réaliser ses promesses; il donnait au royaume qu’il avait créé, et qu’il n’eut pas le temps de compléter par l’annexion des autres provinces, une constitution, une armée, une véritable autonomie administrative; mais, ce premier instant passé et l’empereur Alexandre descendu au tombeau, une politique nouvelle surgissait avec l’empereur Nicolas, la politique de dénationalisation et de compression, et cette politique, momentanément interrompue par la révolution de 1830 qu’elle provoquait, plus acharnée après la défaite de l’insurrection, a duré vingt-cinq ans, l’espace d’un règne. Elle peut se résumer dans un mot : c’était la guerre à la Pologne, à ses lois, à sa langue, à sa religion, à ses mœurs, à ses costumes, à l’indépendance de sa vie morale et intellectuelle. La guerre a été moins dure dans les autres provinces, je veux dire moins passionnément systématique ou plus accidentelle dans la Galicie, moins violemment compressive à Posen, bien que lord Palmerston se soit fort hasardé récemment en se portant garant de l’exécution des traités par la Prusse. Le système n’a pas moins été partout à peu près le même; il a tendu à un objet identique, la suppression d’un peuple par l’oubli des engagemens publics. De son côté, cette nationalité polonaise dont la conservation était pourtant garantie, cette nationalité, ainsi pressée et assaillie, loin de céder à la force, s’est concentrée en elle-même et a grandi par ce qui devait la tuer. Elle a eu des épreuves sanglantes dans la révolution de 1831, dans les insurrections de 1846 et de 1848; elle a eu bien des espérances trompées, et elle s’est vue presque oubliée, presque abandonnée; elle ne s’est pas moins défendue, et n’a pas moins vécu, toujours prête à combattre et à se reprendre à l’espoir, tantôt se réfugiant dans un travail silencieux, tantôt cherchant une issue dans une agitation toute morale. Et si la lutte se concentre aujourd’hui dans cette partie de la Pologne qui s’appelle le royaume depuis 1815, en s’étendant seulement aux autres provinces qui dépendent de la Russie, c’est que là est le foyer principal de l’esprit polonais, c’est que là aussi, au cœur même de la patrie, est l’ennemi le plus puissant, le plus dangereux : de telle façon qu’après un demi-siècle l’insurrection actuelle apparaît comme une crise décisive où vient se résoudre un long conflit, un débat qui n’est plus l’affaire de la Pologne seule, qui devient une question d’ordre général, en créant à l’Europe la nécessité d’une intervention qui n’est point sans doute, si l’on veut, une stricte et rigoureuse obligation diplomatique, selon les paroles récentes de lord Palmerston, mais qui est pour elle un droit résultant des garanties placées sous sa sauvegarde, qui est un devoir de solidarité morale, et qui est un intérêt souverain, l’intérêt de la paix en péril, de la justice violée, de la liberté d’un peuple engagée avec la force.

Quand on y regarde de près dans cette carrière où s’agite l’Europe, dans cette crise nouvelle en face de laquelle elle s’est réveillée subitement, il y a trois choses qui se dégagent : il y a une nationalité qui résiste à tout, qui depuis un siècle se dispute héroïquement à la destruction, qui depuis cinquante ans ne fait que grandir dans le feu des épreuves et s’affirme sous toutes les formes, fût-ce par la défaite; il y a le principe d’une domination qui périt par son excès, sous le poids de ses fautes et d’une impossibilité; il y a aussi toute une combinaison européenne qui s’affaiblit dans la proportion même où se développe le sentiment des indépendances légitimes, où grandissent des intérêts nouveaux, dont le vice éclate par le progrès du droit et de la liberté. Ce qu’on entrevoyait déjà dès 1815, mais ce qui apparaît bien plus sensiblement aujourd’hui, c’est que la situation faite à la Pologne a été comme une fatalité pesant sur la politique européenne, et qu’elle a paralysé le mouvement régulier des peuples en créant des menaces permanentes, des rapports contraints; c’est qu’il y a une intime connexité entre une condition meilleure, plus juste, indépendante, pour la nation polonaise, et tous les intérêts du libéralisme. L’asservissement de la nationalité polonaise, c’est dans l’histoire contemporaine la sainte-alliance, qui s’est appelée plus tard l’alliance du Nord; c’est cette combinaison colorée un moment de mots prestigieux, représentée comme une alliance de fraternité chrétienne, et en réalité née avec le premier partage de la Pologne, maintenue à travers tout, même à travers des rivalités d’un autre ordre, dans la pensée unique, toujours renaissante, d’une garantie mutuelle de la triple domination. C’est une triste et invincible logique qui, dans la politique intérieure et extérieure des puissances ainsi liées, a fait de l’absolutisme la rançon de leur part de souveraineté sur un peuple qui n’a jamais voulu être conquis et qui veut moins que jamais l’être aujourd’hui. Tout se tient : essayez donc de comprendre une liberté quelconque en Russie tant qu’il y a une Pologne frémissante et indomptable. Une velléité renaissante d’absolutisme à Berlin conduit aussitôt à une sorte de reprise de complicité avec la domination russe dans le royaume de Pologne. Et d’un autre côté il a suffi que l’Autriche se fît à demi libérale pour se trouver, au moins moralement, dégagée d’une solidarité trop directe et pour se créer la sécurité du moment. La vérité est que cette solidarité dont je parlais, et dont l’Autriche se lasse peut-être, a été une cause incessante de désordre moral et politique en entretenant un foyer inextinguible d’agitation, en conduisant plus d’une fois l’Europe au seuil de la guerre, en troublant tous les rapports par le fantôme obstiné d’une coalition toujours possible, en embarrassant souvent les puissances copartageantes elles-mêmes par les redoutables tentations de violences qu’elle leur créait, par la gêne qu’elle leur imposait dans la poursuite d’intérêts d’un autre ordre. Voilà ce qui apparaît, et s’il est une nation intéressée à rompre cette fatalité séculaire, à se proposer dans sa politique le retour à un ordre plus régulier et plus juste, c’est la France. Ce qu’il y a de sécurité, de garantie pour nous dans l’existence d’une nationalité polonaise plus libre, éclate dans un double fait qui se reproduit à trente ans de distance. Aux premiers momens de la révolution, lorsque l’Europe tentait cette étrange entreprise de réduire la France, quelle était une des causes les plus essentielles des premières défaites de la coalition? C’est que les alliés de Pilnitz, en prenant les armes contre la révolution française, se tournaient au même instant du côté de la Pologne pour achever de la démembrer et se partager ses dernières dépouilles. Ils divisaient leurs forces pour se jeter sur leur proie du nord, et ils n’en échouaient que plus sûrement dans leur triste campagne contre nous. En 1830, lorsque l’empereur Nicolas cherchait ouvertement à nouer une coalition nouvelle et faisait même avancer son armée pendant qu’il négociait à Berlin, qui se levait encore entre la Russie et la France, si ce n’est la révolution polonaise? Si l’on veut peser et mesurer l’intérêt national, permanent de la France dans une telle question, qu’on suppose une Pologne libre, indépendante sur la Vistule, assez forte pour se faire respecter, et qu’on se demande si notre politique, dans ses rapports, dans ses alliances, ne se trouve pas plus libre, plus dégagée, et j’ajouterai même plus naturellement pacifique. Et ce qui est l’intérêt de la France n’est pas moins l’intérêt de l’Europe, rassurée contre le péril d’une crise toujours à la veille de naître, rendue à la liberté de ses mouvemens et de ses progrès intérieurs.

Comment donc entrer aujourd’hui dans cet ordre de problèmes nouveaux qui s’agitent dans le feu d’un soulèvement national et qui se proportionnent naturellement à la marche des choses ? Où est la solution? Où est le moyen de transformer cette situation impossible? C’est ici évidemment que s’élève la grande et sérieuse difficulté. Tant qu’il ne s’agit que d’un élan de sympathie pour les droits, pour les souffrances, pour le désespoir héroïque de cette vaillante et malheureuse race, d’un jugement rétrospectif sur l’iniquité qui l’a dépouillée, le même sentiment retentit partout, — à Londres comme à Paris; il se fait même jour à Vienne, quoique d’une façon plus voilée, comme il éclate chez tous les peuples libres, et le pays où il prend peut-être la forme la plus vive, la plus résolue, est la Suède. Au-delà commence l’obscurité et reparaissent toutes les perplexités de la politique. Diplomatiquement, l’Europe a sans nul doute un titre régulier, précis, puisqu’il en faut un pour s’occuper d’un peuple qui livre son sang en sacrifice, et ce titre est dans les traités de 1815. Dans cet ordre d’idées et en s’armant des garanties que l’empereur Alexandre Ier se faisait un mérite de lui avoir arrachées, l’Europe peut s’informer si le royaume de Pologne est uni à l’empire par une constitution propre, s’il a une administration distincte, s’il a reçu par l’annexion des anciennes provinces cette « extension intérieure » prévue par l’article 1er de l’acte général de Vienne; elle a très certainement le droit d’examiner si les Polonais ont ces institutions qui devaient assurer « la conservation de leur nationalité, » elle peut réclamer des amnisties, des concessions, des réformes, et enfin elle peut justement rappeler, en demandant ce qu’elles sont devenues, ces paroles que l’empereur Alexandre Ier adressait aux Polonais : — « Une constitution appropriée aux besoins des localités et à votre caractère, l’usage de votre langue dans les actes publics, les fonctions accordées aux seuls Polonais, la liberté du commerce et de la navigation,... votre armée nationale, tous les moyens garantis pour perfectionner vos lois, la libre circulation des lumières dans votre pays, tels sont les avantages dont vous jouirez sous notre domination et sous celle de nos successeurs... » L’Europe peut rappeler tout cela, elle peut invoquer ce minimum de garanties et d’espérances, et elle n’est que strictement dans son droit. Qu’on ne se fasse point illusion cependant. Les événemens ont marché pour la Pologne comme pour la Russie, placées aujourd’hui l’une vis-à-vis de l’autre dans cette situation où il n’y a plus que le droit en face de la force et où une intervention diplomatique ne peut plus être qu’une médiation prenant comme point de départ des traités dépassés, violés ou abrogés, pour en venir à une solution d’équité supérieure.

Les réformes d’administration, les garanties d’institutions, elles sont salutaires sans doute : il y a eu des momens où elles auraient été efficaces, bienfaisantes, et où elles auraient été acceptées. Aujourd’hui la première difficulté naît de l’invincible méfiance que les événemens ont engendrée, et qui rend un système de réformes presque aussi malaisé qu’une œuvre de réparation plus complète. Je ne sais ce qui serait arrivé, si la politique inaugurée un moment au lendemain de 1815 eût continué et eût été fidèlement suivie. La politique de l’empereur Nicolas a creusé un abîme, et l’empereur Alexandre II ne l’a point comblé. Le malheur de la Russie, c’est qu’elle est engagée depuis longtemps dans une voie où elle est sous le poids d’une fatalité qu’elle a créée de ses propres mains. Ce ne sont point les promesses qui ont manqué : elles ont été multipliées, et elles ont reçu toujours de la réalité le plus cruel démenti. En 1856 même, on l’a vu ces jours-ci par une dépêche de lord Clarendon, le comte Orlof, pour éviter que la question polonaise fût évoquée dans le congrès de Paris, promettait au nom de l’empereur Alexandre II tout ce qu’on pouvait demander, et rien n’a été fait sérieusement. Il y a quelque temps, c’était tout un système de pacification et de conciliation qui s’annonçait à Varsovie par l’arrivée du grand-duc Constantin et par l’avènement au pouvoir du marquis Wielopolski, et le lendemain c’était le recrutement. Il y a peu de mois, les propriétaires du royaume présentaient une adresse au grand-duc, et le comte André Zamoyski était exilé. Plus récemment, une assemblée de la noblesse de Podolie adresse à l’empereur un exposé pour demander l’annexion des anciennes provinces au royaume, et les signataires sont condamnés à quatorze mois d’incarcération dans la forteresse de Petropavlosk pour crime d’état. Or ce crime d’état, c’est une pensée conçue, caressée par l’empereur Alexandre Ier, transformé ainsi rétrospectivement en coupable de haute trahison !

Admettons néanmoins un retour au royaume de 1815 : les difficultés naissent à chaque pas. S’il n’y a point d’armée, toutes les institutions et toutes les réformes possibles sont sans garantie; s’il y a une armée, c’est un danger permanent. Si ce royaume est sérieux, c’est un foyer d’attraction entraînant dans sa sphère les provinces polonaises de l’Autriche et de la Prusse; c’est dans le nord un autre Piémont, et je crois bien que l’Autriche en a eu assez d’un au midi. C’est donc encore un expédient, qui n’est point à dédaigner sans doute, mais qui n’est qu’un acheminement à une solution plus complète, A tout prendre, ne serait-ce pas l’intérêt de la Russie elle-même d’aller droit à cette solution plus entière, de se créer un allié là où il n’y a pour elle qu’un ennemi? Que peut-elle faire? Elle campe en Pologne sans y régner, et une victoire si chèrement achetée ne l’affermira pas. Elle a rencontré, il est vrai, sans la chercher peut-être, cette alliance bruyante de la Prusse qui se change aujourd’hui en demi-retraite, en une connivence assez honteuse; mais de tels faits, plus compromettans qu’ils ne sont utiles, ne font que rendre plus criante cette situation, en laissant croire que la Russie ne peut se suffire à elle-même. La possession de la Pologne n’est plus qu’un poids pour la Russie; elle ne sert qu’à offrir le spectacle dangereux d’un empire de soixante-dix millions d’âmes réduit à employer une armée de cent cinquante mille hommes, à faire marcher ses dernières réserves, la garde impériale, pour dompter une insurrection qui se Soutient depuis deux mois, et c’est la seconde expérience de ce genre en trente-deux ans! Sait-on ce que la Russie trouve en Pologne? Un embarras pour toute sa politique et une école de démoralisation pour son armée, livrée à de tels excès que des officiers se sont tués ou ont passé la frontière pour ne point servir dans de telles conditions.

Et cependant, si la Russie ne sent pas elle-même la nécessité de prendre une grande résolution, l’Europe n’a-t-elle plus d’autre ressource que de rester impassible et inactive après avoir constaté l’insuccès de ses démarches diplomatiques? N’y a-t-il pas dans les événemens actuels une sorte de logique mystérieuse qui ramène, après un demi-siècle, à une réalisation plus ou moins complète de cette alliance qui s’ébauchait dès 1815 entre la France, l’Angleterre et l’Autriche? Je n’ignore pas que l’Angleterre a toujours des préoccupations particulières, que ses sympathies pour la Pologne sont limitées par les traditions de sa politique, par un certain ennui de voir la France provoquée à se mêler trop activement d’une crise dont le dernier mot peut être la reconstitution d’un peuple qui sera un allié de plus. Ce qui est certain, c’est que la politique de l’Angleterre, un peu platonique peut-être, pourrait se résumer dans des déclarations qui, à cinquante ans de distance, expriment les deux faces de la question polonaise. Dès 1815, lord Castlereagh écrivait, dans une note adressée au congrès de Vienne, ces paroles prophétiques, qui semblent dater d’hier, qui sont l’histoire de toute une période : «L’expérience a prouvé que ce n’est pas en cherchant à anéantir les usages et les coutumes des Polonais que l’on peut espérer assurer le bonheur de cette nation et la paix de cette partie importante de l’Europe. On a tenté vainement de leur faire oublier par des institutions étrangères à leurs opinions et à leurs habitudes l’existence dont ils jouissent comme peuple, et même leur langage national. Ces essais ont été assez souvent répétés et reconnus infructueux. Ils n’ont servi qu’à faire naître le mécontentement et le sentiment pénible de la dégradation de ce pays, et ne produiront jamais d’autres effets que d’exciter des soulèvemens et de ramener la pensée sur des malheurs passés. » Et à son tour, tout récemment, lord Palmerston disait en présence de l’insurrection actuelle : «Je ne puis concevoir qu’un souverain doué des qualités dont je crois doué l’empereur Alexandre ne voie pas qu’un succès militaire dans la lutte où il est malheureusement engagé en ce moment avec la nation polonaise serait une immense calamité. Quel serait le résultat, si, avec une force écrasante de cent mille hommes, il arrivait à réprimer entièrement cette grande insurrection? Il serait le maître d’un pays dont les plaines seraient inondées de sang, d’un pays où il n’y aurait plus que des ruines fumantes de villes et de villages. Un succès de ce genre peut-il être jugé désirable?... » Ce que fera l’Angleterre, je l’ignore, et d’ailleurs sa politique peut se modifier avec les circonstances et les événemens; ce qu’elle pense dès ce moment, on le sait, et si son concours actif suivait la mesure de son concours moral, on aurait sans doute fait un grand pas.

La question, à vrai dire, est aujourd’hui moins en Angleterre qu’en Autriche. C’est à l’Autriche de prendre un parti devant cette situation si nouvelle, et par ses traditions, par son passé, par la nature de son rôle et de ses intérêts, elle est en quelque sorte mise sur la voie d’une résolution qui peut exercer une influence décisive. Plus que toute autre des puissances copartageantes de la Pologne, elle a désavoué toujours la pensée première du démembrement, et son souverain actuel lui-même a un jour appelé, dit-on, la Galicie « un bien mal acquis. » Dans toutes les circonstances, elle s’est montrée non pas empressée, mais disposée ou résignée à sacrifier ses possessions polonaises, qui sont pour elle comme un point douloureux, qui lui créent une contiguïté trop pénible, trop onéreuse avec la Russie, et c’est une maxime de plus d’un de ses hommes d’état de désirer tout ce qui peut la mettre à l’abri de ce voisinage incommode. Il y a ici seulement un fait curieux à observer : c’est une des puissances maîtresses de la Pologne qui se trouve conduite par l’instinct de sa situation à ne point reculer devant la transformation la plus radicale. Un royaume de 1815 à Varsovie ne serait peut-être qu’un danger de plus; ce serait ce foyer d’attraction dont je parlais, qui exercerait une magnétique influence sur la Galicie. Ce qui serait dans l’intérêt de l’Autriche, si elle acceptait résolument les conséquences de cette pensée, ce serait la vraie, l’ancienne Pologne reconstituée dans sa complète indépendance, et servant, comme on l’a dit, de coussin, de tampon entre les deux empires. Et l’Autriche n’est-elle pas aujourd’hui dans la meilleure condition pour entrer dans cette voie où, en se débarrassant de toutes les compromettantes dominations, elle peut se créer des destinées nouvelles? D’abord elle est désormais trop suspecte à la Russie par suite de la neutralité qu’elle observe vis-à-vis de l’insurrection du royaume pour revenir à une politique de complicité et de solidarité. Et puis elle a bien assez souffert de ces situations fausses où tout un empire est obligé de peser sur une nation pour ne point chercher ailleurs sa grandeur et sa sécurité.

Chose curieuse, l’Autriche se trouve aujourd’hui vis-à-vis de la Russie dans la même condition où se trouvait l’empereur Nicolas vis-à-vis de l’Autriche en 1846, après les massacres de la Galicie. À cette époque, il n’eût tenu peut-être qu’à l’empereur Nicolas de faire oublier les excès de sa politique en se présentant comme le protecteur des Slaves, des Polonais de la Galicie et du grand-duché de Posen, en acceptant alors le rôle ambitieux que le marquis Wielopolski, dans un sentiment de vengeance contre l’Autriche, faisait briller à ses yeux. Aujourd’hui c’est la même occasion qui s’offre à l’empereur François-Joseph. L’Autriche peut se faire une grandeur nouvelle en reprenant son rôle en Orient, en associant ses destinées à l’émancipation de la race slave, à une reconstitution de la Pologne, et par une coïncidence plus bizarre c’est elle qui peut prendre une influence libérale en Allemagne en présence des défaillances de la Prusse. L’Autriche peut d’autant mieux regarder cet avenir en face, que sur ce terrain les causes d’antagonisme entre la France et elle disparaissent ; il ne reste plus que des possibilités d’alliance, des intérêts communs. Quant à la France évidemment, sa politique ne peut être qu’ardemment, énergiquement favorable à tout ce qui relèvera, fortifiera ou garantira la Pologne, cette alliée de tous les temps. On a traité légèrement d’autres époques où cette question s’est élevée et où le sentiment populaire eût inspiré et soutenu une action plus résolue en faveur de la Pologne. On a eu du dédain pour ces déclarations parlementaires obstinées : « La nationalité polonaise ne périra pas. » D’abord ces affirmations du droit par un grand peuple ne sont jamais inutiles. En outre on ne songe pas qu’au moment où la question polonaise s’élevait pour la première fois en 1831, la France, au lendemain d’une révolution, se trouvait entre le trouble des rues et le danger frappant, imminent, des coalitions extérieures. Sa politique, comme le remarque M. de Montalembert, c’était la liberté au dedans et la paix au dehors. Et cependant elle tentait une médiation à laquelle se refusait l’Angleterre. Aujourd’hui la même question se réveille avec des dangers de moins, avec un caractère plus pressant encore et au milieu d’une Europe mieux préparée à saluer tout ce qui peut être tenté pour empêcher un peuple de périr dans des flots de sang.

Certes nul ne peut se hasarder à dire qu’il soit facile de tracer le plan d’une intervention diplomatique, de fixer le degré, la mesure d’une action, de préciser les termes d’une solution, de combiner tant d’intérêts divers et complexes, sans compter la paix; mais ce qui est plus difficile encore, c’est de. maintenir ce qui a existé jusqu’ici et ce qui a conduit à une explosion où tous les intérêts libéraux sont dans le camp d’un peuple en insurrection. La politique de compression, on peut le dire, est épuisée : tout ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait, et elle n’a point réussi; elle s’est usée dans cette œuvre impossible de l’anéantissement moral et politique d’une nation. La langue, on lui a fait la guerre, on l’a bannie de l’enseignement en l’assimilant tout au plus à une langue étrangère. Les institutions, on les a supprimées et viciées par l’invasion d’un arbitraire universel. L’instruction publique, on l’a systématiquement amoindrie et réduite à des connaissances usuelles et techniques. La religion, on l’a poursuivie; on a envahi ses temples, exilé ses ministres, on a poussé par la force dans l’orthodoxie russe des milliers de paysans ruthènes. On a tout mis en œuvre pour atteindre ce peuple dans tout ce qui fait son existence publique; on ne lui a laissé que son âme, et dans un mouvement suprême il la rejette à la face des dominateurs, douloureuse, meurtrie, mais toujours vivante, et devant ce spectacle, si difficile que soit une solution, qui peut dire que ce ne soit pas un devoir pour l’Europe de la chercher, de la trouver, pour que la justice et le droit d’un peuple ne soient pas de vains mots en ce monde et dans ce siècle?


CHARLES DE MAZADE.