La Pologne et les ukases du 2 mars 1864

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La Pologne et les ukases du 2 mars 1864
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 208-224).
LA POLOGNE
ET LES UKASES DU 2 MARS 1864.

Quiconque a suivi avec un peu d’attention les mesures édictées pour l’émancipation des serfs de Russie n’a pas eu de peine à démêler, sous cette grande et heureuse transformation sociale, une intention politique qui ne mérite pas tout à fait les mêmes éloges. Les ukases ne se bornent pas à donner aux serfs la liberté personnelle, ils entrent encore dans des questions de propriété qu’ils tranchent arbitrairement; en attribuant aux paysans une grande partie des terres, le gouvernement russe a voulu gagner à l’autocratie impériale l’appui de la reconnaissance populaire. Nous espérons bien que le suffrage universel ne sera pas incompatible en France avec la liberté politique; mais dans un pays comme la Russie, où le paysan était esclave hier, la création d’une grande démocratie rurale, qui devra son existence même à la volonté du tsar, doit être dans la pensée du gouvernement une arme de despotisme. Il compte s’en servir, et il s’en sert déjà pour combattre les aspirations des classes éclairées vers la liberté.

Une mesure du même genre vient d’être appliquée à la Pologne avec des aggravations qui ne permettent plus de se tromper sur l’intention. Cette fois l’amélioration du sort des paysans n’est bien évidemment que le prétexte ; le véritable but est de mettre toutes les existences et toutes les fortunes entre les mains des chefs militaires, de ruiner les propriétaires sans profit réel pour les cultivateurs, et de joindre aux calamités qui accablent les vaincus le fléau d’une guerre sociale. L’Europe civilisée ne peut laisser passer une pareille entreprise sans protester.

En Russie, la mesure était justifiée, sinon dans tous ses détails, du moins dans son principe et ses dispositions fondamentales, par la condition réelle des paysans. Il ne peut entrer dans notre pensée de défendre l’ancien état social et politique de la Pologne; c’est cette constitution même, mélange d’anarchie et de servitude, qui a perdu ce malheureux pays. Il importe cependant de faire remarquer que la condition du paysan polonais différait de celle du paysan russe. La Pologne a son histoire distincte, et au moment où le servage personnel s’est introduit en Russie, les deux peuples formaient des états séparés. Dès la fin du XVIIIe siècle, le servage du paysan polonais était plus réel que personnel. Les seigneurs conservaient le tiers ou la moitié de leurs terres pour leur propre exploitation, et abandonnaient le reste aux paysans à titre d’usufruit et à charge de diverses redevances, soit en nature, soit en travail. Par la force des choses, cet usufruit était devenu héréditaire de fait. Là où la population était rare et le sol fertile, comme en Podolie et en Ukraine, les paysans ne devaient ordinairement que douze journées de travail par an ou une redevance pécuniaire très faible. Dans les autres provinces, leur condition était moins bonne; mais en général, dans toute la Pologne, leurs obligations étaient devenues fixes par la coutume. Ces obligations résultaient d’inventaires ou terriers homologués par les diètes.

Déjà, avant les derniers partages, quelques hommes éminens songeaient à une amélioration légale du sort des paysans. Le comte André Zamoyski, chancelier de la couronne et grand-père des comtes Zamoyski d’aujourd’hui, le comte Chreptowicz, chancelier du grand-duché de Lithuanie, d’autres grands propriétaires encore, avaient remplacé la corvée dans leurs domaines par un cens fixe. La mémorable constitution du 3 mai 1791, qui restera dans l’histoire comme le testament de l’ancienne Pologne et la réparation malheureusement trop tardive de ses erreurs politiques, avait fait un grand pas vers l’émancipation des classes rurales. Par son article 4, elle mettait les paysans sous la sauvegarde de la loi, et leur reconnaissait le droit de conclure avec leurs seigneurs des conventions obligatoires pour les deux parties. Les paysans devenaient par là citoyens, et si la constitution de 1791 avait pu être exécutée, elle aurait certainement amené avec le temps leur complet affranchissement. Survinrent les derniers partages, cette loi salutaire périt avec le reste; les puissances copartageantes, qui conservaient encore le servage chez elles, ne firent rien pour le faire disparaître du sol polonais.

En 1807, Napoléon, en érigeant le duché de Varsovie, abolit formellement le servage, et introduisit dans cette partie de l’ancienne Pologne, devenue en 1815 le royaume actuel, le code qui porte son nom. Les paysans devinrent alors libres de droit, sujets immédiats de l’état, citoyens égaux à tous les autres. Que ces dispositions légales aient reçu une exécution complète, c’est ce que nous ne voudrions pas affirmer en présence de la domination qui a succédé en 1815 à la domination française; mais telle est la loi qui régit depuis plus de cinquante ans le royaume de Pologne. Les paysans polonais sont libres en droit depuis 1807, le code français n’a jamais été aboli. Le mot d’émancipation était vrai il y a trois ans pour les paysans russes, il ne l’est pas aujourd’hui pour les paysans polonais. Les mots de nobles et de seigneurs, qu’on emploie encore pour désigner les propriétaires, ne sont pas plus applicables; il n’y a plus de nobles d’après la loi, et par le fait un quart au moins des propriétés est passé depuis cinquante ans entre les mains de non-nobles d’origine.

Il s’était fait avec le temps entre les anciennes habitudes nationales et les prescriptions du code français un mélange assez bizarre sans doute, mais qui valait mieux que la servitude russe. Les paysans rendus personnellement libres avaient pu traiter avec les propriétaires et passer des baux. Dans ces contrées exclusivement agricoles, l’argent étant très rare, les prestations en nature ou en travail se présentaient comme le moyen le plus naturel pour le paiement des fermages. L’équivalent de la corvée s’est donc maintenu dans une partie considérable du pays; ce n’était plus la corvée proprement dite en ce sens que ce n’était pas une charge légale, mais une convention. Le véritable mot pour la désigner n’est pas celui de corvée, mais celui de faisance, encore usité chez nous. Malgré ce changement au fond, toutes les formes de l’ancien régime subsistaient. Les rapports entre les propriétaires et les cultivateurs n’étaient ni clairs ni bien définis. Comme la corvée ne s’accordait pas avec le code, on se contentait, pour l’établir, de conventions verbales ou même tacites, tant il est difficile de substituer brusquement un régime social à un autre. Nous avons en France quelque chose d’analogue dans le métayage, dont les formes ne sont pas réglées par la loi, et qui se prête à une grande variété de combinaisons, même à des prestations en travail. Il faut bien que cette organisation rurale n’eût pas de grands inconvéniens pratiques, puisque la valeur des terres a triplé dans le royaume de Pologne de 1815 à 1860, et que la condition de toutes les classes s’est améliorée en proportion. Il aurait été difficile et même dangereux pour l’agriculture de faire immédiatement de tous les paysans de petits propriétaires. La condition de censitaires leur convenait beaucoup mieux, et à un cens en argent ils préféraient eux-mêmes la prestation en travail. Pendant la révolution de 1831, la diète nationale discuta plusieurs projets relatifs à la question des paysans; mais le temps n’était pas propice aux réformes de ce genre. L’insurrection vaincue, un des premiers actes du gouvernement russe fut un rescrit menaçant de peines sévères les paysans qui tenteraient de se soustraire à la corvée. L’empereur Nicolas espérait alors se rattacher les grands propriétaires polonais en se montrant le défenseur de leurs intérêts. Telle fut sa politique jusqu’en 1846. Pendant ces quinze ans du despotisme le plus absolu, il ne fit rien pour les paysans et maintint rigoureusement le statu quo. Il n’abolit la corvée que dans les domaines de l’état et dans ceux provenant des confiscations, qu’il avait attribués aux généraux russes et érigés en majorats. En 1846, à la suite de l’insurrection de Galicie, il changea de politique. Il publia un ukase où il défendait aux propriétaires d’évincer les paysans qui occupaient des terrains d’une contenance de plus de 3 morgens (1 hect. 80 ares), et de réunir à leur domaine propre les parcelles devenues vacantes. Dans les années qui suivirent, rien n’eût été plus facile qu’un concert entre le gouvernement et les propriétaires pour résoudre la question, si on l’avait sincèrement voulu; mais l’administration russe aimait mieux tenir tout en suspens, laissant entrevoir aux paysans des espérances vagues et illimitées.

En 1858, l’empereur Alexandre II, s’étant décidé à procéder à l’émancipation des serfs russes, voulut faire aussi quelque chose pour les paysans polonais. Il rendit un ukase sur l’accensement volontaire, c’est-à-dire sur la transformation de la corvée en rente fixe; tout y était laissé à l’initiative personnelle et à l’entente libre des deux parties. C’est sans comparaison la meilleure loi rendue sur cette matière; elle témoigne des bonnes intentions de ce prince, qu’on entraîne aujourd’hui à des mesures violentes et coupables. Vers le même temps, le gouvernement russe permettait la fondation de la Société agricole. Cette société, présidée par M. le comte André Zamoyski, compta bientôt plus de 4,000 membres, presque tous propriétaires fonciers, car il s’y trouvait aussi de grands fermiers, des banquiers, de grands industriels. Elle favorisa de toutes ses forces l’œuvre de l’accensement. En somme, de 1825 à 1860, les paysans sont devenus censitaires dans les biens de la plupart des grands propriétaires; la prestation en travail ne s’est maintenue que chez les propriétaires du second et du troisième ordre et dans les parties les moins peuplées du territoire.

D’après des renseignemens que nous avons tout lieu de croire exacts, voici quelle était, au commencement de 1861, la condition des paysans dans le royaume de Pologne. Il y avait en tout, tant dans les domaines de l’état que dans les propriétés patrimoniales, 330,000 fermiers possédant de temps immémorial de petites fermes de 3 à 30 morgens (de 1 hectare 80 ares à 18 hectares) ; sur ce nombre, 185,000 environ étaient déjà en possession de contrats écrits et ne payaient qu’un cens fixe en argent; les l45,000 autres devaient par semaine deux ou trois journées de travail, ou s’acquittaient par des redevances en nature. La Société agricole proposa de substituer partout un cens en argent au travail obligatoire et de créer une institution de crédit ayant pour but de racheter le cens. Le paysan serait devenu propriétaire de sa ferme à l’instant même, à la condition de payer à l’institution de crédit pendant 28 ans le même cens qu’il payait à son propriétaire; ce terme passé, il n’aurait plus rien dû. De son côté, l’institution aurait désintéressé le propriétaire en lui remettant des lettres de gage rapportant 4 pour 100 d’intérêt et remboursables en 28 ans par voie d’amortissement. Ces combinaisons, émanant de la volonté spontanée des propriétaires, prennent par ce seul fait un caractère inattaquable; nous devons croire qu’elles répondaient à un besoin social. Considérées en elles-mêmes, elles nous paraîtraient plutôt excessives, et le système des conventions libres nous aurait semblé préférable, soit au point de vue de l’intérêt agricole, soit au point de vue du droit de propriété.

Quoi qu’il en soit, la Société agricole fut dissoute en 1861 par le gouvernement russe, et son illustre président exilé. Sous l’administration du marquis Wielopolski, un nouvel ukase fut rendu, abolissant la prestation en travail partout où elle existait encore et la remplaçant par une redevance pécuniaire. Le gouvernement russe s’appropriait ainsi la première partie du programme de la Société agricole; il n’acceptait pas la seconde, celle qui concernait le rachat du cens. L’insurrection éclata bientôt après, tentative héroïque, mais désespérée, inutile suicide de toute une génération, car il n’était que trop facile de prévoir ce qui est arrivé. Tout appel à la force est un appel à la barbarie, c’est la barbarie qui a répondu. En prenant les armes, quoique odieusement provoqués, les Polonais ont attiré sur eux les déportations et les massacres. Ce n’est pas tout; ils ont été eux-mêmes au-devant de l’expropriation. Le comité occulte qui a pris le titre de gouvernement national a lancé un décret, le 22 janvier 1863, déclarant tous les fermiers propriétaires de leurs fermes, les libérant de toute obligation de rachat et promettant que les propriétaires actuels seraient indemnisés par le trésor de l’état après le rétablissement de l’indépendance. C’est sur cet acte révolutionnaire que le gouvernement russe a voulu renchérir par les ukases du 2 mars 1864.

Ces ukases sont au nombre de quatre. Le premier débute ainsi : « Les terres dont les paysans ont non-seulement l’usufruit rentrent dans la propriété pleine et entière des détenteurs. Ceux-ci sont affranchis à tout jamais de toutes les redevances sans exception dont ils avaient jusqu’ici été grevés au profit des propriétaires, savoir, de la corvée, des redevances pécuniaires, des prestations en céréales et des autres contributions de toute dénomination. Les procédures au sujet clés arriérés desdites redevances aujourd’hui abolies sont annulées sans pouvoir être reprises à l’avenir. » Il est difficile d’exprimer plus naïvement cette prétention ordinaire des autocraties à ne reconnaître d’autres droits que leur volonté. Le tsar s’arroge le pouvoir de retirer et de donner la propriété, d’annuler les dettes, d’abolir les conventions. L’exemple du gouvernement national ne saurait être une excuse, car les gouvernemens établis ont pour premier devoir de respecter un peu plus les principes du droit que les comités insurrectionnels. Et ce n’est plus seulement des fermiers qu’il s’agit, mais de tous les ouvriers ruraux sans exception, des métayers, des jardiniers, des garçons de ferme, des journaliers, des simples locataires ou sous-locataires, sans distinction de titres. Cette jouissance héréditaire, qui pouvait jusqu’à un certain point expliquer la transmission de propriété, n’est plus exigée; la possession la plus temporaire suffit (art. 5 et 14). Le gouvernement national, qui n’avait songé qu’aux 330,000 fermiers, est dépassé. En acquérant la propriété du sol sans bourse délier, le paysan acquiert aussi celle des bâtimens, des bestiaux, des semences, etc. Seulement, par un reste de considération, l’empereur veut bien décider que les maisons où sont logés les gens de service, les bergers, les jardiniers, les forestiers, n’appartiendront à leurs habitans qu’autant qu’elles seront situées dans le village et non attenantes à l’habitation ou à la ferme du propriétaire.

Le droit régalien sur les mines n’a jamais existé en Pologne, et les anciens seigneurs avaient toujours eu la jouissance absolue du sous-sol comme de la superficie. En conséquence de ce droit, il y a des mines, des minières, des carrières, actuellement en exploitation. L’article 15 du premier ukase confère aussi aux paysans la propriété du fonds, et si, sous le terrain qui leur est concédé, le propriétaire a commencé l’exploitation d’une carrière, il doit suspendre tout travail et ne peut le reprendre qu’après avoir indemnisé le nouveau possesseur. C’est ainsi que l’ukase traite les droits acquis. Et les droits des tiers, les droits des créanciers? On ne les respecte pas davantage. Les terrains donnés aux paysans sont affranchis de toute hypothèque et de toute autre charge envers les tiers. C’est décréter la ruine de milliers de familles et probablement aussi celle de la Société de crédit foncier qui prêtait par hypothèque sur des terres dont la moitié restera désormais pour toute garantie de la dette. L’ukase va plus loin encore. Les terrains délaissés et vacans, même appartenant à des particuliers, seront répartis entre ceux qui se présenteront pour les acquérir. La préférence sera donnée à ceux qui n’auront pas encore de terres et qui demanderont les plus petites portions (articles 20 et 21). Le prix sera versé dans le trésor public. La proclamation adressée aux paysans par le comte de Berg annonce en ces termes cette nouvelle loi agraire : « Sa majesté l’empereur et roi, dans sa sollicitude inexprimable pour tous ses sujets sans exception, a daigné gracieusement ordonner aux autorités du royaume de prendre en considération spéciale le sort des paysans qui ne possèdent actuellement aucune terre, mais qui, par leur bonne conduite, leur sobriété, leur économie et leur obéissance à l’autorité légale, se seront acquis des droits à la faveur impériale. Les autorités pourront en conséquence donner à ces paysans, selon qu’elles le jugeront convenable, soit en usufruit moyennant un prix modéré, soit en toute propriété, de petits lots pris sur les parties inoccupées des domaines de l’état, ainsi que sur les terres délaissées et devenues vacantes dans les propriétés particulières » Un pareil texte n’a pas besoin de commentaires.

Les autres dispositions de l’ukase ont pour but évident d’établir un antagonisme permanent entre les anciens et les nouveaux propriétaires, de semer entre eux la discorde, d’ouvrir la porte à une quantité innombrable de procès et de contestations dont les autorités russes se feront naturellement les arbitres. Pour en venir à ses fins, le législateur emploie les moyens suivans : il maintient les terrains respectifs dans un état d’enchevêtrement, et empêche toute séparation et toute délimitation rationnelle ; il introduit la rétroactivité dans le règlement des partages et perpétue au profit des paysans des servitudes sur les terres qu’il ne leur donne pas en propriété. Ainsi les paysans ont le droit de revendiquer les terrains qu’ils cultivaient au moment de la promulgation de l’ukase de 1846, quand même ces terrains auraient été délaissés par eux et replacés sous l’administration immédiate du propriétaire. Il s’est écoulé dix-huit ans depuis 1846, et tout ce qui s’est passé dans ces dix-huit ans se trouve effacé d’un trait de plume. Même quand il y a eu échange volontaire de terrains, le paysan peut refuser ceux qu’il a reçus et revendiquer ceux qu’il possédait primitivement, si cet échange s’est fait sans contrat écrit dûment légalisé.

Pour comprendre la portée de cette mesure, il faut se rappeler que plusieurs grands propriétaires fonciers ont remplacé dans leurs biens, depuis 1846, les prestations en nature ou en travail par un cens fixe. Dans la prévision que la condition de censitaires serait pour les paysans une transition vers la propriété, on s’est attaché à séparer les terrains concédés de ceux que se réservait le propriétaire. De là de nombreux échanges faits à l’amiable. L’opération de l’accensement a été partout, ou presque partout, accompagnée d’une nouvelle répartition du sol, et il est facile de comprendre que beaucoup d’échanges de ce genre, précisément à cause de leur peu d’importance, ont dû s’accomplir sans contrat écrit dans un pays où les rapports entre maîtres et cultivateurs sont surtout réglés par la coutume et la convention verbale. Que les paysans aient été quelquefois lésés par ces mutations de parcelles, que le propriétaire ait quelquefois abusé de son ancienne autorité, c’est possible; mais en règle générale la division s’est faite de bonne foi, dans l’intérêt commun, et quelques abus de détail ne sont pas une raison suffisante pour annuler en bloc d’innombrables contrats. Tout le travail fait depuis 1846 est perdu; il faudra que le grand propriétaire subisse à tout jamais, s’il plaît aux paysans, les enclaves placées au milieu de ses champs, et dont il a voulu s’affranchir. On assure même qu’il y a dans le texte russe une disposition qui ne se trouve pas dans la version française[1], et qui serait ainsi conçue : « Les terres et maisons acquises par les paysans en vertu du présent ukase ne pourront être ni données en gage ni aliénées qu’à des paysans. » Voilà une classe particulière de terres et une caste privilégiée de propriétaires instituées par la loi.

Le dernier coup, et le plus sensible, est porté à la grande propriété et à la grande culture par les articles 11 et 12, qui perpétuent ce qu’on appelle les servitudes foncières. Sous le régime des prestations en nature et en travail, les paysans avaient généralement la faculté de faire paître leur bétail sur les champs de la grande ferme, et de prendre gratis du bois de chauffage et de construction dans les forêts, moyennant une permission spéciale. Ce n’était pas, à proprement parler, un droit d’affouage ou de pâturage, puisqu’il était compensé par la corvée. L’extinction de toute redevance devait entraîner la suppression de ces usages, qui en étaient les corollaires. Il n’en est rien. L’article 11 les maintient formellement, et non-seulement il consacre les servitudes existantes, mais il les fait revivre là où elles étaient éteintes, et revient encore, sur ce point, à l’état antérieur à 1846. L’article 12 promet seulement une loi subséquente qui déterminera quand et comment le propriétaire pourra s’en délivrer, à la condition de payer aux paysans une indemnité pour l’abandon de leur droit. Partout en Europe on travaille à faire cesser ces jouissances en commun, à débarrasser la propriété individuelle de toutes les charges qui la gênent; partout on s’occupe de la conservation, de l’exploitation régulière des forêts d’après les règles de la science, et voilà un gouvernement qui ramène tout un peuple à la barbarie du communisme !

De toutes les prescriptions de l’ukase, celle-là serait la plus funeste, si elle n’était pas inexécutable. Toute culture devient impossible avec les abus de la dépaissance, quand on n’a aucun moyen de les prévenir ou de les réprimer. L’exportation des céréales, qui répand seule quelque richesse dans le pays, était entièrement due à la grande culture; elle va s’arrêter. Les forêts avaient acquis, par l’exportation des bois de construction et par l’établissement de nombreuses fabriques de sucre de betterave, qui exigent beaucoup de combustible, une plus-value considérable. On les livre à la dévastation. Le gouvernement russe reculera devant ces conséquences, à moins qu’il ne veuille absolument faire le désert autour de lui. Dans un pays comme la France, où la petite propriété et la petite culture existent de temps immémorial, elles peuvent rendre et elles rendent en effet de grands services; dans un pays comme la Pologne, où la population est clair-semée[2] et le débouché lointain, la petite culture ne peut prendre que de très faibles développemens. On commence à sentir chez nous les dangers du déboisement; que faut-il en attendre sous ce climat rigoureux?

La moitié des terres arables, le tiers environ du sol total, va passer entre les mains de la petite propriété. Cette révolution serait moins à regretter, si elle améliorait réellement la condition des cultivateurs; mais, en arrêtant les progrès commencés de la grande culture, on va rendre en somme la condition des classes agricoles plus mauvaise. Quelques-uns de ces petits fermiers, plus habiles que d’autres, commençaient à exploiter de grandes fermes; ils avaient ainsi devant eux un avenir de richesse qui va leur échapper. L’esprit de l’ukase est de les parquer à jamais dans leurs petites propriétés. En leur donnant en apparence l’indépendance, on leur impose une nouvelle sorte de servitude beaucoup plus étroite, car le gouvernement russe a intérêt à les maintenir dans leur pauvreté, pour en être plus maître, tandis que les propriétaires étaient intéressés à leur confier de plus en plus de grandes fermes. Que sont les riches fermiers d’Angleterre, sinon d’anciens paysans qui ont préféré d’eux-mêmes la grande culture à la petite propriété comme plus lucrative[3] ? Le second ukase établit une nouvelle organisation des communes dans les campagnes; il paraît au premier abord moins révolutionnaire que le premier, mais au fond il ne l’est pas moins. Le régime des communes rurales dans le royaume de Pologne répondait à la condition sociale et économique du pays. Il y avait en tout de 2,000 à 3,000 communes rurales appelées gminas et distinctes des municipalités des villes, comme les paroisses d’Angleterre se distinguent des bourgs. La gmina (étymologiquement le même mot que l’allemand gemeinde et le français commune) ressemblait beaucoup plus pour l’étendue à notre canton qu’à notre commune proprement dite. Chaque gmina se composait habituellement de plusieurs villages ou hameaux, mais il y avait aussi de grands villages qui constituaient à eux seul une gmina. L’ancien seigneur, propriétaire actuel du terrain, exerçait les fonctions de maire (woyt, en allemand vogt); ce n’était pas précisément un pouvoir possédé à titre de propriété privée, héréditaire et aliénable comme au moyen âge, mais à titre de fonction publique. Le gouvernement confirmait à chaque mutation le maire dans ses fonctions et pouvait, dans certains cas, les lui ôter; mais en fait, le titre de woyt accompagnait la propriété et se transmettait avec elle. Cette organisation ressemblait beaucoup à celle des juges de paix d’Angleterre, qui sont héréditaires de fait et non de droit, de même que les fermiers ressemblaient beaucoup à ces fermiers at will qui n’ont point de baux, et qui se succèdent cependant de père en fils.

Les pouvoirs de ces woyts avaient pu être abusifs dans d’autres temps, mais ils étaient devenus à peu près ceux de nos propres maires. Le woyt n’avait pas de juridiction proprement dite sur les habitans de la commune, il n’avait que la police judiciaire. Les paysans, comme tous les autres citoyens, étaient justiciables au civil, au correctionnel et au criminel des tribunaux du pays, en commençant par les juges de paix, car l’organisation judiciaire du royaume de Pologne date du duché de Varsovie et a été calquée sur la nôtre, surtout dans les degrés inférieurs. Les paysans de chaque village de la gmina choisissaient parmi eux un soltys (en allemand schultheiss), les grands villages en choisissaient un plus grand nombre. Ces soltys ou adjoints faisaient office de constables ruraux, et servaient d’intermédiaire entre le maire et les paysans.

Le propriétaire-maire qui ne voulait pas exercer ses fonctions en personne avait le droit de se choisir un remplaçant et de le présenter au gouvernement, qui l’acceptait ou le refusait suivant ses convenances, et qui pouvait le destituer. L’administration de ces délégués, assez analogues à nos anciens baillis, donnait lieu à des reproches fondés. Il était d’ailleurs bien clair que, les rapports entre les paysans et les propriétaires venant à changer, le régime de la commune rurale devait changer aussi. Il fallait faire participer les nouveaux propriétaires à la gestion des affaires communales. Il fallait réformer l’institution des woyts en l’adaptant à l’état de choses nouveau. La Société agricole avait discuté plusieurs projets de réforme, conçus dans un sens sagement libéral. Le gouvernement russe aurait pu trouver dans ses travaux, s’il l’avait voulu, les élémens d’une bonne loi organique. Il a fait tout le contraire. Il a détruit de fond en comble l’organisation existante et, à la place d’un état social séculaire, érigé l’œuvre d’un radicalisme sans précédent.

L’administration de la gmina sera composée à l’avenir de l’assemblée générale, d’un maire ou woyt d’un adjoint ou soltys et d’un tribunal. L’assemblée générale sera formée de tous les habitans majeurs possédant au moins trois morgens de terre; mais l’ukase en exclut formellement les juges de paix, c’est-à-dire les propriétaires nommés par le gouvernement à ces fonctions gratuites, ainsi que les curés et desservans. Un autre article exclut en outre toutes les personnes placées sous la surveillance de la police. Or il faut savoir qu’en Pologne la surveillance de la police n’est pas, comme en France, la conséquence d’une condamnation judiciaire, mais une mesure purement administrative, prise arbitrairement. On peut se trouver sous la surveillance de la police sans même s’en douter. On l’apprend le plus souvent tout à coup, quand on veut faire un voyage ou changer de domicile. Dans les circonstances actuelles, quand presque tous les propriétaires fonciers, même les plus petits, et les nombreux employés des grands propriétaires ont été accusés de prendre part directement ou indirectement à l’insurrection, des milliers de personnes se trouvent sous la surveillance de la police. On peut donc juger de l’énorme portée de cet article, si inoffensif en apparence.

Dans sa proclamation déjà citée, le comte de Berg explique et commente ces exclusions. « Les juges de paix, dit-il, les juges de district, et en général les membres du clergé séculier et régulier, de même que toutes les personnes qui n’ont pas de terres dans la commune, n’ont pas le droit d’assister aux assemblées communales, ni de se mêler des élections et des affaires des paysans. De même tous les propriétaires qui jusqu’à présent ont fait fonctions de maires de communes, leurs adjoints et leurs délégués, n’ont pas le droit d’assister aux premières assemblées qui auront lieu pour l’élection des nouveaux maires. »

L’intention manifeste du gouvernement russe est de composer les assemblées de gminas de paysans seuls et d’en exclure tout ce qui a quelque richesse et quelques lumières. L’assemblée ainsi constituée aura dans ses attributions l’élection des maires et autres fonctionnaires communaux, la gestion des biens de la commune, l’administration de ses écoles et de ses établissemens de charité, enfin, et ceci est l’important, la fixation et la répartition des impositions communales. Cette répartition se fera donc, dans la plupart des cas, sans la participation des plus imposés, car il arrivera bien rarement qu’ils ne soient pas compris dans les catégories d’exclusion. Si tel ou tel propriétaire un peu plus riche ou un peu plus éclairé échappe à l’ostracisme, il sera impuissant dans une assemblée qui prendra ses décisions à la majorité des voix. L’ukase est tellement jaloux de concentrer tous les pouvoirs aux mains des paysans, qu’il défend, sous la menace de peines sévères, aux personnes privées du droit de voter, d’assister aux délibérations de l’assemblée.

Tout habitant de la gmina possédant six morgens de terre (3 hectares 60 ares) est éligible aux fonctions de maire et aux autres fonctions municipales. Sont déclarées cependant non éligibles les personnes n’appartenant pas à la religion chrétienne, c’est-à-dire les Juifs, très nombreux en Pologne, et qui comptent beaucoup d’hommes riches, industrieux et instruits, ainsi que les personnes placées sous la surveillance de la police et par conséquent qui l’on voudra. En même temps toute autre fonction est déclarée incompatible avec celle de maire, ce qui a pour effet d’exclure à peu près quiconque sait lire et écrire, car il y a dans ces campagnes bien peu d’hommes ayant quelques connaissances qui n’exercent une fonction à un titre quelconque. Supposons enfin qu’un propriétaire foncier, voulant être maire, trouve le moyen d’échapper à toutes ces exclusions, l’ukase l’atteint encore dans ce dernier retranchement; s’il est élu par l’assemblée de la gmina, le chef du district a le droit d’annuler l’élection et d’en ordonner une nouvelle. Si pour la seconde fois l’élection donne le même résultat, le chef du district peut en appeler au gouverneur de la province, qui a encore le droit d’annulation, et en s’y reprenant ainsi à plusieurs reprises on ne manquera certainement pas de moyens pour persuader aux paysans de faire un choix plus agréable à l’autorité. Ainsi l’homme éclairé, l’ancien. propriétaire, est impitoyablement traqué, d’article en article, d’un bout à l’autre de l’ukase, partout humilié devant le paysan et mis à sa merci.

Les fonctions de maire étaient gratuites, elles deviennent salariées; les appointemens de tous les fonctionnaires municipaux doivent être fixés par le comité central chargé de l’organisation rurale. Le pouvoir de ces nouveaux maires s’étend, sans restriction de personnes, sur tous les habitans demeurant dans les limites de la gmina et domiciliés soit dans les villages, soit dans les fermes et châteaux des propriétaires. Au nombre de leurs devoirs se trouve celui d’arrêter la propagation des bruits malveillans. Ils doivent faire connaître immédiatement à l’autorité les personnes qui s’absentent de la commune. Ils ont le droit de condamner à deux jours de prison et à 1 rouble d’amende pour contravention de police. Ils peuvent citer devant eux toute personne demeurant dans la gmina et faire avec leurs adjoints des visites domiciliaires dans toutes les maisons. Si pour une cause ou pour une autre l’assemblée générale ne vote pas à temps la répartition des impôts communaux, ils ont le droit de la faire eux-mêmes et de la mettre à exécution. Le tribunal de la gmina a des attributions non moins exorbitantes. Il est composé du maire, président, et de deux assesseurs, élus par l’assemblée générale. Au civil, il juge sans appel jusqu’à concurrence de 120 francs (30 roubles), et en cas de dissentiment sur la valeur du litige il la fixe lui-même, après avoir consulté, s’il le juge nécessaire, des experts pris parmi les paysans. Pour les délits, il peut condamner à cinq jours de prison et à 12 francs d’amende, sans appel. On comprend à qui s’adresse cette menace de la prison au moindre soupçon.

Ces fonctionnaires communaux investis de pouvoirs si étendus sont soumis eux-mêmes à l’arbitraire des chefs de districts, des gouverneurs de provinces, et, tant que durera l’état de siège, des chefs militaires. Ils peuvent être destitués pour abus ou négligence. Les autorités qui les surveillent peuvent leur infliger un emprisonnement de sept jours. Les chefs de districts ont le même pouvoir sur les assemblées générales; ceux qui les composent peuvent être mis en jugement suivant des instructions spéciales qui seront données ultérieurement. Enfin, si les tribunaux ont prononcé une peine contre un fonctionnaire communal, les chefs de districts ou sous-préfets sont libres d’exécuter ou de ne pas exécuter le jugement.

L’ukase crée une seconde catégorie de communes rurales, appelée gromada, sur le modèle de la première. Le soltys ou adjoint y exercera le même pouvoir que le maire dans la gmina, et il y aura aussi une assemblée générale d’où seront exclus les anciens propriétaires, même des plus petits.

Pour les terres concédées aux paysans, le gouvernement russe promet aux propriétaires dépossédés une indemnité qu’il appelle une compensation équivalente. C’est le troisième ukase qui règle le mode d’indemnité. Le moindre examen suffit pour montrer combien cette promesse est illusoire. Les considérans contiennent d’abord un passage de très mauvais augure : « il dépendra désormais des propriétaires eux-mêmes d’accélérer l’émission des titres d’indemnité et d’en consolider la valeur. Ce but sera certainement atteint par eux, si, profitant des pénibles enseignemens de l’expérience, ils s’efforcent d’apaiser les esprits et de mettre un terme à des troubles incompatibles avec le maintien non-seulement du crédit public, mais aussi du crédit privé. En prêtant un concours intelligent aux vues du gouvernement, ils se rendront à eux-mêmes le plus utile des services. » C’est assez dire quel esprit va présider à la répartition : ceux qui se seront rendus dignes de la faveur impériale recevront une indemnité, les autres ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes, si l’expédition de leurs titres est suspendue.

Le mécanisme du règlement a quelque rapport en apparence avec celui qu’avait proposé la Société d’agriculture, mais il en diffère profondément dans l’exécution. Le gouvernement russe fait perdre d’abord sans indemnité tous les revenus accessoires et éventuels, même quand ils résultent de contrats formels dont le terme n’est pas échu, les revenus attachés au droit de vente des boissons, la propriété des mines et carrières, la jouissance exclusive des champs et forêts soumis aux servitudes foncières, etc.; puis, pour l’évaluation des corvées et redevances, il fixe un tarif tout à fait arbitraire. La valeur de la journée de travail est estimée de 30 à 48 centimes (de 7 kopecks et demi à 12 kopecks) suivant certaines zones, quand il est de notoriété publique qu’elle s’élève à près du double. Le revenu annuel d’un morgen de terre (60 ares) est fixé de 3 fr. 60 à 4 fr. 80 (de 90 kopecks à 1 rouble 20 kopecks), quand il est également fort supérieur, surtout aux environs de Varsovie et dans toute la vallée de la Vistule. Sur la somme telle quelle que donneront ces évaluations, on retranche encore un tiers quand il s’agit de corvées et un cinquième quand il s’agit du cens en argent; on capitalise ce qui reste à raison de 6 pour 100, et on délivre le montant en lettres de gage rapportant 4 pour 100 d’intérêt et remboursables en quarante-deux ans. Pour peu que ces lettres de gage perdent sur le marché, et elles perdront nécessairement, les propriétaires auront à peine le cinquième de ce qu’on leur prend.

ici encore on nous signale dans le texte russe un article qui ne se trouve pas dans la version française; c’est l’article 22, qui serait ainsi conçu : « le comité principal, chargé de l’organisation rurale du royaume, est autorisé à réduire les bases déterminées par l’article précédent jusqu’à quarante pour cent dans les cas où, vu les circonstances locales, l’application de ces bases aurait produit une indemnité trop forte comparativement à la valeur réelle de la terre. » On comprend en effet qu’on se soit peu soucié de faire connaître à l’Europe un pareil article; l’indemnité, dans ce dernier cas, sera tout au plus du dixième.

En revanche, ce qui est beaucoup plus sûr que le paiement des lettres de gage, c’est l’acquittement des charges destinées à y parer. Autant le gouvernement russe se montre économe à l’égard des propriétaires dépossédés, autant il prend soin d’assurer les rentrées qui doivent payer ces indemnités dérisoires. D’abord il soumet les paysans à un impôt foncier égal aux deux tiers de leurs anciennes redevances, ce qui diminuera beaucoup à leurs yeux la valeur du présent qui leur est fait; puis il se substitue aux anciens seigneurs pour le droit sur les boissons. À ces deux ressources extraordinaires, il ajoute le produit éventuel de la vente des parcelles vacantes et délaissées, et enfin un impôt additionnel perçu sur tous les biens immeubles du royaume autres que ceux des paysans, c’est-à-dire sur les terres qui restent aux anciens propriétaires. Ceux-ci se paieront de la sorte à eux-mêmes une partie de leur indemnité; ce qu’on semble leur donner d’une main, on le retire de l’autre : à quoi il faut ajouter que l’indemnité sera remboursée en quarante-deux ans, et que l’impôt additionnel probablement restera toujours. Le gouvernement russe n’aura pas voulu laisser échapper l’occasion de faire une bonne affaire : c’est lui qui touchera, sous prétexte d’indemnité, la plus grande partie de ce qu’auront à payer les propriétaires anciens et nouveaux.

Il n’y a que peu de chose à dire du quatrième ukase, qui concerne les mesures d’exécution; on peut aisément, d’après ce qui précède, prévoir ce qu’il renferme. L’exécution est confiée à un comité principal et à des commissions provinciales. Le comité sera présidé par le lieutenant de l’empereur (namiestnik). Il sera composé de membres permanens et d’autres qui pourront prendre part extraordinairement à ses délibérations; en tête figure le général grand-maître de la police, personnage très important, le premier après le namiestnik, et qui personnifie le régime de police militaire actuellement en vigueur. Le comité principal est déjà nommé, il vient d’entrer en fonction. Tous ses membres sont des fonctionnaires russes, on n’y compte pas un seul Polonais. Il y a dans chacun des ukases une quantité d’articles qui renvoient à des règlemens futurs. C’est le comité qui est chargé de les faire. Il aura ensuite à décider sur toutes les plaintes, à juger tous les différends, à surveiller les administrations rurales nouvellement organisées ; on lui confie la détermination définitive du montant de l’indemnité due aux propriétaires, ce qui met toutes les fortunes à sa discrétion. Ses décisions seront exécutées par les commissions provinciales et par les chefs militaires. Les commissions provinciales se composent d’un président, d’un adjoint et de quatre à huit commissaires. Le comité principal nommera, déplacera et destituera les uns et les autres à volonté. Pourront être nommés présidens et membres des commissions provinciales les personnes de toute condition, même les étrangers. Ce mot ne se rapporte pas aux Russes, qui ne se considèrent pas comme étrangers en Pologne, mais aux Allemands qui viendront offrir leurs services, et qui, n’ayant aucun lien avec le sol, seront plus complètement entre les mains du gouvernement.

Cette œuvre de spoliation a été, comme on voit, savamment combinée dans toutes ses parties. Quelle que soit cependant notre sympathie pour un peuple malheureux, ce n’est pas devant le tribunal des armes, mais devant un autre tribunal, dont les arrêts deviennent tous les jours plus puissans et plus sûrs, celui de l’opinion universelle, que nous voulons citer les ukases du 2 mars. Les propriétaires russes, à qui on peut être tenté d’appliquer les mêmes lois, ont les premiers un grand intérêt à y prendre garde. L’insurrection polonaise a eu cette fâcheuse conséquence, qu’elle a arrêté les mouvemens commencés en Russie vers la liberté politique; l’orgueil national, exalté jusqu’à la frénésie par la résistance obstinée d’un petit peuple, comme a dit le métropolitain de Moscou, a voulu avant tout écarter cet obstacle. Les ukases du 2 mars doivent ouvrir les yeux des plus aveugles. Jamais le grand principe ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit n’aura été invoqué plus à propos. Nous ne pouvons croire, dans tous les cas, qu’une pareille législation puisse être exécutée bien longtemps. Il y a des bornes aux bouleversemens révolutionnaires, même quand ils émanent d’un pouvoir absolu, disposant d’une force militaire immense. Les mœurs nationales résistent et résisteront, un cri public s’élèvera dans l’Europe entière. La force des choses, qui se rit des empereurs et de leurs ukases aussi bien que des comités de salut public, maintiendra ses droits. L’Autriche a donné en Galicie, en 1847, un spectacle non moins odieux, et la Galicie n’en est pas devenue plus autrichienne. Le gouvernement russe échouera de même en Pologne, si habile et si raffiné qu’il se soit montré dans l’invention de cette nouvelle machine de guerre.

Les préambules des ukases parlent beaucoup de pacification, d’apaisement des esprits : excellent langage assurément, mais à la condition que les actes s’accordent avec les paroles. Ce n’est pas ainsi qu’on pacifie un pays, c’est ainsi au contraire qu’on perpétue les haines et les vengeances. On ne se contente plus de frapper des insurgés qui, en prenant les armes, avaient accepté d’avance le cruel droit de la guerre; on ruine des classes entières et on les pousse au désespoir. Les paysans polonais reçoivent, dit-on, avec froideur et défiance les avances des Russes, et en effet ces promesses extraordinaires de la part d’anciens ennemis doivent leur être suspectes; mais, même en admettant qu’on parvienne à organiser la jacquerie légale, le gouvernement provocateur ne peut s’en promettre aucun profit durable. Il y avait déjà en Pologne un corps de petits propriétaires formant ce qu’on appelait autrefois la petite noblesse; c’est précisément la classe qui s’est montrée de tout temps la plus hostile à la domination russe. Il en sera de même tôt ou tard des nouveaux propriétaires, et on aura en outre devant le monde entier la responsabilité des désastres sans nombre qu’une si violente convulsion aura entraînés.


LÉONCE DE LAVERGNE.

  1. In-8° de 44 pages, publié à Saint-Pétersbourg à la librairie de la cour.
  2. Le royaume de Pologne compte 4,800,000 habitans sur 12,600,000 hectares, ou 38 habitans par 100 hectares, tandis que la moyenne de la France est de 68; la répartition de cette population est fort inégale, et il y a des contrées qui n’ont pas 20 habitans par 100 hectares.
  3. Les journaux russes font grand bruit en ce moment d’une lettre écrite par M. le comte André Zamoyski en réponse à un projet de partage des terres, et trouvée dans le sac de la maison Zamoyski à Varsovie. Cette lettre, qu’on présente comme la défense du régime féodal, nous paraît exprimer une grande vérité en économie rurale; la voici:
    « J’ai l’honneur de vous renvoyer votre écrit parfaitement clair et convaincant, car c’est une méthode connue et applicable dans certaines localités. Elle pourrait, entre autres, trouver son application dans une contrée commerçante, sillonnée de routes, possédant des villes en assez grand nombre et peuplée de petits rentiers, etc., car dans cette contrée la petite culture, la culture maraîchère trouverait des débouchés pour ses produits. Or dans notre pauvre pays nous manquons encore des raisons d’être et des conditions de la petite culture, et par conséquent de la petite propriété, qui tend bien vite à se morceler. Nous avons dans le pays des villages de petits propriétaires, — ils sont misérables sous tous rapports, — à tel point que je n’échangerais pas un de mes paysans, accensés depuis trente-cinq ans, contre dix de ces petits propriétaires. Mes paysans sont de petits fermiers. Ils ont de trente à cinquante arpens de terre et sont propriétaires de leurs maisons, etc. L’agriculture chez nous ne peut encore être lucrativement exploitée que par le moyen de la grande culture. Sous le point de vue social et local, il y aurait encore beaucoup à dire... Bref, à mon avis, il nous faut laisser arriver à la propriété ceux qui par leur travail et leurs économies, — ce qui est un genre d’éducation nécessaire, — amasseront un capital à cet effet, et le temps, qui est un agent avec lequel il est bon de compter, aidant, nous arriverons au but. Il n’est ni prudent ni sage de faire marcher la civilisation par bonds et soubresauts. Nos paysans petits propriétaires pourraient facilement être évincés par les Allemands.
    « J’ai l’honneur, etc.
    ANDRE ZAMOYSKI.
    « 22 décembre 1859. »