La Pologne martyr/Préface

La bibliothèque libre.
Dentu (p. v-xvi).

Préface[modifier]

Un publiciste russe, dans un journal de l’autre année, disait : « L’unité d’âme, parmi les polonais, grandit, se fortifie. De père en fils, ils se lèguent la cause commune, entière, non amoindrie. Et cependant, où donc est la Pologne ? »

Où elle est ? dans l’unité d’âme.

Cette unité s’est marquée d’un grand signe en ces dernières années au foyer (chose capitale et la plus difficile), au sein de la famille, dans la forte réforme que les femmes elles-mêmes ont tentée, des habitudes, des mœurs, des dépenses, de l’éducation. L’Europe s’est émue de leur persévérance dans l’unanimité du deuil.

L’unité ! qu’elle est forte, quand, sous la police aux cent yeux, l’inquisition féroce, armée de tant de moyens de corrompre, tous communiquent, s’entendent, agissent, quand l’invisible Comité siège au sein de Varsovie même. Pas un traître dans ce grand peuple.

L’unité ! La voici, redoutable et terrible. Dans la crise actuelle, la Pologne déclare, avec une incomparable grandeur, non seulement qu’elle revivra, mais revivra entière, en tous ses membres, qu’elle ne veut de la vie à nulle autre condition ; qu’elle sera de nouveau une grande Pologne de vingt-cinq millions d’âmes, ou qu’elle ne sera pas du tout.

Cela sera senti de toute la terre.

« Orgueil ? imprudence ? Folie ? » Non, c’est devoir de cœur envers les membres illustres de la famille polonaise. — Comment céder la Pologne du nord, renier Copernic ? — Céder la Lithuanie ! c’est Mickiewicz et Kosciusko. — Cracovie ? les sépulcres de tous les Jagellons, le tombeau de Sobieski.

Mais ces membres eux-mêmes s’élancent vers la réunion. Au moment où je parle, voici l’Ukraine, le pays des Cosaques, qui, dans un fort beau livre, réclame, pose son droit antique et sa gloire d’être Polonais[1].




Ainsi se refait la Pologne, dans les cœurs et les volontés. Elle pousse sa conquête morale. Elle étend autour d’elle le royaume de l’âme, l’héroïsme, le Sursùm corda !

La Russie, d’autant, se défait et se cadavérise. C’est son progrès ; je l’ai marqué, et pour les temps dont elle est le plus fière. Plus elle a conquis dans l’espace, plus elle est entrée dans la mort. Le brutal Pierre le Grand crée l’empire, tue la nation. La fangeuse Catherine, Nicolas le féroce, autant de meurtriers de la Russie. Sous Alexandre II, à quel état est-elle de décomposition !

Mort certaine ! et les vers y sont. Croyez-vous que, sans cela, on parlerait de l’ogre avec cette liberté ? Croyez-vous que, s’il n’était pas mort, le vieux lord Palmerston eût nettement flétri le dernier guet-apens, appliqué au fer chaud le mot qui restera : « conscription ? non, proscription. »

Avec les morts ou les mourants, on parle sans façon. On prend cette franchise. Et cela les achève.




Quand j’ai dit et prédit ce qu’on voit, il y a déjà longtemps, qui avais-je avec moi ? personne,

On sait quel était le profond respect du dernier gouvernement pour l’empire russe. Il prenait à la lettre tous les mensonges du duc de Raguse et autres sur les forces de la Russie.

Mes amis les plus éclairés n’étaient pas loin eux-mêmes d’adopter, comme prédiction sérieuse, la sinistre chanson de Béranger sur le Cosaque, sur la fatalité qui le conduit vers l’Occident.

Chose curieuse ! les Polonais, plus que personne, croyaient à la Russie. Tel, et des plus vaillants que je pourrais nommer, par une modestie de héros, s’exagérait fort l’armée russe. Tel (le christ, le martyr de la réconciliation), par un énorme sacrifice, réhabilitait les bourreaux. Abel pardonnait à Caïn.

Faut-il le dire aussi ? Ce Nicolas, par sa foi superstitieuse à son rôle de Fléau de Dieu, par son exécrable ostentation à étaler tout ce qui fait horreur, avait fait impression. Il se crut Iwan le Terrible. Il le fit croire. Ceux qui avaient été dans l’antre de la Bête, même sortis et revenus ici, n’en parlaient guère, ou du moins parlaient bas.

La Russie a toujours spéculé sur cette terreur. Son 93 permanent avait besoin de rester exécrable, pour ne pas être ridicule. Elle aurait tué pour un regard. Malheur à qui voyait ! Un Français, trop observateur, M. Pernet, est à Moscou. Sans cause ni prétexte, on l’enferme au Kremlin, aux bas cachots dont les fenêtres grillées donnent sur les fossés. Là, on lui administre un abominable spectacle, un supplice de femmes : deux filles que l’on battait à mort. Il crut qu’il en mourrait lui-même, ou en deviendrait fou. On comptait bien qu’il ne sortirait jamais de là, ou que, s’il en sortait, saisi, terrifié pour toujours, il ne parlerait jamais de la Russie.

Le mot si fort, si juste : " la Russie, c’est le choléra, " semblait alors se vérifier à merveille. Son ombre malsaine et fétide s’étendait sur l’Europe, chloroformisait l’Allemagne, nous gagnait, s’arrêtait à peine à l’Océan. Quand j’ai écrit ce livre, je dis aux miens : " la terre nous manquera. "

N’importe, je crus qu’une attaque sans prudence, sans ménagement, était un grand moyen de rompre la fascination. Nous étions tous, Polonais, Allemands, Français, dans je ne sais quelles ténèbres, où l’on voyait une grande vilaine chose noire qui avançait. Je dis : " ce n’est qu’une ombre. "

Il vivait, l’Ogre russe, quand j’imprimai : " ce maître fou. "

Ce que j’ai dit subsiste. La Russie reste la Russie, comme gouvernement. La personnalité variable du tzar n’y change rien. Sous Alexandre II, le vrai tzar éternel, l’affreuse bureaucratie, a, ces jours-ci, dépassé Nicolas.

La Russie est la même, comme peuple. Aveugle, sauvage, effréné, il pille, tue, brûle. Tel il était jadis aux massacres de Varsovie, tel on le voit en mars 1863. Qu’il y ait eu un officier sublime, cela ne fait rien à la masse. Dans son apparente ignorance, sa finesse barbare, elle sait bien que ses généraux considèrent ces excès comme chose d’excellent effet, un terrorisme utile qui désarme d’avance ceux qui frémissent d’attirer sur leurs femmes, leurs enfants, une si épouvantable guerre.

La férocité calculée est la même. Mais la force militaire ? j’en doute fort. Point d’armée sérieuse où l’administration n’existe point. Ne l’avez-vous pas vue, cette administration voleuse, désordonnée, dans la guerre de Crimée, faire mourir sur les routes trois, quatre cent mille hommes, qu’on enlevait, poussait, qu’on ne nourrissait pas ? À force de misère, cette race a faibli. Karamzine le disait au premier Alexandre ; déjà ce n’étaient plus les russes de Suwarow. Quels sont-ils, aujourd’hui ? Il est certain que quelques Polonais, mal armés, les tiennent en échec.

Le pis, aux temps d’illusion comme celui où j’ai écrit ce livre, c’est qu’il se trouve à point des esprits faux pour théoriser la sottise. Celle d’alors était le Panslavisme. On voulait faire de la Russie, de son Kremlin, byzantino-mongol, le saint des saints du monde slave. Plaisante idée de subordonner les tribus supérieures de cette grande race (Polonais, Serbes, Bohêmes, etc.), les pays poétiques qui ont rayonné dans l’Europe d’une telle gloire, — de les subordonner à qui ? à la tribu finno-tartare, où le sang slave (sous le Mongol et l’Allemand) a misérablement baissé !

Que les Slaves regardent ce qui est advenu de tous les peuples qu’a touchés la Russie. Tous, dès lors, abaissés, stériles. Où en est la Finlande ? où en sont les Cosaques ? ceux-ci héros poètes, et aujourd’hui recors, ou soldats brocanteurs.

Et quel malheur serait-ce si, par une concession qu’on fait trop aisément, en écartant les Russes de l’Europe, on leur livrait l’Asie ? Il faut bien ignorer tout ce que demande cette grande mission de ressusciter l’Orient. La brutalité russe, légère et violente, serait le plus funeste, le plus dangereux précepteur, le plus stérilisant, pour les nobles nations orientales, dont il est difficile, délicat, d’approcher.

Ce n’est pas l’accident de l’insurrection polonaise qui me tire tout cela du cœur. Dès longtemps je l’avais en moi, et je devais parler. Mais la Cloche, la Cloche me troublait, les noms aimés des martyrs russes, l’esprit charmant d’Hertzen, sa magnanimité, l’héroïsme de Bakounine.

J’ai des amitiés polonaises. Cependant les Polonais ont fort peu usé de ce livre. Les politiques le trouvaient trop net, et les dévots le repoussaient. Les mystiques pacificateurs n’aimaient pas qu’où ils mettaient l’huile ce livre d’acier mît un glaive.

C’est pourtant acier pur, et le glaive de la vérité.

La Russie gagnera à n’être plus un monstre, mais une belle grande nation de trente-cinq millions de Moscovites, qui, dès lors, n’étant plus écrasés, prendront leur développement.

La Pologne est le cœur du Nord, — elle seule, et non l’autre, qui est d’Asie, sauf quelques Parisiens de Pétersbourg et d’illustres disciples d’Hegel qui ne changeront par cette grosse masse, où rien ne mord. La Pologne est une France avec tous nos anciens défauts, nos qualités, mais le martyre de plus et des dons singuliers, surexcités jusqu’au sublime.

Vivat Polonia ! Et meure l’empire sans cœur ! non la nation russe, car d’autant vivra la Russie.

J. MICHELET.

15 mars 1863.


  1. Publié chez Dentu (1863), avec une noble préface de Ladislas Mickiewicz.