La Pologne sauvée et toujours menacée

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La Pologne sauvée et toujours menacée
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 895-918).
LA POLOGNE SAUVÉE
ET
TOUJOURS MENACÉE

Au milieu du mois d’août dernier, la marée montante de l’armée bolchéviste atteignait la Vistule et enserrait la capitale polonaise ; le Gouvernement polonais envisageait son exode vers Posen ou Cracovie, et la fausse nouvelle, lancée d’Allemagne, de l’occupation des faubourgs de Varsovie, trouvait déjà créance dans certaines capitales de l’Europe occidentale.

Le 16 août, tandis que les gouvernements alliés se concertaient encore sur les moyens de sauver l’existence de la nouvelle Pologne restaurée par leurs soins, l’armée polonaise, par un brusque redressement, renversait les espoirs prématurés de ses ennemis, et, en quelques jours, faisait surgir d’une situation presque désespérée une victoire éclatante et complète.

Mais le Gouvernement des Soviets ne devait pas rester sur cet échec : pour relever son prestige ébranlé et ranimer l’ardeur combative des armées rouges, il les conduisait dès octobre à des succès faciles contre l’armée Wrangel et chassait de son territoire les derniers contingents anti-bolchévistes. Libéré de toute menace militaire à l’intérieur, il a pu, dès lors, reporter ses forces vers les frontières de l’Ouest, et de nouveaux nuages assombrissent aujourd’hui l’horizon de la Pologne et de l’Europe orientale.

Dans les lignes qui vont suivre, on se propose de rappeler les circonstances qui ont précédé la crise où la Pologne a failli succomber, d’exposer les opérations militaires qui l’ont dénouée. puis d’essayer, en terminant, de définir la situation actuelle et d’examiner les résolutions et les mesures dont l’adoption semble devoir, tôt ou tard, s’imposer aux Puissances alliées, si elles veulent, à la fois, sauvegarder l’existence de la Pologne, maintenir les traités et garantir leur propre sécurité.


I

En ressuscitant la Pologne, et en fixant les conditions d’après lesquelles devaient être déterminées ses frontières au Nord, à l’Ouest et au Sud, avec l’Allemagne et la Tchéco-Slovaquie, les Puissances alliées ont laissé ouverte la question de ses frontières orientales avec la Russie.

De ce côté, l’absence de lignes de démarcation naturelles et la complexité des revendications territoriales fondées sur le caractère ethnique des populations, rendaient en effet la solution des plus délicates. L’Entente, paralysée par son indécision touchant le règlement du grand problème russe, soucieuse avant tout de ménager l’avenir, s’est donc bornée à donner à la Pologne, comme frontière provisoire, celle de l’ancien royaume du Congrès de 1815 [1].

Une telle solution, en limitant trop étroitement le domaine où la Pologne aspirait à restaurer sa vie nationale, devait infailliblement la déterminer à s’assurer elle-même une frontière plus large. Inquiète d’autre part des préparatifs d’attaque que lui faisaient présager les concentrations bolchévistes en Russie blanche et en Ukraine, elle était conduite à en écarter la menace par des offensives préventives, et à consolider sa situation politique et militaire en organisant, pour les interposer entre son territoire et la Russie, des États tampons capables d’amortir les chocs inévitables entre deux nationalités traditionnellement rivales.


L’offensive de Kiev, succédant à la conclusion d’un accord avec l’ataman Pelliura, marque la première étape dans la réalisation du plan dicté par cette politique.

En dix-sept jours (25 avril-12 mai), la capitale ukrainienne est conquise, et le front polonais, déjà établi au Nord sur la Duna, en aval de Polotsk, et sur la Bérésina, est porté au centre derrière l’obstacle du Dnieper moyen, d’où il s’infléchit au Sud pour s’appuyer au Dniester en englobant la Podolie.

Ces premiers succès, trop facilement remportés sur des troupes surprises et non renforcées, ont pu justifier aux yeux du Gouvernement polonais la hardiesse d’une politique dont les Alliés ne lui ont peut-être pas signalé les dangers à temps et avec toute la fermeté nécessaire. Avant d’engager la lutte sur une frontière de plus de 1 000 kilomètres d’étendue, avec une armée encore insuffisamment organisée et d’une vingtaine de divisions seulement, contre les forces rouges, mal réparties sans doute et de valeur médiocre, mais supérieures en nombre et disposant de réserves considérables, la Pologne n’eût-elle pas dû, en effet, s’asseoir tout d’abord sur des bases solides, compléter l’organisation de son armée, et refaire son unité morale disparue au cours d’un long asservissement sous trois régimes différents ?

Cependant, les dirigeants bolchévistes, loin de se laisser détourner de leurs buts par les revers de leurs armées en Ukraine, poursuivaient activement au Nord, dans la région Witebsk-Smolensk, la concentration, commencée depuis plusieurs mois, de deux armées de réserve fortes au total de quinze divisions. Comme de coutume, ils préludaient à leur effort militaire en direction de Varsovie par une propagande intense : l’offensive de Kiev fournissait à cette propagande un argument nouveau qu’elle ne manquait pas d’exploiter habilement aux yeux de l’Europe et du peuple russe lui-même, réveillant au profit du régime des Soviets le sentiment national et la haine séculaire du Russe contre l’envahisseur polonais.

Dès le 14 mai, les forces rouges du Nord répondent à l’offensive de Kiev par une riposte en direction de Minsk. Les troupes polonaises reculent de 100 kilomètres, puis se ressaisissent. Leur front est à peine rétabli sur la Bérésina que le commandant des forces rouges du Sud attaque à son tour en lançant en direction de Jitomir et de Berditchev le corps de cavalerie Budieny, C’est ce corps de cavalerie qui vient de consommer la déroute de Denikine. Il excelle à percer les faibles fronts d’infanterie distendus à travers les immenses espaces russes. Ses incursions subites entravent la manœuvre du commandement polonais et déconcertent ses jeunes troupes [2]. Celles-ci, constamment devancées sur leurs positions de repli et prises à revers, se démoralisent et finissent par céder devant la simple menace du mouvement débordant que leur signale à distance la haute poussière des colonnes Cosaques. Une large brèche s’ouvre ainsi dans leur front, Kiev est abandonné et la retraite se précipite jusqu’à la ligne de départ de l’offensive du 25 avril.

Ayant ainsi ébranlé successivement les armées polonaises au Nord et au Sud du Pripet et usé leurs réserves, le commandement bolchéviste, qui, grâce à la supériorité de ses ressources, a pu néanmoins poursuivre ses concentrations dans la région de Smolensk, ne laisse aucun répit à son adversaire. Il déclenche en direction de Minsk et de Vilna l’offensive puissante de son groupe d’armées du Nord, porté à vingt divisions et placé sous les ordres du général Tukachevski. Dans les conseils du Kremlin, le plan de Trotski a prévalu : ce n’est que sur les cendres de la bourgeoisie et de la noblesse polonaises que sera établie une paix solide. La Pologne n’est que le mercenaire de l’Entente capitaliste. Vaincre la Pologne, ce sera remporter une première victoire sur l’Europe bourgeoise d’Occident, C’est donc à Varsovie que doit être frappé le coup décisif.


L’attaque du groupe d’armées Tukachevski commence le 4 juillet. Dès le premier jour, l’aile gauche polonaise est débordée sur son flanc Nord par la cavalerie bolchéviste, et le commandant polonais décide de la reporter à 65 kilomètres en arrière sur la ligne Postavy-Borisov. Mais il ne peut rester maître du mouvement de retraite ainsi commencé. Cette retraite se change bientôt en déroute dans la plupart des unités. Les lignes successives fixées pour la résistance sont abandonnées sans défense. Les armées rouges entrent le 15 juillet à Vilna, le 20 à Grodno, le 29 à Bialystock et à Ossoviets. La défaillance de l’aile gauche polonaise, découvrant les armées qui combattent à sa droite, entraîne parallèlement leur retraite et l’abandon successif de la transversale Molodetchno-Minsk (15 juillet) puis de la voie ferrée de rocade Lida-Baranovitchi (20 juillet).

Dans les premiers jours d’août, le commandement polonais essaie bien d’arrêter la retraite sur la ligne du Bug, et d’y préparer son rétablissement. Mais l’acheminement des renforts subit des retards ; la Ire armée, la plus éprouvée, se trouve réduite sur la ligne de combat à quelques milliers de baïonnettes ; l’abandon d’Ostrov et le forcement de la ligne du Bug, au Nord de Brest-Litowsk, compromettent définitivement cette tentative de redressement. Les armées polonaises se replient vers la Vistule.

Les cinq armées rouges du groupe Tukachevski poussent en avant leurs multiples colonnes. A l’extrême droite, le corps de cavalerie Gaïa et la 4e armée [3] lancée à sa suite entament un large mouvement débordant par le Nord, le long de la frontière de Prusse Orientale, pour atteindre la Basse Vistule, tourner les défenses de Varsovie, et gagner ensuite les arrières du front polonais. Plus au Sud, les 15e, 3e et 16e armées abordent concentriquement le camp retranché de Varsovie sur un vaste demi-cercle qui l’enserre de Modlin (Novo-Géorgievsk) à Gora-Kalvarya, et l’armée d’aile gauche (groupe Mozyr) gagne la Vistule en amont, de Gora-Kalvarya à Deblin (Ivangorod).

En même temps, le groupe des armées rouges du Sud avec la cavalerie de Budieny refoule les armées polonaises de Galicie jusqu’aux abords immédiats de Lemberg.


Dans ces conjonctures, la Pologne, insuffisamment outillée et dépourvue d’usines de guerre, ne peut attendre que des Alliés le matériel dont elle a besoin. Mais la déclaration de neutralité de l’Allemagne, les dispositions peu bienveillantes de la Tchéco-Slovaquie lui interdisent d’utiliser leurs voies ferrées, et l’avance de la cavalerie rouge menace de couper sa dernière communication avec Dantzig, le seul port par où le matériel peut maintenant lui parvenir.

Sourdes ou déclarées, des hostilités conspirent de toutes parts à hâter et à exploiter sa perte. Au Nord la Lithuanie, incapable d’ailleurs de résister au gouvernement des Soviets, livre passage aux troupes rouges et se met en devoir d’occuper les territoires polonais qu’elle convoite. En Prusse Orientale, où le commandement bolchéviste, au fur et à mesure de son avance, a prononcé la remise à l’Allemagne des districts détachés par le Traité de Versailles, les organisations militaires, naguère expulsées de la Baltique, se réveillent et préludent à leur rentrée en scène par l’envoi de volontaires, d’armes et de munitions aux forces rouges. En Silésie, les spartakistes s’agitent et les attentats de Kattovitz et de Breslau sont les signes révélateurs du plan concerté pour prendre la Pologne à revers.

Ainsi attaquée et envahie sur la moitié de son territoire par des forces ennemies supérieures en nombre et exaltées par leurs succès, entourée d’ennemis ou de neutres malveillants, presque isolée complètement de ses alliés, la Pologne semble condamnée. Déjà les dépêches de Moscou annoncent sa fin imminente. Un gouvernement communiste constitué à Wyszkow est prêt à se substituer au gouvernement de Varsovie.


II

L’heure était donc venue pour la Pologne de donner son effort suprême. Elle ne devait pas y faillir.

Le 23 juillet était arrivée à Varsovie une mission diplomatique et militaire envoyée par les gouvernements britannique et français pour se rendre compte sur place des moyens propres à lui venir le plus utilement en aide. Cette mission comprenait pour la Grande-Bretagne, Lord d’Abernon, ambassadeur à Berlin, le général Badcliffe du War Office, Sir Maurice Hankey, secrétaire du Cabinet britannique ; pour la France, M. Jusserand, ambassadeur à Washington, le général Weygand, chef d’État-major du maréchal Foch, et M. Vignon, conseiller d’ambassade, attaché au Cabinet du Président du Conseil.

L’appui direct de forces alliées ne pouvant être envisagé, la mission n’apportait qu’un réconfort moral et la promesse d’un concours matériel. Le salut de la Pologne dépendrait donc d’elle-même, et l’aide offerte ne vaudrait que dans la mesure où la nation polonaise saurait tendre tous les ressorts de son énergie et mettre en œuvre ses propres ressources.

C’est bien dans ces sentiments et ces nobles résolutions que la mission trouvait le Gouvernement polonais, fermement résolu à continuer la lutte, même si la capitale venait à tomber, et à défendre à tout prix et jusqu’au bout l’existence de la Patrie renaissante,

Les mesures à prendre étaient, sans retard, étudiées de concert : il était décidé d’activer par tous les moyens l’arrivée du matériel de guerre français par Dantzig, seule voie utilisable ; de faire, à tous les échelons du commandement polonais, le plus large emploi des officiers de la nombreuse Mission militaire française. En outre, d’accord avec le Gouvernement polonais et le maréchal Pilsudski chef de l’État, le général Weygand était placé auprès du général Rozwadowski, chef d’Etat-major général de l’armée polonaise, pour collaborer avec lui à la préparation et à la direction des opérations. Il mettait aussitôt sans réserve au service de la Pologne son activité et les ressources d’une expérience acquise auprès du maréchal Foch sur les fronts occidentaux.

Aux armées, les défaillances sont redressées ; des sanctions énergiques raffermissent le commandement et raniment l’esprit combatif de la troupe ; les chefs fatigués ou ayant perdu la foi dans le succès sont remplacés. Grâce à la résistance ordonnée sur la Narev et sur le Bug, les unités commencent à se ressaisir, à arrêter l’ennemi et même à le contre-attaquer. Les mouvements vers la Vistule s’exécutent avec méthode.

L’afflux vers le front des nombreux détachements de volontaires recrutés dans la classe éclairée ranime dans l’armée le souffle vivifiant du patriotisme. Le général Joseph Haller, l’organisateur et le chef de l’armée polonaise formée en France, le plus ardent promoteur des engagements volontaires, est appelé au commandement du groupe d’armées du Nord, et, sous l’impulsion de ce chef énergique et enthousiaste, les troupes qu’il commande reprennent conscience de leurs devoirs.

Des réserves se constituent peu à peu. L’État-major polonais, renonçant à poursuivre en Galicie des succès illusoires sur un théâtre secondaire, va rappeler du front Sud des forces importantes. Des ordres précis fixent aux différentes unités leurs missions ; le contrôle de l’exécution est assuré par le commandement aux divers échelons.

Une position d’arrêt est organisée en hâte sur la Vistule, englobant dans un vaste camp retranché Varsovie et Modlin. Les bataillons formés à l’intérieur y sont portés pour en constituer les garnisons de sûreté ; ils y exécutent les travaux les plus urgents concurremment avec des travailleurs réquisitionnés en masse. La position est ainsi mise en état de défense pour le 12 août, avec deux lignes de tranchées sur toute son étendue et 48 batteries de position.

Les officiers de la mission française, sous la direction du général Henrys, se multiplient dans les conditions matérielles les plus difficiles pour rétablir et maintenir les liaisons indispensables à toute manœuvre concertée. Bien que la qualité de belligérants ne leur soit pas reconnue, ils n’hésitent pas, quels que soient les risques, à donner, jusque sur la ligne de feu, la mesure de leur expérience et l’exemple de leurs vertus militaires.

A l’intérieur, la mise en œuvre des ressources du territoire est poursuivie avec la même vigueur par le vice-ministre de la Guerre, le général Sosnkowski, dont l’activité et l’esprit de réalisation triomphent des plus grandes difficultés. 40 000 volontaires ont grossi les ressources des dépôts. Malgré la pénurie de l’armement et de l’équipement, 25 000 combattants ont rejoint les armées dès le 10 août. L’effectif des renforts sera porté, dans le courant du mois, à 145 000 hommes, correspondant notamment à la mise sur pied de plus de 300 compagnies de marche et de 8 régiments de cavalerie. Toute l’artillerie perdue pendant la retraite est remplacée au moyen des réserves de matériel français.

Grâce à cet effort, l’armée polonaise va trouver sur la Vistule les moyens de se ressaisir et de reprendre l’initiative des opérations. C’est le 6 août, après la chute d’Ostrov et la perte du Bug au Nord de Brest-Litowsk, que le Haut-Commandement polonais, jugeant irréalisable le rétablissement sur la ligne du Bug, a pris la résolution de reporter la bataille décisive sur la Vistule. Avec une décision et une netteté remarquables, il en a, le jour même, fixé définitivement le plan.


Ce plan consiste à arrêter l’ennemi de front sur la Vistule, entre Deblin et l’extrémité Nord du camp retranché de Varsovie-Modlin, en contenant son mouvement débordant par le Nord ; puis, — avec une masse de manœuvre formée derrière le Wieprz [4] par le regroupement de divisions du front dont une marche rapide doit faire perdre le contact à l’ennemi, — à contre-attaquer droit au Nord, en prenant en flanc les armées rouges engagées sur la Vistule pour les couper de leurs lignes de retraite. Sur le front Sud, l’ennemi sera simplement contenu par des groupements importants constitués vers Vladimir-Volynsk et Brody, couvrant Lemberg, et appuyant leur extrême droite sur les affluents du Dniester (Strypa, Zlota, Lipa, etc...)-

Pour l’exécution de ce plan, les armées polonaises, réparties jusque-là en deux groupes d’armées, du Nord et du Sud, séparés par le cours du Pripet, doivent être articulées en trois groupes d’armées, dont le groupe central (masse de manœuvre) sera constitué par prélèvement sur les deux groupes primitifs.

Le Groupe d’armées du Nord, aux ordres du général Joseph Haller, doit arrêter l’ennemi de front sur la Vistule. Il comprend : au centre, la Ire armée, chargée de la défense du camp retranché Varsovie-Modlin ; à droite, la IIe armée, de force réduite, préposée à la garde des passages du fleuve de Gora Kalvarya à Deblin ; à gauche, la Ve armée en voie de formation, dont la mission est de parer à la menace de débordement par le Nord. Pour cette mission importante et délicate, cette dernière armée est placée sous les ordres du général Sikorski, jeune chef d’une remarquable valeur dont les qualités viennent de s’affirmer à la tête d’un groupe de divisions dans les opérations menées sur le Bug.

Le groupe d’armées Central, sous les ordres directs du maréchal Pilsudski, exécutera la manœuvre de contre-offensive. Il est formé de deux armées : la IVe, à gauche, se réunit derrière le Wieprz, à l’Est de Deblin ; la IIIe, à sa droite, se reforme entre Wieprz et Bug, et doit, tout en participant à la contre-offensive, échelonner une partie de ses forces en arrière pour en couvrir le flanc droit.

Le Groupe d’armées du Sud, laissé à la défense de la Galicie, ne dispose plus que d’une armée (Vie) renforcée du corps de cavalerie polonais et des contingents ukrainiens.


Le repli stratégique, commencé dans la nuit du 7 au 8, s’opère sans difficultés sérieuses, grâce à la mollesse de la poursuite de l’ennemi. Au groupe d’armées du Nord, il s’exécute en deux bonds, de manière à se terminer le 12, date fixée pour l’achèvement des travaux du camp retranché de Varsovie et à empêcher l’ennemi d’aborder le front de défense avant cette date. Mais le détachement d’aile gauche, qui devait servir de pivot et se maintenir sur l’Omulev ou l’Orjits pour y couvrir la formation de la Ve armée, cède à la pression du mouvement débordant de l’armée rouge, et la Ve armée est obligée de reporter la réunion de ses éléments sur l’Ukra à l’Ouest du camp retranché, laissant ainsi un large couloir ouvert à la progression de l’aile droite ennemie. Au groupe d’armées central, la Ive armée se dérobe dès le 8 au contact des forces rouges et gagne sans incident sa zone de réunion ; son mouvement semble avoir échappé complètement à l’ennemi.

Au cours de ce repli, les intentions du commandement bolchéviste se sont précisées. Le corps de cavalerie d’aile droite s’étant engagé délibérément entre la Vistule et la frontière allemande, en direction de Plock, Thorn et Graudenz, et ayant été suivi par toute la 4e armée, l’ampleur de cette manœuvre débordante a entraîné comme conséquence un glissement général vers le Nord des axes de marche suivis par les autres armées rouges : la 15e passe tout entière sur la rive droite de la Narev, la 3e s’établit de part et d’autre du Bug. Il est dès lors manifeste que l’effort principal des armées bolchévistes se portera sur la partie Nord du camp retranché, et sur la Ve armée. Le déclenchement de la contre-offensive en sera facilité, mais elle aura plus de distance à parcourir pour atteindre les lignes de retraite de l’ennemi, et son effet pourra en être retardé.

Or, le départ de la masse d’attaque a été fixé au 16 ; il n’est pas possible de l’avancer, en raison des délais nécessaires à la IVe armée pour reconstituer ses unités éprouvées par la retraite, incorporer ses renforts et effectuer ses ravitaillements, et à la IIIe armée pour se libérer de la pression exercée par l’ennemi sur sa droite et opérer le glissement vers le Nord que comporte sa mise en place.

Le plan arrêté ne pourra donc se développer avec un plein succès que si l’on gagne tout d’abord la bataille défensive autour de Varsovie ; il est nécessaire, dans ce dessein, que, jusqu’au 17, la défense du camp retranché tienne implacablement sur toute son étendue et que la Ve armée, tout en se constituant, enraye le mouvement débordant de l’aile droite ennemie et se mette en mesure de prendre elle-même l’offensive en bonne direction.


L’attaque du camp retranché de Varsovie commence dans la soirée du 13. Les efforts de l’ennemi portent principalement au Nord, sur Dembe, au Nord-Est sur Radzymin, à l’Est sur Lesnia-Rowizna. Ils sont repoussés au Nord et à l’Est, mais Radzymin est enlevé ; une contre-attaque immédiate des réserves polonaises le reprend le 14 ; il est reperdu à nouveau dans la soirée et les troupes rouges atteignent la 2e ligne de défense, s’approchant ainsi à 5 kilomètres des faubourgs de la capitale.

Le 15, la lutte se concentre à nouveau autour de Radzymin où deux divisions polonaises de réserve s’engagent successivement avec l’appui des chars d’assaut français ; en fin de journée, le village reste aux Polonais. Les autres tentatives russes échouent sur Serock, au Nord, et vers Gora-Kalvarya au Sud.

Désormais les attaques frontales bolchévistes mollissent et la journée du 15 n’est marquée que par quelques engagements locaux.

Cependant, à l’extrême gauche, le général Haller, inquiet des concentrations ennemies dans la région de Dembe et de l’extension du mouvement débordant du corps de cavalerie et de la 4e armée rouge, a précipité l’entrée en action de la Ve armée polonaise et l’a engagée dès le 14 en direction du Nord-Est, afin de soulager la défense du camp retranché et de rompre, avant sa mise en place, le cercle d’investissement dont il sent son aile gauche menacée. En trois jours, grâce à l’énergie et à l’habileté manœuvrière du général Sikorski, la Ve armée culbute l’aile droite de la 15e armée rouge et la rejette sur la Narew, tout en contenant à sa gauche les divisions de la 4e armée rouge rappelées en hâte vers l’Est au secours de la 15e.

Le 16 au soir, la bataille défensive de Varsovie est gagnée et la phase critique prend fin. La confiance renaît. On sait à Varsovie que la contre-offensive arrive du Sud à marches forcées.


Dès deux heures du matin, en effet, à la date fixée, le groupe des armées du centre, sous les ordres du maréchal Pilsudski, franchit le Wieprz.

La IVe armée, en trois colonnes principales, marche sur Novo-Minsk et Siedlce. La IIIe armée, en deux colonnes, se porte en direction de Biela et de Brest-Litowsk. Les objectifs, fixés à plus de 40 kilomètres du point de départ, sont tous atteints et même dépassés ; certaines unités parcourent 70 kilomètres dans la première journée [5]. La surprise de l’ennemi est complète ; son aile gauche, engagée vers les passages de la Vistule, est culbutée ou encerclée.

Dès le 17, le groupe d’armées central entre à Novo-Minsk, à Siedlce et à Biela : sa gauche donne la main, à Novo-Minsk, à la division de droite de la Ire armée qui s’est elle-même portée en avant. En deux jours, sous l’énergique impulsion du chef de l’État, il a parcouru plus de 80 kilomètres. La 16e armée bolchéviste, prise entre la IVe et la Ire armées polonaises, est coupée en plusieurs tronçons. Ses éléments cherchant une issue vers l’Est, abandonnent plus de 10 000 prisonniers.

La victoire est déjà décidée et l’exploitation commence. Le 18, l’offensive est prescrite à toutes les armées du Nord avec ordre de la pousser jusqu’à l’extrême limite des forces des hommes et des chevaux. Les divisions de la IIe armée devenues disponibles derrière la Vistule sont dirigées en renfort vers les ailes.

Au groupe d’armées du Nord, la Ve armée pivote sur sa gauche, qui résiste imperturbablement aux assauts tentés par les unités de la 4e armée rouge pour se rouvrir le chemin de l’Est : elle pousse droit au Nord, entre à Ciechanov le 20, à Mlava le 21, achevant de couper l’aile droite bolchéviste du gros de ses armées. Seul un détachement de cosaques réussit à percer vers l’Est, le reste doit se rendre ou passer la frontière allemande. La Ire armée entame d’abord la poursuite en direction de Lomza, puis se redresse vers le Nord en direction de Chorzele.

Le groupe d’armées central continue à monter rapidement vers le Nord en direction de Lomza et de Bialystock ; le 19, il borde le Bug et le franchit même en certains points ; le 22, Lomza est occupé, le 23, Bialystock est enlevé après un combat de trente heures ; les têtes de colonnes commencent à atteindre la frontière allemande.

Successivement, du Sud au Nord, la 16e, puis la 3e et la 15e armées rouges, poursuivies en queue par la Ire armée, ont été prises en flanc, enveloppées et disloquées par le groupe central : leurs éléments de tête seuls échappent vers l’Est. Le 25, de l’armée bolchéviste qui, 12 jours auparavant, se croyait à la veille d’entrer triomphalement à Varsovie, il ne reste que quelques débris sauvés par une fuite rapide. Le butin de l’armée polonaise se monte à : 70 000 prisonniers, 200 canons, 1 000 mitrailleuses.

Ainsi l’armée polonaise, ramenée en désordre de Polotsk sur la Vistule, après avoir subi l’effet démoralisant d’une retraite de plus de 500 kilomètres, s’était ressaisie en quelques jours, et avait infligé à l’ennemi une défaite totale.

L’histoire offre peu d’exemples d’une situation aussi rapidement et aussi complètement renversée. Sans doute, le commandement bolchéviste, trop prompt à mépriser son adversaire, avait, par l’imprudence de ses dispositions, compromis son succès au moment même où il le croyait assuré ; sans doute aussi ses troupes, mal organisées, menées par contrainte à la bataille, lui avaient échappé dès les premiers revers. La victoire de Varsovie n’en est pas moins pour l’armée polonaise un titre de gloire impérissable, et, pour la nation polonaise, un précieux gage de confiance dans l’avenir. Elle est le résultat d’une manœuvre parfaitement conçue, exécutée avec décision et souplesse ; elle a pu atteindre son magnifique développement grâce à la remarquable capacité de marche, à l’endurance du soldat polonais, et aux qualités manœuvrières de ses chefs.

En ajoutant qu’une part de cette victoire revient à la France qui, de longue date, a prêté à la Pologne son appui moral et son aide matérielle, aux officiers français qui ont coopéré à sa préparation et qui, non contents de mettre leur expérience au service de leurs camarades polonais, ont généreusement, pendant les journées critiques, porté sur le front de combat l’exemple vivifiant et fécond de leur bravoure et de leur foi dans le succès, on ne fait que répéter ce que la Pologne entière a proclamé avec autant de générosité que d’enthousiasme par les manifestations de reconnaissance dont elle a salué le départ du général Weygand le 25 août, et quelques semaines plus tard, celui du général Henrys.


La bataille de la Vistule terminée, il reste à compléter les résultats acquis en dégageant largement vers l’Est les futures frontières de la Pologne. L’effort bolchéviste sur Varsovie n’a d’ailleurs pas encore épuisé toutes les réserves russes.

Tandis que les débris des armées rouges du Nord refluent dans un indescriptible désordre vers leurs centres de réorganisation, le commandement bolchéviste appelle en toute hâte les renforts dont il dispose encore à l’intérieur : onze divisions nouvelles sont acheminées vers la région de Grodno.

Le gouvernement de Moscou ne renonce pas à prendre sa revanche, et l’attitude de ses plénipotentiaire transférés à Riga prouve qu’il escompte encore la possibilité d’un retour offensif prochain avec le concours des Lithuaniens. Mais il lui faut gagner le temps de préparer ce nouvel effort.

Dans ce dessein, et tandis que les armées polonaises que la poursuite a orientées vers le Nord, opèrent leur regroupement face à l’Est sur un front partant de la frontière allemande vers Craievo et jalonné par Bialystock et Brest-Litowsk, le commandement bolchéviste essaie d’entraver leur liberté d’action en les inquiétant sur leurs arrières : il rappelle les forces de Budieny dans la région de Sokal et les lance à l’attaque en direction de Lublin.

Du 27 août au début d’octobre, les armées polonaises vont mettre hors de cause l’armée de Budieny, rejeter au delà du Styr et du Zbrucz les forces bolchévistes du front Sud, devancer l’offensive en préparation sur le front Nord et ruiner ainsi les derniers espoirs du Gouvernement des Soviets.

Sur le front Sud, Budieny s’est avancé jusqu’à Zamosc. Attaqué concentriquement grâce à l’intervention d’une armée polonaise ramenée du front Nord, il échappe à grand’peine à l’encerclement et se replie en désordre derrière le Bug. L’offensive polonaise s’élargit progressivement du Pripet au Dniester ; elle reprend Kovel le 14 septembre, Rovno le 19 ; plus au Sud, elle atteint Tarnopol le 20 et regagne le Zbrucz.

Sur le front Nord, le maréchal Pilsudski dirige en personne les opérations : deux armées polonaises, partant de la région comprise entre Suwalki et la vallée du Pripet, entreprennent le 22 septembre une offensive de grand style, qui aborde de front l’ennemi établi solidement en avant de Grodno et de Volkovysk, vise à le prendre à revers par un vaste mouvement débordant orienté vers Lida, et à couper successivement ses lignes de retraite vers Molodechno et Minsk.

L’armée rouge, après quatre jours de durs combats autour de Grodno et de Volkovysk, pivote sur son aile gauche ; de plus en plus débordée par le Nord, elle abandonne successivement la ligne de la Shahara, puis le nœud ferré de Baranovitchi. Dans les premiers jours d’octobre, elle renonce à la lutte et se replie derrière la Bérésina.

Du 22 septembre au 5 octobre, elle a laissé entre les mains des Polonais 37 000 prisonniers, 120 canons, et 400 mitrailleuses.

Dès lors, les armées polonaises achèvent de gagner, sans rencontrer d’obstacles, la ligne générale tenue au cours de l’hiver 1916 par le front oriental allemand, frontière militaire sur laquelle le général Weygand, avant de quitter Varsovie, avait conseillé de s’arrêter.

Le 14 octobre, l’armistice de Riga, suivi bientôt des préliminaires de paix, consacre la victoire définitive de la Pologne et trace la frontière polono-russe suivant une ligne qui part de Drissa sur la Duna et laissant Minsk à l’Est en territoire soviétique, longe au Sud le Slutzk, et, par Ostrog, rejoint le Zbrucz et atteint le Dniester à Khotin.


III

Après cinq mois de pourparlers, les négociations de Riga viennent d’aboutir à la signature du Traité polono-russe. Ce Traité est-il pour la Pologne une garantie de paix durable avec ses voisins de l’Est ? A-t-il plus de valeur aux yeux du gouvernement des Soviets que le pacte conclu en juin avec la Lithuanie, et dont il viole les stipulations en concédant aux Polonais des territoires précédemment attribués aux Lithuaniens ? N’est-ce pas simplement pour ce Gouvernement un moyen de reprendre tranquillement la préparation de ses desseins et de préparer la revanche ?

Grâce à l’armistice de Riga, conclu au plus vite pour limiter les conséquences d’une entreprise manquée, le gouvernement bolchéviste a pu se retourner contre Wrangel et le chasser de Crimée, liquider ensuite les vaines tentatives faites par les contingents de Savinkoff et de Petlioura en Russie Blanche et en Ukraine. Par la conquête de la Géorgie, il a fait rentrer sous sa loi la dernière des républiques aborigènes issues des anciennes provinces du Caucase. Enfin par la répression rapide et vigoureuse des émeutes de Cronstadt et de Moscou, il vient d’affirmer la fermeté de son pouvoir et de ruiner les espérances de ceux qui avaient cru voir, dans ces mouvements insurrectionnels, les prodromes de sa chute imminente.

Ce sont en réalité de grandes victoires politiques que le bolchévisme a remportées ainsi au prix d’un faible effort militaire. Elles ont effacé dans une certaine mesure le souvenir de la défaite de Varsovie, et ouvert une nouvelle phase dans l’évolution du problème russe. Après trois ans de lutte, le gouvernement des Soviets a successivement expulsé de son territoire les forces d’intervention étrangères, mis hors de cause les forces nationales anti-bolchévistes, et purgé la terre russe du dernier garde-blanc. Libéré ainsi à l’intérieur de tout danger militaire ou politique immédiat, dans quel sens le bolchévisme va-t-il orienter son action ?


C’est dans l’essence même de sa doctrine qu’il faut chercher la réponse. Les Dictateurs de Moscou ont jusqu’à ce jour habilement associé dans leurs conceptions le dogme de l’intégrité nationale et celui de la révolution internationale. Ces idées auxquelles ils attribuent leurs succès d’hier inspireront sans doute leurs actions de demain ; la reconstitution de l’Empire russe intégral n’est, du reste, pour eux, qu’un moyen d’affermir leur force en vue du développement de leur propagande internationale. Leur programme n’est donc pas seulement un programme de politique russe, il est aussi, et avant tout, un programme de révolution mondiale. Toutes leurs entreprises, quels que soient leurs objectifs immédiats, concourront au même but : provoquer le bouleversement général de la société pour fonder, fût-ce au prix d’une ruine totale, la domination universelle du communisme.

C’est dire que le bolchévisme ne peut atteindre ses fins que par une action virulente, destructrice de l’ordre social établi. S’il renonce à la poursuivre, s’il cesse même de l’intensifier et de la généraliser, il est condamné à disparaître. L’agressivité est sa loi : pour ne point mourir, il ne peut cesser d’attaquer.

Il dispose à cet effet de deux forces ; l’armée rouge et la propagande. — L’armée rouge a un triple rôle : armée prétorienne, elle assure la domination du Gouvernement des Soviets ; armée du travail, elle régente la vie économique et impose aux campagnes les réquisitions indispensables à la vie des grands centres ; armée de campagne, elle prépare aux frontières les offensives militaires. Elle est à la fois un instrument et la sauvegarde du régime. — La propagande agit sur toute la surface du monde civilisé, pour amener les offensives politiques en soulevant les peuples contre les Gouvernements ; elle est grandement facilitée par la détresse économique dont souffrent aujourd’hui la plupart des États ; elle n’est d’ailleurs pas arrêtée par les traités de paix, qui la favorisent au contraire en lui ouvrant les frontières.


Avec un tel programme et de tels moyens, vers quels objectifs le Gouvernement des Soviets tournera-t-il ses prochains efforts ? Pour le moment, sans doute, il cherche avant tout à rompre son isolement économique en renouant des relations commerciales avec les grandes Puissances d’Occident, capables de lui fournir les produits manufacturés qui lui sont d’une urgente nécessité, et à dénouer ainsi, avant qu’elle ne soit devenue fatale, la crise de misère dont se meurt la Russie. Mais la poursuite de ce résultat, tout pacifique en apparence, vise en réalité à renforcer les moyens d’expansion du bolchévisme, en consolidant sa situation à l’intérieur, et en donnant à l’extérieur droit de cité à de véritables bases de propagande communiste dont le rayonnement puisse atteindre plus directement les prolétariats de l’Europe occidentale.

En même temps, habile à exploiter tous les mécontentements, les rancunes de l’Allemagne vaincue comme les résistances du nationalisme turc, il prépare les actions militaires destinées, non seulement à reconstituer l’intégrité nationale, mais encore à appuyer sa propagande au moment et au point voulus, et à en exploiter les effets. Actuellement limitées au Caucase [6], ces actions militaires peuvent s’orienter demain vers les Provinces baltiques, vers la Roumanie, vers la Pologne. L’attitude diplomatique du Gouvernement des Soviets vis-à-vis de ses voisins ne permet pas de préjuger de l’ordre et des délais dans lesquels il se réserve d’aborder ces objectifs. Mais, les dispositions prises dans l’armée rouge pour l’organisation de ses unités, leur instruction et leur répartition, le mettent dès maintenant en mesure d’appliquer sans retard des moyens puissants à celle des offensives que les circonstances lui révéleront comme la plus urgente, la plus sûre, ou la plus susceptible de servir à ses fins.

Dans les provinces baltiques, la Russie soviétique doit chercher à récupérer sa façade sur la mer. Déjà l’Esthonie s’est presque rendue, et Reval est aux mains du représentant Litvinoff. La Lithuanie s’est, depuis longtemps, compromise en liant partie avec l’armée rouge lors de l’offensive sur Varsovie, et le différend qui la sépare de la Pologne dans la question de Vilna risque de l’entraîner à de nouvelles faiblesses. La Lettonie, après avoir manifesté la ferme volonté de défendre son indépendance, semble maintenant douter de sa force de résistance. La conquête des provinces Baltiques est donc pour les Soviets une opération tentante. Elle permettrait, par l’occupation des ports qui doivent donner accès aux exportations britanniques, d’exploiter les accords commerciaux, récemment conclus avec l’Angleterre, et, en même temps, de reprendre le contact direct avec l’Allemagne.

A la Roumanie, le Gouvernement des Soviets peut toujours, au nom du principe de l’intégrité territoriale, réclamer la Bessarabie. Il n’a jusqu’à présent laissé passer aucune occasion de protester contre la perte de cette province et, le 3 novembre dernier. Soviets de Grande Russie et Soviets Ukrainiens, ont déclaré irrecevable le protocole la rattachant à la Roumanie. Tchitcherine, il est vrai, pour amener la Roumanie à entamer des négociations à Reval, a promis de n’y pas soulever la question de Bessarabie ; mais cette concession apparente n’accuse-t-elle pas en réalité le souci de la laisser entière pour la reprendre au moment voulu ? La récupération de la Bessarabie, en effet, outre l’intérêt qu’elle présente, tant dans l’ordre économique qu’au point de vue national, ouvrirait la voie vers les peuples frères de Ruthénie, et, par leur intermédiaire, vers les éléments communistes hongrois et autrichiens.

Enfin la Pologne reste aux yeux de Moscou le boulevard de la bourgeoisie dressée contre le bolchévisme, le principal obstacle qui retarde l’avènement de la Révolution communiste internationale en s’opposant à l’établissement d’un contact large et direct avec l’Allemagne et à la constitution d’un bloc germano-russe capable d’imposer à l’Europe ses lois économiques et politiques. La lutte de la Russie soviétique contre la Pologne ne semble donc que remise. Zinovief et Lénine en ont eux-mêmes averti l’Europe : le traité de Riga, simple trêve, est sans valeur, comme toute convention passée avec un Etat bourgeois, et il ne saurait lier le prolétariat russe. Dès que l’occasion sera favorable, l’armée rouge reprendra sans doute l’attaque en direction de Varsovie. Le moment venu, les arguments ne manqueront pas, s’il en est besoin, pour justifier l’agression ; la frontière même du Traité de Riga, en ménageant quelques enclaves. russes en territoire polonais, permettra d’invoquer le principe de l’intégrité nationale.


Ainsi, à travers le Caucase et les provinces baltiques, à travers la Roumanie et la Pologne, c’est toute l’œuvre de paix des Puissances de l’Entente que le bolchévisme veut détruire ; c’est leur régime social et leur avenir économique dont il poursuit le bouleversement et la ruine.

Également mises en péril par cet impérialisme monstrueux, ces Puissances ne peuvent, sans égarement coupable, distinguer parmi ses entreprises celles qui menacent leurs propres intérêts de celles qui ne les atteignent point directement, se prémunir contre les unes et négliger les autres. Puisse l’expérience des événements accomplis et des occasions perdues <ref> Naguère, dans les premiers temps du régime soviétique, les forces anti-bolchévistes dont les concours s’offraient en Russie même et sur ses confins, eussent sans doute réussi à l’éteindre dans son foyer, si une impulsion d’ensemble avait uni leurs efforts. Il eût fallu pour cela que les Puissances de l’Entente se missent d’accord pour leur tracer une règle politique commune et coordonner leurs actions. Loin de là, l’indifférence aveugle ou la prudence apeurée des unes, les tendances divergentes des autres, s’inspirant trop souvent de conceptions égoïstes et trop immédiates, ont permis au Gouvernement soviétique de mettre ces forces successivement hors de cause. L’appui partiel que leur a prêté l’Entente n’a produit d’autre résultat que de faire retomber sur elle la responsabilité des échecs subis et de la déconsidérer aux yeux du peuple russe. <ref> les éclairer sur la conduite à suivre, et sur la nécessité d’adopter un plan d’action commun et d’en poursuivre solidairement l’application !

Il ne s’agit point pour elles, — ainsi qu’on a feint de le croire trop souvent, pour trouver là un prétexte à ne rien faire, — d’aller frapper le mal à sa racine jusqu’à Moscou, et d’organiser à cet effet une intervention de forces alliées. Une telle entreprise ne peut entrer dans leurs vues, elle excède d’ailleurs leurs possibilités actuelles ; elle ne réussirait sans doute qu’à renforcer la situation du Gouvernement des Soviets en exaspérant le sentiment national russe. C’est le peuple russe lui-même qui, le moment venu, renversera le bolchévisme.

C’est donc un programme exclusivement défensif dont l’adoption s’impose aux Alliés. Essayons d’en fixer les lignes principales.

Il semble, tout d’abord, que les Puissances alliées devraient, par une déclaration concertée, définir leur attitude vis-à-vis du peuple russe et du régime qui l’opprime. Elles s’inspireraient avantageusement, pour le faire, de la note remise le 13 août 1920 par le secrétaire d’État des États-Unis à l’ambassade italienne de Washington. Les Puissances alliées y affirmeraient qu’elles estiment impossible de reconnaître le régime bolchéviste et de nouer des relations officielles avec un Gouvernement résolu à faire de son service diplomatique une agence d’intrigues, de propagande et de révolte contre les régimes établis ; — qu’en luttant contre le développement du programme révolutionnaire des Soviets, elles entendent combattre uniquement le bolchévisme et non la nation russe ; — qu’elles prennent au contraire vis-à-vis de la Russie de demain, quel que soit le régime auquel se ralliera sa volonté librement exprimée, l’engagement de respecter son intégrité territoriale, sous réserve d’une juste application du principe des nationalités ; — qu’elles sont disposées, dès que le régime intérieur le rendra possible, à unir leurs efforts pour la remise en valeur du patrimoine économique russe.

Ces principes fixés, les points essentiels du programme d’action pourraient être les suivants :

Adoption pour chaque Puissance de mesures rigoureuses contre le développement du Bolchévisme intérieur, expulsion des Bolchévistes russes ou étrangers, répression sévère de toute propagande, saisie des documents séditieux. L’entente entre les Puissances est nécessaire pour donner tout leur effet à ces mesures, car il ne faut pas que les expulsés trouvent dans des territoires voisins un asile et une base d’action.

Ajournement des relations commerciales avec le Gouvernement des Soviets. D’une part, en effet, la Russie n’a rien à vendre, son régime a tué toute vie économique ; elle ne peut payer ses achats qu’avec un or dont elle ne dispose que par banqueroute, ou avec un trésor constitué par la nationalisation, c’est-à-dire par le vol, des objets de valeur. D’autre part, la reprise des échanges aurait pour premier résultat de donner au Gouvernement des Soviets les moyens de compléter l’équipement et le ravitaillement de ses troupes, d’améliorer ses transports en chemin de fer, et contribuerait ainsi à augmenter la force combative de l’Armée Rousse. Est-ce le moment de rendre plus grave la menace que cette armée rouge fait peser sur les voisins orientaux de la Russie, lorsque le Gouvernement soviétique vient d’être éclairé par les émeutes de Cronstadt sur l’instabilité de ses bases à l’intérieur et qu’il faut s’attendre à le voir chercher dans une recrudescence de sa propagande et de ses offensives extérieures les moyens de relever et de consolider son prestige.

Surveillance efficace de la Mer Baltique et de la Mer-Noire pour interdire toute contrebande de guerre au profit de la Russie.

En cas d’agression par les armées rouges des États voisins de la Russie (Pologne, Roumanie, Pays baltiques, Caucase...) » action solidaire des Puissances alliées pour soutenir ces Etats moralement et matériellement ; préparation de cette action pour qu’elle puisse s’exercer en temps voulu et avec efficacité [7]. Le concours des Puissances alliées leur donnerait le droit et le devoir de contrôler la préparation défensive des Etats secourus, tant au point de vue de l’organisation de leurs armées que des plans militaires de défense.

Leur sollicitude ira tout d’abord à la Pologne, pierre angulaire du Traité de Versailles dans l’Est de l’Europe, dont la victoire a l’an dernier sauvé l’Europe du danger qui la menaçait. Elles ne craindront pas, en la soutenant délibérément, de la faire trop forte, si elles savent à la fois lui donner fermement des conseils de modération et lui octroyer loyalement les garanties ou les droits que lui accorde le Traité, notamment en ce qui concerne Dantzig et la Haute-Silésie. Elles n’oublieront pas, en traitant ces questions, qu’au mois d’août dernier l’Allemagne, qui prétend aujourd’hui devoir conserver sa population armée pour se préserver du bolchévisme, se réjouissait ouvertement de chaque progrès des bolchévistes vers Varsovie, et elles se demanderont si l’Allemagne n’a pas intérêt à favoriser un état d’insécurité qui lui fournit un prétexte à des armements indûment maintenus.

La Roumanie est comme la Pologne en première ligne sur le front de combat. Elle a une armée de valeur. Il faut compléter ses moyens matériels et étayer ses efforts.

La Latvie doit être confirmée dans la volonté de se défendre et la résistance de son vaillant peuple doit être soutenue.

Mais quel que soit le secours que l’on apporte à chacun de ces Etats et l’énergie de leur action, il est indispensable que des alliances défensives entre la Pologne et la Roumanie d’une part, entre la Pologne et la Latvie d’autre part assurent la liaison et la coordination de leurs efforts. A ce prix seulement sera opposé aux attaques bolchévistes un front de défense continu et bien soudé de la Baltique à la Mer-Noire. Les Puissances alliées ont donc le plus grand intérêt à user de leur influence pour arriver à la réalisation rapide de ces accords. Il est également très nécessaire que les communications de la Pologne avec les Puissances occidentales soient assurées non seulement par mer, mais encore par voie de terre, et que, dans ce dessein, les Puissances provoquent et facilitent un rapprochement durable entre la Pologne et la Tchéco-Slovaquie.

Au Caucase, enfin, le contact qui, à la suite de la chute de la Géorgie vient de s’établir largement entre bolchévistes et nationalistes turcs, ne peut que raviver les rivalités séculaires du Moscovite et de l’Ottoman. Il semble possible de rompre leur alliance factice en leur appliquant, avec un sens politique averti par les récents événements, un traité encore non ratifié ?


Une politique d’action commune entreprise sur ces bases par les Puissances victorieuses, poursuivie résolument sans défaillances ni fissures, doit arriver à paralyser toute action extérieure du Gouvernement des Soviets, de quelque nature qu’elle soit. Par là sera supprimée la menace permanente de bouleversement dont souffre le monde civilisé. Par là également le régime bolchéviste, réduit à l’impuissance dans tous ses domaines offensifs, devra disparaître ou se modifier, et ainsi sera hâté le moment où la Russie pourra enfin se libérer de la tyrannie dont elle subit la dégradante oppression.

Il n’y a dans tout ce programme rien de nouveau, dira-t-on. C’est vrai. Chacune des mesures indiquées a déjà été envisagée et même appliquée à certains moments, par certaines Puissances, jusqu’à un certain point. Mais il y a loin de ces actions tardives, partielles, divergentes, timides, à la pratique des actions préparées, entières, concertées et résolues que l’on s’est efforce de présenter ci-dessus. Sans doute aussi l’entière adhésion à ce programme et son exécution soutenue demandent certaines concessions à chacune des Puissances. Ces concessions sont-elles si grandes qu’elles comportent de leur part des sacrifices impossibles ? On ne le croit pas, car leurs points de vue sont moins éloignés qu’il ne parait. La Grande-Bretagne par exemple, malgré son désintéressement apparent pour la forme du Gouvernement russe, malgré les accords commerciaux qu’elle vient de conclure, a-t-elle plus de sympathie que la France pour le bolchévisme, et peut-elle tolérer l’ingérence des agents des Soviets dans sa vie intérieure et dans ses possessions lointaines ? Comme nous, la Grande-Bretagne et l’Italie n’ont-elles pas intérêt à écarter la possibilité d’une collusion germano-russe qui rendrait impossible l’exécution du Traité de Versailles ? Et ces sacrifices, seraient-ils d’importance, que pèsent-ils en face du danger commun ? Les Puissances ont dû en faire de semblables pendant la guerre, et rien ne ressemble plus à la guerre que la paix incomplète dont nous jouissons aujourd’hui. — Qu’elles se reportent à leurs inquiétudes du mois d’août 1920. Ce qu’on a appelé le miracle de la Vistule les en a dégagées pour quelques mois. Il faut accepter le bienfait des miracles quand ils se produisent. Il est prudent de donner à sa politique des bases moins hypothétiques.


  1. A la date de la fixation de cette frontière provisoire (8/12/1919), le front oriental polonais la dépassait et avait atteint la ligne générale Polotsk, Borisov, Böbruisk, Novograd-Volynsk, Kamenets-Podolsk.
  2. Les troupes polonaises opposées à la cavalerie de Budieny étaient en majeure partie composées de recrues.
  3. Dans le texte, les numéros des armées rouges seront indiqués en chiffres arabes, les numéros des armées polonaises en chiffres romains.
  4. Affluent de droite de la Vistule.
  5. Et atteignent Garvolin.
  6. Où la conquête de la Géorgie vient d’élargir et de dégager la base d’action du bolchévisme vers la Perse, l’Inde et la Mésopotamie.
  7. Cette préparation comporte l’obligation de déterminer, sans retard, les moyens matériels à fournir, de répartir les charges entre les Puissances alliées, d’étudier les voies par où ce matériel devra être transporté, et d’assurer leur libre utilisation.