La Polychromie dans la sculpture grecque

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La Polychromie dans la sculpture grecque
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 823-848).
LA POLYCHROMIE
DANS LA SCULPTURE GRECQUE

Au temps où les travaux d’Hittorff achevaient de démontrer l’usage constant de la polychromie dans l’architecture grecque, un archéologue, adversaire résolu de la théorie nouvelle, parcourait la Grèce, très décidé à ne rien voir qui pût contrarier ses idées. Un de ses élèves, monté sur une échelle, explorait la corniche d’un temple, et le dialogue suivant s’engageait entre eux : « Trouvez-vous des traces de couleur? — Oui. — Descendez bien vite. » A moins d’employer la même méthode, il est bien difficile de douter aujourd’hui que les Grecs aient peint leurs statues. C’est là une question de fait, et les argumens de pure esthétique ou de sentiment ne sauraient prévaloir contre des témoignages multipliés. Non seulement les fouilles faites en Grèce, celles d’Olympie, d’Athènes et de Delphes nous ont livré d’imposantes séries de sculptures, vierges de toute restauration indiscrète et gardant encore, au sortir du sol, les traces parfois éclatantes de leur décoration peinte; mais les inventaires des grands musées d’Europe enregistrent périodiquement, parmi leurs acquisitions nouvelles, des marbres grecs où un œil exercé découvre bien vite des vestiges certains de polychromie. Et qui pourrait dire tout le mal qu’a fait, à ce point de vue, la funeste manie de restauration et de nettoyage à outrance dont nous sommes heureusement délivrés? Le principe même de la polychromie n’est plus contesté. L’histoire des anciennes controverses n’offrirait plus guère qu’un seul genre d’intérêt : ce serait de montrer la ruine graduelle d’un préjugé né au temps de la Renaissance, défendu au nom d’une esthétique toute moderne, et cédant peu à peu, non sans révolte, devant la réalité des faits. Mais si le débat est clos sur ce point, la question n’en reste pas moins ouverte. Il est clair, en effet, que la polychromie a varié dans ses applications, et que durant les cinq ou six siècles où l’art grec a vécu d’une vie indépendante, les progrès de la technique, ceux du style, ont modifié les règles qui présidaient à la peinture des statues. Le problème qui préoccupe aujourd’hui les historiens de l’art antique est surtout historique. Quelle évolution a subie la polychromie depuis les débuts de l’art grec jusqu’aux chefs-d’œuvre produits par les grands maîtres, tels que Scopas et Praxitèle? Est-il possible d’en marquer les étapes, de déterminer pour chaque période les règles auxquelles se conformaient les peintres de statues? La réponse la plus concluante serait assurément un exposé méthodique des faits observés. Sans prétendre ici à une pareille rigueur, je voudrais essayer de caractériser, à l’aide des témoignages les plus significatifs, les principales phases qu’a traversées la polychromie grecque[1].


I

Pour expliquer l’usage de la polychromie en Grèce, on a souvent fait intervenir les influences de climat, la qualité d’une lumière intense, parfois aveuglante, et qui, aux jours d’été, noie en quelque sorte les formes et les contours. Aux heures plus clémentes, ce rayonnement de lumière semble fait pour ne caresser que des formes colorées, et ce « ciel tout en joie », suivant le mot d’un poète grec, serait comme offensé par les tons froids et blafards dont s’accommodent nos climats. Pour avoir été maintes fois invoqué, l’argument n’en a pas moins gardé sa valeur, et nous reconnaîtrons volontiers qu’un ciel privilégié a fait naître chez les Hellènes, comme chez les Egyptiens et chez les Asiatiques, l’instinct et le besoin de la couleur. Mais la polychromie existe déjà dans la primitive Hellade, bien avant que l’art soit assez avancé pour en raisonner les lois et en analyser les harmonies. Ses origines se confondent avec celles de la plastique et elles sont fort humbles. Au temps où toute la sculpture est représentée par des statues de bois, que des imagiers nomades équarrissent à la hache, travaillent grossièrement à la scie et à la gouge, la peinture est le complément obligé du travail de l’outil; elle en masque les défaillances; elle donne à l’œuvre un semblant de vie. Les textes font plus d’une fois allusion aux vieilles statues de culte peintes ou dorées, et nous savons que lorsque la tradition religieuse l’exige, on fabrique encore à l’époque classique de ces images de bois rehaussées d’enluminures. Ainsi à Délos, au IIIe siècle, on commande tous les ans pour la fête de Dionysos une statue de cette nature ; elle passe par les mains du peintre, et celui-ci reçoit le même salaire que le sculpteur[2]. Ce que pouvait être un pareil coloriage, vers le VIIIe siècle avant notre ère, on l’imagine sans trop de peine, grâce aux terres cuites primitives, à cette imagerie populaire qui nous a conservé comme des réductions à bon marché des statues de culte. A voir ce bariolage violent, ces plaques rouges qui tachent les pommettes du visage, on a l’impression d’une enluminure barbare; et l’impression changerait fort peu sans doute si, par impossible, des fouilles nous rendaient quelque spécimen de la statuaire en bois. Chercher les règles de la polychromie pour des œuvres qui n’existent plus serait raisonner dans le vide. Mais ce que nous apprennent les textes semble prouver qu’il faut faire la part du sentiment religieux dans cette esthétique naïve qui associe la couleur à la forme. D’après les anciennes idées grecques, la statue du dieu est vraiment animée par une puissance divine ; ces idoles sont des êtres vivans. Il est question de statues qui agitent la main, suent des gouttes de sang, communiquent à ceux qui les touchent une vigueur surnaturelle. Elles se déplacent miraculeusement ; une statue d’Apollon va défendre les murailles de Corcyre. On les pare de bijoux, de vêtemens; on les parfume comme des êtres de chair et d’os. Ne faut-il pas que l’image du dieu ait toutes les apparences de la vie, et que l’art y emploie toutes ses ressources, en leur donnant non seulement la forme, mais la couleur? Cette couleur sera un barbouillage informe ; mais elle plaira au dieu, et le xoanon, sous sa couche de rouge lie de vin ou de vermillon, inspirera aux dévots le même respect que provoquera plus tard l’Athéna de Phidias, resplendissant au Parthénon dans tout l’éclat de sa riche polychromie métallique.

Quittons ces périodes obscures pour arriver à d’autres encore bien lointaines, mais qui nous ont laissé des témoignages irrécusables, c’est-à-dire des monumens. Dans le courant du VIIe siècle avant notre ère, la sculpture grecque commence à mettre en œuvre des matériaux plus durables que le bois. Certaines écoles privilégiées travaillent déjà le marbre de Naxos ou de Paros; mais dans la Grèce continentale, les sculpteurs s’en tiennent aux diverses variétés de la pierre tendre : d’abord un calcaire friable, semé de coquilles, creusé de trous ; plus tard, avec les progrès de l’outillage, et un choix plus éclairé des matériaux, une pierre d’un grain plus serré et plus résistant. L’étude qu’on peut faire aujourd’hui de cette sculpture primitive porte sur un nombre déjà considérable de monumens. Depuis les métopes de Sélinonte, jusqu’aux sculptures, récemment découvertes à Delphes, du trésor des Sicyoniens, on en citerait de nombreux exemples. Les frontons de tuf sculptés en relief ou en ronde bosse, trouvés, de 1882 à 1888, dans les fouilles de l’Acropole d’Athènes, occupent dans cette série une place d’honneur[3].

Si la sculpture sur bois commande déjà l’emploi de la peinture, la sculpture en pierre tendre l’exige également comme un complément indispensable. En travaillant cette matière friable, qui cède si facilement sous le ciseau, le sculpteur ne saurait chercher tout le détail des formes qui constitue le modelé. Et le voulût-il, en eût-il le talent, ni l’outillage ni la qualité de la pierre ne le lui permettraient. On l’a dit avec beaucoup de raison, les monumens eux-mêmes attestent l’insuffisance des outils maniés par les artistes primitifs : c’est toujours la scie et la gouge, qui servaient aux « imagiers » pour fabriquer leurs idoles de bois. Qu’un sculpteur du VIe siècle taille dans la pierre une statue ou un fronton ; croira-t-il son œuvre terminée quand il aura modelé sommairement de larges surfaces planes, et creusé le calcaire avec la gouge pour figurer les boucles d’une chevelure ou les plis d’une draperie? L’œil sera choqué par les défauts de la pierre, par l’aspect rugueux et inégal qu’elle présente. Il faudra que la peinture joue encore ici son rôle, dissimule les imperfections de la matière, rehausse le travail et donne à la statue son aspect définitif. Dans de telles conditions, la polychromie doit être aussi complète que possible, et c’est bien ainsi que nous la montrent les monumens, en particulier les frontons de l’Acropole, où la couleur, répartie sur toutes les parties sculptées, les couvre de ses tons pleins et mats, étalés largement. Voilà donc pour l’art grec primitif une loi bien établie : qu’il s’agisse d’une statue ou d’un bas-relief, la sculpture en pierre tendre réclame une polychromie totale.

Quelle est, d’autre part, la valeur représentative, pour ainsi dire, de cette polychromie? Vise-t-elle à reproduire la vérité des couleurs, à donner, dans la limite de ses ressources, l’illusion de la vie? Pour la statuaire proprement dite, nous ne possédons guère que quelques morceaux, des têtes, des débris de statues drapées[4]. On y observe surtout des bleus et des rouges posés sur les vêtemens; quelquefois les chairs sont peintes en rouge. Comme les mêmes couleurs se retrouvent dans la sculpture monumentale, on peut admettre que la polychromie suit à peu près les mêmes règles dans les deux cas et conserve le même caractère. Or, elle est, à n’en pas douter, purement conventionnelle. Examinez à ce point de vue le plus remarquable des frontons en pierre tendre trouvé sur l’Acropole d’Athènes, celui auquel appartient cette étrange figure de Typhon, formée de trois bustes d’hommes munis chacun d’une queue de serpent[5]. Les couleurs dominantes sont le rouge et le bleu ; elles alternent dans les longues bandes qui couvrent les corps de serpens, dans le décor de l’aile éployée qui s’attache à l’un des bustes. Quant à l’indifférence absolue du peintre à l’égard de la vérité ou même de la vraisemblance, la bizarre enluminure des têtes en témoigne assez clairement. Qui ne connaît aujourd’hui la tête de l’un des triples bustes de Typhon, la « Barbe-Bleue », pour la désigner sous son sobriquet populaire[6]? Avec sa barbe et ses cheveux bleus, ses gros yeux au globe jaunâtre, à l’iris vert creusé d’un trou noir qui figure la pupille, cette tête paraîtrait un défi au bon sens, si nous ne savions que le peintre est resté de parti pris dans la pure convention. De même nous voyons sans trop d’étonnement, parmi les débris d’un autre fronton, deux lions au corps rouge pâle, à la crinière brun rouge, labourant de leurs griffes le corps d’un taureau bleu, où de larges lignes rouges figurent des coulées de sang. Bleu et rouge, voilà bien les couleurs favorites de la polychromie architecturale, et leur choix s’explique tout naturellement. Le peintre qui a colorié ces frontons a voulu avant tout les mettre en harmonie avec l’architecture ; il y a fait jouer les mêmes couleurs chaudes et vibrantes qui égayent les architraves et les cimaises.

Peinture totale, parce que la matière l’exige; conventionnelle, parce qu’elle doit être d’accord avec celle de l’architecture : tel est, vers le milieu du VIe siècle avant notre ère, le caractère de la polychromie dans la sculpture monumentale. Appliqué au bas-relief, ce principe conduit à des conséquences assez originales pour être signalées. En effet, la polychromie du bas-relief peut, au point de vue de ce qu’on appelle en termes d’atelier les rapports de valeurs, être comprise de deux façons : ou bien les figures se détachent en vigueur sur un fond clair, ou bien elles s’enlèvent en clair sur un fond sombre. Les artistes primitifs qui travaillent la pierre tendre sont naturellement amenés à pratiquer la première méthode. Un des frontons en relief de l’Acropole d’Athènes, celui d’Hercule combattant contre l’hydre de Lerne, nous montre une sorte de silhouettage des figures complètement peintes sur un fond qui garde la couleur naturelle de la pierre[7]. L’effet d’ensemble rappelle assez bien celui des vases à figures noires où les personnages se détachent sur un fond d’argile. L’analogie avec la peinture de vases nous frappe plus encore depuis que nous connaissons les métopes en tuf du Trésor des Sicyoniens, découvertes à Delphes. Non seulement. le fond des métopes n’a pas été touché par le pinceau, mais à côté des personnages enluminés de bistre et d’un rouge orangé ou vineux, des inscriptions tracées en lettres noires indiquent leurs noms[8] ; il est impossible d’imaginer une ressemblance plus complète avec le décor d’un vase corinthien. De tels faits nous invitent à croire que la polychromie du bas-relief a suivi d’assez près les traditions de la peinture. Aussi la voyons-nous subir le contre-coup de la révolution qui, vers 530 ou 520, modifie la technique des vases peints. Sous l’influence des progrès réalisés par la peinture, et entraînés dans un mouvement provoqué peut-être par les innovations de Cimon de Cléones[9], les céramistes abandonnent l’ancienne méthode; à ces silhouettes noires rehaussées d’engobes, d’aspect un peu triste, ils substituent des figures claires, cernées d’un fond noir brillant; en d’autres termes, ils renversent les rapports des valeurs. Les peintres de bas-relief resteront-ils fidèles à des habitudes surannées? Nous savons le contraire. Voici, par exemple, un monument bien connu, contemporain des premiers vases attiques à figures rouges : nous voulons parler de la stèle de Vélanidéza où un Athénien, Aristion, est représenté en costume de guerre. Le fond a conservé une teinte sombre qui fait ressortir les valeurs claires des chairs et les filets adroitement ménagés pour isoler certains détails, comme l’épaulière de la cuirasse[10]. Une des découvertes les plus importantes dues aux fouilles de l’Ecole française à Delphes nous apporte un argument de plus. Dans la magnifique frise du Trésor des Siphniens, le fond était peint en bleu, et si les armes et les vêtemens ont conservé des traces de couleurs, on n’en voit aucune sur les nus. L’artiste avait d’ailleurs pris ses précautions pour que les couleurs des accessoires ne se confondissent pas avec celles du fond. Tel guerrier porte un casque bleu, mais cette pièce d’armure est très habilement cernée par un liséré rouge, et l’œil en perçoit ainsi nettement les contours. La peinture des bas-reliefs s’achemine donc vers un système nouveau, qui fera prévaloir, dans les fonds, des valeurs soutenues ; et, pour continuer une comparaison empruntée à la peinture céramique, un bas-relief polychrome rappellera, pour l’effet d’ensemble, l’aspect d’un vase où les figures rouges s’enlèvent sur un fond sombre.

La stèle de Véladinéza et la frise des Siphniens sont des sculptures en marbre. L’évolution dont nous parlons coïncide, on le voit, avec l’emploi d’une matière plus fine que la pierre tendre, et qui, vers le milieu du vi’ siècle, a remplacé presque partout le tuf cher aux vieux sculpteurs. Avec la sculpture en marbre, la polychromie entre dans une phase nouvelle.


II

Le marbre est pour nous une matière coûteuse et rare; il y a comme un sentiment d’économie dans le respect qu’il nous inspire, et c’est là une des raisons qui ont fait longtemps écarter comme sacrilège l’idée de la polychromie: appliquer une coloration artificielle aux beaux marbres grecs, si purs de grain, cela peut sembler une profanation. Sans doute les Grecs en connaissaient bien tout le prix. Le marbre de Paros était un article d’exportation, et malgré la richesse de leurs carrières du Pentélique, les Attiques eux-mêmes l’achetaient à belles drachmes sonnantes. Mais le marbre reste pour eux « la pierre blanche », c’est-à-dire une pierre plus belle, plus résistante que le calcaire, offrant par là même plus de ressources à l’architecte et au sculpteur. L’emploi de cette matière nouvelle n’a pas pour effet de faire brusquement cesser les habitudes prises; la polychromie ne disparaît pas, elle se modifie. Un sûr instinct avertit les sculpteurs que ce grain serré et poli, cette transparence chaude, cet éclat doux, doivent concourir à la beauté de l’œuvre d’art, et que le problème consiste à concilier les exigences de la matière avec celles de la couleur. Ce problème, les maîtres archaïques s’appliquent à le résoudre, et ils le font avec autant de goût que de décision.

Nous sommes aujourd’hui très bien renseignés sur la peinture des statues archaïques en marbre, et, pour ne parler que des découvertes les plus retentissantes, les fouilles de l’Acropole d’Athènes nous l’ont révélée avec une précision inespérée. Les statues de femmes réunies au musée de l’Acropole sont bien connues ; on a maintes fois décrit ces figures de marbre où revivent pour nous les contemporaines des Pisistratides ; on a commenté avec complaisance leurs attitudes un peu rigides, leurs gestes réglés par une sorte de coquetterie d’apparat, étudié avec détail leur costume de fête aux longs plis réguliers, et l’appareil savant de leurs coiffures[11]. Le soin minutieux de l’exécution nous avertit que l’art du marbre a atteint toute sa perfection technique, et que les progrès à venir seront surtout des progrès de style. Les artistes qui ont sculpté ces statues, de 520 à 480 environ, sont sûrs de leur ciseau, comme les peintres qui les décorent sont maîtres de leurs principes. La polychromie suit des règles établies, et ne procède pas par tâtonnemens. Nous pouvons donc choisir un exemple qui nous épargnera de longues descriptions, et examiner, parmi les statues de l’Acropole, une de celles où la polychromie a laissé les traces les plus nettes[12]. Considérons d’abord la tête, avec sa chevelure curieusement détaillée au ciseau : des boucles s’étagent sur le front ; des tresses flottent sur la poitrine ; la masse des cheveux s’épand sur les épaules en une large nappe striée d’ondulations régulières. Pour parfaire le travail du sculpteur, il suffira d’un ton uni, et ce ton est emprunté à une couleur conventionnelle, le brun rouge, dont l’emploi restera familier, même beaucoup plus tard, aux peintres de statues. En opposition avec cette coloration mate et solide, les chairs du visage restent claires, et le ton du marbre reparaît avec ses transparences. D’autre part, les lèvres sont rouges ; l’arc des sourcils et les paupières sont soulignées d’un trait noir; la pupille est noire, et entourée d’un cercle rouge figurant l’iris. La polychromie, autrefois totale et complète, se limite donc à certaines parties; à celles-là mêmes qui, dans la nature vivante, tranchent par leur coloration naturelle sur la couleur de la peau. Si l’on passe au costume, on observe le même recul des tons pleins qui font une place à la blancheur du marbre. Ici encore la couleur se réfugie dans le décor, dans les larges bandes brodées de grecques et de méandres qui courent sur le devant du chiton ou aux bords du peplos ; dans les galons qui bordent le col de la chemisette ; dans les fleurons, les rinceaux, les croix qui forment sur la draperie un léger semis. Partout ailleurs, le ton du marbre rappelle la chaude blancheur des étoffes de laine ou de lin, et si le peintre ne renonce pas absolument aux tons pleins, il les réserve pour les surfaces les plus limitées, comme le haut de la chemisette qui apparaît sous la draperie du peplos. Cette polychromie devenue partielle, l’enlumineur l’applique avec beaucoup de précautions; il prend soin de graver à la pointe une sorte d’esquisse du décor, et ce trait léger guide son pinceau pour suivre le dessin compliqué des grecques, ou les fins contours des fleurons. C’est d’ailleurs là un procédé qui n’est pas particulier aux Attiques : la statue assise de Charès, au British Museum, celle de la Niké d’Archermos, au Musée central d’Athènes, conservent également les traces de cette esquisse gravée, qui atteste l’application de la peinture, alors même que tout vestige de couleur a disparu.

Voilà donc la statue peinte suivant les règles de la polychromie archaïque. Sur le fond du marbre se détachent des tons mats, solides, sans transparence. Les tons qui dominent dans cette gamme, d’ailleurs très restreinte, sont toujours ceux de la polychromie monumentale, c’est-à-dire les bleus et les rouges, ici largement étalés, comme sur la chevelure ou sur le chitonisque, ailleurs savamment combinés pour former le décor chatoyant des bandes et des semis. Quelques fins traits noirs soulignent les détails des yeux et l’arc des sourcils; çà et là, sur les pendans d’oreille et sur le bandeau qui couronne la coiffure, la dorure met un éclat métallique; le pinceau du peintre a terminé son œuvre.

Ainsi coloriée, la statue a-t-elle pris l’apparence de la vie? Est-ce un sentiment réaliste qui a dicté le choix et l’application des couleurs? En aucune manière. Rester dans la pure convention, rehausser par le charme de la couleur le travail du sculpteur, faire œuvre d’artiste, sans chercher à tromper l’œil par une imitation voulue de la réalité, telle a été toute l’ambition du peintre. Aussi quelles précautions pour empêcher qu’un accident vulgaire vienne ternir la fraîcheur de cette délicate enluminure ! Voyez cette tige de métal scellée au sommet de la tête : c’est le support du ménisque, une sorte de demi-lune en bois ou en métal qui protège la statue contre les offenses des oiseaux, et la met à l’abri des souillures toujours à redouter de ces hôtes indiscrets de l’Acropole.

La peinture est-elle la dernière toilette de la statue? On l’a remarqué justement : entre les parties coloriées et le ton du marbre, le contraste serait choquant pour l’œil, si une sorte de patinage ne rétablissait l’harmonie en amortissant cette blancheur un peu crue. Les marbres archaïques n’ont gardé aucune trace d’une pareille opération; le fait s’explique facilement. Mais pour une date plus récente, nous en connaissons des exemples, et les textes y font plus d’une fois allusion. Rien n’empêche de croire que les maîtres du VIe siècle avaient déjà compris la nécessité d’un procédé qui joue, nous le verrons plus loin, un rôle considérable à l’époque classique.


III

Les adversaires de la polychromie peuvent considérer comme un symptôme d’une décroissance prochaine la limitation de la peinture à certaines parties dans les statues archaïques. N’est-ce pas là comme la survivance d’une tradition ancienne, condamnée à disparaître? N’y a-t-il pas là un mouvement de recul, analogue à celui qui se produit dans la sculpture italienne vers le début du XVIe siècle? Et quand les maîtres de la statuaire en marbre, avec Phidias et ses successeurs, chercheront dans le modelé les plus fines nuances, donneront à la draperie une élégance et une noblesse suprêmes, ne vont-ils pas répudier des procédés surannés, employés par les imagiers primitifs pour faire oublier les défaillances de leur ciseau?

Nous touchons ici à la question la plus controversée. Pour les brillantes périodes du Ve et du IVe siècle, les faits sont plus disséminés ; les témoignages ne se succèdent pas avec une rigueur absolue, comme dans cet ensemble unique des sculptures de l’Acropole. Pourtant, si l’on groupe tous les renseignemens épars çà et là, ils prennent une cohésion qui n’est pas factice, et la conviction se fait peu à peu. On arrive facilement à conclure que la polychromie a survécu pendant des siècles à l’archaïsme primitif.

La sculpture monumentale et le bas-relief nous offrent des points de repère certains ; ils s’échelonnent sur une longue période qui va de 470 environ à la fin du IVe siècle. Des traces de couleur ont été observées sur les métopes du temple de Zeus à Olympe, sur la draperie de l’Apollon colossal qui se dressait au milieu du fronton occidental. Si les recherches faites au Parthénon ont abouti seulement à des résultats incertains, la frise du Théséion, un peu postérieure à celle des Panathénées, a conservé des vestiges de peinture. Quand M. Newton exécuta, en 1856, sur l’emplacement du mausolée d’Halicarnasse, des fouilles mémorables, il put relever sur la grande frise de l’ordre, sur les vêtemens des statues colossales qui couronnaient l’édifice, des colorations alors très apparentes, et aujourd’hui presque éteintes[13]. La polychromie reste encore très visible sur les lions de marbre qui, à n’en pas douter, proviennent du même monument; on restitue sans aucune peine le ton brun rouge du corps, le rouge vif posé sur le retroussis des lèvres et sur la langue pendant hors de la gueule entr’ouverte. Ainsi au milieu du IVe siècle, au temps où Scopas et ses émules décorent le somptueux tombeau du roi carien Mausole, la sculpture monumentale reste polychrome; l’harmonie n’est pas rompue entre l’architecture égayée d’une élégante polychromie et la sculpture qui fait pour ainsi dire corps avec l’édifice.

Veut-on pousser l’enquête plus loin? On considérera des bas-reliefs isolés, indépendans, échappant par là même aux exigences de la polychromie monumentale. À ce point de vue, les stèles funéraires peuvent fournir de curieux renseignemens. En parcourant le recueil des bas-reliefs funéraires attiques[14], publié par l’Académie des sciences de Vienne, on se rendra compte que ces stèles, aujourd’hui décolorées pour la plupart, recevaient des mains du peintre leur dernier fini[15]. Le pinceau achevait le décor du fronton et des acrotères qui couronnaient la stèle, indiquait les détails négligés par le sculpteur, comme les accessoires de toilette, le bâton sur lequel s’appuient les personnages drapés dans leur manteau et qui paraîtraient suspendus dans le vide, si le peintre ne se chargeait de ramener l’aplomb. Une des plus belles stèles du musée d’Athènes, celle de Prokléidès, a gardé des traces du fond rouge sur lequel se détache la draperie bleue d’un personnage assis. Une autre, celle d’Aristonautès, semble aujourd’hui dépourvue de peinture ; mais au moment où elle a été découverte, en 1861, elle gardait encore la riche décoration de ses moulures, de sa corniche et de son fronton. « Le bouclier du guerrier, écrivait F. Lenormant, était peint en rouge, et sur le fond du relief apparaissaient encore des vestiges du ton bleu dont il était originairement recouvert. Tout cela a disparu au contact de l’air et sous l’action de la pluie. « Nous connaissons d’ailleurs une assez nombreuse série de stèles où le bas-relief est remplacé par une peinture directement exécutée sur le marbre[16] et dans les monumens de travail négligé, dans les stèles à bon marché, on observe souvent une esquisse gravée au trait, destinée à guider la peinture. Il faut donc accepter cette idée qu’une nécropole grecque, comme celle du Céramique extérieur à Athènes, devait à la polychromie des monumens un aspect moins sévère que celui de nos cimetières ; les tombeaux peints, les stèles ornées de reliefs coloriés, s’y alignaient en une perspective pittoresque; le passant qui s’arrêtait devant un de ces beaux bas-reliefs funéraires y goûtait le charme de la forme uni à celui de la couleur ; et si nous voulons évoquer la vision d’une stèle attique avec sa délicate polychromie, nous penserons aux stucs peints de la Renaissance, en oubliant les bas-reliefs de pierre ou de marbre qui ornent les plus luxueuses de nos sépultures modernes.

L’exemple le plus précis, le plus concluant, de la polychromie appliquée au bas-relief nous est justement fourni par un monument funéraire. Avant la fin du IVe siècle, un sculpteur grec, contemporain d’Alexandre, exécutait le magnifique sarcophage si heureusement retrouvé par Hamdy-bey dans la nécropole de Sidon. C’est le « sarcophage d’Alexandre », aujourd’hui la pièce capitale du musée de Tchinily-Kiosk à Constantinople[17].

Nous n’avons pas à décrire ici en détail les bas-reliefs répartis avec luxe sur les quatre faces de la cuve : un épisode d’une chasse à la panthère, une chasse au lion, dont les principaux acteurs sont un Perse et un Grec, sans doute Alexandre; une furieuse mêlée de cavalerie entre des combattans macédoniens et perses, composition pressée, touffue, où se retrouvent la verve et l’emportement des scènes de batailles sculptées à Halicarnasse par des contemporains de Scopas. Malgré l’intérêt de ces bas-reliefs, où l’on a reconnu avec raison le début de la sculpture historique dans l’art grec, nous ne pouvons nous arrêter qu’à l’objet de notre étude. Or, bien loin d’accuser une décroissance de la polychromie, le « sarcophage d’Alexandre » nous la montre plus florissante que jamais. Elle a trouvé des ressources nouvelles. Au lieu des trois ou quatre tons employés par les peintres du VIe siècle, le décorateur dispose d’une palette très riche, qui comprend le violet, le pourpre, le bleu, le jaune, le rouge carminé, le rouge-brun et peut-être le bistre. Au lieu de restreindre timidement le champ de la peinture, il prodigue les tons pleins, étale largement la couleur sur les tuniques et les manteaux flottans, et fait jouer cette gamme si variée avec une singulière aisance. « L’enlumineur de notre sarcophage, écrit M. Théodore Reinach, est un véritable coloriste : non seulement il imite avec une précision minutieuse la teinture compliquée des étoffes orientales, — les tuniques à fond uni, bleu, pourpre ou rouge, brodées 4e petits carreaux ou ornées d’un empiècement de couleur différente, les paremens tranchant sur les manches, les manches sur les manteaux, les pantalons striés, pointillés ou tigrés parfois de trois tons, les tapis de selle avec leurs galons éclatans et leurs broderies figurées, — mais encore il excelle dans l’art délicat de réjouir l’œil par des contrastes très francs et néanmoins très harmonieux[18]. » La polychromie ne se limite pas aux vêtemens et aux accessoires. Les têtes, avec leur chevelure brun rouge, leurs yeux où l’iris bleu ou brun est soigneusement indiqué, ont une singulière expression de vie. On peut, à ce point de vue, examiner, dans la scène de la Chasse au lion, la tête d’Alexandre : le regard, fixé sur la bête qui mord au poitrail l’un des chevaux, a toute l’intensité, toute l’énergie qu’un peintre se serait attaché à rendre dans un tableau. Voici par surcroît un fait essentiel, très fécond en conséquences. La difficile question de la coloration des nus se trouve éclaircie par des témoignages certains. Les nus étaient recouverts « d’une sorte de frottis léger et transparent, de valeur uniforme, jaune clair ou foncé, suivant qu’il s’agissait d’un Grec ou d’un Barbare, sans aucune tentative de rendre par des nuances multiples l’aspect varié des chairs... Ces glacis sont si différens des teintes plates, opaques et consistantes appliquées sur des parties de draperie, le temps en a si bien rongé le voile fluide, qu’au premier aspect on pourrait s’imaginer qu’il n’y a là que le marbre naturel doré par les années ». Ainsi, vers 320 environ, loin d’avoir perdu du terrain, la polychromie en a plutôt gagné; et s’il fallait pour l’attester de nouveaux témoignages, on les trouverait sans peine dans les autres monumens découverts à Sidon : les frises peintes du « sarcophage des Pleureuses » apporteraient un argument de plus. De tous ces faits rapprochés, on peut conclure à des lois ou, si l’on préfère, à des habitudes établies pour la polychromie des bas-reliefs. D’abord les décorateurs n’ont pas renoncé aux couleurs opaques ; ils les emploient au contraire très largement. Pour les nus, ils ont résolu le problème dont nous parlions plus haut; ils y étendent des glacis colorés, mais transparens, qui laissent jouer le grain du marbre, tout en amortissant une blancheur qui paraîtrait trop crue. Enfin, pas plus à cette date qu’à une époque plus reculée, nous n’observons de tons rompus, de modelage par la couleur. C’est la saillie du bas-relief qui seule donne aux lumières leur valeur, aux ombres leur intensité. Le peintre ne modèle pas : il colore avec des teintes plates des surfaces sculptées qui ont par elles-mêmes leurs jeux d’ombre et de lumière.

En s’appuyant sur des indications aussi précises, on peut avec quelque sécurité aborder la question la plus importante, celle de la peinture des statues. Ici, le problème devient plus ardu. Il s’agit en effet d’œuvres isolées, exécutées pour elles-mêmes, sans aucune relation avec l’architecture ; il s’agit surtout de créations plastiques auxquelles, suivant nos idées modernes, la forme semble suffire pour leur donner toute leur valeur et tout leur accent. On a pensé longtemps que, sous le ciseau de Scopas et de Praxitèle, le marbre prenait assez de vie pour traduire, par le seul effet du modelé, les transports passionnés de la « Ménade au chevreau », ou la beauté parfaite de la « Cnidienne ». Et n’est-ce pas une idée barbare que de prétendre voiler sous la coloration même la plus légère, les exquises délicatesses du marbre travaillé par le ciseau des grands maîtres grecs?

Nous n’oserions pas affirmer que la polychromie des statues ait été une règle absolue, inflexible, et qu’elle se soit imposée rigoureusement à tous les artistes. Mais, si les faits sont concluans, il faudra bien l’accepter, sinon comme une loi, au moins comme un usage dont s’accommodait le goût antique. Or, nous trouvons tout d’abord dans les témoignages écrits bien des raisons de faire taire nos doutes. On a depuis longtemps réuni et commenté les principaux textes qui font allusion à la peinture des statues, et il est bon de remarquer qu’ils se répartissent sur une période fort longue, du quatrième siècle avant notre ère jusqu’à une date assez avancée dans l’époque impériale[19]. La statuaire grecque est dans tout son éclat lorsque Platon écrit les lignes suivantes : « Si nous étions à peindre des statues, et que quelqu’un vînt nous objecter que nous n’employons pas les plus belles couleurs pour peindre les plus belles parties du corps; que nous peignons les yeux, par exemple, non avec du vermillon, mais avec du noir, nous croirions avoir bien répondu à ce censeur en lui disant : « Ne t’imagine pas que nous devions peindre les yeux si beaux que ce ne soient plus des yeux; et ce que j’ai dit de cette partie du corps doit s’entendre des autres. » Pline a recueilli un propos attribué à Praxitèle, et évidemment emprunté à des sources grecques. Comme on demandait au grand artiste quelles étaient celles de ses statues de marbre qu’il estimait le plus ; « Celles, répondit-il, auxquelles le peintre Niciasamis la main. » Et Pline ajoute : « Tant il attribuait d’importance à la patine (circumlitio) donnée par Nicias. » Cette collaboration du peintre et du sculpteur ne doit pas nous étonner : on en trouve l’équivalent au temps de la Renaissance italienne. Ainsi Lorenzo di Credi et Cosimo Roselli peignaient les sculptures de Benedetto da Majano[20], et dans l’atelier du peintre Neri-Bicci, on coloriait « des madones de plâtre ou de marbre, œuvres de bons maîtres[21]. » Descendons plus bas dans la série des témoignages. Des inscriptions de Délos nous ont conservé le détail des comptes et des inventaires dressés par les administrateurs des temples déliens. À la date de 246, il est fait mention de feuilles d’or achetées pour la dorure d’un carquois : c’est un carquois de marbre appartenant à une statue d’Artémis. Ailleurs il est question du salaire payé à un peintre pour l’enluminure à l’encaustique d’une statue d’Aphrodite, et pour le patinage (ϰόσμησις) d’une autre statue de la même déesse[22]. C’est là une industrie dont la tradition ne se perd pas en Grèce. Après la conquête romaine, les Grecs en conservent les secrets, et ils viennent l’exercer en Italie. Une inscription funéraire trouvée à Rome nous fait connaître un sculpteur grec, d’ailleurs fort obscur, qui exerce la profession de « fabricant de statues et peintre à l’encaustique[23]. » Quelquefois le soin de colorier les marbres est laissé à des mains féminines ; témoin cette femme peintre dont une fresque pompéienne nous montre l’atelier : nous la voyons, le pinceau à la main, occupée à enluminer une statue de Priape, et consultant l’esquisse peinte placée devant elle[24]. Au second siècle de notre ère, les plus fins connaisseurs en matière d’art considèrent la polychromie comme le complément indispensable de la sculpture. On connaît le dialogue des Portraits, où Lucien met en scène deux dilettantes raffinés, Lykinos et Polystratos. Pour réaliser un type de beauté parfaite, les deux amateurs empruntent aux statues grecques les plus célèbres tous les traits de la description : à la Cnidienne de Praxitèle, ses cheveux et son front ; à l’Aphrodite des jardins, d’Alcamènes, ses doigts ronds et fuselés; à la Lemnienne de Phidias, les contours des joues et l’ovale du visage. Mais ce n’est pas tout. Polystratos réclame un nouvel élément de beauté. « Lequel? — Ce n’est pas le moins intéressant, mon cher ami, à moins que le coloris propre à chaque partie ne te paraisse contribuer en rien à la beauté... notre ouvrage court grand risque de pécher par le point essentiel. » Et les deux causeurs partagent entre les peintres les plus illustres de l’antiquité grecque le soin d’appliquer cette polychromie idéale. On comprend très bien que les écrivains latins fassent également des allusions fort claires à la peinture des statues ; qu’un poète romain, auteur d’une épigramme sur une Daphné de marbre, admire à la fois l’art du sculpteur et celui du peintre[25] ; qu’un autre, un contemporain d’Auguste, promette à Vénus de lui dédier un Amour de marbre, aux ailes diaprées, au carquois peint :


Marmoreusque tibiy dea, versicolonbus alis
In morem picta stabit Amor pharetra[26].


Pour tout esprit non prévenu, une telle continuité dans les témoignages donne à réfléchir. N’eût-on pas d’autres preuves, il faudrait bien admettre que l’usage de peindre les statues n’est pas une mode passagère, et qu’il survit même à la conquête romaine. Mais les textes trouvent leur commentaire dans les monumens. Une étude complète comporterait une sorte de catalogue, par ordre chronologique, de tous les marbres où l’on découvre des traces de peinture, et ce simple exposé des faits prendrait la valeur d’une démonstration. Nous ne pouvons songer à entreprendre ici une recherche aussi minutieuse. Nous nous bornerons à citer quelques exemples, pour jalonner cette longue route dont un examen rapide des textes nous a fait entrevoir les lointaines perspectives. L’anecdote de Pline sur la collaboration de Praxitèle et de Nicias n’offre rien de suspect ; la découverte de la seule statue originale que nous possédions du grand maître athénien, celle de l’Hermès d’Olympie, nous invite au contraire à y ajouter foi. Les traces de brun rouge observées sur la chevelure, sur les sandales de l’Hermès attestent que le pinceau du peintre avait achevé l’œuvre du sculpteur. Parmi les marbres qui datent de l’époque hellénistique, on peut signaler plus d’un exemple analogue. Un Apollon du musée de Constantinople, découvert à Cymé, porte sur l’épaule une draperie rouge; il est chaussé de brodequins historiés, où l’on relève des traces de bleu, de rouge et d’ocre. Il faut citer surtout une statuette d’Esculape en marbre de Paros trouvée dans l’île de Cos, et acquise en 1892 par le musée de Dresde[27]. Elle présente cette curieuse particularité d’avoir été non seulement peinte, mais repeinte. La couleur primitive du manteau était un rouge brique assez clair. A une date postérieure, peut-être à la suite d’une révision des offrandes exposées dans le sanctuaire d’Esculape, la peinture primitive a été rafraîchie, et le manteau a reçu une coloration nouvelle : cette fois on a choisi un ton rose. On a plus d’une fois émis l’opinion que les terres cuites grecques nous donnent une idée assez exacte de la peinture des statues, et que les figurines de Tanagra, en particulier, avec leur coloration délicate, leurs chairs revêtues d’un ton très pâle, leurs draperies où se marient des couleurs douces et atténuées, rose tendre, bleu ou violet, leur chevelure peinte en brun rouge, pouvaient nous offrir comme en réduction l’image d’une statue polychrome. Les procédés de fabrication rendent en effet ces analogies assez frappantes. Avant de procéder au coloriage de la figurine, le coroplaste la plonge dans un bain de lait de chaux et de céruse : lorsqu’elle en sort immaculée sous la légère couche blanche qui servira de dessous à la peinture, ne présente-t-elle pas l’aspect d’une statuette de marbre, prête à recevoir du peintre sa dernière parure? Et l’artiste qui va la colorier ne s’inspirera-t-il pas des conventions en usage pour la polychromie des grandes statues? Les récentes fouilles poursuivies à Délos par l’École française d’Athènes nous donnent à cet égard un renseignement curieux. Dans les ruines d’une maison délienne, M. Couve a découvert une belle statue de femme drapée, comparable, pour l’élégance, aux plus coquettes figurines tanagréennes. La chevelure, artistement disposée en bandeaux, est revêtue d’un ton brun rouge : c’est exactement le type de coiffure et la coloration qu’on observe dans les statuettes de terre cuite; c’est bien la couleur conventionnelle employée par les coroplastes pour reproduire à peu près les tons dorés et brillans qu’un voyageur grec admire si fort dans la chevelure des femmes thébaines.

Vers le milieu du second siècle avant notre ère, l’art grec subit une évolution qu’on a quelquefois qualifiée de renaissance. C’est le moment où une école de néo-classiques, réagissant contre les tendances de l’alexandrinisme, revient résolument aux traditions des deux grands siècles; où des sculpteurs habiles, comme Apollonius, Glycon, Cléoménès, signent le Torso du Vatican, l’Hercule Farnèse, le prétendu Germanicus du Louvre, et prennent pour modèles les œuvres du Ve ou du IVe siècle. Les sculpteurs grecs émigrent en Italie; pour satisfaire aux exigences de leur clientèle romaine, ils multiplient les copies de statues célèbres; les villas, les palais des riches Romains se remplissent de marbres sculptés par d’habiles praticiens et dont les œuvres d’art enlevées à la Grèce ont le plus souvent fourni les modèles. La polychromie survit-elle à ces conditions nouvelles? va-t-elle s’acclimater sous le ciel italien ? Il serait étrange que les goûts de dilettantisme archéologique, la curiosité érudite, qui s’éveillent à Rome, ne fussent pas pour elle une garantie de vitalité. On ne voit pas qu’elle cède brusquement la place à une froide sculpture monochrome. Tout au contraire. Bien loin de proscrire l’union de la forme et de la couleur, le goût italien l’accepte avec empressement. C’est de l’époque impériale que datent les statues de marbre de couleur, basalte vert, porphyre, rouge antique (rosso antico) jusque-là propres à l’art égyptien. L’emploi de ces marbres, importés d’Egypte ou de Numidie, favorise le développement d’une polychromie toute spéciale qu’on peut qualifier de polychromie naturelle; il donne naissance à ces statues de marbre multicolores, devant lesquelles notre goût moderne hésite, et qui provoquent au moins notre curiosité, à défaut d’admiration.

Comment, à côté d’une statuaire si audacieusement polychrome, la peinture n’aurait-elle pas maintenu ses droits, défendus par une longue tradition, et par le prestige de l’art hellénique? Elle les maintient si bien que nous devons à la sculpture gréco-romaine des spécimens très nombreux et très concluans de statues coloriées. En 1885, on a trouvé à Rome, sur l’emplacement des jardins de Salluste, une tête d’Athéna où il est facile de reconnaître une copie de la Parthénos[28]. Le peintre s’est efforcé de se rapprocher le plus possible du modèle, et de rendre l’aspect d’une statue chryséléphantine. Tandis que les chairs, polies avec soin, gardent le ton clair du marbre, la couleur jaune du casque joue le ton de l’or; les cheveux et les sourcils rouges, l’iris brun sombre, laissent croire que le peintre a usé d’une coloration conventionnelle, faute de pouvoir traduire toutes les nuances des ors et des pierres précieuses. C’est là, dira-t-on, une copie d’une œuvre chryséléphantine, c’est-à-dire un cas exceptionnel. Consultons donc d’autres copies, derrière lesquelles on entrevoit sans peine l’original en marbre. Il y a, au British Muséum, une précieuse tête en marbre, soigneusement protégée par une cage de verre contre les influences atmosphériques. Trouvée en 1884 à Rome, elle provient sans doute d’une statue qui ornait les jardins de l’Esquilin; et le style, la forme de la coiffure, dénoncent une réplique d’un original grec, remontant au IVe siècle[29]. A voir le ton jaune clair de la chevelure, le ton de chair rosé qui couvre encore aujourd’hui le front, les joues et le cou, les pupilles noires des yeux, on n’hésite guère à croire que le copiste a respecté la polychromie du modèle. L’a-t-il traduite avec toute la délicatesse désirable? C’est une autre question; mais le témoignage a trop de valeur pour que nous reprochions au peintre de s’être montré un assez pauvre émule de Nicias. Du marbre de Londres il faut rapprocher encore une tête de déesse, acquise en 1888 par le musée de Dresde, et dont la chevelure blonde est serrée par une sphendoné rose, tandis que le visage garde des traces manifestes d’un patinage à la cire[30]. Joignez-y encore une curieuse statuette d’Aphrodite, découverte en 1873 à Pompéi, très coquette sous son manteau orangé à doublure gris bleu et à bordure blanche, et accostée d’une petite figure archaïsante en peplos jaune et chiton vert[31], vous aurez la preuve qu’au premier siècle de notre ère la polychromie du marbre est encore fort goûtée des Romains. Personne ne s’étonnera de voir dans les fresques pompéiennes des reproductions de statues peintes, avec une coloration assez soutenue pour le ton des chairs. Est-ce là seulement une concession faite à la curiosité des dilettantes ? La polychromie reste-t-elle une sorte de régal d’amateur, et l’exclut-on de la statuaire officielle, qui multiplie les statues d’empereurs ou de hauts personnages ? Ici encore nous aurions des raisons de croire le contraire. Nous citerons seulement un exemple fort précis. On connaît la belle statue d’Auguste trouvée dans la villa de Livie, sur la voie Flaminienne, et conservée au Vatican[32]. L’empereur, en costume militaire, semble haranguer ses troupes : c’est une œuvre excellente, très voisine des premières années de notre ère. Or, les restes de couleurs encore très apparents, — tunique rouge clair, pallium rouge sombre, cuirasse bordée de franges jaunes et couverte de reliefs ciselés, rehaussés de bleu, de pourpre, de carmin, — nous donnent l’idée d’une statue où la polychromie la plus riche avait été prodiguée. Pour perdre la trace de ces habitudes si persistantes, il faudrait descendre fort bas dans l’époque impériale. Une statue de Faustine, la femme d’Antonin le Pieux, morte en 141, nous montre encore que l’usage n’est pas perdu de dorer la chevelure, de rehausser par la couleur le travail des draperies[33].


IV

Tous ces faits suffisent, croyons-nous, à démontrer l’essentiel, à montrer combien était peu fondé le préjugé qui a longtemps écarté l’idée d’une statuaire polychrome en Grèce. Mais ils ne satisfont pas complètement notre curiosité; nous voudrions en apprendre beaucoup plus. Au lieu de chercher péniblement, sur des marbres disséminés çà et là, les traces pâlies d’une coloration presque disparue, nous voudrions avoir la vision nette, directe, d’une statue peinte, avec toute la fraîcheur de sa polychromie, savoir exactement quelles harmonies un maître comme Nicias pouvait réaliser en ajoutant à un marbre sculpté par Praxitèle le charme de la couleur. Il faut nous résigner. Nous n’entrevoyons que bien imparfaitement l’aspect d’ensemble d’une statue peinte. Pour en évoquer tout au moins une image affaiblie, il faudrait sortir du domaine de la théorie, avoir recours aux applications pratiques, et chercher soit sur le moulage, soit sur une copie en marbre, une restitution des tons, comme on restitue sur le papier, avec des débris de colonnes et de chapiteaux, l’ordre d’un temple grec. Ce n’est pas là un rêve irréalisable. De pareils essais ont été tentés à plusieurs reprises. En 1885, le savant directeur de l’Albertinum de Dresde, M. Georg Treu, a organisé à la National-Galerie de Berlin une exposition d’œuvres de sculpture polychrome appartenant à tous les pays et à tous les temps, depuis les statues égyptiennes en calcaire jusqu’aux bustes en marbre peint et aux frises en majolique d’artistes contemporains. A côté d’un relief en cire peinte de notre compatriote M. Henry Cros, de bustes en bois, en terre cuite ou en marbre des écoles italiennes et espagnoles, la polychromie grecque était représentée soit par des moulages reproduisant les couleurs des originaux, soit par des restitutions, comme une grande statue drapée d’Herculanum, peinte à la cire par M. Ludwig Otto[34]. Plus récemment, les recherches poursuivies par M. Treu sur l’histoire de la polychromie antique ont provoqué à Dresde d’autres essais très dignes d’attention. M. Treu a bien voulu me communiquer à ce sujet des notes détaillées, auxquelles sont jointes des photographies de moulages d’après l’antique, polychromes par M. J.-E. Sattler; le Satyre accoudé du Capitole est restitué avec les tons d’or et d’ivoire d’une statue chryséléphantine ; la tête de la Méduse Ludovisi, avec sa chevelure sombre et le ton de chair qui couvre le visage, ressort sur un fond bleu comme un stuc peint de la Renaissance. Des essais analogues ont été faits en Amérique. A Boston, un archéologue, M. Robinson, et un sculpteur, M. J. Lindon Smith, ont associé leurs efforts pour restituer la polychromie de l’Hermès de Praxitèle et de la Venus genitrix du Louvre[35]. Il ne nous appartient pas d’apprécier à distance la valeur de ces restaurations; tout au moins il est certain qu’elles font entrer dans une phase nouvelle un problème toujours à l’étude. Aux théories succèdent les expériences pratiques, les applications qui peuvent fournir d’intéressans élémens de discussion. Ce n’est pas en effet avec des mots qu’on saurait traduire ce qu’il y a de plus fugitif, de plus subtil, c’est-à-dire des valeurs de tons, des harmonies de nuances, des transparences jouant sur le fond du marbre. Faute de mieux, nous essaierons tout au moins de résumer nos conclusions, et, pour prendre un exemple qui les rende plus précises, nous nous demanderons ce que pouvait être la polychromie d’une statue telle que l’Hermès de Praxitèle.

Dans l’état où elle nous est parvenue, la statue ne conserve plus que de faibles traces de peinture. Si l’on oublie les mutilations et les taches qui la marbrent, elle nous apparaît donc telle qu’elle se présentait aux yeux après le dernier coup de ciseau donné par l’artiste. Or, les caractères mêmes de l’exécution semblent indiquer d’avance le champ attribué à la polychromie. Certaines parties sont réservées pour ces simples frottis transparens que le « sarcophage d’Alexandre » nous a appris à connaître; d’autres recevront une peinture plus résistante. Caressé avec une souplesse infinie, poussé jusque dans ses nuances les plus délicates, le travail du visage et du corps exclut toute idée d’une coloration opaque, sous laquelle disparaîtrait cette fleur exquise du modelé : le pinceau doit respecter ces chairs polies avec amour par la lime du sculpteur. Au contraire, la chevelure est traitée largement, sans aucune virtuosité; la draperie jetée sur le tronc d’arbre présente des plis brisés, des froissemens qui font valoir encore par le contraste le rendu des nus, où la lumière se joue sur des plans fondus harmonieusement. C’est donc là que trouveront place les tons opaques. Pour la chevelure, aucune hésitation: le brun rouge si familier aux peintres de statues est encore apparent. Pour les draperies de l’Hermès et du petit Dionysos, elles seront bleues ou rouges; mais il n’y a aucune témérité à supposer des draperies peintes dans une œuvre du IVe siècle : les stèles d’Athènes nous y autorisent, et l’on peut en outre invoquer le témoignage d’une statuette d’Artémis trouvée à Chypre, copie très soignée d’un original attique un peu antérieur à l’Hermès. Le chiton est d’un rouge violacé ; le manteau est vert, avec une bordure violette, et les parties réservées pour la peinture ont été à dessein laissées un peu rugueuses, par opposition aux chairs, polies avec soin[36]. Complétons encore la peinture des accessoires, et restituons la dorure des sandales : nous aurons l’idée d’une polychromie en réalité assez sobre, et qui ne recouvre qu’une faible partie de la statue.

Si l’on examine de plus près le détail, la peinture de la tête suggère quelques remarques dignes d’attention. Où s’arrêtait le ton brun rouge de la chevelure? Dans l’Hermès, comme dans plusieurs autres statues praxitéliennes, le passage des cheveux au front est ménagé par une sorte de transition plastique, par des plans amortis que la peinture ne peut couper brutalement ; il n’y a plus là, comme dans les têtes archaïques, un travail du ciseau qui détache nettement la chevelure sur le front et sur les tempes. Les copistes romains ont eu le sentiment de cette difficulté. À ce point de vue, la tête féminine du musée de Dresde signalée plus haut est fort curieuse. Le ton local de la chevelure est jaune; les boucles sont détaillées par des lignes brun foncé qui en suivent le contour, et viennent mourir sur le front, formant ainsi à la naissance des cheveux comme une frange transparente. Sans doute un Nicias savait résoudre le problème par des moyens plus simples, par une dégradation du ton habilement ménagée. Mais c’est là une question que des expériences pratiques pourraient seules trancher.

Les yeux étaient-ils peints ? N’eussions-nous d’autre argument à invoquer que le témoignage de Platon, nous n’hésiterions pas à le croire. Notre sentiment se trouverait confirmé par les sources littéraires relatives à la Vénus de Cnide. Comprendrait-on ce « regard humide » dont parle Lucien s’il s’agissait seulement des yeux incolores et sans vie auxquels nous a habitués la statuaire moderne ? Mais nous savons que l’usage d’animer par la couleur le regard des statues est en quelque sorte traditionnel dans la plastique grecque. Des yeux d’émail enchâssés entre les paupières, parfois sertis entre deux feuillets de bronze, dont les bords barbelés imitent la frange des cils, voilà des détails qu’on observe plus d’une fois dans les œuvres archaïques[37]. En étudiant la technique des yeux dans les statues grecques, M. Conze est arrivé à cette conclusion que, même à la belle époque de l’art, la peinture des yeux est la règle[38]. L’usage de creuser la pupille, pour donner au regard plus d’intensité, n’est pas antérieur au temps d’Hadrien ; et c’est une preuve que la polychromie commence à abdiquer ses droits. Sans doute, là plus qu’ailleurs, le sentiment individuel du peintre trouvait l’occasion de se manifester. Un art aussi raffiné que celui du IVe siècle devait avoir ses exigences, et si l’on considère les statues praxitéliennes, on se rend compte que la structure même de l’œil, un peu voilé sous la paupière, invitait le peintre à ne pas tomber dans un réalisme brutal. Pour trouver une indication satisfaisante, il faut peut-être se reporter à la tête polychrome du British Museum, où la paupière supérieure, coupant le cercle des prunelles, adoucit singulièrement l’expression du regard. Mais pouvons-nous deviner quel charme le collaborateur de Praxitèle, si renommé pour ses portraits de femmes, savait donner au regard d’une Aphrodite de marbre ?

Une objection se présente pourtant. Voici le modelé des cheveux, des yeux, sans doute celui aussi des lèvres, rehaussé par des couleurs appliquées avec plus ou moins de légèreté, mais cependant assez consistantes pour trancher sur le ton du marbre que conservent les nus. N’est-ce pas là un contraste choquant ? Les couleurs ne vont-elles pas ressortir avec une certaine dureté? Et les lois de l’harmonie, que l’œil d’un Grec perçoit avec une rare subtilité, n’imposent-elles pas à l’artiste l’obligation d’atténuer ces disparates, d’amortir la blancheur trop crue du marbre, de la ramener à des tonalités plus chaudes? Nous touchons ici à une question très discutée, celle de la coloration des nus. Qu’on l’admette ou non — et les avis sont partagés sur ce point — un fait reste certain : la statue subissait une sorte de patinage qui rétablissait l’harmonie entre les parties peintes et celles que n’avait pas encore touchées le pinceau. Grâce aux témoignages écrits, nous connaissons fort bien le détail de cette opération. Au dire de Vitruve, c’est la même que pratiquent les peintres à l’encaustique pour donner plus d’éclat à la peinture, comme on vernit un tableau : « Lorsque le mur sera bien poli, bien sec, on y appliquera avec un pinceau de poil de porc une couche de cire punique fondue au feu, et mêlée d’un peu d’huile; puis avec des charbons placés dans un réchaud on chauffera le mur de manière à faire suer la cire et à bien l’unir. On frottera ensuite le tout avec une bougie et des linges propres, comme on le fait aux statues de marbre qui sont nues. C’est l’opération que les Grecs appellent γάνωσις[39]. » D’autres textes confirment le témoignage de Vitruve. Les inventaires des temples de Délos font allusion à la ϰόσμησις de statues d’Artémis et de Héra : c’est une opération analogue à la ganôsis, et qui consiste à « étendre sur la surface un enduit pour l’unir, la polir, la rendre luisante ou la colorer, ou à la laver avec des substances qui lui donnent de l’éclat et la préservent tout ensemble[40]. » Les comptes de dépenses énumèrent tous les objets et ingrédiens employés : des éponges, du nitre, sans doute pour laver la statue et la débarrasser de la poussière, quand il s’agit de rafraîchir les couleurs; de l’huile blanche bien épurée, de la cire, une étoffe de lin; enfin un parfum à la rose, raffinement très explicable lorsque le marbre est une statue de culte, placée dans un sanctuaire embaumé d’encens. Cette opération se renouvelait souvent ; le soin d’y présider était dévolu aux fonctionnaires du temple. Une inscription du Ptoïon nous a conservé une reddition de comptes faite par un des administrateurs du temple d’Apollon ; il y est question d’une somme dépensée pour l’entretien des statues et pour le renouvellement de la ganôsis[41]. On la pratiquait encore à l’époque romaine. Plutarque parle des marbriers qui réparent les parties brisées des statues et les patinent-il mentionne aussi ce fait, que le premier acte des censeurs, à leur entrée en charge, était de mettre en adjudication la nourriture des oies sacrées du Capitole et la ganôsis de la statue de Jupiter Capitolin, « parce que le vermillon dont on avait coutume d’enduire les anciennes statues s’altère très vite. »

Ainsi, des textes très précis nous autorisent à supposer dans notre restitution un patinage à la cire : c’est un frottis transparent, qui protège les parties peintes et les dorures, donne aux nus un éclat doux, un luisant comparable à celui de l’ivoire, et satisfait l’œil en amortissant les contrastes trop marqués, en n’offrant au regard que des transitions habilement ménagées. Mais le résultat sera-t-il atteint, s’il ne s’agit que d’un patinage incolore? La cire épurée dont parle Vitruve, « l’huile blanche » que mentionnent les inscriptions de Délos, ont-elles une vertu colorante, et suffiront-elles à réchauffer le ton du marbre? La question a été très discutée, et deux hypothèses restent possibles : ou bien, grâce à une préparation, la cire donnait au marbre une sorte de tonalité jaunâtre ; ou bien elle s’appliquait sur un glacis très léger, faisant office de matière colorante. Cette seconde hypothèse a été défendue par M. G. Treu[42], et il faut bien reconnaître qu’elle s’appuie sur des argumens de fait. La tête du British Museum laisse voir un glacis coloré encore apparent sous le patinage à la cire ; et c’est bien ici le lieu de rappeler ce frottis transparent observé sur les nus, dans le « sarcophage d’Alexandre ». On comprend très bien que, le plus souvent, une glaçure aussi légère n’ait pas laissé de traces, et que les marbres grecs nous montrent seulement les vestiges des tons opaques, beaucoup plus résistans. La restitution d’un coloris aussi fragile, aussi fugitif, reste une affaire de sentiment personnel. Mais nous nous refusons à croire que les Grecs aient jamais cherché à donner par là l’illusion de la réalité et à reproduire la coloration des chairs. Nous imaginons volontiers sur le corps de l’Hermès une sorte de frottis léger, très transparent, laissant voir le grain du marbre, et n’ayant d’autre objet que de prêter aux nus une tonalité chaude et uniforme.

La restitution idéale que nous venons d’esquisser nous permettra de conclure en peu de mots. Un écrivain qui condamne sévèrement le principe de la polychromie, « née d’un instinct sauvage », cite à ce propos les lignes suivantes de Diderot : « Quel serait l’effet du coloris le plus vrai et le plus beau de la peinture sur une statue? — Mauvais, je pense[43]. » Nous n’y contredirons pas. Aussi bien, et nous croyons l’avoir montré suffisamment, ce genre de polychromie n’est point en question. Chez les Grecs, la peinture de statues procède d’un principe exactement opposé. La polychromie grecque est avant tout conventionnelle ; elle n’a jamais abdiqué ce caractère. Nous la voyons, à ses débuts, pousser la liberté dans la convention jusqu’au dédain des plus simples vraisemblances, limiter à dessein le choix des couleurs, se faire assez souple, assez détachée de toute imitation réaliste pour se plier sans scrupules aux exigences de la polychromie monumentale. Plus tard, avec les progrès de l’art, loin d’afficher des prétentions conquérantes, elle sait respecter la noble matière que les artistes mettent en œuvre, se subordonner à la sculpture et lui prêter un concours très discret. Son rôle n’est pas, comme on l’a dit, de « tenter une tromperie impossible », mais de rehausser le charme de la forme, qui reste maîtresse et souveraine. Pour la même raison, elle ne peut être qu’un art très délicat, tout en nuances, ennemi des exagérations violentes et sachant résister aux entraînemens du réalisme. Or, quand nous admirons les merveilles produites en Grèce par l’art industriel, les colorations si fines des figurines de terre cuite, la polychromie si pure des belles céramiques à fond blanc, nous devons faire aux peintres de statues un assez large crédit. Nous ne savons pas exactement ce qu’était une œuvre sortie de la collaboration d’un Praxitèle et d’un Nicias ; mais nous savons qu’il a fallu tout le goût et toute la science d’un maître pour réaliser dans la Tanagra de notre musée du Luxembourg l’alliance harmonieuse de la couleur et de la forme.


MAURICE COLLIGNON.

  1. C’est Quatremère de Quincy qui, le premier, a abordé méthodiquement l’étude de la polychromie antique, dans le Jupiter olympien (Paris, 1815). On a beaucoup écrit sur la question, et pour les travaux anciens nous devons renvoyer à la bibliographie donnée par M. Sittl, ArchäoLogie der Kunst, p. 414, dans le Handbuch der klassischen Altertums-Wissenschaft d’Iwan von Müller, Munich, 1895 , Nous citerons seulement quelques-uns des travaux d’ensemble les plus récens : Georg Treu, Sollen wir unsere Statuen bemalen? Berlin, 1884. — Blümner, Technologie und Terminologie der Gewerbe und Kunste bei Griechen und Römern, III, p. 200 et suivantes. — Th. Alt, Die Grenzen der Kunst und die Buntfarbigkeit der Antike, Berlin, 1886. — Geskel Saloman, Ueber vielfarbige und weisse Marmorskulptur, Stockholm, 1891. — Th. Ballorn, Die Polychromie in der griech. Plastik, Zeitschrift für bildende Kunst de Lützow, 1893. — E. Robinson, Did the Greeks paint their sculptures? The Century, New-York, 1891-1892. Les articles spéciaux seront cités plus loin.
  2. Bulletin de correspondance hellénique, 1890, p. 499 ; article de M. Hornolle.
  3. Ils ont été l’objet d’une étude très détaillée de M. Lechat, les Sculptures en tuf de l’Acropole d’Athènes, Revue archéologique, 1891.
  4. Holleaux, Bulletin de correspondance hellénique, X, pl. VII.
  5. Revue archéologique, 1891, pl. XIII-XIV.
  6. Elle a été reproduite avec ses couleurs dans une grande planche exécutée en polychromie, Antike Denkmaeler herausgegeben vom deutschen archaeologischen Institut, I, 1889, pl. XXX. — Cf. la planche II de notre Histoire de la sculpture grecque, t. Ier.
  7. Voir P.-J. Meier, Athenische Mittheilungen, X, p. 237-322, et les rapprochemens avec la peinture de vases signalés par (M. Brownson, American Journal of Archæology, VIII, p. 28-41.
  8. Voir l’article de M. Homolle, Gazette des Beaux-Arts, 1er décembre 1894.
  9. Nous renvoyons, pour cette question, au livre de M. Paul Girard, la Peinture antique, p. 141.
  10. Ce bas-relief est reproduit avec ses couleurs dans l’ouvrage intitulé : Die attischen Grabreliefs, publié par l’Académie des sciences de Vienne sous la direction de M. Conze. Voir pl. II. Sur le rapport de la polychromie des stèles attiques avec la peinture, on trouvera d’intéressantes remarques dans un article de M. G. Loeschcke, Athenische Mittheilungen, IV, p. 36 et suivantes.
  11. On en trouvera l’étude la plus complète dans les articles de M, Lechat, Bulletin de correspondance hellénique, 1890, p. 301-362, 552-586. L’auteur a également examiné de très près la polychromie des statues, et je ne fais que résumer ici ses conclusions.
  12. C’est la statue qui est reproduite à la planche III des Musées d’Athènes; une planche en couleurs, publiée dans les Antike Denkmaeler, I, pl. XXXIX, donne les couleurs du costume.
  13. C.-T. Newton, Discoveries at Halicamassus, Cnidus and Branchidae, I, p. 101, 222 et suivantes.
  14. Die attischen Grahreliefs.
  15. Sur le concours réciproque que se prêtent la sculpture et la peinture dans le bas-relief grec, on peut lire une intéressante étude de M. Conze, dans les Sitzungsberichte der Berliner Akademie, 1882.
  16. Milchhoefep, Gemalte Grabstelen, Athenische Mittheilungen, V, 1880.
  17. Il est reproduit en très belles héliogravures, avec une planche polychrome, dans l’atlas in-folio publié par Hamdy-bey et Théodore Reinach, Une nécropole royale à Sidon, Paris, Leroux, 1892.
  18. Les Sarcophages de Sidon au musée de Constantinople, Gazette des Beaux-Arts, 1892.
  19. Voir en particulier Christian Walz, Ueber die Polychromie der antiken Sculptur, Tubingue, 1853 et Blümnet, Technologie und Terminologie der Gewerbe und Künste, III, p. 200 et suivantes.
  20. Müntz, Histoire de l’art pendant la Renaissance, II, p. 462.
  21. Courajod, la Polychromie dans la statuaire du moyen âge et de la Renaissance. (Extrait des Mémoires de la Société des Antiquaires de France, p. 65.)
  22. Homolle, Bulletin de correspondance hellénique, 1890, p. 499.
  23. Lœwy, Inschriften Griech. Bildhauer, n° 551.
  24. Museo Borbonico, VII, 3; Helbig, Wandgemälde der Städte Campaniens, n° 1443; Paul Girard, la Peinture antique, p. 260.
  25. Anthologie latine, I, p. 225, éd. H. Meyer.
  26. Dans le recueil des pièces attribuées à Virgile, Catalecta, VI.
  27. Arch. Anzeiger, Jahrbuch des arch. Instituts, VII, 1892, p. 159.
  28. Antike Denkmaeler, 1886, 1, pl. III.
  29. Elle est reproduite, avec ses couleurs, dans la planche I du Jahrbuch des arch. Instituts, 1889, t. IV. La planche est accompagnée d’un article très étudié de M. G. Treu, p. 18.
  30. Elle est signalée par M. G. Treu, Arch. Anzeiger, p. 98; Jahrbuch des Arch. Inst., 1889.
  31. Dilthey, Arch. Zeitung, 1881, p. 131, pl. VII.
  32. Helbig, Musées d’archéologie classique de Rome, trad. Toutain, I, p. 5, n° 5.
  33. Annali, 1863, p. 450- 452 ; Monumenti inediti, VI-VII, pl. LXXXIV, 2.
  34. Ausstellung färbiger und getönter Bildwerke in der National-Galerie zu Berlin, Berlin, 1885.
  35. E. Robinson, The Hermes of Praxiteles and the Venus genitrix. Experiments in restoring the colour of Greek sculpture, by Joseph Lindon Smith; Boston, 1892.
  36. La statue a été publiée par M. R. von Schneider, Jahrbuch der Kunsthist. Sammlungen des Kaiserhauses in Wien, V, pl. I-II, p. 1 et suivantes.
  37. Lechat, Bulletin de correspondance hellénique, 1890, p. 361. — Ballorn, Zeitschrift für bildende Kunst, 1893, p. 261-267.— Le musée de Dresde possède un œil de statue enchâssé dans une coque de bronze, et où les colorations de l’iris et de la pupille sont rendues par des marbres de diverses couleurs. (Arch. Anzeiger, 1889, p. 102.)
  38. Conze, Ueber Darstellung des menslichen Auges in der antiken Sculptur. (Comptes rendus de l’Académie de Berlin, 1892, p. 47.)
  39. Voir sur cette question Henry Gros et Charles Henry, l’Encaustique et les autres procédés de peinture chez les Anciens; Paris, librairie de l’Art, 1884.
  40. Homolle, Bulletin de correspondance hellénique, XIV, 1890, p. 497.
  41. Bulletin de correspondance hellénique, 1890, p. 185, article de M. Holleaux.
  42. Treu, Sollen wir unsere Statuen bemalen? et Jahrhuch des Arch. Inslituts, IV, 1889, p. 18 et suivantes. M. Paul Girard adopte la même opinion dans le chapitre qu’il consacre à la polychromie, la Peinture antique, p. 283.
  43. Charles Blanc, la Grammaire des arts du dessin, p. 432.