La Popularité, comédie de Delavigne

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LA POPULARITÉ
COMÉDIE DE M. CASIMIR DELAVIGNE.

La Comédie-Française est en veine heureuse : un jeune talent lui rend ses anciens chefs-d’œuvre ; et son poète moderne, qui l’a accoutumée à des succès légitimes et sûrs, vient d’en obtenir un nouveau. La Popularité, quelles que soient les objections qu’on y puisse faire comme comédie, est de la meilleure manière de M. Delavigne, de sa plus spirituelle et de sa plus correcte exécution : elle touche à des travers tout-à-fait présens, à des passions, hier encore flagrantes, avec une indépendance d’honnête homme, avec un honorable sentiment du bien qui est, certes, aussi quelque chose, et qui passe ici de l’intention de l’auteur dans l’effet littéraire et dramatique de la pièce : on est ému de sa conviction, on sort pénétré de cette sincérité. Si peu d’œuvres modernes laissent sur une impression semblable, que c’est un éloge tout particulier qu’on doit d’abord à M. Delavigne. L’ensemble de son talent et de ses ouvrages n’a cessé de le mériter : en ce temps d’inégalités, de reviremens et de cascades sans nombre, la conscience poétique suivie, la continuité du bien et de l’effort vers le mieux, marquent un trait de force et d’originalité aussi. On s’est trop habitué de nos jours à mettre l’idée de force dans le coup de collier d’un moment et dans un va-tout ruineux. Ce qui dure, à une certaine hauteur, ce qui se soutient ou se perfectionne, a, par cela même, son caractère ; et, s’il entre dans ce ménagement du talent, bon sens et prudence, c’est une part morale, après tout, dont on n’a pas à rougir, et qui, parmi tant de profusions et d’écarts, devient une distinction de plus.

Voilà tout à l’heure vingt ans que l’auteur des Messéniennes a débuté par un succès éclatant et populaire. S’il n’a pas retrouvé dans ses publications lyriques d’une date postérieure la même veine et le même jet, c’est aussi que ce moment de 1819 était unique pour célébrer cette simple douleur patriotique de la défaite, et qu’à moins d’entrer au vif dans la chanson anti-dynastique avec Béranger, à moins d’oser la satire personnelle avec les auteurs de la Villéliade, on n’avait à exprimer, dans le sentiment libéral, que des thèmes généraux plus spécieux que féconds. Mais, en se tournant de bonne heure vers le théâtre, l’auteur des Vêpres siciliennes et des Comédiens s’est fait une route qui est bientôt devenue pour lui la principale, une carrière où, invité plutôt qu’entraîné par beaucoup des qualités et des habitudes littéraires de son esprit, il a su constamment les combiner, les diriger à bien sans jamais faire un faux pas ; où il a suivi d’assez près, bien qu’à distance convenable, les exigences variées du public, et n’a cessé de lui plaire, sans jamais forcer la mesure de la concession. Il y eut des momens difficiles. L’école romantique, en abordant le théâtre et en y luttant comme dans un assaut, réussit du moins à y déranger les anciennes allures et à y troubler la démarche régulière de ce qui avait précédé. M. Delavigne soutint le choc : il faut avouer pourtant que sur plusieurs points il plia. On l’a remarqué avec justesse, depuis son Louis XI jusqu’à son Luther il céda plus ou moins de terrain à l’invasion, et s’il dissimula avec habileté l’espèce de violence qu’il se faisait, il est permis de croire, du moins, que ce fut une violence. Les talens poétiques et littéraires d’aujourd’hui (sans parler des autres, politiques et philosophes) sont soumis à de redoutables épreuves qui furent épargnées aux beaux génies du siècle de Louis XIV, et il est bien juste de tenir compte, en nous jugeant, de ces difficultés singulières qu’on a à subir. Si Racine, dans les vingt-six années environ qui forment sa pleine carrière depuis les Frères ennemis jusqu’à Athalie, avait eu le temps de voir une couple de révolutions politiques et littéraires, s’il avait été traversé deux fois par un soudain changement dans les mœurs publiques et dans le goût, il aurait eu fort à faire assurément, tout Racine qu’il était, pour soutenir cette harmonie d’ensemble qui nous paraît sa principale beauté : il n’aurait pas évité çà et là dans la pureté de sa ligne quelque brisure. M. Delavigne, dans les pièces qu’il a données au théâtre pendant ces huit dernières années, tentait avec habileté et convenance une conciliation qui lui fait honneur, qu’on accepte chez lui, mais qui est demeurée insuffisante après chaque succès. Aujourd’hui que l’opinion publique, soit littéraire, soit politique, se détend un peu, il a fait trêve à cette déviation toujours savante, mais sensiblement contrainte, de son talent ; il est rentré, avec ce soin qui ne se lasse pas, dans sa manière vraie, dans celle qu’il doit aimer, j’imagine, de préférence. Il nous a donné une comédie qui est une sœur tout-à-fait digne des Comédiens, une comédie un peu née de l’épître, et qui continue avec honneur, en le rajeunissant par les sujets, ce genre de la Métromanie et du Méchant, toujours cher dans sa modération et son élégance à la scène française.

Mais le sujet est-il bien choisi ? On l’a contesté. La comédie politique est-elle possible de nos jours ? Elle ne le fut chez les Grecs eux-mêmes, et, dans cette démocratie d’Athènes, que durant un temps. En France, on a eu Figaro à la veille de la révolution, Pinto à la veille de l’empire. Dans la première et entière liberté après juillet 1830, on aurait pu avoir quelque œuvre de verve, un éclair rapide, mais l’homme a manqué. Quand les choses ont repris leur assiette et leur organisation, quand la société rentre dans les formes parlementaires, il est, certes, un peu tard pour la comédie politique ; et si, en s’y engageant, on se fait de plus une loi sévère de ne se séparer à aucun moment de l’équité, de la décence, envers ceux même qu’on attaque et qu’on raille, si on apporte, en composant, toutes sortes de généreuses considérations de bon citoyen et d’honnête homme, il est certain qu’on ajoute aux difficultés déjà grandes, qu’on multiplie autour de soi les entraves.

Cela est vrai du genre. Mais qu’importe ? L’exception, pour le talent, est toujours possible. L’auteur de Bertrand et Raton, lequel, il est vrai, n’y regardait pas tout-à-fait de si près, et qui n’a accepté, en matière de difficultés, que l’indispensable, a réussi à faire rire. M. Delavigne, en prenant son sujet plus au sérieux, a réussi également, à sa manière, dans la voie de comédie moyenne qu’il s’est choisie. Nous venons trop tard pour analyser : ce sera assez de jeter quelques observations.

L’action a paru lente : ce n’est pas évidemment de ce côté que l’auteur a voulu porter ses forces. Il a donné pour nœud à sa pièce le moment décisif où un jeune orateur politique, idolâtre de l’opinion, et arrivé au comble de la faveur populaire, se trouve tout d’un coup en demeure de choisir entre cette orageuse faveur et son devoir. Tout semble pousser Édouard vers l’écueil : l’attrait du triomphe désormais facile, les illusions d’une amitié impérieuse et généreuse, personnifiées dans Mortins ; les insinuations de la tendresse et de l’amour, qui lui parlent par la bouche adorée de lady Straffort ; enfin, la menace d’un outrage assuré, non pas contre lui (il le mépriserait), mais sur la tête vénérée d’un père. Cette lutte morale, dont on n’a que les escarmouches durant les trois premiers actes, éclate au quatrième, et remplit le dernier de son triomphe. J’avoue qu’elle me paraît suffisante pour défrayer l’action dans ce genre de comédie qu’a voulu M. Delavigne : s’il y a longueur, cela tient plutôt à certaines circonstances matérielles, aux entr’actes, par exemple. Une pièce comme celle-là n’en devrait pas avoir, ou de quelques minutes à peine. Les unités, songions-nous dans l’intervalle des actes, même celles qui semblent les plus insignifiantes, l’unité de lieu, étaient donc bonnes parfois à quelque chose.

Les caractères ont du dessin ; ils se détachent bien, ils se détachent trop en ce sens qu’ils représentent trop chacun une idée, une partie du système politique, un ressort. Édouard, si généreux, si éloquent, et qu’on nous donne comme si puissant à la chambre et sur son parti, n’a pas dès l’abord assez de clairvoyance. Son vieux et noble père, pour avoir tant vécu du temps de Robert Walpole, n’a pas assez d’expérience. Mortins, si sincère qu’on le fasse, et si adonné qu’il soit à ses généreuses espérances, n’a pas assez d’arrière-pensée. Les meilleurs en ont : les Mortins qui en valent la peine ne sont pas ainsi tout entiers. Une comédie politique, pénétrante et rapide, qui percerait çà et là des jours hardis, qui irait dénoncer la nature humaine dans ses duplicités fuyantes jusqu’au sein des plus nobles cœurs, ne ferait que son métier. En un mot, un peu de Caverly répandu çà et là, à diverses doses, sur tous ces personnages, ne ferait pas mal : c’est ainsi dans la vie. À la scène, cela romprait à temps cette nuance estimable d’Odilon Barrot qui tient trop de place au fond de la pièce. Au reste, nous demandons peut-être là quelque chose de contraire à la construction habituelle de ce genre de comédie, qui, à l’aide de personnages calqués à distance sur la vie et plus ou moins artificiellement découpés, tient surtout à produire des effets de réflexion, des développemens moraux, des observations spirituelles ou de nobles leçons exprimées en beaux vers.

Ici, en effet, est le mérite supérieur de la pièce de M. Delavigne, mérite grave à la fois et charmant, pour lequel, si l’on voulait être tout-à-fait juste en l’analysant, on aurait besoin, non plus d’une simple audition, mais d’une lecture. Les vers spirituels abondent : le piquant personnage de Caverly est là tout à point pour en semer la pièce. Mais il y a mieux que les vers spirituels ; il y a la pensée sérieuse, excellente, rendue avec suite, avec nombre, avec grace. L’auteur atteint souvent à une élévation morale qui rentre dans l’émotion dramatique. Qu’on se rappelle, dans le quatrième acte, le moment décisif entre Mortins et Édouard : faut-il jouer le tout pour le tout, et, sur l’espérance d’un avenir peut-être chimérique, sacrifier le présent, l’ordre établi, tant de fortunes et d’existences ; enfin, faut-il oser repasser par le pire en vue de revenir au mieux ? Mortins, décidé, s’écrie :

Va donc pour le chaos, et qu’il en sorte un monde !
Et l’autre lui répond :
Ce monde, il est créé ; rends-le meilleur, plus pur…
Je ne connais rien, dans l’ordre de poésie morale, dans ce genre philosophique de l’Essai sur l’homme de Pope, de plus beau que cet endroit, et ici il est de plus en scène, il a son effet d’action.

On a demandé quelle était la conclusion rigoureuse de la pièce et ce qu’elle prouvait. Nous croyons que c’est trop demander, même à une comédie morale. Il en est de l’affabulation, ici, comme de celle de tant de fables de La Fontaine. La popularité est un thème qui revient là un peu formellement, et le vieux sir Gilbert, resté seul en scène avec son fils, achève de le clore. Pour avoir connu la popularité, pour s’y être livré, et pour lui avoir ensuite résisté un seul jour, Édouard a perdu sa situation politique, sa maîtresse, son ami : il lui reste sa conscience et la bénédiction de son père. Mais, je le répète, ce n’est là que la formalité de clôture, en quelque sorte, dans un thème donné : l’essentiel et le fond, c’est cet ensemble de réflexions morales provoquées chemin faisant, c’est le sentiment judicieux, généreux, sincère, qui ressort de tout l’ouvrage, qui déclare l’honneur supérieur à toutes les opinions de parti, qui le fait voir toujours possible au sein même de ces opinions contraires, comme dans la belle scène finale entre sir Gilbert et Mortins, qui mouille les yeux de larmes. Aussi, quelles que soient les convictions particulières qu’on apporte à cette pièce, il est impossible de n’en pas saluer la juste intention.

S’il était permis de donner pour l’avenir un conseil à un talent aussi habile et aussi fait que celui de M. Delavigne, nous lui dirions d’oser être, à la scène, plus d’accord avec ses goûts, avec ses sympathies littéraires, qu’il ne se l’est accordé peut-être depuis quelques années. Par la Popularité, il est rentré dans sa manière plutôt que dans ses sujets : il pourra mieux choisir. Un homme d’esprit dont on citait dernièrement de rares pensées, a dit : « Ce ne serait peut-être pas un conseil peu important à donner aux écrivains, que celui-ci : N’écrivez jamais rien qui ne vous fasse un grand plaisir. » Au théâtre, et pour des sujets de comédie, le précepte peut surtout sembler de circonstance. Un exemple éclatant, sur la scène française, montre assez qu’en fait de goût littéraire, le public n’a pas de parti pris. Le succès sans nuage de la Popularité n’indique pas moins une disposition facile à tous les genres d’impartialité. C’est donc le moment ou jamais, pour les talens purs, d’être tout entiers eux-mêmes. Et à qui mieux qu’à M. Delavigne peut-on donner sans crainte un tel conseil ?