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La Porteuse de pain/1/01

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H. Geffroy, Éditeur (p. 3-8).
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PREMIÈRE PARTIE

L’INCENDIAIRE

i


Le village d’Atfortville, situé sur la route de Maisons-Alfort, après le fort de Charenton, est occupé en grande partie par les ouvriers des usines disséminées dans la plaine qui s’étend à l’ouest entre la Seine et les remblais du chemin de fer de Paris-Lyon-Méditerranée, à l’est du côté des villages de Créteil et de Maisons-Alfort.

Là journée finie, les travailleurs quittent les ateliers et rentrent chez eux. — Les habitants peu nombreux des usines sont obligés, pour faire leurs provisions, d’aller soit à Alfortville, soit à Maisons-Alfort.

Au moment où commence notre récit, c’est-à-dire le 3 septembre de 1861, à trois heures du soir, une femme de vingt-six ans à peu près suivait la route conduisant de Maisons-Alfort à Alfortville.

Cette femme, simplement mais proprement vêtue de deuil, était de taille moyenne, très bien faite, belle plutôt que jolie, d’une beauté sympathique et attrayante.

Des cheveux d’un blond fauve, d’une épaisseur et d’une longueur presque invraisemblables, s’enroulaient en grosses torsades sur sa tête nue, avec une négligence sans coquetterie mais non sans charme.

Sous cette chevelure opulente, dans un visage d’une pâleur mate, brillaient de grands yeux aux prunelles d’un bleu sombre à demi cachées sous un double réseau de longs cils. — La bouche était petite ; — les lèvres bien dessinées, d’un rouge de cerise mûre, s’entr’ouvraient sur des dents éblouissantes.

Plus d’une femme élégante et riche aurait pu envier non seulement la figure charmante, mais encore la démarche pleine de distinction naturelle de cette femme du peuple, car c’est bien d’une femme du peuple que nous venons de tracer un croquis rapide.

De la main droite elle tenait un bidon de fer-blanc à anse mobile ; de la main gauche elle serrait la menotte rose d’un bébé de trois ans environ qui marchait à pas lents en tirant derrière lui par une ficelle un petit cheval de bois et de carton, au ventre bourré d’étoupes.

Ce petit cheval, jouet commun et à bon marché, revêtu d’une couche de peinture grisâtre tigrée de taches noires, était fixé sur une planche supportée par quatre roulettes minuscules.

Ces roulettes rencontrèrent un caillou qui les arrêta.

— Hue, dada ! — cria le bébé en donnant une saccade à la ficelle.

Cette saccade détruisit l’équilibre du jouet, qui tomba sur le côté.

C’était la cinquième fois depuis quatre minutes.

La jeune femme fit halte aussitôt.

— Voyons, Georges, — dit-elle à l’enfant, d’une voix douce et caressante, — prends ton joujou, mon chéri, et porte-le… Nous serions trop long­temps en route.

— Oui, petite maman…

Le bébé, obéissant, saisit son dada par la tête, le mit sous son bras, puis reprit la main de sa mère, et tous deux continuèrent leur chemin.

Ils passèrnet devant le fort de Charenton et atteignirent bientôt les premières maisons d’Alfortville.

La jeune femme entra dans une petite boutique d’épicerie et, n’y voyant personne, frappa sur le comptoir deux ou trois coups.

Une forte commère sortit aussitôt d’une pièce voisine.

— Tiens, c’est vous, m’ame Fortier, — dit-elle. — Bonjour, m’ame Forlier… — Qu’est-ce qu’il faut vous servir ?

— De l’huile de pétrole, s’il vous plaît…

La marchande fit un geste de surprise et s’écria :

— De l’huile de pétrole !… encore ! — Mais, mon bon Dieu, qu’est-ce que vous en faites ? — Vous en avez déjà pris hier…

— Mon gamin a renversé le bidon en jouant… — répondit Mme Fortier.

— C’est donc ça !… Beau bénéfice pour vous ! — Combien qu’il vous en faut ?

— Quatre litres, s’il vous plaît, afin de ne pas revenir si souvent…

Le petit Georges, resté dans la rue, s’amusait devant la porte avec son cheval de carton.

L’épicière s’était mise en devoir de mesurer le liquide demandé.

— C’est dangereux, tout de même, ces moutards ! — disait-elle tout en mesurant. — Savez-vous que votre gosse, en renversant le bidon, pouvait


— Voyons, Georges, dit-elle à l’enfant, d’une voix douce, prends ton joujou et porte-le.

incendier l’usine… — Il aurait suffi pour ça d’une allumette… Ah ! mon Dieu, oui !… Un malheur arrive vite !…

— Je ne le sais que trop… — Aussi je l’ai joliment grondé, le pauvre enfant, quoiqu’il ne l’ait point fait par malice. — Il était tombé en courant. — Il a bien promis qu’il ne recommencerait plus.

— Espérons qu’il tiendra parole !! — Et vous plaisez-vous dans votre nouvel emploi, m’ame Fortier ?

— Dame ! il faut bien m’y plaire… — Au milieu de mon chagrin, c’est une vraie chance pour moi.

— Vous devez gagner autant qu’à la couture… avec beaucoup moins de mal à vous donner…

— Bien sûr que oui, et pourtant, si je n’économisais pas sur toutes choses, je n’arriverais jamais à m’en tirer… Songez donc… deux enfants ?

— Votre dernière, la petite Lucie, est en nourrice ?

— Oui, dans la Bourgogne… à Joigny.

— Ça vous coûte cher ?

— C’est trente francs par mois qu’il faut prendre sur mes gages… — répondit la jeune femme ; puis elle ajouta avec un gros soupir : — Ah ! mon pauvre mari me manque bien !…

— Je vous crois, m’ame Fortier… Un homme qui gagnait ses sept à huit francs par jour.

— Et qui était si bon… si honnête… si courageux ! — qui m’aimait tant !… — Je peux bien dire que la machine qui l’a tué en éclatant a tué en même temps mon bonheur…

En disant ce qui précède, Mme Fortier passa sa main sur son visage pour essuyer de grosses larmes coulant de ses yeux.

— Faut pas pleurer, ma fille, — reprit la marchande.

— Le moyen de s’en empêcher, quand on se souvient !…

— Il y en a qui sont encore plus à plaindre que vous ne l’êtes… — Le patron s’est bien conduit avec vous, car enfin je me suis laissé dire que sans une distraction de votre cher homme, la machine n’aurait pas éclaté… — Est-ce vrai ?

— Hélas ! oui, c’est vrai.

— On lui a fait un bel enterrement, au pauvre Fortier. — Vous avez eu une collecte des ouvriers de l’usine, et le patron s’y est inscrit pour cent francs… — Enfin, il vous a installée dans la fabrique comme gardienne… et ça n’est guère une place de femme…

— Certes, M. Labroue a été bon, très bon… — murmura tristement la jeune veuve. — Je lui rends toute justice… On prétend qu’il est dur… sa conduite avec moi prouve le contraire… mais enfin, c’est dans sa maison que mon mari a été tué ! Elle m’a porté malheur, cette maison, et si ce n’avait été pour mes enfants, je n’aurais jamais acceplé un emploi qui me force à vivre dans l’endroit où le sang de mon pauvre Pierre a coulé…

— Il faut se faire une raison, ma fille… — On ne vit point avec les morts… Vous n’aurez pas toujours le cœur gros et les yeux mouillés… — Vous êtes jeune… Vous êtes jolie… très jolie même ! Vous verrez qu’un jour ou l’autre un bon et brave garçon se toquera de vous, vous demandera de l’épouser, et vous ne lui répondrez pas non…

— Oh ! quant à cela, jamais !! jamais !! — s’écria Jeanne Fortier avec un accent d’inébranlable résolution.

— Il ne faut point dire : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau !

— Jamais !! — répéta la jeune femme.

— Laissez donc !… On croit ça… et puis le temps passe… — Les idées changent… — À votre âge on ne reste pas veuve éternellement…

— Cela se voit, je le sais bien… — Celles qui se remarient ont peut-être raison… Moi, j’ai d’autres idées…

— Lesquelles ?

Le visage de Jeanne s’assombrit.

— Ah ! — murmura-t-elle, — si seulement j’avais devant moi quelque argent… deux ou trois billets de mille francs.

— Qu’est-ce que vous feriez ?

— Ce que je ferais ?… Mais à quoi bon penser à cela ? À quoi bon bâtir des projets ? Ce sont des rêves qui ne peuvent se réaliser… Je n’aurai jamais d’argent dans les mains… D’où m’en viendrait-il ?… Je resterai à l’usine tant que je pourrai… pour mes enfants… J’espérerai en l’avenir, sinon pour moi, du moins pour eux…

— C’est ça… l’espérance donne du courage… — Voici votre pétrole…

L’épicière tendit à Jeanne son bidon alourdi par le liquide, et poursuivit :

— Si vous m’en croyez, vous enfermerez le bidon dans une armoire en arrivant chez vous… — Méfiez-vous d’une imprudence du gosse. — Ces moucherons-là, ça n’est pas responsable.

— Ah ! soyez tranquille, j’ai trop peur du feu ! je prendrai toutes mes précautions…

— À la bonne heure… — Allons, au revoir…

La jeune femme sortit de l’épicerie après avoir payé.

Le petit Georges jouait toujours devant la porte.

La mère l’appela.

L’enfant mit sous son bras son cheval de carton et vint la rejoindre.

Mme Fortier reprit la route d’Alfortville pour regagner la fabrique dont elle était concierge.

Debout sur le seuil de son magasin, l’épicière la regardait s’éloigner.

— Une brave et digne femme, tout de même, — murmurait-elle, — bien méritante et bien éprouvée… — Ah ! le fait est que son mari doit lui manquer rudement, car je la crois ambitieuse… Elle ne m’a point expliqué ses idées, mais elle en a, c’est positif… — Il lui faudrait deux ou trois billets de mille francs pour essayer n’importe quoi… Mazette !! comme elle y va !! — Ça ne se rencontre point dans le pas d’un cheval, les billets de mille francs… j’en sais quelque chose, moi qui n’en ai jamais trouvé… et pourtant j’ai trimé toute ma vie !

Une pratique, se présentant au magasin, contraignit la marchande à interrompre son monologue et à quitter le seuil de sa porte.

Jeanne Fortier marchait lentement, tenant par la main le bébé qui traînait son joujou.

L’enfant babillait, interrogeant sa mère et ne recevant d’elle aucune réponse.

Absorbée dans le souvenir du malheur qui l’avait mise en deuil, la jeune veuve n’entendait même pas le gazouillis d’oiseau de Georges.