La Porteuse de pain/1/03

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H. Geffroy, Éditeur (p. 14-20).
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iii


Jeanne vit pleurer Jacques, et ces larmes d’un homme produisirent sur elle une pénible impression.

— Je vous cause de la peine en vous disant la vérité… — répliqua-t-elle d’un ton plus doux. — Je souffre de vous voir souffrir ; mais ma conscience, mon honnêteté me commandent la franchise ! — Ne pensez plus à moi…

— Ne plus penser à vous ! — s’écria le contremaître.

— Il le faut !

— Est-ce que je pourrais ?

— On peut tout ce qu’on veut… — À partir d’aujourd’hui, je vous le demande, je vous en conjure, pour mes enfants, ne répétez plus des choses que je ne veux pas entendre.

— Ainsi, vous me défendez même l’espérance ?…

— Oui.

— Vous me fermez l’avenir ?…

— Je le dois…

— Jeanne, — reprit Jacques d’un ton farouche, en saisissant violemment la main de Mme Fortier, — peut-être me dédaignez-vous parce que je suis un simple ouvrier, n’ayant pour fortune que mon salaire ; mais si je devenais riche, très riche ? — M’accepteriez-vous, alors ?…

— Ne me parlez pas ainsi, — balbutia la jeune femme en essayant de se dégager. — Vous me faites peur…

Jacques poursuivit :

— Refuseriez-vous la richesse pour vous, pour vos enfants ?

— Taisez-vous !

— Eh bien, non, je ne me tairai point ! Vous ne comprenez pas, vous n’avez jamais compris comment je vous aime ! Il faut que vous le sachiez enfin ! — Je vous adore depuis cinq ans… depuis le premier jour où je vous ai vue… et de mois en mois, de semaine en semaine, de jour en jour et d’heure en heure, cette passion a grandi… — Tant que Pierre a vécu, j’ai gardé le silence !… — Il m’appelait son ami ; sa femme était sacrée pour moi !… Il est mort… vous êtes libre… Pourquoi me tairais-je ? Pourquoi ne réclamerais-je pas ma part de bonheur en ce monde ? — Cette part de bonheur, Jeanne, c’est vous ! — Votre destinée est de m’appartenir un peu plus Lôt ou un peu plus tard… Ne luttez point contre elle, et je ferai de vous, je le jure, la plus heureuse des femmes…

Et, élevant jusqu’à la hauteur de son visage la main qu’il tenait toujours, il la pressa countre ses lèvres avec une sorte de furie.

Jeanne se dégagea violemment.

— Vous perdez la raison… — murmura-t-elle.

— Est-ce ma faute ?…

— Allez-vous donc me manquer de respect ?

— Que Dieu m’en garde ! — J’éprouve pour vous, et vous le savez bien, autant de respect que d’amour.

Pendant que s’échangeaient les répliques de ce dialogue haché, fiévreux, le petit Georges, après avoir joué sur la grande route, commençait à trouver ce temps d’arrêt un peu prolongé.

— Maman, — fit-il, — allons-nous-en… je m’ennuie… — Viens-nous-en, mon ami Jacques…

Et il prit la main du contremaître.

Celui-ci et Jeanne se mirent en marche.

Ils firent quelques pas sans prononcer une parole.

Jacques était sombre.

— Donnez-moi ce bidon, — dit-il tout à coup ; — je veux le porter…

— Non, merci, nous voici presque arrivés ; — d’ailleurs, ça n’est pas lourd, quatre litres de pétrole…

Le contremaître ne put réprimer un mouvement de surprise, et demanda :

— Vous vous éclairez donc au pétrole ?

— Oui, c’est moins cher, et vous savez que je dois avoir de la lumière toute la nuit dans ma loge…

— Sans doute ; mais c’est dangereux, le pétrole, très dangereux, et M. Labroue serait mécontent s’il apprenait que vous faites cette économie… Il ne veut pas qu’une goutte d’huile minérale entre dans l’usine…

— Je l’ignorais… — fit Jeanne avec un étonnement mêlé d’inquiétude.

— Eh bien, prenez garde au patron… — Il se fâcherait tout rouge, et quand il se fâche il n’est point commode…

— Dès demain je brûlerai de l’huile ordinaire… — Je ne veux pas mécontenter M. Labroue…

On était arrivé près de l’usine, dont la haute cheminée de briques, dépassant les toitures des ateliers, jetait dans l’air un long panache de fumée grisâtre.

La porte était close.

Jeanne s’avança pour frapper.

— Un dernier mot… lui dit Jacques.

— Lequel ?

— Ne me fixez aucune époque, prenez autant de temps qu’il vous en faudra, mais permettez-moi l’espoir… — Vous ne le permettez, n’est-ce pas ?

— Non, Jacques.

— Quoi, pas même cela — s’écria le contremaître avec un éclat de colère, en frappant du pied.

La jeune femme fut épouvantée du brusque changement qui venait de s’opérer dans la physionomie et dans le son de la voix de son interlocuteur.

Elle se hâta vers la porte.

Jacques lui barra le passage.

— Ne me désespérez pas, croyez-moi !… — murmura-il, les dents serrées. — Ne me désespérez pas !… Cela vaudra mieux !!

Jeanne, voulant se débarrasser du contremaître, qui lui faisait réellement peur, répondit :

— Eh bien, plus tard… nous verrons.

— Bien vrai ?…

— Sans doute…

Le visage de Jacques se détendit. — L’expression farouche, empreinte sur ses traits depuis un instant, s’effaça.

— Ah ! — fit-il en poussant un soupir d’allégement, — enfin, voilà une bonne parole ! J’en avais grand besoin. — Elle me ranime… elle me rend force et courage… — Merci !…

Jeanne avait frappé.

La porte tourna sur ses gonds.

La jeune veuve franchit le seuil de la cour avec son fils.

Jacques vint ensuite et referma la porte derrière lui.

Une femme sortit de la loge et dit :

— Vous voilà de retour, m’ame Fortier… — je retourne à l’atelier bien vite… heureusement que je suis à mes pièces, car sans ça notre surveillante aurait trouvé le temps long…

— Allez, ma bonne Victoire, et merci de votre complaisance…

— Il n’y a pas de quoi, m’ame Fortier ; tout à votre service…

Et l’ouvrière prit en courant le chemin des ateliers.

Le contremaître embrassait le petit Georges.

Jeanne ouvrit la porte d’une resserre voisine de la loge, et sur une des tablettes qui s’y trouvaient plaça son bidon à pétrole, en disant à haute voix :

— Comme ça, le gamin ne pourra pas le renverser en s’amusant…

— Prenez bien garde au feu ! — fit observer Jacques…

— Oh ! soyez sans crainte.


— Je n’en demande pas plus, je suis content. Donnez-moi la main.

— C’est que les bâtiments sont légers… — Partout des cloisons en voliges… — Il suffirait d’une étincelle pour que ça flambe comme une poignée d’allumettes chimiques !…

— N’ayez crainte, monsieur Garaud… — répéta Jeanne en refermant la porte de la resserre.

Jacques lui tendit la main et, comme elle semblait hésiter à la prendre, il balbutia :

— Est-ce que vous m’en voulez ?

— Non, certainement, je ne vous en veux pas… — répliqua la jeune femme ; — mais, je vous en prie…

Le contremaître l’interrompit.

— Oh ! je ne vous dirai plus rien de ce qu’il vous déplaît d’entendre… — reprit-il ; — seulement n’oubliez point que vous m’avez donné une parole d’espoir… — L’espérance me rendra fort ! — Un jour je viendrai vous dire : Ce n’est plus seulement ma tendresse que je vous apporte… C’est encore la fortune pour vous et pour vos enfants… — Ce jour-là, consentirez-vous à vous appeler Mme Garaud ?

— Pour mes enfants… peut-être… — balbutia Jeanne avec émotion.

— Je n’en demande pas plus… je suis content… — Donnez-moi la main…

— La voici…

Jacques serra cette main dans la sienne et s’éloigna.

Le contremaître était un homme de trente ans environ, ce qu’on appelle dans le langage populaire, un beau gas, un solide gaillard, bien bâti, bien campé, bien musclé, un véritable type de souplesse et de vigueur.

Ses traits manquaient de distinction, quoiqu’ils fussent d’une grande régularité.

Son regard exprimait l’intelligence, mais non la franchise.

Sa lèvre inférieure, épaisse, dénotait un tempérament sensuel et des passions violentes.

Sa chevelure drue, coupée court et d’une teinte rouge très foncée, donnait quelque chose de dur et parfois de cruel à l’ensemble de son visage.

Garaud étant un ouvrier mécanicien de premier ordre et, de plus, très exact, très consciencieux dans son travail, M. Labroue avait voulu se l’attacher sérieusement.

Depuis six ans il appartenait à l’usine en qualité de contremaître.

Le patron, — qui était un inventeur en même temps qu’un industriel, — ne dédaignait point de le consulter à l’occasion et s’en trouvait bien.

Jacques avait des idées ingénieuses et, ce qui valait mieux, des idées pratiques.

Avec quelques capitaux à sa disposition il pouvait et devait arriver à une situation considérable ; malheureusement les capitaux manquaient.

Jacques connaissait ses dispositions naturelles, ses aptitudes, et souvent, pour les développer plus encore, il consacrait une partie de ses nuits à l’étude des livres spéciaux.

Des rêves d’ambition fiévreuse le hantaient.

Il se disait qu’il ne végéterait pas toujours sans doute ; qu’une occasion se présenterait tôt ou tard de voler de ses propres ailes, et de prendre sa place au soleil… — une large place !!