La Porteuse de pain/I/II

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Première partie : L’Incendiaire
II
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Garaud était un homme de trente ans environ ; ce qu’on appelle dans le langage populaire un beau gars : un solide gaillard bien bâti. Son regard exprimait l’intelligence, mais non la franchise. Sa lèvre inférieure épaisse dénotait un tempérament sensuel et des passions violentes.

C’était un ouvrier mécanicien de premier ordre, et de plus, très exact, très consciencieux dans son travail. M. Labroue avait voulu se l’attacher sérieusement. Depuis six ans il appartenait à l’usine en qualité de contremaître.

Jacques connaissait ses dispositions naturelles, ses aptitudes et souvent, pour les développer plus encore, il consacrait une partie de ses nuits à l’étude de livres spéciaux. Des rêves d’ambition fiévreuse le hantaient.

Il avait un tempérament de jouisseur, une nature avide de satisfactions matérielles. Il voulait être riche à tout prix

Nous soulignons à dessein ces trois mots.

En disant à Jeanne qu’il l’aimait, qu’il voulait la prendre pour femme, il ne mentait point ; il éprouvait très réellement à l’endroit de la veuve de Pierre Fortier une passion sincère et violente. Les dernières paroles de Jeanne avaient fait naître dans son âme une sensation de joie inouïe.

Elle s’apprivoise ! murmurait-il. Au lieu de répondre « Non » comme toujours, elle a répondu « peut-être ? » Suis-je assez bête d’aimer ça ! C’est la première fois que ça m’arrive. Elle me rend fou ! Il faut qu’elle soit à moi. Je ne peux pas vivre sans elle. Mais je sens que pour l’obtenir il faut être riche. Je n’ai produit d’impression sur elle qu’en lui parlant de fortune pour ses enfants. Comment m’enrichir vite ? Ah ! si j’avais dans la tête une bonne invention de mécanique, et dans ma poche des billets de mille pour l’exécuter, ce serait vite fait !

Tout en monologuant ainsi, Jacques se dirigeait vers le cabinet du propriétaire de l’usine, M. Jules Labroue. Ce cabinet se trouvait dans un pavillon voisin des bureaux de la comptabilité et de la caisse, et touchait aux ateliers des modèles. Le pavillon lui-même s’accolait aux ateliers de fabrication.

Le patron était extrêmement rigoureux pour tout ce qui concernait le bon ordre de sa maison. On ne discutait point à l’usine ; l’obéissance passive s’imposait ; il fallait céder ou partir.

Le patron avait son logement à l’usine même, au premier étage du pavillon. La porte du cabinet était placée juste en face du guichet de la caisse dont un simple couloir la séparait. Au fond de ce couloir un escalier conduisait à l’appartement de M. Labroue. Jacques frappa discrètement à la porte. Le caissier, entendant du bruit, leva la plaque de cuivre mobile qui fermait le guichet.

« Inutile de frapper, dit-il, le patron est sorti.

– Voudrez-vous, monsieur Ricoux, le prévenir que je suis de retour.

– Suffit, Jacques. La commission sera faite. »

Le contremaître se rendit aux ateliers où il inspecta le travail, et donna divers ordres. Dans la salle des ajusteurs il alla droit à l’étau d’un ouvrier âgé de cinquante et un ans.

« Vincent, lui dit-il, j’ai rencontré votre fils, et…

– Est-ce qu’il vous a dit que ma femme est plus malade ? interrompit l’ajusteur, devenu blanc comme un linge.

– Non, mais il recommande que vous ne vous attardiez point en sortant de l’atelier…

– Monsieur Jacques, reprit l’ouvrier tremblant de tout son corps, pour que le garçon vous ait arrêté, pour qu’il me recommande de ne pas m’attarder, moi qui ne m’attarde jamais, il faut que sa mère soit très mal… Monsieur Jacques, donnez-moi la permission d’aller jusqu’à la maison, ça me tranquillisera.

– Vous savez, mon pauvre Vincent, qu’il m’est impossible de prendre cela sur moi, répliqua le contremaître. Vous connaissez le règlement. Dès qu’on est entré dans l’usine, on ne peut plus en sortir qu’au coup de cloche.

– Une fois n’est pas coutume, et en demandant au patron…

– M. Labroue est absent.

– Ah ! pas de chance ! » fit l’ouvrier d’un ton désolé.

Jacques sortit de la salle des ajusteurs. Quand le contremaître eut disparu, l’ouvrier dépouilla vivement son tablier de travail, et, se dissimulant derrière les établis, quitta l’atelier sans qu’on fît attention à lui. Il traversa la grande cour en longeant les murailles et il arriva près de la porte de l’usine. Là, il donna deux petits coups dans le vitrage de la loge.

« M’ame Fortier, tirez-moi le cordon, s’il vous plaît, dit-il.

– Vous avez la permission de sortir ? demanda Jeanne.

– Non, mais le contremaître vient de rentrer, il m’a dit que mon garçon lui avait touché deux mots relativement à ma femme, qui est malade. Je crains que son état n’ait empiré. Pour me rassurer, je veux courir jusque chez nous…

– Mais, monsieur Vincent, je ne peux pas vous laisser sortir sans autorisation. Vous savez que la règle est formelle.

– Eh ! je me fiche pas mal de la règle ! répliqua l’ouvrier presque avec colère. Je veux aller voir ma femme… et j’irai.

– N’insistez pas, Vincent, je vous en prie ! Si le patron savait que je vous ai laissé sortir, je serais réprimandée.

– Le patron est absent, répondit l’ajusteur.

– Demandez une permission au contremaître.

– Je l’ai fait. Il me l’a refusée. Alors je la prends, tant pis ! Je cours à la maison et, si tout va bien, je rapplique ici au pas accéléré. Voyons, m’ame Fortier, prouvez que vous avez bon cœur. Ouvrez-moi la porte. Je ne dirai pas que je suis sorti, et en rentrant je retournerai à mon étau. On ne se sera seulement point aperçu de mon absence. Si on sait que je suis sorti, je dirai que vous n’étiez point dans votre loge, que j’y suis entré, que j’ai tiré le cordon moi-même. Le temps s’écoule, m’ame Fortier. Laissez-moi allez voir ma femme…

– Je risque ma place, fit-elle, mais je n’ai pas le courage de vous refuser. »

En même temps, elle tira le cordon.

« Merci ! merci », cria l’ouvrier en s’élançant dehors.

« J’ai peut-être eu tort, pensait la jeune femme, mais les règlements sont trop rigoureux. Il avait les larmes dans les yeux, ce pauvre Vincent ! »

Jacques Garaud, après avoir donné un coup d’œil rapide aux diverses salles, était revenu à l’atelier de l’ajustage où il voulait surveiller les pièces d’un moteur à air comprimé qui devait être livré le lendemain. Il s’approcha de l’ouvrier chargé du montage.

« Vous avancez ? lui demanda-t-il.

– Oui, monsieur Garaud, je n’attends plus que le collier qu’apprête Vincent. Quand je l’aurai, il ne me faudra pas plus d’une demi-heure pour tout mettre en place. »

Jacques se dirigea vers l’étau de Vincent. La place de l’ajusteur était vide. Sur l’étau à côté du collier, se voyait le tablier de travail. Le contremaître fronça les sourcils.

« Où est Vincent ? demanda-t-il à un ouvrier voisin.

– Je ne sais pas, monsieur Jacques, répondit l’homme. Quand vous l’avez quitté, je l’ai vu prendre sa casquette et filer. »

Jacques fit un geste de colère.

S’approchant alors d’un autre établi, il dit à l’ouvrier qui y travaillait :

« François, cessez ce que vous faites et achevez vivement ce collier. Il faut que ce soit fini dans une heure. »

Le contremaître sortit de l’atelier et se dirigea vers la loge de Jeanne. La jeune femme, à travers le vitrage de la fenêtre, le vit traverser la cour et venir de son côté.

« Il se sera aperçu de la disparition de Vincent, pensa-t-elle ; il va m’adresser des reproches, bien sûr. »

Et Jeanne, un peu inquiète, éprouva quelque regret de s’être laissée apitoyer… Jacques ouvrit la loge.

« M’ame Fortier, dit-il d’une voix rude, vous avez ouvert la porte à un homme de l’usine ?

– Moi… monsieur Jacques… balbutia la veuve.

– Oh ! inutile de nier, interrompit le contremaître. Vincent m’a demandé l’autorisation d’aller jusque chez lui. Je la lui ai refusée, comme c’était mon devoir ; il est venu vous trouver et vous avez été plus faible que moi…

– Eh bien, oui, c’est vrai, dit Jeanne, le pauvre homme pleurait ; il m’a suppliée… J’ai cédé…

– Vous saviez pourtant qu’en agissant ainsi vous étiez coupable ; et savez-vous quelle sera pour lui la conséquence de votre faiblesse ?… À partir de ce moment, il ne fait plus partie du personnel de l’usine, et quand il se présentera, je vous défends de lui ouvrir. Vincent a interrompu un travail qu’il fallait achever dans le plus bref délai. Je suis responsable. Je dois rendre compte au patron de ce qui se passe dans les ateliers. Je l’avertirai.

– Mais, s’écria la jeune femme avec effroi, tout va retomber sur moi, alors !…

– Mon devoir est de dire la vérité.

– Non, monsieur Jacques, vous ne serez pas dur à ce point pour ce pauvre Vincent. Ce n’est point ma cause que je plaide auprès de vous, c’est la sienne. En se figurant sa femme plus malade, en danger de mort, il a perdu la tête ; il va rentrer, le patron est absent, vous seul saurez qu’une infraction au règlement a été commise. Vincent est un honnête homme. En perdant son travail, il se trouverait dans la misère. Vous ne direz rien à M. Labroue, n’est-ce pas ? Vous êtes bon, vous aurez pitié de lui…

– Mon bon ami, dit tout à coup le petit Georges qui s’accrochait à la jupe de sa mère, ne fais pas de chagrin à maman… »

Le contremaître subissait un violent combat intérieur. Une émotion profonde se lisait sur son visage.

« Je ne veux pas que vous puissiez me reprocher d’avoir repoussé votre demande ! s’écria-t-il enfin. Pour l’amour de vous, Jeanne, je pardonnerai à Vincent. »

En ce moment, un coup de sonnette retentit dans la loge.

« C’est lui qui revient sans doute », fit la jeune femme…

Elle tira le cordon en s’avançant jusqu’au seuil, suivie de Jacques, pour voir l’arrivant. Le nouveau venu n’était pas Vincent, mais le propriétaire de l’usine, M. Jules Labroue. Il marcha droit au contremaître.

« Est-ce vous, Jacques, lui demanda-t-il d’un ton sec, qui avez permis à Vincent de quitter l’atelier ? Ne point répondre à une question si nettement formulée était impossible.

« Non, monsieur, dit le contremaître.

– Alors Vincent a quitté l’atelier sans vous prévenir ?

– Oui, monsieur. Et je suis venu ici demander à Mme Fortier si elle l’avait vu sortir. »

M. Labroue se tourna vers Jeanne et l’interrogea du regard.

« Je l’ai vu sortir, en effet… murmura la femme.

– Ainsi vous lui avez ouvert ? »

Jeanne dit un signe de tête affirmatif.

« Vous connaissiez cependant le règlement, madame Fortier, reprit le patron. Quel prétexte a-t-il mis en avant pour motiver sa sortie ? »

Ce fut Jacques qui répondit :

« Il s’est figuré que l’état de sa ménagère, qui est malade, empirait, et il a voulu la voir…

– Je l’admets… Tout au moins pouvait-il attendre mon retour pour me demander l’autorisation de quitter momentanément l’atelier, et j’aurais accueilli sans hésiter une requête basée sur un aussi sérieux motif, mais je veux que mes ordres soient respectés. »

M. Labroue, s’adressant à Jeanne, ajouta :

« Quand Vincent se présentera, vous ne le laisserez point rentrer et vous lui direz de venir demain pour le règlement de son compte. Je regrette que cette mesure de rigueur tombe sur lui, car c’était un bon ouvrier, mais il faut un exemple. Venez, Garaud… »

Le contremaître suivit M. Labroue qui se dirigeait vers son cabinet.






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