La Porteuse de pain/III/VIII

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Troisième partie : Maman Lison
VIII
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Jeanne, en sortant de chez le jeune avocat, semblait de nouveau frappée de folie.

« Ce Paul Harmant m’a devinée, se disait-elle, tout en courant, et sans l’intervention de ce loyal jeune homme, il me livrait… Oh ! ce Paul Harmant, que va-t-il faire à présent ? Donner des indications à la police, qui bien vite découvrira ma retraite, et je serai prise !

« Que décider ? Quel parti prendre ? Je ne puis cependant pas abandonner ma fille, la laisser seule, malade et désespérée… Eh bien, je m’abandonne ! Je retourne auprès de ma fille. C’est là qu’on viendra m’arrêter. »

Jeanne trouva la convalescente un peu moins faible, et la malheureuse mère eut le courage de montrer à sa fille un visage souriant.

« Maman Lison, demanda la jeune fille, est-ce que vous avez pensé à voir M. Darier comme vous comptiez le faire ?

– Oui, et je l’ai vu ce matin même…

– Que vous a-t-il dit ?…

– Que ceux qui s’acharnaient à vous persécuter étaient de véritables monstres, mais que la loi ne punit pas les infâmes qui reprochent à une fille la honte de sa mère. »

Lucie sentit ses yeux se remplir de larmes.

« Ma mère… balbutia-t-elle. Elle est peut-être plus à plaindre que moi ! »

* * *

« J’ai eu tort de laisser voir que j’avais deviné Jeanne Fortier sous Lise Perrin, se disait-il. La faire arrêter eût été la pire des maladresses… Néanmoins, la présence de Jeanne Fortier à Paris est un danger permanent, il faut que ce danger disparaisse. »

Le millionnaire trouva Lucien Labroue auprès de Mary. Le jeune homme continuait à jouer consciencieusement le rôle imposé par Georges Castel. On se mit à table. Le déjeuner fut court. Lucien ne pouvait laisser longtemps l’usine sans surveillance. Paul Harmant, de son côté, ne tarda guère à quitter l’hôtel. Il sortit à pied et gagna la demeure d’Ovide Soliveau.

Au moment de sonner, sur le trottoir, de l’autre côté de la rue, il aperçut Ovide Soliveau. Il traversa la chaussée et rejoignit Ovide.

« Tiens ! tiens ! s’écria Soliveau en tendant la main à son prétendu cousin ! Par quel hasard dans ce quartier ?

– Nous avons à causer sérieusement, très sérieusement.

– Alors, dit le Dijonnais, allons dîner. Nous causerons ensuite, car j’ai une faim de loup. »

Les deux hommes entrèrent dans un restaurant voisin de la place Clichy et demandèrent un cabinet. Ovide commanda le menu et s’installa en face du millionnaire. Une fois le dîner servi, Paul Harmant dit à voix basse :

« J’ai peur que nous ne soyons perdus sans ressources… »

Ovide prit une physionomie consternée.

« Qu’est-ce que tu me chantes là ? s’écria-t-il.

– Voici la situation en quelques mots : Jeanne est à Paris, et elle a retrouvé sa fille !

– Pas possible !

– Cependant c’est vrai. Je me suis rencontré avec cette femme chez mon avocat Georges Darier !

– Elle t’a reconnu ? balbutia Soliveau tout pâle.

– Heureusement non, mais sa seule présence à Paris constitue le plus grand danger. Peut-être me reconnaîtra-t-elle un jour, et tu vois d’ici quel écroulement…

– Mais, du moment que Jeanne Fortier ne t’a point reconnu, tout péril est passé… Parole d’honneur, tu me fais de la peine ! Allons, allons, ne t’emballe pas, et compte sur moi. Jeanne Fortier est à Paris, tu en es sûr puisque tu l’as vue… Elle a changé de nom, bien entendu ?

– Elle se fait appeler Lise Perrin.

– Où demeure-t-elle ?

– Je l’ignore, mais on peut la trouver chez sa fille Lucie…

– Quel métier a-t-elle pris ?

– Celui de porteuse de pain.

– Eh bien, demain Jeanne Fortier ne te gênera plus.

– Que vas-tu faire ?

– Moi, rien du tout, mais tu vas écrire à M. le procureur de la République que la nommée Jeanne Fortier, évadée de la prison de Clermont, se balade à Paris sous le nom de Lise Perrin, et qu’on est certain de la trouver ou de trouver sa piste chez sa fille Lucie, quai Bourbon, numéro 9. Tu seras libre de ne pas signer.

– C’est impossible ! Je n’écrirai point cela ; on ne manquerait pas de m’attribuer l’arrestation de Jeanne.

– Qui donc ?

– Georges Darier. Je voulais la faire arrêter chez lui ; mais il la protège, et il s’est interposé entre elle et moi. »

Et il raconta ce que nos lecteurs connaissent déjà.

« Tu dois comprendre maintenant, poursuivit le millionnaire, que l’on ne peut opérer ainsi, sous peine de grave imprudence. Des soupçons naîtraient à coup sûr dans l’esprit de Georges. Déjà Lucien Labroue croit à l’innocence de Jeanne Fortier ; il doute de la mort de Jacques Garaud. L’avocat Georges Darier est du même avis. Le peintre Étienne Castel partage leur opinion. Pour eux tous, Jacques Garaud est vivant, et Jeanne Fortier subit la peine qu’il devrait subir… Une étincelle au milieu de ces ténèbres, et le passé s’éclaire ! Un mot imprudent et tout est perdu !

– Voyons, voyons, du calme ! dit Ovide. Rien n’est désespéré, mon très cher. Jeanne peut parler. Mais que dira-t-elle ? Elle peut te reconnaître, d’accord, mais tu sauras répondre : « Cette femme extravague ! Jacques Garaud est mort et bien mort. Je me nomme, moi, Paul Harmant ! et je peux en donner la preuve… »

– Eh ! tu as bien découvert que Paul Harmant était mort à Genève… Pourquoi d’autres ne le découvriraient-il pas ? Je te dis que le péril ne cessera de grandir, tant que Jeanne Fortier sera vivante…

– Tu veux donc qu’elle meure ? demanda Soliveau.

– Ce serait un salut.

– Réfléchis bien ! Si Georges Darier, si Lucie savent que tu as menacé Jeanne Fortier, l’idée ne leur viendra-t-elle point de t’attribuer sa fin tragique ?

– Oui, s’il s’agissait d’un meurtre…

– De quoi s’agit-il donc ?

– D’amener adroitement une mort accidentelle dont le hasard seul serait coupable ; à n’importe quel prix il faut éviter la catastrophe. Songe que ta fortune est attachée à la mienne. Ma ruine et ta ruine. Adieu tes rentes si je croule !

– Halte-là ! pas de bêtises !

– Risque donc alors le tout pour le tout. Veux-tu agir ?

– Il le faut bien.

– Surtout pas d’assassinat, ni couteau, ni revolver.

– Sois tranquille ! Un meurtre gentiment déguisé, un meurtre avec un faux nez qui lui donnera l’air d’un accident. »

Paul Harmant tira son portefeuille ; il y prit des billets de banque et les remit à son complice qui demanda :

« Avons-nous encore quelque chose à nous dire.

– Non…

– Dans ce cas, je rentre. J’ai besoin de combiner un plan. »

Ainsi qu’on vient de le voir, Ovide Soliveau se décidait à donner à plein collier dans les idées de Jacques Garaud. Il se disait que plus serait lourde la chaîne du crime qui les unissait, plus il serait facile de se faire payer à leur juste valeur les services rendus.

À trois heures du matin, Ovide sauta en bas du lit, alluma une bougie, endossa un vêtement usé, fané, panné, se mit du rouge brique sur les joues et du bistre autour des paupières, avachit d’un coup de crayon gras les coins de sa bouche, se coiffa d’une casquette plate, mit sous son bras un sac de toile d’assez grande dimension et prit un crochet de chiffonnier ; puis, ainsi déguisé, gagna l’île Saint-Louis où, faisant mine de fouiller le tas d’ordure avec la pointe de son crochet improvisé, il surveilla la maison du quai Bourbon portant le numéro 9.

Cinq heures sonnaient. La porte du numéro 9 s’ouvrit et la veuve de Pierre Fortier sortit de la maison. Ovide reconnut du premier coup d’œil le tablier traditionnel des porteuses de pain de Paris.

« Ce doit être elle », se dit-il.

Il la suivit, tout en inspectant les tas d’ordures placés sur son chemin. Jeanne arriva à la maison des Lebret juste au moment où Ovide tournait le coin de la rue Dauphine et du quai des Augustins. La boutique n’étant point encore ouverte, Jeanne entra dans une allée sombre et disparut.

« Voilà, se dit Soliveau, la boulangerie pour laquelle elle porte le pain. Mais est-elle bien la femme qui me préoccupe ? »

En ce moment la porte de la boutique s’ouvrait, et Jeanne venait aider la servante à enlever les volets. Deux porteuses de pain parurent en même temps.

« M’ame Perrin, dit l’une d’elles à Jeanne, nous allons au Rendez-vous des boulangers. C’est notre tournée ce matin.

– Allez, mes enfants, répondit Jeanne. Je vous suis. »

Ovide, qui s’était approché, avait entendu.

« M’ame Perrin, c’est bien elle », murmura-t-il…

Et au lieu d’attendre Jeanne Fortier, Ovide suivit les deux femmes, tout en enlevant sa blouse qu’il fourra dans son sac et pénétra chez le marchand de vin à son tour.

Le patron trônait au comptoir de la salle d’entrée, où se trouvait un cabinet prenant jour sur la grande salle par vitrage. De petits rideaux, jadis blancs, fermaient à demi ce vitrage dans lequel s’ouvrait un vasistas. Ovide fit servir sur le comptoir un verre de vin blanc qu’il but debout. Jeanne arriva et passa derrière lui pour pénétrer dans la grande salle. Dès qu’elle parut, elle fut entourée.

« Bonjour, maman Lison », disaient les uns.

– Bonjour, m’ame Perrin », disaient les autres. Jeanne Fortier était fort aimée, nous le savons, et Ovide put le constater en voyant la façon dont tout le monde l’accueillait. Il reprit son sac, son crochet, et retourna chiffonner dans les alentours de la boutique du boulanger Lebret. Jeanne commença sa tournée en remontant jusqu’à la rue Saint-André-des-Arts, distribuant du pain de maison en maison, et allégeant petit à petit sa voiture d’osier. Successivement elle passa dans toutes les rues qui se greffaient sur la rue Saint-André-des-Arts, rue Séguier, rue Gît-le-Cœur, puis elle desservit la place Saint-Michel, le quai Saint-Michel, les rues adjacentes, la place Maubert, et enfin l’île Saint-Louis. À huit heures et demie elle avait terminé et s’arrêtait en face de sa demeure. Ovide ne l’avait pas perdue un seul instant de vue.

« Voici sa dernière station, se dit-il, quand elle fut arrivée au quai Bourbon. Maintenant il faut baser mon plan sur l’itinéraire qu’elle a suivi et qu’elle doit suivre tous les jours. C’est au cours de ce trajet que se produira l’accident. »






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