La Porteuse de pain/III/X

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Troisième partie : Maman Lison
X
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En rentrant chez lui, Étienne Castel apprit que Georges Darier, était venu s’informer de lui chaque jour. L’artiste se rendit chez lui immédiatement après son déjeuner.

« Ah ! mon tuteur ! s’écria Georges, enfin vous voilà ! J’étais si inquiet ! Votre valet de chambre prenait en me parlant des attitudes de sphinx. Mais franchement vous auriez dû l’autoriser à m’apprendre que vous étiez en voyage.

– J’étais en voyage d’affaires, et tu me vois revenir fort déconfit, car ce n’est point pour mes affaires personnelles que je courais le monde. Il s’agissait de Lucien Labroue, de Jeanne Fortier, de Lucie Fortier et de Paul Harmant.

– Il s’agissait de Jeanne Fortier ! répéta Georges. C’est pour vous parler d’elle que je suis allé chez vous.

– Aurais-tu découvert quelque chose à son sujet ?

– J’ai vu Jeanne Fortier elle-même. »

Georges raconta à son ex-tuteur la visite de la porteuse de pain venant lui apporter les papiers perdus trouvés par elle, et lui demander conseil au sujet des agissements de Paul Harmant et de Mary contre la pauvre Lucie… Comment elle savait que Lucie était sa fille et comment Paul Harmant l’avait reconnue…

« Jeanne Fortier a-t-elle reconnu Paul Harmant ? interrogea Étienne Castel qui l’avait écouté attentivement.

– Elle ne pouvait le reconnaître. C’était la première fois qu’elle le voyait… »

L’artiste prit son front dans ses mains.

« Décidément, murmura-t-il, mes soupçons s’égaraient…

– Que croyiez-vous donc ?

– Que Paul Harmant était Jacques Garaud, l’assassin de Jules Labroue, tout simplement.

– Lui, Jacques Garaud ! Lui, l’assassin de Jules Labroue ! répéta Georges. Mais qui vous faisait supposer cela ?

– Tout et rien, répondit Étienne Castel. Aujourd’hui mes preuves s’en vont en fumée ! De mes recherches même il résulte que Paul Harmant est bien son nom ; il me faut reconnaître que tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour sa fille…

– Mais, reprit Georges Darier, qui donc lui a fourni cette pièce authentique dont il s’est servi contre Lucie ?

– Ici, pour moi, tout s’embrouille. »

Il raconta ses démarches à Joigny et à Bois-le-Roi.

« Enfin, quel intérêt avez-vous à vous donner tant de mal pour éclaircir ces points obscurs d’une histoire qui ne vous touche en rien ? » demanda Georges après l’avoir écouté.

Étienne Castel regarda son pupille d’une façon singulière et reprit au bout d’un instant :

« Ne pensons plus à cela. Je croyais tenir une preuve : elle m’échappe, tout est fini.

– Vous renoncez à ce que vous aviez entrepris ?

– Il le faut bien. »

En répondant ainsi, Étienne déguisait la vérité. Lorsqu’il quitta Georges, une préoccupation unique hantait son esprit : trouver le baron de Reiss.

* * *

Complètement guéri, et lesté des cinq mille francs d’indemnité, Duchemin s’était rendu rue des Dames, aux Batignolles, où l’attendait Amanda.

Ni Duchemin, ni la jeune fille n’oubliaient les projets de vengeance qu’ils nourrissaient tous deux contre Ovide Soliveau. Duchemin comprenait à quel point le compromettait le vol commis par lui dans les archives de la mairie. Son rêve était de rentrer en possession du procès-verbal de dépôt à l’hospice des Enfants-Trouvés, et des billets faux souscrits par lui. Amanda souhaitait reconquérir l’étrange reconnaissance signée par elle à Mme Delion, la marchande de modes de Joigny.

De plus la jeune femme était vindicative. Ovide avait risqué de l’empoisonner, de plus il avait barre sur elle et pouvait la perdre de l’arrivée de Duchemin à Paris, elle aborda la question qui l’intéressait.

« Es-tu prêt à agir contre notre ennemi commun ? »

Raoul répondit d’une façon affirmative.

« Je suis sûre que le nommé Ovide Soliveau est en rapport avec le père de Mary Harmant. La preuve, c’est qu’il a livré au constructeur de Courbevoie l’acte que tu lui as remis. C’est donc à Courbevoie, aux environs de l’usine, ou à Paris, près de l’hôtel et la rue Murillo, qu’il faut se mettre en embuscade. Un jour ou l’autre Ovide ira chez son complice. Consacre donc tes journées entières au métier de guetteur. Au moment où Soliveau sortira de chez Paul Harmant, tu n’auras qu’à le suivre. En admettant que Paul Harmant ne le reçoive pas chez lui, il va certainement le trouver. Attache-toi donc aussi aux pas du millionnaire, sache où il va… »

Amanda ouvrit un meuble et poursuivit :

« Il y a là mes économies. Elles proviennent du baron de Reiss. Je t’autorise à puiser à même.

– Je vais mêler ma fortune à la tienne. »

Et Duchemin plaça les cinq mille francs de son indemnité dans le tiroir du meuble. Le lendemain, après avoir coupé ses favoris et ses moustaches, ce qui devait empêcher Soliveau de le reconnaître, Raoul Duchemin prit une voiture et alla à Courbevoie à l’endroit du quai où se trouvait l’usine de Paul Harmant. Il examina la façade et les deux portes.

« Personne ne peut entrer ou sortir sans être vu par moi, se dit-il. Je n’aurai qu’à avoir l’œil au guet. »

Il rejoignit sa voiture qui l’attendait à quelques pas.

« J’attends quelqu’un, dit-il au cocher, je vous garde. »

Le cocher était un vieux roublard.

« Est-ce que nous aurions à filer quelqu’un, mon bourgeois ? demanda-t-il en clignant de l’œil.

– Eh bien, oui.

– Alors je vas au mastroquet à côté de l’usine ; et j’entrerai casser le cou à une andouillette. C’est là que vous me trouverez. »

Raoul Duchemin rentra rue des Dames le soir, sans avoir aperçu Ovide. C’était le lendemain de ce jour que Soliveau devait tenter d’écraser Jeanne Fortier.

Le soir de ce même jour, Paul Harmant n’était point sorti de l’usine à son heure accoutumée. Duchemin continuait à monter sa faction quotidienne avec une patience diabolique. Tout à coup une voiture vint s’arrêter en face de la porte de l’usine. Un homme en descendit, Raoul étouffa un cri de surprise. C’était Ovide Soliveau, baron de Reiss, venant de rendre compte à Paul Harmant de ce que nos lecteurs connaissent. Dans la journée, il lui avait envoyé une dépêche le priant de l’attendre à sept heures et demie du soir. Paul Harmant frissonna d’épouvante en écoutant le récit du crime commis par son complice. L’écrasement du jeune garçon qui avait été victime en même temps que Jeanne lui semblait surtout horrible, et il ne le cacha point.

« C’est fâcheux, je le sais bien, répliqua Soliveau. Mais il fallait aller jusqu’au bout…

– Es-tu sûr au moins que Jeanne est vraiment morte ?

– Comment ne serait-elle pas morte après avoir reçu sur la tête un échafaudage pesant cinq ou six cents kilos ? Je l’ai vue comme je te vois, étendue morte sur le sol, le front entrouvert. N’y pensons plus et parlons affaires…

– De quelles affaires ?

– Mais, parbleu ! des nôtres, des miennes, puisque c’est tout un. Je me suis conduit avec toi en ami, en ami véritable, ne me ménageant point ; mais après ce que j’ai fait ce matin, j’arrête les frais. J’en ai assez. Je veux quitter Paris.

– Tu as peur ?

– Pas précisément. Mais enfin on ne sait ce qui peut arriver.

– Il me semble que si tout s’est passé comme tu viens de me le raconter, tu ne cours aucun risque.

– C’est mon opinion. Mais je ne dormirais sur mes deux oreilles que dans un autre pays que le mien.

– Où iras-tu ?

– Je retournerai en Amérique. C’est un pays qui me plaît. Je compte me rendre à Buenos Aires.

– Eh bien, je continuerai là-bas la rente que je te sers ici.

– Pas de ça, Lisette ! D’abord elle est maigrelette, la rente ! Et puis, supposons que tu dévisses ton billard. Qui est-ce qui me la servirait, cette rente ?

– Si le capital se trouvait entre tes mains, tu le gaspillerais en quelques mois, peut-être en quelques jours…

– Grand merci de ta sollicitude à mon égard ! N’empêche que je préfère un capital à une rente.

– Quelle somme exiges-tu de moi ?

– Je vais te dire tout de suite mon premier et mon dernier mot. Inutile de marchander. Je veux cinq cent mille francs.

– Tu les auras.

– On n’est pas plus gracieux ! Eh bien, je m’embarquerai au Havre de samedi en huit. Nous dînerons ensemble jeudi prochain, une dernière fois, et tu me donneras la somme. »

Les deux hommes quittèrent l’usine. Ovide aperçut un véhicule. Il l’arrêta. « Au Palais-Royal », dit-il.

En voyant Ovide se diriger vers le fiacre, Duchemin, aux aguets, redoubla d’attention. D’une main légère, il frappa deux ou trois petits coups contre la vitre, et le cocher qui n’attendait que ce signal poussa son cheval en avant. Au bruit de la voiture se mettant en marche, Ovide qui montait dans son fiacre se retourna, mais aucun soupçon ne traversa son esprit.

Néanmoins, quand la voiture eut parcouru un espace de cinquante mètres, il regarda par le petit carreau percé à l’arrière de la caisse. Il aperçut encore le fiacre dont les lanternes rouges, remarquées par lui, le guidaient. Il fronça le sourcil. Et, baissant la glace qui se trouvait entre lui et le siège du cocher, il dit :

« Quittez l’avenue. Prenez à gauche et gagnez les Ternes.

– Pourquoi ? demanda le grand industriel.

– Je t’expliquerai cela tout à l’heure. »

Le cocher avait obéi et, par une rue latérale, il se dirigeait vers la barrière des Ternes. Ovide mit de nouveau son œil à son observatoire. Le fiacre était toujours à vingt pas en arrière, conservant sa distance.

« Ah ! la gueuse ! dit Soliveau les dents serrées.

– Mais enfin, qu’y a-t-il donc ? murmura Paul Harmant.

– Il y a qu’on nous file ! Voilà ce qu’il y a ! »

Le millionnaire devint livide.

« Oh ! rassure-toi ! Tu n’es pour rien là-dedans. C’est moi seul qu’on suit, et je sais qui me suit ainsi. C’est une femme.

– Qu’est-ce que cela signifie ?

– Ça signifie que la nommée Amanda Régamy, à qui j’ai brûlé la politesse à Bois-le-Roi, s’est mis dans la cervelle de savoir où je demeure et qui est au juste le baron de Reiss. Mais ce n’est pas encore aujourd’hui qu’elle connaîtra le gîte de ce brave Ovide Soliveau ! »

Tout en parlant, Soliveau examinait avec la plus grande attention la toilette de son compagnon de route. Paul Harmant portait un pardessus de demi-saison, de couleur claire, et un chapeau de soie à haute forme. Ovide, au contraire, était revêtu d’un paletot foncé et coiffé d’un petit chapeau de feutre rond. Nous savons déjà que les deux hommes avaient à très peu de choses près la même taille.

« Faisons un échange, dit Soliveau au millionnaire. Donne-moi ton chapeau et ton pardessus et prends les miens. »

L’échange de vêtements et de coiffure fut opéré.

Le Dijonnais, baissant la glace de devant, jeta ces mots :

« Allez directement place de l’Opéra. Vous vous arrêterez en face du café du Grand Hôtel. Toi, poursuivit Ovide en s’adressant à Paul Harmant, tu mettras pied à terre. Amanda te prendra pour moi, et trompée par le costume elle te suivra. Pendant ce temps, j’irai commander notre dîner chez Brébant.

– Mais que ferai-je lorsque je serai descendu ?

– Vas au café, pour qu’elle s’aperçoive de l’erreur. Puis, lorsque la voiture d’Amanda aura tourné bride, tu viendras me rejoindre.

– C’est convenu. »

Un quart d’heure plus tard, les deux fiacres arrivaient place de l’Opéra. Les choses se passèrent alors de la façon prévue par Ovide. Duchemin, lorsqu’il vit descendre Paul Harmant, vêtu du paletot sombre et coiffé du petit chapeau rond, le prit pour le baron de Reiss.

« Ne bougez pas de là, dit-il à son cocher, l’autre peut partir : c’est celui-là seulement qui m’intéresse. »

Le fiacre d’Ovide s’éloignait déjà rapidement. Jacques Garaud alla s’installer à une table placée sous les globes de cristal d’une gerbe de becs de gaz. Il faisait face à la place de l’Opéra, par conséquent à Raoul Duchemin. Ce dernier ne put contenir une exclamation de colère.

« Ces gens-là se sont aperçus qu’on les suivait, murmura-t-il, et ils ont changé de costume. »

Pendant quelques secondes il s’absorba dans l’amertume de sa déception, puis il donna l’ordre au cocher de le reconduire rue des Dames, où Amanda l’attendait avec impatience.

Duchemin raconta sa mésaventure. Malgré l’insuccès complet de son associé, la jeune femme ne put s’empêcher de rire.

« Tu trouves ça drôle, fit Raoul, furieux.

– Ma foi, oui. C’est exaspérant, mais c’est drôle… Le gredin a toutes les ruses. Il s’agit d’être aussi rusé que lui. »

Duchemin fit un geste de colère.

« Dès demain, je recommencerai à épier, dit-il.

– Ça ne servirait à rien. Demain, c’est dimanche, et ils ne se verront pas… Si nous allions à Bois-le-Roi ?

– Je ne demande pas mieux. »

* * *

Paul Harmant avait rejoint son complice chez Brébant, dans un cabinet. Vers minuit, ils se séparèrent. Le Dijonnais ne laissait pas d’éprouver une vague inquiétude.

« Il ne me sera pas bien difficile de déjouer les plans d’Amanda jusqu’à mon départ, se disait-il, mais je crois que ce départ est vraiment une chose sage. À Buenos Aires, avec cinq cent mille francs, je vivrai d’une façon confortable. Décidément, je fais bien de prendre ma retraite. Ça me promet une vieillesse… »

Le lendemain, Ovide jeta un coup d’œil sur les journaux, et y lut un récit de l’accident arrivé rue Gît-le-Cœur.

Le reporter affirmait qu’outre le jeune garçon une porteuse de pain avait été broyée littéralement. Ovide sourit :

« Le cousin Harmant, se dit-il, verra que cette fois la besogne était bien faite. »






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