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La Poupée sanglante/01

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Tallandier (p. 5-11).

I

DERRIÈRE LES RIDEAUX

Bénédict Masson avait sa boutique dans un des coins les plus retirés, les plus paisibles et aussi les plus vieillots de l’Île-Saint-Louis. Bénédict Masson était relieur d’art, ce qui ne l’empêchait pas de vendre des cartes postales et de se livrer à un petit commerce de papeterie dans ce quartier désuet, manière de province dans la capitale, qui semble défendue par sa ceinture d’eau de cette éternelle bacchanale que l’on est convenu d’appeler la vie parisienne.

Dans cette rue, dont le nom a été changé depuis, et qui s’appelait — il n’y a pas bien longtemps encore — la rue du Saint-Sacrement-en-l’Isle, à l’ombre de vieux hôtels qui furent, il y a deux siècles, le rendez-vous de tous les beaux esprits, se sont ouverts ou plutôt entr’ouverts une demi-douzaine de boutiques, quelques débits, un modeste magasin d’horlogerie, dans la prétention exorbitante d’y entretenir un semblant de vie… Eh bien ! c’est de cette petite rue, habitée par notre relieur, c’est de ce quartier qui semblait ne devoir plus exister que par ses propres souvenirs qu’est sortie l’une des plus prodigieuses aventures de cette époque et, à tout prendre, la plus sublime ! Sublime, l’aventure de Bénédict Masson l’a été assurément, car elle fut une Date (avec un grand D) dans l’histoire de l’Humanité, mais en même temps que sublime, elle fut aussi épouvantable… et Paris, qui n’en a surtout connu que l’épouvante, en tressaille encore.

Pour la juger à bon escient, il faut la prendre à son origine. Traversons le pont Marie et regardons autour de nous. Si nous admettons que la vie ne se traduit exclusivement point par le mouvement, nous pouvons envisager cette vérité que dans l’Île-Saint-Louis, plus que partout ailleurs, il y a toujours eu une vie intense, mais dans le domaine intellectuel. Sans évoquer les ombres lointaines de Voltaire et de Mme Du Châtelet, les peintres, les poètes, les écrivains y ont, de tout temps, élu domicile : George Sand, Baudelaire, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Daubigny, Corot, Barye, Daumier y installèrent leurs pénates. À l’angle de la rue Le Regrattier, qui, autrefois, était la rue de la Femme-sans-Tête, se dresse, au fond d’une niche, une Vierge mutilée, qui a vu défiler toute la pléiade romantique. Notre Bénédict Masson, qui n’était pas seulement relieur d’art, mais poète, — un étrange poète, comme on en a vu quelques-uns en ces temps-ci qui sont troubles, — prétendait habiter la chambre même où avait vécu quelque temps — et souffert — l’auteur des Fleurs du mal !

Naturellement il en concevait, dans son humilité, un singulier orgueil.

Mais nous ne saurions mieux connaître Bénédict Masson que par lui-même. Comme tous ceux qui croient être agités par quelque démon supérieur, il se complaisait à tenir registre des moindres événements d’une existence qui, apparemment, semblait s’être déroulée, jusqu’au jour où nous sommes arrivés — Bénédict Masson pouvait avoir dans les trente-cinq ans — dans la plus terne monotonie. Je souligne le mot apparemment parce qu’il s’est trouvé des gens pour prétendre que ces sortes de Mémoires, tracés au jour le jour, avaient été rédigés dans un but des plus intéressés, ne relatant que ce qui pouvait faire croire à l’innocence d’un monstre qui vivait dans la crainte perpétuelle que l’on ne découvrît ses crimes. Ceux qui ont prétendu cela avaient bien des excuses et peut-être même bien des raisons, mais avaient-ils raison ? C’est ce que nous verrons un jour.

Pour moi, j’ai toujours été frappé de l’accent de sincérité qui se trouve dans les Mémoires de Bénédict Masson, même et surtout, dans leurs passages les plus désordonnés.

À la date qui nous occupe, nous sommes fin mai. La journée avait été chaude ; le printemps, cette année-là, était l’un des plus précoces qu’on eût vus depuis longtemps à Paris.

Il est neuf heures du soir ; dans ce coin de rue déserte, noyée d’ombre, le dernier bruit qui s’est fait entendre a été le timbre de la porte du magasin de Mlle Barescat, mercière, qu’elle fermait elle-même après avoir mis le volet…

De la lumière encore à deux vitres, celle du relieur et celle de l’horloger…

La boutique de Bénédict Masson faisait face, ou à peu près, à celle du vieux Norbert que l’on ne voyait guère sortir que le dimanche pour aller à l’office à Saint-Louis-en-l’Île, avec sa fille et son neveu.

Le reste du temps, il restait caché derrière ses rideaux de serge verte, penché sur ses outils, travaillant fort mystérieusement à des travaux qui, au surplus, dans la partie, l’avaient déjà rendu célèbre. Il avait inventé une sorte de régulateur qui eût pu faire sa fortune, mais qui n’avait réussi qu’à le dégoûter à jamais des hommes d’affaires. Maintenant, il ne semblait plus travailler que pour l’art, à la poursuite d’une chimère où d’autres, avant lui, avaient laissé leur raison.

Ses confrères, avec lesquels il avait rompu tout commerce, s’entretenaient de lui avec une condescendance attristée ; les plus renseignés parlaient d’une sorte « d’échappement » contraire à toutes les lois connues de la mécanique et grâce auquel le malheureux prétendait réaliser le mouvement perpétuel. C’était tout dire !

En attendant, on pouvait voir à sa devanture un fort curieux ouvrage d’horlogerie dont les engrenages extérieurs prenaient des formes jusqu’alors inconnues. Il y avait là, entre autres pièces bizarres, des roues carrées. Cependant les habitants de l’île affirmaient que ce « mouvement » durait depuis des années et qu’il ne le remontait jamais. Mlle Barescat, la mercière, en eût mis « sa main au feu ». Bref, entre le pont Marie et le pont Saint-Louis, le vieux Norbert faisait figure d’un personnage un peu diabolique.

Ce soir-là, Bénédict Masson n’avait d’yeux, derrière ses rideaux, que pour la boutique de l’horloger, et nous pouvons dire tout de suite que ce n’était point la vue du vieux Norbert qui l’empêchait de travailler. Sa fille venait de pénétrer dans l’atelier.

Parcourons maintenant les Mémoires un peu désordonnés de Bénédict Masson. Nous serons immédiatement renseignés sur bien des choses.

La voilà, dit Bénédict dans ces Mémoires, la voilà telle que je me la suis toujours imaginée, celle à qui je dois donner ma vie ; la voilà telle que Dieu l’a faite pour mon cœur d’homme avide de beauté et de mystère. Non, non, en vérité, il n’y a rien de plus beau au monde ni de plus mystérieux que cette Christine. Rien de plus calme au monde. Qu’y a-t-il de plus mystérieux que le calme et de plus profond et de plus insondable ? Les flots en furie m’intéressent, mais une mer calme m’épouvante. Les yeux calmes de cette Christine m’effrayent et m’attirent. On peut se perdre dans des yeux pareils, c’est l’abîme.

Mais les imbéciles ne comprennent pas cela… Qui comprendrait Christine ? Pas son vieil abruti d’horloger de père, assurément, toujours penché sur ses roues carrées et qui n’a peut-être pas vu sa fille depuis des années, ni son nigodiche de cousin de fiancé de Jacques, le phénomène de l’École de médecine, oui : un sujet exceptionnel, paraît-il, et qui est quelque chose comme prosecteur à la Faculté, oh ! un bûcheur, un brave garçon qui fait les quatre volontés de la demoiselle, qui passe son temps en dehors des travaux de l’amphithéâtre à la regarder, mais qui ne la voit pas ! Il y en a des tas, comme celui-là, qui la regardent parce qu’elle est belle, mais je suis le seul à la voir, moi, Bénédict Masson !

Cette fille-là n’a rien à faire avec les poulettes d’aujourd’hui : la taille et l’air d’une archiduchesse, ni plus ni moins, plutôt plus que moins, une nuque de déesse, au-dessus de laquelle se tord une chevelure aux reflets de vieux cuivre ; quand elle suspend à la patère le chapeau dont elle vient de se défaire, comme en ce moment, elle a la cambrure et tout le mouvement du bras de l’amazone du Capitole, ce qui n’est pas peu dire à mon goût, car je n’ai jamais vu, dans tous mes voyages, d’aussi belle Diane. Ce que doivent être ses jambes, ses nobles jambes, la pensée ne peut s’y attacher sans être en flamme, pour peu qu’on l’ait vue marcher, se déplacer : c’est à baiser la trace de ses pas.

Quant au visage, il est d’un ovale parfait, mais le nez a heureusement une courbe légère qui enlève de la froideur à toute cette régularité ; le dessin de la bouche est d’une pureté angélique, la lèvre n’est point charnue. Là est la beauté idéale et vivante. Cette belle personne, qui est une artiste, et qui donne des leçons de modelage pour vivre, ne devrait avoir d’autre modèle qu’elle-même.

Mais tout cela, tout le monde le voit. Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’il y a au fond de son calme et fatal regard, au fond de ses yeux vert sombre pailletés d’or… il y a, au fond de ces yeux-là, il y a — je vais vous le dire — l’étonnement immense, prodigieux et qui ne cessera jamais : de vivre — elle qui était faite pour l’Olympe — au fond de cette misérable boutique de l’Île-Saint-Louis, entre cet horloger et ce carabin ! Ceci dit, elle aime bien son père et son cousin avec qui elle se mariera un jour, dit-on, le plus tard possible, espérons-le. Ah ! misère ! comment ne se suicide-t-elle pas ?… C’est qu’elle est en même temps la Beauté et la Vertu ! Magnifique comme une statue païenne, sage comme une image de missel ! Ah ! il n’y a rien à dire ! C’est la madone de l’Île-Saint-Louis !… Eh bien ! écoutez ! voilà ce qui m’est arrivé, ce soir…

Le vieux Norbert, sa fille et son neveu n’habitent pas sur la rue. Il n’y a là que la boutique. Ils logent dans un pavillon qui est séparé de la boutique par un jardin. Ce pavillon, je ne l’avais jamais vu. À l’exception d’une femme de ménage qui vient chez eux le matin, personne ne pénètre jamais là dedans. Or, voilà que j’ai trouvé le moyen d’apercevoir le pavillon… Oui, cette nuit même, après que les lumières furent éteintes, sur la rue, je me suis introduit par une échelle dans le grenier de la maison que j’habite et, par une lucarne, j’ai vu !

Le pavillon a deux étages… le deuxième étage est transformé en une sorte d’atelier vitré auquel on accède par un escalier de bois extérieur. L’horloger et le neveu couchent au premier, Christine couche dans l’atelier. Il faisait un clair de lune éblouissant. Christine resta plus d’une heure, accoudée à la rampe qui court tout le long de l’atelier, formant balcon. Quelle nuit pour un poète et pour un amoureux ! Soudain, elle quitta le balcon et, d’un pas furtif, descendit quelques marches de l’escalier. Puis elle s’arrêta et prêta l’oreille du côté de l’appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle remonta, toujours avec de grandes précautions ; elle pénétra dans l’atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond, sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l’armoire. Et je vis sortir de cette armoire un homme, qu’elle embrassa. Et puis je ne vis plus rien, car elle s’était empressée de fermer la porte-fenêtre et de tirer les rideaux.