La Prairie (Cooper)/Chapitre III

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 29-42).


CHAPITRE III.


Allons, allons, tu es Jean aussi chaud que Jean qui vive en Italie, aussi vif que susceptible, et aussi susceptible que vif[1].
Shakspeare, Roméo et Juliette.



Quoique le Trappeur manifestât quelque surprise en voyant s’approcher encore une forme humaine, et cela dans une direction opposée à l’endroit où l’émigrant avait établi son camp, il n’en conserva pas moins le sang-froid d’un homme accoutumé depuis longtemps à braver les dangers.

— C’est un homme, dit-il, et un homme qui a du sang blanc dans les veines ; autrement sa marche serait plus légère. Il sera bon de nous tenir sur nos gardes, car les métis[2] que l’on rencontre dans ces régions éloignées sont souvent plus barbares que les véritables sauvages.

En disant ces mots, il examina la pierre de sa carabine, s’assura qu’elle était en bon état, et il s’apprêtait à coucher en joue l’inconnu pour le tenir en respect, lorsque sa compagne, d’une main tremblante, arrête vivement son bras.

— Au nom de Dieu ! s’écria-t-elle, ne précipitez rien ; c’est peut-être un ami, une connaissance, un voisin.

— Un ami ! répéta le vieillard en dégageant le bras qu’elle avait saisi ; les amis sont rares partout, et ici, peut-être, encore plus qu’ailleurs ; et le voisinage est trop faiblement peuplé pour faire présumer que celui qui vient vers nous soit même une connaissance.

— Mais quand même ce serait un étranger, vous ne voudriez pas verser son sang.

Le vieillard la regarda fixement ; la frayeur et l’inquiétude se peignaient dans tous les traits de la jeune fille. Il posa de nouveau à terre la crosse de son fusil, comme un homme qui a changé tout à coup d’idée.

— Non, dit-il en se parlant à lui-même plutôt qu’à sa timide compagne ; elle a raison ; le sang ne doit pas être versé pour défendre une vie inutile et si près de s’éteindre. Qu’il vienne ; mes peaux, mes trappes, ma carabine elle-même, tout est et lui, s’il juge à propos de les demander.

— Il ne demandera rien, il n’a besoin de rien, s’écria sa compagne ; s’il a de l’honneur, il doit être content de ce qu’il a, et il ne demandera rien de ce qui appartient à un autre.

Le vieillard n’eut pas le temps de lui exprimer la surprise que lui causaient ces phrases incohérentes et contradictoires ; car l’étranger n’était plus qu’à cinquante pas de lui. Cependant Hector n’était pas resté spectateur indifférent de ce qui se passait. Au bruit des pas devenus plus distincts, il s’était levé du lit qu’il s’était fait aux pieds de son maître ; et, voyant approcher un inconnu, il alla lentement à lui, rampant à terre comme une panthère qui s’apprête à s’élancer sur sa proie.

— Rappelez votre chien, dit une voix ferme et sonore avec l’accent de l’amitié plutôt que de la menace ; j’aime un chien de chasse, et je serais fâché de lui faire du mal.

— Vous entendez ce qu’on dit de vous, mon vieux camarade ? dit le Trappeur. Ici, Hector ! Aboyer et gronder, voilà tout ce qu’il sait faire à présent. Ami, approchez sans crainte ; la pauvre bête n’a plus de dents.

L’étranger ne se fit pas attendre : en un instant il était à côté d’Hélène Wade. Il jeta sur elle un regard rapide, comme pour s’assurer de son identité ; puis, avec une promptitude et une impatience qui témoignaient l’intérêt qu’il prenait à cet examen, il se mit à regarder attentivement celui qui l’accompagnait.

— De quel nuage êtes-vous tombé, mon bon vieillard ? dit-il d’un ton de légèreté et d’abandon qui semblait trop naturel pour être affecté ; ou bien demeurez-vous en effet ici dans la Prairie ?

— Voilà longtemps que je suis sur la terre, et jamais, je crois, je n’ai été plus près du ciel que je ne le suis dans ce moment, répondit le Trappeur. Ma demeure, si tant est qu’on puisse dire que j’en aie une, n’est pas fort éloignée. Maintenant puis-je prendre avec vous la liberté que vous êtes si prompt à prendre avec les autres ? D’où venez-vous, et où est votre habitation ?

— Doucement, doucement ; lorsque j’aurai fini mes questions il sera temps de commencer les vôtres. Qui peut vous appeler hors de chez vous à une pareille heure ? Assurément vous ne vous amusez pas à courir après les buffles au clair de la lune ?

— Tel que vous me voyez, je reviens d’un bivouac que des voyageurs ont établi sur cette colline, et je retourne dans mon vigwam[3]. Je ne vois pas que dans tout cela je fasse tort à personne.

— Fort bien. Et cette jeune femme ? vous l’avez prise sans doute pour qu’elle vous montrât le chemin, elle qui le connaît si bien, etvous qui le connaissez si peu !

— Je l’ai rencontrée, comme je vous ai rencontré vous-même, par hasard. Depuis dix longues années je demeure dans ces plaines ouvertes, et c’est la première fois que je rencontre à pareille heure deux créatures humaines ayant des peaux blanches. Si ma présence ici est importune, je continuerai mon chemin. Il est plus que probable que lorsque votre jeune amie aura raconté son histoire, vous serez plus porté à croire la mienne.

— Amie ! dit le jeune homme en êtant de dessus sa tête un bonnet fait avec des peaux, et en passant lentement les doigts à travers ses cheveux noirs et crépus ; si jamais mes yeux ont vu la jeune fille avant cette nuit, puisse-je…

— Arrêtez, Paul, dit Hélène en l’interrompant et en lui mettant la main sur la bouche avec une familiarité qui donnait un démenti assez formel aux protestations qu’il allait faire. Notre secret ne court aucun danger avec ce bon vieillard. Je le vois dans ses yeux ; j’en suis sûre d’après ses paroles affables.

— Notre secret ! Hélène, avez-vous oublié…

— Non, je n’ai rien oublié que je dusse me rappeler. Mais, je vous le répète, nous n’avons rien à craindre de cet honnête Trappeur.

— Trappeur ! c’est donc un Trappeur ! Donnez-moi la main, mon père, nous aurons bientôt fait connaissance, puisque nos états se ressemblent.

— Se ressemblent ! répéta le vieillard en regardant les formes athlétiques du jeune homme qui était appuyé nonchalamment, mais non sans grâce, sur son fusil ; pour prendre les créatures de Dieu dans des trappes et des filets, il faut moins de force que d’adresse, et voilà où j’en suis réduit à présent. Mais un jeune homme tel que vous ferait aussi bien de suivre une autre profession qui convînt mieux à votre âge et à vos forces.

— Moi ! je n’ai jamais pris même un pilori[4] ou un pauvre muse dans une trappe, quoique, je l’avoue, j’aie fait feu plus d’une fois sur ces diables de peaux noires, lorsque j’aurais mieux fait de laisser ma poudre à sa place et mon plomb dans son sac de peau. Non, non, vieillard, rien de ce qui rampe sur la terre ne concerne mon état.

— Comment pouvez-vous donc pourvoir à votre subsistance ? car il y a peu de profit à faire dans ces districts, si l’on s’interdit le droit légitime que tout homme a sur les bêtes des forêts.

— Je ne m’interdis rien. Si un ours gêne ma marche, il n’est bientôt plus. Les daims commencent à me connaître, et quant aux buffles, vieillard, j’en ai tué plus que le boucher le plus renommé de tout le Kentucky.

— Vous savez donc tirer ? demanda le Trappeur ; et ses yeux, petits et enfoncés, semblaient s’animer et briller d’un feu nouveau ; avez-vous la main sûre et le coup d’œil rapide ?

— La main, comme la meilleure trappe d’acier ; le coup d’œil plus rapide que la balle qui va frapper le chevreuil. Je voudrais qu’il fît encore jour, et qu’il y eût une bande ou deux de vos cygnes blancs ou de vos canards à plumes noires, qui se dirigeassent vers le midi, au-dessus de nos têtes ; Hélène ou vous, vous pourriez choisir le plus beau de la troupe, et que je sois perdu de réputation si en moins de cinq minutes l’oiseau ne tombait pas la tête la première, et cela avec une seule balle. Je méprise un fusil chargé à petit plomb, et jamais personne n’a pu dire m’en avoir vu un semblable entre les mains.

— Bien, mon garçon ! C’est un brave jeune homme, dit le Trappeur en regardant Hélène d’un air ouvert et satisfait. Je prends sur moi de déclarer que vous n’avez nullement tort de lui donner ainsi des rendez-vous. Dites-moi, mon garçon, avez-vous jamais frappé un daim, pendant qu’il était lancé, entre les andouillers ? Tout beau, Hector, tout beau, mon vieux. Le nom seul du gibier lui fait dresser l’oreille. — Avez-vous jamais pris l’animal, de cette manière, sur son long élan ?

— Autant vaudrait me demander, vieillard, si j’ai jamais mangé. Il n’y a point de manière dont un daim n’ait été abattu par ma main, si ce n’est lorsqu’il était endormi.

— Très-bien, très-bien ; vous avez une longue carrière à fournir, et une heureuse et honnête carrière, entendez-vous ? Je suis vieux, épuisé, je ne suis plus bon à rien ; mais s’il m’était donné de recommencer ma vie, et de choisir mon âge et ma demeure… je sais que ce sont de ces choses qui ne sont pas et qui ne doivent jamais être laissées à la volonté de l’homme ; mais enfin, si une pareille faveur m’était accordée, je dirais : Vingt ans et le désert ! — Mais dites-moi, comment vous défaites-vous des fourrures ?

— Des fourrures ! jamais je n’ai pris la peau d’un daim, ni arraché une plume à une oie ! Je les abats de temps en temps, il est vrai, soit pour ma nourriture, soit pour tenir mes doigts en haleine ; mais une fois la faim apaisée, j’abandonne le reste aux loups de la Prairie. Non, non, je m’en tiens à ma profession, qui me rapporte plus que toutes les fourrures que je pourrais vendre de l’autre côté de la grande rivière.

Le vieillard parut réfléchir un instant, et dit ensuite en branlant la tête, et comme s’il continuait ses réflexions :

— Je ne connais qu’une seule profession qu’on puisse exercer ici avec cet avantage…

Il fut interrompu par le jeune homme, qui prenant à la main une petite boîte d’étain, la présenta au vieillard, en fit sauter le couvercle, et celui-ci sentit s’exhaler l’odeur délicieuse du miel le plus pur.

— Un chasseur aux abeilles ! dit le Trappeur avec une promptitude qui montrait que c’était une profession qui lui était connue ; mais en même temps avec quelque surprise de voir un jeune homme qui avait l’air aussi brave et aussi résolu, se livrer à une pareille occupation ; cela rapporte assez sur les frontières ; mais il me semble que ce doit être un triste métier dans les districts ouverts.

— Croyez-vous qu’un essaim ne trouve pas toujours bien un arbre pour s’y établir ? Moi je sais le contraire, et c’est ce qui m’a fait venir quelques centaines de milles plus loin que les autres, pour goûter votre miel. Et maintenant que j’ai satisfait à votre curiosité, j’espère, étranger, que vous allez vous tenir à l’écart pendant que je raconterai le reste de mon histoire à cette jeune femme.

— Il est inutile, complètement inutile qu’il nous quitte, dit Hélène avec un empressement qui montrait qu’elle sentait un peu, sinon l’inconvenance, du moins la singularité de la demande. Vous ne pouvez avoir rien à me dire que tout le monde ne puisse entendre.

— Non ? Eh bien ! puissent les guêpes me piquer jusqu’au sang si je comprends rien aux caprices d’une femme ! Pour moi personnellement, Hélène, je ne m’inquiète de qui ni de quoi que ce soit au monde ; et je suis prêt, si vous le désirez, à me diriger vers l’endroit où votre oncle, si vous pouvez donner ce nom à un homme qui, je le jurerais, ne vous est rien, a dételé ses chevaux ; je suis prêt à lui dire ce que je pense, à présent aussi bien que dans un an. Vous n’avez qu’à dire un seul mot, et je vais le trouver, que cela lui plaise ou non.

— vous êtes si vif et si emporté, Paul Howler, que je sais à peine comment m’y prendre avec vous. Comment se peut-il que vous, qui savez combien il est important qu’on ne nous voie point ensemble, vous parliez d’aller trouver mon oncle et ses fils ?

— A-t-il fait quelque chose dont il doive rougir ? demanda le Trappeur, qui n’avait pas bougé d’une ligne de la place où il s’était arrêté d’abord.

— À Dieu ne plaise ! mais il y a des raisons pour lesquelles il ne doit pas être vu dans ce moment,… des raisons qui ne lui feraient aucun tort si elles étaient connues, mais qui ne peuvent être dites encore. Ainsi donc, mon père, si vous vouliez attendre de ces saules que j’aie entendu ce que Paul peut avoir à me dire, je ne manquerai pas d’aller vous dire adieu avant de retourner au camp.

Le Trappeur parut si se contenter des raisons un peu incohérentes qu’Hélène lui donnait pour rester seule, et il se retira lentement. Lorsqu’il fut hors de portée d’entendre la conversation vive et animée qui s’établit aussitôt entre les deux jeunes gens, le vieillard s’arrêta de nouveau, et attendit patiemment le moment où il pourrait se rapprocher d’eux ; car il s’intéressait de plus en plus à leur sort, soit par suite de la nature mystérieuse des relations qu’ils paraissaient avoir ensemble, soit par un sentiment de pitié pour deux êtres si jeunes, et, comme il se plaisait aussi à le croire dans la simplicité de son cœur, si dignes d’être heureux. Il était accompagné de son chien indolent, mais fidèle, qui avait fait de nouveau son lit aux pieds de son maître, et qui bientôt s’assoupit comme à son ordinaire, la tête presque enfoncée dans l’herbe de la Prairie.

C’était un spectacle si inusité de voir des formes humaines au milieu des solitudes dans lesquelles il demeurait, que le Trappeur resta les yeux attachés sur ses jeunes amis, que dans l’obscurité il distinguait à peine, éprouvant des sensations auxquelles il était étranger depuis longtemps. Leur présence éveillait des souvenirs et des émotions dont son cœur plus honnête que tendre ne se croyait plus susceptible, et ses pensées commencèrent à se promener vaguement sur les scènes diverses qu’une passée dans de pénibles travaux, mais qui avait eu aussi ses moments de jouissances sauvages, en harmonie avec les lieux où il avait vécu. Son imagination l’avait déjà entraîné dans un monde idéal, lorsqu’il se trouva encore une fois rappelé tout à coup à la vie réelle par les mouvements de son fidèle chien.

Hector, qui, abattu par l’âge et les infirmités, avait manifesté tant de penchant à dormir, se leva alors, et sortaant de l’ombre que projetait la taille élevée de son maître, il regarda au loin dans la Prairie, comme si son instinct lui apprenait encore l’arrivée de quelque nouvel hôte. Mais, paraissant content de son examen, il revint à sa place et s’étendit tout de son long avec un soin et une attention qui prouvaient qu’il savait fort bien prendre toutes ses aises.

— Qu’est-ce, Hector ? dit le Trappeur d’un ton d’amitié, mais en ayant soin cependant de ne parler qu’à demi-voix ; qu’y a-t-il, mon chien ? dites à votre maître, qu’y a-t-il encore ?

Hector répondit par un nouveau gémissement, mais ne quitta pas sa couche. C’en était assez néanmoins pour mettre sur ses gardes un homme aussi expérimenté que le Trappeur. Il parla de nouveau à son chien, et il siffla doucement entre ses dents pour l’encourager à la vigilance. Cependant Hector, comme s’il croyait avoir déjà fait suffisamment son devoir, resta obstinément la tête enfoncée dans l’herbe.

— Un simple indice donné par un semblable ami vaut beaucoup mieux qu’un avis de la part d’un homme, dit tout bas le Trappeur en se dirigeant lentement vers les deux jeunes gens qui, tout entiers à leur conversation, étaient encore trop occupés pour s’apercevoir de son approche ; et il faudrait être fou pour ne pas y avoir égard. — Enfants, ajouta-t-il lorsqu’il fut assez près de ses compagnons pour en être entendu, nous ne sommes point seuls dans ces sombres plaines ; d’autres que nous les parcourent ; ainsi donc, il faut le dire à la honte de notre espèce, le danger est proche.

— Si quelqu’un de ces fils indolents de Skirting Ismaël s’amuse à rôder hors de son camp pendant la nuit, dit le jeune chasseur d’abeilles avec beaucoup de vivacité, et d’un ton qui pouvait aisément passer pour menaçant, son voyage pourrait finir beaucoup plus tôt que ni lui ni son père ne l’ont calculé.

— J’en réponds sur ma vie, ils sont tous au camp, s’écria précipitamment Hélène. Je les ai vus tous endormis, à l’exception des deux qui ont été placés en sentinelles, et ils sont bien changés si, dans ce moment même, ils ne sont pas tous deux plongés dans quelque rêve, faisant la chasse aux dindons ou se battant sur quelque place publique.

— Quelque bête a odeur forte a passé entre le vent et votre chien, bon vieillard, dit le jeune homme ; et c’est ce qui le trouble, ou bien peut-être rêve-t-il aussi. J’avais dans le Kentucky un lévrier qui, au sortir d’un profond sommeil, se mettait aussitôt à courir au loin dans la plaine, et tout cela sur la foi de quelque rêve. Appelez ce pauvre animal, et pincez-lui l’oreille pour vous assurer qu’il est bien éveillé.

— Non, non, répondit le Trappeur en branlant la tête de l’air d’un homme qui connaissait mieux son chien ; la jeunesse peut dormir, oui, et rêver aussi ; mais la vieillesse est vigilante et toujours sur ses gardes. Le nez d’Hector ne l’a jamais trompé, et une longue expérience m’a appris à ne pas mépriser ses avertissements.

— L’avez-vous jamais lancé sur la piste de quelque charogne ?

— Mais j’avoue que j’en ai été quelquefois tenté pour faire pièce à ces animaux carnassiers qui sont aussi avides de venaison que l’homme lui-même ; mais non, je savais qu’Hector ne s’y tromperait pas ; car jamais, voyez-vous, il ne se jettera sur une fausse piste lorsqu’il y en a une bonne à suivre.

— Parbleu ! j’ai deviné l’affaire : vous l’avez lancé sur la trace d’un loup, et son nez a plus de mémoire que son maître, dit le chasseur d’abeilles en riant.

— J’ai vu la bonne bête dormir des heures entières, tandis qu’il en passait des centaines auprès de lui. Un loup pourrait venir manger dans son écuelle sans qu’il sourcillât, à moins toutefois qu’il n’y eût disette, auquel cas Hector saurait faire valoir son droit tout comme un autre.

— Il y a des panthères qui sont descendues des montagnes, j’en ai vu une s’élancer sur un daim malade, au moment où le soleil se couchait. Croyez-moi, allez auprès de votre chien, et dites-lui ce qui en est, bon vieillard ; dans une minute, je… Il fut interrompu par un hurlement long et plaintif du chien ; on eût dit les gémissements de quelque esprit du lieu, et le son s’élevait et baissait tour à tour comme la surface ondoyante de la Prairie. Le Trappeur, immobile à sa place, et dans un profond silence, écouta de toutes ses oreilles. Le jeune chasseur d’abeilles, malgré son air d’insouciance, fut frappé de ce hurlement prolongé, qui semblait avoir quelque chose de sauvage et en même temps de prophétique. Après une courte pause, le vieillard siffla pour appeler son chien auprès de lui, et alors, se tournant vers ses compagnons, il dit avec la gravité que lui semblaient demander les circonstances :

— Ceux qui pensent que l’homme réunit en lui seul toute l’intelligence des créatures de Dieu, se verront désabusés tôt ou tard, s’ils arrivent comme moi à l’âge de quatre-vingts ans. Je ne prendrai pas sur moi de dire quel péril nous menace, et je ne garantirai pas que le chien lui-même en sache tant ; mais ce qui est certain, c’est que nous courons quelque danger, que ce danger est proche, et que lai sagesse nous ordonne de l’éviter : voilà ce que j’ai appris de la bouche d’un être qui ne ment jamais. J’avais d’abord cru qu’Hector n’était plus habitué à entendre des pas d’homme, et que c’était de là que provenait son inquiétude ; mais c’est dans le lointain que, pendant toute la soirée, il a flairé quelque chose, et ce que j’avais pris mal à propos pour l’annonce de votre approche annonçait quelque chose de beaucoup plus sérieux. Ainsi donc, mes enfants, si vous en croyez les avis d’un vieillard, vous vous séparerez sur-le-champ pour retourner chacun dans le lieu qui vous offre un abri et une retraite.

— Si je quitte Hélène dans un pareil moment, s’écria le jeune homme, je consens qu’à jamais…

— C’est assez ! dit Hélène en lui mettant de nouveau sur la bouche une main dont la blancheur et la délicatesse eussent été remarquées dans les plus brillants salons ; le temps presse, je n’ai plus un seul instant à moi, il faut nous quitter, quoi qu’il arrive. Adieu, Paul. — Mon père, adieu.

— Chut ! dit le jeune homme en lui saisissant le bras au moment où elle allait s’éloigner. — Silence ! n’entendez-vous rien ? Il y a des buffles qui font leur vacarme assez près d’ici ! oui, c’est quelque troupeau furieux qui court en désordre.

Ses deux compagnons prêtèrent l’oreille, comme des personnes dont toutes les facultés sont concentrées pour découvrir la véritable cause de quelque bruit douteux et lointain, d’autant plus effrayant qu’il avait été précédé de tant d’avertissements si remarquables. Les sons, quoique encore faibles, s’entendaient alors clairement. Le jeune homme et sa compagne avaient fait à la hâte quelques conjectures diverses sur ce qu’ils pouvaient être, lorsqu’un coup de vent apporta jusqu’à leurs oreilles le bruit de pas qui frappaient la terre d’une manière trop distincte pour qu’il fût possible s’y méprendre.

— J’avais raison, dit le chasseur d’abeilles ; c’est un troupeau qu’une panthère chasse devant elle, ou bien il y a quelque bataille parmi les animaux.

— Vos oreilles vous trompent, répondit le vieillard qui, depuis le moment où ses organes avaient pu saisir les sons éloignés, était resté immobile comme une statue, les sauts sont trop longs pour être ceux du buffle, et trop réguliers pour des animaux qui fuiraient épouvantés. Écoutez ! les voilà dans un bas-fond où l’herbe est haute, et le bruit est étouffé. Ah ! voilà qu’ils passent sur la terre dure. Chut ! ils montent la colline et viennent droit sur nous. Ils seront ici avant que vous puissiez trouver un abri.

— Venez, Hélène, dit le jeune homme en prenant sa compagne par la main ; essayons de gagner le camp.

— Il est trop tard ! trop tard, s’ecria le Trappeur, car les voilà qui se montrent devant nous, et c’est une bande infernale de ces maudits Sioux, à en juger à leur air de voleurs et à la manière dont ils se sont débandés dans la Prairie.

— Sioux ou diables, quels qu’ils soient, ils verront que nous sommes des hommes ! s’écria le chasseur d’abeilles, d’un air aussi fier que s’il eût commandé une troupe d’une force supérieure et d’un courage égal au sien. Vous avez un fusil, bon vieillard, et vous en tirerez bien un coup en faveur d’une jeune fille chrétienne, sans défense.

— Ventre à terre ! couchez-vous dans l’herbe tous les deux, vite dans l’herbe ! dit le Trappeur à voir basse en lui montrant tout près d’eux un endroit où l’herbe était plus épaisse que partout ailleurs. Vous n’avez pas le temps de fuir, et vous n’êtes pas en nombre pour combattre, jeune insensé. Vite dans l’herbe, si vous voulez sauver la jeune fille, ou si votre vie vous est chère !

Ses remontrances, accompagnées de gestes prompts et énergiques, produisirent aussitôt leur effet, et ses conseils furent suivis avec cette obéissance passive que l’imminence du danger commandait impérieusement. La lune était descendue derrière un rideau de nuages minces et vaporeux qui bordait l’horizon, et à travers lequel sa clarté faible et vacillante perçait tout juste assez pour rendre les objets visibles, et en dessiner les formes et les proportions. Le Trappeur, en prenant sur ses compagnons cette espèce d’ascendant que la résolution et l’expérience exercent d’ordinaire dans les ces désespéré, avait réussi à les cacher dans l’herbe ; et, à l’aide du peu de lumière que jetait l’astre obscurci, il suivait les mouvements de cette troupe désordonnée, qui, comme autant de démons répandus dans la plaine pour y célébrer pendant la nuit leurs bruyantes orgies, courait de tous côtés par bonds impétueux

C’était bien une troupe d êtres humains qui approchait avec une rapidité vraiment effrayante, et dans une direction qui laissait peu d’espoir que quelques-uns d’entre eux pour le moins ne passassent point à l’endroit que le Trappeur et ses compagnons s’étaient retirés. Par intervalles, le bruit des pas des chevaux retentissait à leurs oreilles, apporté par le vent du soir ; l’instant d’après la marche de la troupe à travers l’herbe plus épaisse était légère et presque insensible, et alors on eût pu croire que cette apparition n’avait rien de terrestre. Le Trappeur, qui avait rappelé son chien, et l’avait fait coucher à côté de lui, se mit aussi à genoux dans l’herbe, son œil prompt et vigilant suivant toujours les Sioux, tandis que sa voix calmait tour à tour les craintes de la jeune fille, et retenait l’impatience du jeune homme.

— Il y a plus de trente de ces mécréants, où il n’y en a pas un, dit-il en guise d’épisode après maints commentaires qu’il avait murmurés entre ses dents. — Bon ! voilà qu’ils s’éloignent du côté de la rivière. — Paix, Hector ! paix, mon garçon ! — Allons, voilà qu’ils viennent par ici à présent ; on dirait que les brigands ne savent pas eux-mêmes où ils vont. Si nous étions seulement six, mon jeune ami, quelle belle embuscade nous pourrions leur dresser ici même ! Allons, allons, de la prudence, jeune tête ! baissez-vous davantage, ou vous serez découvert. En outre, je ne sais pas trop si nous serions dans notre droit, attendu qu’ils ne nous ont fait aucun mal. — Allons, voilà qu’ils redescendent vers la rivière.

— Non, parbleu ! ils montent la colline. — Voilà le moment d’être aussi immobile que si la respiration avait fini sa tâche et qu’elle eût quitté le corps.

À peine avait-il dit ces mots, qu’il s’enfonça dans l’herbe, comme si la séparation dernière, à laquelle il venait de faire allusion, se fût effectivement opérée en lui ; et au même instant une troupe d’hommes à cheval passa comme un tourbillon auprès d’eux, avec autant de rapidité et avec aussi peu de bruit que si c’eût été autant de spectres qui eussent apparu tout à coup. À peine se furent-ils éloignés que le Trappeur se hasarda à lever la tête au niveau de la tige des herbes touffues, faisant signe en même temps à ses compagnons de rester à leur place et de garder le silence.

— Ils descendent la colline du côté du camp, dit-il à voix basse.

— Non, ils s’arrêtent en bas, et se rassemblent en conseil comme un troupeau de daims. De par le ciel ! ils reviennent sur leurs pas, et nous ne sommes pas encore débarrassée de ces brigands.

Il s’enfonça de nouveau dans l’herbage, et l’instant d’après la troupe sauvage parut sur le point le plus élevé de la petite colline, continuant à courir en désordre. Il devint bientôt évident qu’ils étaient revenus dans l’intention de profiter de l’élévation du terrain pour examiner l’horizon.

Quelques-uns mirent pied à terre, d’autres se mirent à caracoler dans toutes les directions, comme s’ils cherchaient à reconnaître les lieux. Heureusement pour les trois amis, l’herbe dans laquelle ils étaient cachés ne servait pas seulement à les dérober aux regards des barbares, mais elle opposait encore un obstacle qui empêchait les chevaux, non moins sauvages et non moins farouches que les maîtres, de les fouler aux pieds dans leurs bonds rapides et irréguliers.

À la fin un Indien au regard sombre et à la taille gigantesque, qui, par son air d’autorité, semblait être le chef, appela ses principaux compagnons autour de lui, et ils tinrent conseil entre eux sans descendre de cheval. Paul Hower, en levant les yeux, ayant vu l’air féroce et menaçant de la troupe qui s’augmentait à chaque instant de quelque nouvelle figure, encore plus repoussante s’il était possible que les premières, ne put s’empêcher par un mouvement machinal, de porter la main sur son fusil, et le tirant de dessous lui, il commença à l’apprêter pour pouvoir s’en servir au premier moment. La jeune femme, par un mouvement tout aussi naturel à son sexe, enfonça sa tête dans l’herbe, le laissant libre de suivre l’impulsion de son caractère bouillant ; mais le vieillard plus prudent lui dit à l’oreille d’une voix ferme :

— Le bruit du ressort d’une arme à feu est aussi familier à ces misérables que le son de la trompette l’est au soldat. Baissez le fusil, baissez le fusil, vous dis-je ; si la lune vient à donner sur la platine, il sera infailliblement aperçu par ces diables incarnés, dont les yeux sont aussi perçants que ceux du serpent le plus noir. Le moindre mouvement à présent ne peut manquer d’attirer sur nous une grêle de flèches.

Le chasseur d’abeilles obéit, en cela qu’il resta immobile et qu’il garda le silence. Mais il faisait encore assez clair pour que son compagnon pût se convaincre, d’après les sourcils froncés, et le regard menaçant du jeune homme, que, s’ils étaient découverts, la victoire pourrait coûter cher aux sauvages. Voyant que ses conseils n’étaient point écoutés, le Trappeur prit ses mesures en conséquence, et il parut attendre le résultat avec un calme et une résignation tout à fait caractéristique.

Pendant ce temps les Sioux (car la sagacité du vieillard n’avait pas été en défaut en donnant ce nom à cette horde sauvage) avaient terminé leur conseil, et ils s’étaient de nouveau dispersés de côté et d’autre comme s’ils cherchaient quelque objet caché.

— Les démons ont entendu le chien ! dit tout bas le Trappeur, et leurs oreilles sont trop exercées pour se tromper sur la distance. Cachez-vous, mon ami, cachez-vous bien, la tête contre terre, comme un chien qui dort.

— Relevons-nous plutôt, et fions-nous à notre courage, répondit son compagnon impatient.

Il allait continuer, mais sentant une main qui s’étendait lourdement sur son épaule, il tourna la tête, leva les yeux, et vit les traits durs et sauvages d’un Indien dont le regard menaçant était fixé sur lui. Malgré le premier mouvement de surprise et le désavantage de sa position, le jeune homme n’était pas disposé à se laisser faire prisonnier sans chercher à se défendre. Plus prompt que l’éclair, d’un bond il est debout, et sautant à la gorge de son ennemi il le serrait avec une force qui eût bientôt terminé le combat, lorsqu’il sentit les bras du Trappeur entrelacés autour de son corps, arrêter ses efforts, et le réduire à l’inaction avec une vigueur qui ne le cédait que de bien peu à la sienne. Avant qu’il eût le temps de reprocher à son compagnon cette trahison apparente, une douzaine de Sioux étaient autour d’eux, et ils furent obligés tous trois de se rendre prisonniers.


  1. Ces paroles sont dans la bouche de Mercutio, à qui Shakspeare prête encore plus d’antithèses et de concetti que d’esprit. La manière la plus simple de s’exprimer n’est guère la sienne : il veut dire ici à Benvolio qu’il est prompt à se fâcher, à prendre de l’humeur, etc.
  2. Métis, hommes nés de femmes indiennes et de pères blancs. Cette race a beaucoup des vices de la civilisation sans avoir les vertus des sauvages.
  3. Tente. Voyez les notes du Dernier des Mohicans.
  4. Espèce de rat.