La Prairie (Cooper)/Chapitre XII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 143-155).


CHAPITRE XII.


Fasse le ciel que le duc d’York puisse s’excuser !
ShakspeareLe roi Henri IV.



La famille des frontières, réunie le lendemain matin, resta plongée dans un silence sombre et mélancolique. Il manquait au déjeuner l’accompagnement peu harmonieux dont Esther avait coutume d’animer tous les repas ; car les effets du puissant narcotique que le docteur lui avait administré troublaient encore la clarté ordinaire de son intelligence. Les jeunes gens songeaient avec inquiétude à l’absence de leur frère aîné ; et Ismaël fronçait le sourcil d’un air sévère, tandis qu’il jetait tour à tour un regard sur chacun de ses enfants, en homme disposé à repousser une attaque présumée contre son autorité.

Au milieu de cette disposition des esprits dans la famille, Hélène et son confédéré nocturne prirent leur place ordinaire au milieu des enfants, sans éveiller aucun soupçon, et sans donner lieu à aucun commentaire. La seule suite apparente de l’aventure qui les avait occupés, fut que le docteur levait de temps en temps les yeux, ce que ceux qui le remarquaient attribuaient à quelqu’une de ces contemplations scientifiques du firmament, quoique, dans le fait, il ne fit que jeter quelques coups d’œil à la dérobée sur la toile de la tente interdite, que le vent agitait.

Enfin Ismaël, qui avait attendu en vain quelques symptômes plus décidés de l’insurrection qu’il croyait méditée entre ses enfants, résolut de leur apprendre ses propres intentions.

— Asa me rendra compte de sa conduite malavisée, dit-il d’un ton sec ; voilà une longue nuit passée, et il est resté dans la Prairie quand nous aurions pu avoir besoin de sa main et de son fusil dans une escarmouche avec les Sioux ; car comment pouvait-il savoir que cela n’arriverait pas ?

— Épargnez vos poumons, brave homme ; épargnez-les, répliqua sa femme ; car vous aurez peut-être à appeler longtemps avant que l’enfant ne vous réponde.

— C’est un fait qu’il y a des hommes assez femme pour souffrir que le plus jeune, domine le plus vieux, dit Ismaël ; mais vous devriez assez bien vous y connaître, ma vieille Esther, pour savoir que ce ne sera jamais la mode dans la famille d’Ismaël Bush.

— Ah ! vous êtes un despote avec vos enfants dans l’occasion, reprit Esther ; je le sais fort bien, Ismaël ; et voilà que votre caractère en a déjà éloigné un de vous, à l’instant même où sa présence nous serait le plus nécessaire.

— Mon père, dit Abner, dont l’indolence naturelle s’était stimulée peu à peu au point de faire un grand effort, mes frères et moi nous sommes à peu près décidés à aller à la recherche d’Asa. Nous ne pouvons croire qu’il ait préféré de camper dans la Prairie, au lieu de revenir coucher dans son lit, comme nous savons tous qu’il aurait aimé à le faire.

— Bah ! bah ! dit Abiram, il aura tué quelque daim, ou peut-être un buffle, et il se sera couché à côté pour en écarter les loups jusqu’au jour. Nous le verrons revenir dans quelques instants, ou nous l’entendrons nous appeler pour que nous l’aidions à porter son fardeau.

— Ce n’est pas un de mes enfants qui demandera de l’aide pour porter un daim ou pour écarteler un de vos bœufs sauvages, répliqua la mère. Et c’est vous qui parlez ainsi, Abiram ! vous qui, pas plus tard qu’hier soir, disiez que les Peaux Rouges étaient à rôder dans les environs !

— Moi ! s’écria vivement Abiram, comme s’il eût voulu s’empresser de rétracter une erreur ; en bien ! si je l’ai dit, je le répète encore, et vous verrez que c’est la vérité. Oui, les Tetons ne sont pas loin d’ici, et Asa sera fort heureux s’il ne les rencontre pas.

— Il me semble, dit le docteur Battius en prenant le ton grave et sentencieux d’un homme dont les idées ont été suffisamment mûries par la réflexion ; il me semble, à moi, qui, à la vérité, n’ai que peu d’expérience dans les signes et les marques qui annoncent la marche hostile des Indiens, et surtout dans ces plaines éloignées, mais qui, comme je puis le dire sans vanité, ai quelque connaissance des mystères de la nature ; il me semble, dis-je, quelque faibles que soient mes titres à énoncer mon opinion sur ce sujet, que, lorsqu’il existe des doutes sur un objet si important, le plus sage est toujours de chercher à les éclaircir.

— Je n’ai que faire de vos ordonnances, s’écria Esther avec humeur ; une famille qui est en bonne santé peut se passer de vos conseils. Je me portais bien hier soir, seulement j’étais un peu fatiguée de m’être donné trop de peine pour instruire les enfants et vous m’avez fait prendre une drogue qui me pend encore à la langue comme un poids d’une livre attaché à l’aile d’un oiseau-mouche.

— La médecine a-t-elle produit cet effet ? demanda Ismaël d’un ton caustique. Ce doit être un remède bien précieux que celui qui peut rendre pesante la langue de la vieille Esther.

— L’accusation de la bonne mistress Bush, dit le docteur en faisant signe à la femme courroucée de garder le silence, suffit pour prouver qu’il n’opère pas aussi puissamment qu’on le dit. — Mais revenons-en à Asa. Il existe un doute sur son destin, et il a été proposé de chercher à l’éclaircir. Or, dans les sciences physiques, la vérité est toujours un desideratum ; et j’avoue qu’il me semble qu’il en est de même dans le cas actuel, qui peut être appelé un vacuum, où, suivant toutes les lois de la physique, il devrait se trouver quelque preuve palpable de matérialité.

— Ne l’écoutez pas ! s’écria Esther voyant le reste de le famille accorder au docteur une profonde attention, soit qu’on approuvât son avis, soit qu’on ne comprît rien à ses discours ; ne l’écoutez pas ! il y a une drogue dans chaque mot qu’il prononce.

— Le docteur Battius veut dire, reprit Hélène avec timidité, que, quelques-uns de nous pensent Asa en danger, et d’autres n’en croyant rien, toute la famille pourrait passer une heure ou deux à le chercher.

— Est-ce là ce qu’il dit ? s’écria Esther ; en ce cas, le docteur Battius a plus de bon sens que je ne lui en supposais. — Elle a raison, Ismaël ; et il faut suivre son avis. Je mettrai moi-même un fusil sur mon épaule, et malheur à le peau rouge qui se trouvera sur mon chemin ! — Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai fait le coup de fusil, et je n’ai déjà que trop entendu les hurlements des Indiens.

L’esprit d’Esther se répandit parmi ses enfants indolents, comme le cri de victoire aiguillonne le soldat. Ils se levèrent tous à l’instant, et se déclarèrent déterminés à prendre part à cette entreprise hasardeuse. Ismaël céda prudemment à une impulsion trop forte pour qu’il pût y résister ; et, au bout de quelques instants, sa femme reparut, un fusil à la main, prête à marcher en personne à la tête de ceux de ses fils qui voudraient la suivre.

— Reste avec les enfants qui voudra ! s’écria-t-elle ; et que ceux qui n’ont pas un cœur de poule me suivent !

— Abiram, dit Ismaël en jetant un coup d’œil sur le haut du rocher, il ne convient pas de laisser notre forteresse sans garde.

Celui à qui il s’adressait ainsi tressaillit, et répondit avec un empressement extraordinaire. — Je resterai, et je fouillerai sur le camp.

Toutes les voix s’élevèrent en même temps pour faire des objectons contre cette mesure. On avait besoin de lui pour qu’il marquât l’endroit où il avait vu les traces des Indiens ; se sœur courroucée s’emporta contre lui, et lui dit qu’il n’y avait qu’un lâche qui pût avoir une pareille idée ; enfin Abiram fut obligé de céder, et Ismaël fit de nouvelles dispositions pour la défense du rocher, chacun convenant qu’il était important à leur sûreté de conserver ce poste.

Il offrit au docteur Battius la place de commandant ; mais celui-ci refusa formellement cet honneur douteux, et avec quelque hauteur, échangeant en même temps avec Hélène quelques regards d’intelligence. Enfin, dans cet embarras, ce fut elle-même que le squatter nomma dame châtelaine du rocher, prenant soin, en lui confiant ce poste important, de lui donner les instructions nécessaires, et de lui indiquer toutes les précautions qu’elle devait prendre.

Ce point préliminaire étant réglé, les jeunes gens se mirent à préparer des moyens de défense et des signaux d’alarme, proportionnés aux forces et aux caractères de la garnison. De gros fragments de rocher furent placés tout au bord du plateau, de sorte que le moindre effort d’Hélène et des troupes sous ses ordres suffirait pour les précipiter sur la tête des ennemis qui viendraient à se présenter, et qui ne pouvaient escalader le rocher que par le sentier étroit et escarpé dont il a déjà été si souvent parlé. Indépendamment de ces formidables préparatifs de défense, les barrières furent fortifiées et rendues presque infranchissables ; on fit des amas de pierres plus petites, que les enfants pussent jeter, mais qui, tombant d’une si grande hauteur, pouvaient être dangereuses aux assaillants ; un tas énorme de feuilles et de branches sèches fut placé sur la partie la plus élevée du rocher, pour en faire un signal en y mettant le feu en cas d’attaque ; enfin, toutes ces mesures ayant été prises, le prudent Ismaël jugea la place en état de soutenir honorablement un siège.

Du moment qu’on trouva le rocher en état suffisant de défense, le détachement, composant ce qu’on pourrait appeler la sortie, partit, non sans quelque inquiétude, pour son expédition. Esther, portant un costume à demi-masculin, et armée comme ses compagnons, marchait à l’avant-garde, et semblait un chef digne du groupe d’hommes à demi sauvages qui la suivaient.

— Allons, Abiram, s’écria l’amazone d’une voix qui était devenue rauque et dure par la raison toute simple qu’elle lui avait fait produire trop souvent et trop longtemps des sons élevés au-dessus de son diapason naturel ; allons, Abiram, baissez le nez vers la terre, et montrez que vous êtes un limier de bonne race. C’est vous qui avez vu les marques des moccassins[1] indiens ; c’est à vous à rendre les autres aussi savants. — Venez ! venez en avant, vous dis-je, et conduisez-nous comme il faut !

Le frère, qui paraissait en tout temps avoir une crainte respectueuse de l’autorité de sa sœur, obéit sur-le-champ, mais avec une répugnance si manifeste qu’elle fit ricaner même les fils indolents et insouciants d’Ismaël. Celui-ci marchait au milieu de ses enfants en homme qui n’attendait rien de cette entreprise, et à qui il était à peu près indifférent qu’elle réussît ou qu’elle échouât.

Ils marchèrent ainsi quelque temps, et s’éloignèrent tellement de leur forteresse, qu’elle ne paraissait plus à leurs yeux que comme un point noir situé à l’extrémité de la Prairie. Ils s’étaient avancés jusqu’alors d’un pas assez rapide et en silence, car, montant et descendant de colline en colline sans découvrir un seul être vivant, ou la moindre chose qui pût varier la monotonie de la scène qu’ils avaient sous les yeux, la langue d’Esther elle-même avait perdu son élasticité ordinaire, et semblait engourdie par un redoublement d’inquiétude.

Enfin Ismaël jugea à propos de s’arrêter, et frappant la terre de la crosse de son fusil : — En voilà assez, dit-il ; il ne manque pas ici de marques laissées par les pieds des daims et des buffles, mais où sont les traces des mocassins indiens que vous avez vus, Abiram ?

— Plus loin du côté de l’ouest, répondit celui-ci en étendant le bras du côté qu’il désignait. C’est ici que j’ai trouvé la piste du daim que j’ai poursuivi, et c’est après l’avoir tué que j’ai reconnu les traces des Tetons.

— Et vous pouvez dire que vous l’avez proprement tué, dit Ismaël en montrant avec dérision les vêtements souillés de sang de son beau-frère, et dirigeant ensuite l’attention des spectateurs sur les siens, par forme de contraste. C’est en ce même lieu, ajouta-t-il d’un air de triomphe, que j’ai tué deux biches et un faon, sans qu’une seule goutte de leur sang tachât mes habits, tandis que vous, maladroit que vous êtes, vous avez donné autant d’ouvrage à Esther et à ses filles, pour un seul daim, que si vous étiez boucher de profession. Allons, allons, je vous dis qu’en voilà assez. J’ai assez d’expérience pour reconnaître les marques du passage des Indiens, et nul Indien n’a passé par ici depuis les dernières pluies. Suivez-moi, et je vous conduirai dans un endroit où nous trouverons au moins quelque buffle pour nous indemniser de notre course.

— Suivez-moi ! répéta Esther en se mettant en marche. C’est moi qui vous conduis aujourd’hui, et c’est moi qu’il faut suivre. Je voudrais bien savoir qui est plus capable qu’une mère de conduire ceux qui cherchent son fils.

Ismaël regarda son intraitable moitié avec un sourire de pitié indulgente. Voyant qu’elle était déjà en marche d’un côté qui n’était ni celui qu’avait indiqué Abiram, ni celui vers lequel il aurait cru lui-même devoir se diriger, il ne voulut pourtant pas serrer de trop près en ce moment les rênes de l’autorité maritale, et il se soumit silencieusement à sa volonté. Mais le docteur Battius, qui jusqu’alors avait suivi l’amazone en silence et d’un air pensif, jugea à propos d’élever à son tour sa faible voix en forme de remontrance :

— Digne et bonne mistress Bush, lui dit-il, je suis d’accord avec le compagnon de votre vie pour penser que quelque ignis fatuus[2] de l’imagination a trompé Abiram relativement aux signes ou symptômes dont il nous a parlé.

— Symptômes vous-même ! s’écria la virago ; ce n’est pas le moment de chercher de grands mots dans vos livres, ni le lieu convenable pour nous faire avaler vos drogues. Si vous êtes las, dites-le franchement, et en ce cas accroupissez-vous comme un chien qui à une épine dans la patte, et prenez le repos dont vous avez besoin.

— J’adopte votre opinion, répondit le naturaliste avec le plus grand sang-froid. Et suivant à la lettre le conseil ironique d’Esther, il s’assit fort tranquillement à côté d’un arbrisseau indigène dont il commença l’examen à l’instant même, pour que la science ne perdît rien du tribut important qui lui était dû. — Vous voyez que je suis vos excellents conseils, mistress Bush ; continuez à chercher votre fils ; moi je m’arrête ici, pour m’occuper d’une recherche plus importante, d’une investigation des arcana[3] du grand livre de la nature.

Elle ne lui répondit que par un éclat de rire méprisant, et même ses lourdauds de fils, en passant lentement devant le naturaliste déjà plongé dans son examen, n’oublièrent pas de marquer leur dédain par un sourire expressif. Au bout de quelques minutes, la petite troupe disparut derrière une hauteur, et le docteur put continuer ses recherches scientifiques dans une solitude complète.

Pendant la demi-heure suivante, Esther continua à marcher sans obtenir plus de succès. Cependant ses pauses devenaient plus fréquentes, et quand elle s’arrêtait, ses regards inquiets erraient de côté et d’autre. Tout à coup on entendit du bruit dans les broussailles, et au même instant un daim qui en sortit passa comme un trait sous les yeux de toute la famille, se dirigeant du côté où était resté le naturaliste. Le passage de l’animal avait été si soudain et si imprévu, et il était tellement favorisé par la disposition du terrain, qu’avant qu’aucun des chasseurs eût le temps de l’ajuster, il était hors de portée de fusil.

— Attention au loup ! s’écria Abner secouant la tête de dépit d’avoir été prêt un instant trop tard ; une peau de loup ne sera pas de trop par une nuit d’hiver. — Le voilà, le diable affamé !

— Arrêtez ! s’écria Ismaël en rebattant le fusil de son fils trop ardent ; ce n’est pas un loup, c’est un chien, et un chien de bonne race, ma foi ! il y a des chasseurs ici près ! Ah ! il y a deux chiens !

Il parlait encore quand les animaux en question passèrent près d’eux, suivant la piste du daim, et cherchant avec une noble ardeur à se surpasser l’un l’autre. L’un était un vieux chien dont les forces ne semblaient soutenues que par une généreuse émulation ; l’autre était tout jeune, et il semblait folâtrer, même en poursuivant sa proie avec acharnement. Cependant tous deux couraient avec une égale vitesse, portant le nez haut, comme des chiens bien dressés et d’excellente race. Déjà ils étaient passés, déjà ils continuaient leur course, la gueule béante, quand le plus jeune fit un bond tout à coup, s’écarta de la route, et aboya fortement. Le vieux chien s’arrêta aussi et revint haletant et épuisé vers l’endroit ou son compagnon était resté, et autour duquel il décrivait un grand cercle, comme s’il eût été saisi d’une espèce de folie, et continuant à aboyer par intervalles de la même manière. Mais quand le vieux chien y fut arrivé, il s’accroupit sur ses pattes de derrière, et levant le nez en l’air, il poussa un long et plaintif hurlement.

— Il faut qu’ils aient trouvé une piste bien forte, dit Abner, qui, ainsi que le reste de la famille, avait suivi avec étonnement les mouvements des deux chiens, pour que deux animaux semblables aient abandonné si subitement ce qu’ils suivaient.

— Tuez-le ! s’écria Abiram ; je connais le vieux chien, j’en puis faire serment. C’est celui du vieux Trappeur, que nous savons maintenant être notre ennemi mortel !

Quoique le frère d’Esther donnât cet avis hostile, il ne semblait pourtant nullement disposé à le mettre lui-même à exécution. La surprise qui s’était emparée de toute la troupe se peignait sur son visage aussi vivement que sur les physionomies insignifiantes de ses compagnons. Son exhortation homicide ne produisit donc aucun effet, et personne ne troubla les chiens, qui restèrent libres de suivre l’impulsion de leur instinct mystérieux.

Il se passa quelques instants avant qu’aucun des spectateurs rompît le silence. Enfin Ismaël, se rappelant son autorité, crut pouvoir prendre sur lui le droit de diriger les mouvements de ses enfants.

— Allons-nous-en, enfants, dit-il avec un ton d’indifférence plus qu’ordinaire, et laissons ces chiens chanter pour s’amuser. Je ne veux pas ôter la vie à un animal parce que son maître s’est établi trop près de mes défrichements ; allons-nous-en, nous avons assez d’ouvrage pour notre compte, sans nous occuper de celui de nos voisins.

— Ne vous en allez pas, s’écria Esther d’un ton qui ressemblait aux avis mystérieux d’une sibylle ; il y a dans ceci quelque signe, quelque avertissement secret ; je suis femme, je suis mère, et je veux en avoir explication.

À ces mots, brandissant son fusil d’un air qui ne laissa pas d’exercer une influence secrète sur les auditeurs, elle marcha vers le lieu où étaient encore les deux chiens qui, continuaient à faire entendre des hurlements plaintifs et prolongés. Tous ses compagnons la suivirent, les uns par obéissance, les autres par suite d’une indolence qui ne leur permettait pas de résister à sa volonté, tous prenant plus ou moins d’intérêt à cette scène extraordinaire.

— Abner, Abiram, Ismaël, s’écria-t-elle en s’arrêtant dans un endroit où la terre avait été battue, foulée aux pieds, et était encore évidemment teinte de sang, dites-moi, vous qui êtes des chasseurs, quel est l’animal qui a péri en cet endroit ? Parlez ; vous êtes des hommes ; vous devez connaître tous les signes qu’on trouve dans la plaine ? Est-ce le sang d’un loup, ou celui d’une panthère ?

— C’est celui d’un buffle, d’une créature qui a été noble et robuste, répondit Ismaël après avoir examiné avec beaucoup de calme les signes funestes qui causaient à sa femme une telle agitation ; voici l’endroit où il a battu la terre de ses pieds en luttant contre la mort, et plus loin il a tombé et a entamé le sol avec ses cornes. Oui, je réponds que c’était un buffle d’un courage et d’une force admirables.

— Et qui l’a tué ? demanda Esther : est-ce un homme ? il en aurait laisse les entrailles ; sont-ce des loups ? ils n’en auraient pas dévoré la peau ; dites-moi, vous qui êtes des hommes et des chasseurs, est-ce là le sang d’un animal ?

— Il se sera précipité de cette hauteur, dit Abner qui avait continué à marcher un peu en avant des autres. Vous le trouverez là-bas dans ce petit bois de saules. Regardez ! des centaines d’oiseaux de proie voltigent en ce moment au-dessus.

— L’animal n’est donc pas encore mort, dit Ismaël, sans quoi ces oiseaux voraces fondraient sur leur proie. D’après les mouvements des chiens, il faut que ce soit quelque bête dangereuse ; je serais tenté de croire que c’est un ours blanc venu des cataractes jusqu’ici.

— Oui, oui, dit Abiram ; allons-nous-en : il y a du danger sans profit à attaquer un animal enragé. Faites attention, Ismaël, que ce serait beaucoup risquer pour gagner bien peu de chose.

Les jeunes gens sourirent de cette nouvelle preuve de la pusillanimité bien connue de leur oncle. Le plus âgé d’entre eux alla même jusqu’à exprimer ouvertement son mépris.

— Nous pourrions, dit-il en ricanant, le mettre en cage avec l’autre animal que nous traînons déjà avec nous. Alors nous pourrions retourner dans les habitations, les deux mains pleines, et faire voir notre ménagerie devant les cours de justice[4] et les prisons de tout le Kentucky.

Les sourcils froncés de son père, qui annonçaient une tempête prête à éclater, arrêtèrent le cours des plaisanteries du jeune homme. Ayant échangé un regard avec ses frères à demi rebelles, il jugea à propos de garder le silence ; mais, au lieu de s’éloigner, comme l’avait recommandé le prudent Abiram, ils descendirent tous ensemble vers le petit bois, et s’arrêtèrent de nouveau quand ils en furent à quelques pas.

La scène avait véritablement pris alors un caractère assez imposant et assez frappant pour produire une forte impression sur des esprits mieux préparés que ceux de l’ignorante famille d’Ismaël. Le firmament, comme il est ordinaire en cette saison, était couvert d’errantes et épais nuages, sous lesquels des troupes innombrables d’oiseaux aquatiques, agitant leurs ailes fatiguées, dirigeaient leur vol pesant vers les eaux éloignées du sud. Le vent s’était élevé, tantôt balayant la Prairie en formant des tourbillons dont la force était souvent irrésistible, tantôt exerçant sa violence dans les régions supérieures de l’air, comme pour se jouer des vapeurs qui y étaient suspendues, et dont les vastes masses, ici se séparant, là se confondant, roulaient les unes sur les autres avec un désordre dont l’effet était aussi sublime qu’il semblait menaçant. Une immense quantité d’oiseaux de proie continuaient à voltiger au-dessus du petit bois, décrivant des cercles tout autour, luttant contre le vent, s’élevant à une grande hauteur, tombant d’un vol rapide au milieu des arbres, et reprenant aussitôt leur essor pour s’en éloigner, en poussant des cris de terreur, comme si la vue ou l’instinct les avertissait que le moment auquel leur proie devait leur être abandonnée n’était pas encore arrivé.

Ismaël resta quelques instants, entouré de sa femme et de ses enfants, plongé dans un étonnement qui allait jusqu’à la stupeur, tous ayant les yeux fixés sur ce spectacle imposant. La voix d’Esther rompit enfin le charme, et rappela aux spectateurs la nécessité d’éclaircir leurs doutes par des mesures plus actives que des regards étonnés et interdits.

— Appelez les chiens, s’écria-t-elle ; appelez les chiens, et faites-les entrer dans le bois. Si vous n’avez pas perdu ce courage avec lequel je sais que vous êtes nés, vous êtes en assez grand nombre pour venir à bout des ours les plus furieux qui soient à l’ouest de la grande rivière. Appelez les chiens, vous dis-je. Enoch, Abner, Gabriel, l’étonnement vous a-t-il rendus sourds aussi bien que muets ?

Un des jeunes gens lui obéit, et ayant réussi à déterminer les deux chiens à quitter l’endroit où ils s’étaient arrêtés, et autour duquel ils continuaient à tourner, il les conduisit sur la lisière du bois.

— Faites-les-y entrer, continua Esther, faites-les-y entrer ; et vous Ismaël, Abiram, s’il en sort quelque animal dangereux, montrez-lui que vous savez vous servir de vos armes. Si vous manquez de résolution, je vous ferai honte à tous deux en présence des enfants.

Les jeunes gens qui avaient retenu les chiens jusqu’alors, détachèrent la courroie qu’ils leur avaient nouée autour du cou, et les excitèrent, en leur parlant, à entrer dans le bois. Mais il semblait que le vieux chien fût arrêté par une sensation extraordinaire, ou qu’il eût trop d’expérience pour risquer inconsidérément l’aventure. Après s’être avancé jusqu’aux premiers arbres, il s’arrêta tout à coup, tremblant de tous ses membres, et comme hors d’état de-reculer ou d’aller plus avant. Les cris d’encouragement des jeunes gens ne produisirent aucun effet sur lui, et il y répondit que par des aboiements lents et plaintifs. Le plus jeune montra les mêmes symptômes pendant quelques instants, mais, moins prudent ou plus facile à animer que son vieux compagnon, il se détermina enfin à s’élancer en avant, et disparut dans le bois. Un moment après on entendit un hurlement d’alarme, et le chien revenant presque aussitôt sur ses pas, se mit à courir en aboyant autour du petit bois, comme il l’avait déjà fait précédemment.

— Y a-t-il un homme parmi mes enfants ? s’écria Esther à haute voix. Donnez-moi un meilleur mousquet que ce petit fusil de chasse, et je vous ferai voir ce que peut faire le courage d’une femme.

— Attendez, ma mère ! s’écrièrent en même temps Abner et Enoch ; si vous voulez voir l’animal, nous allons le débusquer du bois

Jamais ils ne tenaient de plus longs discours, même dans les occasions les plus importantes ; mais ayant une fois pris cet engagement, ils le remplirent promptement et sans hésiter. Ayant préparé leurs armes avec le plus grand soin, ils entrèrent dans le bois avec courage. Des nerfs moins exercés que ceux de ces jeunes chasseurs auraient tressailli à l’idée des dangers que présentait une aventure si hasardeuse. À mesure qu’ils avançaient, les hurlements des deux chiens devenaient plus aigus, plus mélancoliques et plus prolongés. Les vautours et les buses s’abattaient de manière à toucher de leurs ailes les plus hautes branches des arbres, et le vent sifflait dans la Prairie découverte, comme si les esprits de l’air y étaient aussi descendus pour assister au développement de ce mystère.

Esther, ordinairement si intrépide, sentit tout son sang refluer vers son cœur, et elle pouvait à peine respirer quand elle vit ses deux fils écarter les branches des épais buissons, et disparaître dans le bois. Une pause solennelle s’ensuivit ; deux cris perçants se firent entendre à peu d’intervalle l’un de l’autre, et ils furent suivis d’un silence plus effrayant encore.

— Revenez, mes enfants ! revenez ! s’écria Esther, les sentiments de mère reprenant sur elle tout leur ascendant.

Mais la voix lui manqua, et toutes ses facultés furent glacées d’horreur, quand au même instant les branches se séparant de nouveau, elle vit sortir du bois les deux jeunes gens, pâles et éperdus, qui déposèrent à ses pieds le corps raide et inanimé d’Asa, dont les traits livides ne portaient que trop évidemment l’empreinte d’une mort violente.

Les deux chiens poussèrent un long hurlement, et partant au même instant, ils reprirent la trace du daim qu’ils avaient abandonnée. Les oiseaux prirent leur essor vers les cieux en poussant des cris lugubres, comme pour se plaindre qu’on les privât d’une proie qui, quelque horrible quelle fût déjà à la vue, conservait encore le caractère de l’humanité trop fortement empreint pour qu’ils eussent osé en faire leur horrible festin.


  1. Espèce de chaussure des sauvages.
  2. Quelque feu follet.
  3. Des mystères.
  4. Il y a dans l’original court-houses, les cours de justice : l’édifice où siègent les juges est ordinairement au centre de la principale ville du comté, ces mots sont donc à peu près synonymes de places publiques.