La Première Place

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII, 1903
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LA PREMIÈRE PLACE



La petite maison de Mlle Gerda Rosenwik, construite en bois à la mode suédoise, apparaît pimpante dans la couleur bleu ciel qui revêt ses murs extérieurs. Elle donne d’un côté sur le jardin bêché, sarclé, bien en ordre, qui se réveille pour le brillant printemps Scandinave. L’autre façade est sur la rue, et Marguerite Lodbrod, la nièce de la vieille demoiselle, surveille le va-et-vient des passants, près de la fenêtre ouverte.

Une vraie rose du Nord que Marguerite : quatorze ans, de soyeux cheveux blonds, un teint délicat et des yeux, ah ! des yeux !  ! ils en disent long sur le caractère de la fière et remuante petite personne, qui sait se faire bien voir de ses professeurs, admirer de ses compagnes et un peu de tout le monde. Parfois la tante Gerda, dont l’âme est droite et rude comme toute sa personne, lève les épaules en murmurant :

« Il faudra une bonne leçon à cette enfant pour la rendre plus modeste.

— Bonjour, Olaf, cria tout à coup Marguerite en se penchant au dehors ; un beau temps aujourd’hui.

— Un temps superbe, répond Olaf ; malheureusement ma cousine Lot ta n’en jouit guère ; hier soir, elle s’est foulé le pied et ne peut pas bouger.

— Une foulure ! tu crois cela, naïf, reprit la fillette de sa voix la plus flûtée ; on voit que tu n’assistes pas à notre cours chez M. Duff. Tu saurais que toutes les élèves sont dans un embarras !… Le sujet de notre pro- chaine composition leur semble si difficile !… »

Le jeune garçon leva vers Marguerite un regard étonné :

« Pardonne-moi ; je ne comprends pas quel rapport il peut y avoir entre le pied de ma cousine et cette composition.

— Pauvre Olaf ! il faut donc t’expliquer ce qui se devine de soi ! Depuis quelque temps, Lotta Lutzen se met à travailler ferme ; sa grande prétention est d’obtenir la première place.

— C’est son droit, il me semble, puisqu’elle se donne de la peine.

— Oui, mais il faudrait pour cela que je consentisse à la lui céder, cette place qui est la mienne, entends-tu bien, toujours la mienne depuis que nous concourons ensemble.

— Ce n’est pourtant pas impossible pour Lotta de l’obtenir à son tour ; elle est intelligente et tu dis qu’elle travaille sérieusement. »

Les lèvres de Marguerite s’allongèrent assez dédaigneuses.

« Sans doute ; elle fait des progrès, moyennant, bien entendu, que son père lui vienne en aide.

— Qui te l’a dit ?

— Personne, mais comment pourrait-elle s’en tirer seule ?

— Tu t’en tires bien, toi…

— Oh ! moi, fit la fillette avec un petit sourire de supériorité qui expliquait assez sa pensée… Enfin, pour en revenir à notre composition, Lotta en parlait d’un air désolé. Son père est à Upsal en ce moment, il ne peut donc pas l’aider. C’est pour cela qu’elle s’est donné une entorse ; excellente idée qui la dispense de concourir.

— Alors, tu l’accuses de mentir ! s’écria Olaf scandalisé.

— Bah ! un petit mensonge qui sauve l’amour-propre n’est pas un crime.

— La tromperie n’a jamais d’excuse ; de plus, un élève loyal doit travailler seul et se soumettre à la chance du concours.

— Tu en sais bien quelque chose, mon pauvre Olaf ! car personne n’a dû te donner de conseils pour échouer à ton dernier examen.

— Que veux-tu ? ce n’est pas de ma faute ; j’avais le cœur gros en annonçant à mes parents que j’étais refusé ; mais, quand on a travaillé consciencieusement, cela vaut tous les succès.

— Grand merci ! rien ne m’affligerait davantage qu’une pareille déconfiture. »

Si raisonnable que l’on soit à quinze ans, la raillerie émeut toujours. Olaf soupira, ses yeux devinrent humides. Néanmoins, il repartit sans aigreur :

« Heureusement pour moi, mes parents sont indulgents : ils tiennent compte de ma bonne volonté. Mais je m’attarde trop ici. Au revoir, Marguerite ; on m’attend à la maison.

— À bientôt, Olaf. »

La fillette le regarda s’éloigner avec un sourire de pitié.

« Ce bon garçon, il a vraiment l’esprit lourd », pensait-elle.

Pourtant une certaine inquiétude lui restait, il avait dit :

« Lotta, qui est intelligente, peut réussir en travaillant bien. »

Et ces simples mots s’enfonçaient comme des épines dans l’amour-propre de l’écolière sans rivale ! Un peu ébranlée dans l’assurance qu’elle avait en elle-même, elle s’installa devant sa table à écrire, lut et relut le sommaire de la composition.

« Tante Gerda, pourrais-tu me donner quelques conseils pour mon devoir ?… une des plus importantes compositions de l’année. »

Mlle  Rosenvik, qui venait d’entrer enveloppée d’un grand tablier de popeline à fleurs, braqua sur sa nièce ses petits yeux clairs :

« De mon temps, les filles n’étaient pas aussi instruites qu’aujourd’hui. Quand tu voudras apprendre à assaisonner le gibier de façon irréprochable, demande-moi mes avis ; autrement, tire-toi seule d’affaire. D’ailleurs tu sais que je n’aime pas la fraude. »

Marguerite qui, jusqu’alors, avait évité de mentir, rougit et se mit à l’ouvrage. Au bout de deux heures, son devoir achevé et soigneusement relu formait un petit cahier relié par un fil de soie rouge. L’écolière, satisfaite, courut au jardin soigner ses plantes favorites ; elle avait retrouvé sa gaîté.


II


Le lendemain, Barbara, la jeune servante du professeur Duff, très avenante dans la guimpe de fine toile et la jupe aux vives couleurs des paysannes dalécarliennes, achevait de ranger la salle du cours quand Marguerite se présenta.

« Vous êtes en avance, mademoiselle Lodbrod, remarqua-t-elle ; les autres élèves ne viendront pas avant une demi-heure ; vous allez vous ennuyer.

— Sois tranquille, ma petite Barbara, il n’y a que les sots qui s’ennuient.

— Et vous n’êtes pas une sotte, mademoiselle, mon maître disait encore l’autre jour :

« — Mademoiselle Lodbrod me fera honneur ».

Sur ce compliment bien tourné, Barbara fit la révérence.

Demeurée seule, Marguerite s’installa à sa place, prépara son porte-plume, ses cahiers, donna un dernier coup d’œil au fameux devoir, et le porta, selon l’usage, sur la table de M. Duff. Des feuillets reliés par un fil d’argent s’y trouvaient déjà ; au beau milieu de la couverture rose, Lotta Lutzen avait tracé son nom d’une jolie écriture. Marguerite, très surprise, fit une rapide inspection de la salle : Lotta n’était dans aucun coin, ni derrière le fauteuil vide du maître, ni cachée sous les rideaux, ni blottie près du poêle ; malgré les souffrances que lui causait son pied endolori, la courageuse fillette avait voulu concourir et envoyer son devoir. Après un peu d’hésitation, Marguerite le parcourut.

« Cette petite s’en tire fort bien, dit-elle, M. Lutzen sera revenu à temps de son voyage pour tirer sa fille d’embarras, on le voit : mais tante Gerda est dans le vrai quand elle traite cela de tromperie… »

Très agitée, l’écolière fit le tour de la salle. Laisserait-elle prendre aussi injustement sa place ? Elle avait soin d’appuyer sur « injustement » afin de se donner à ses propres yeux le droit de se défendre. Il n’y avait qu’un moyen… un seul… En pensant, le cœur de Marguerite battit bien fort. Elle s’était rapprochée de la table et demeurait perplexe quand la grosse horloge sonna. Encore deux minutes, elle ne serait plus libre d’agir : au dehors résonnaient les voix des arrivantes, et les pas de M. Duff s’entendaient à l’étage supérieur. D’un bond Marguerite fut à sa place… mais un seul cahier demeurait sur la table : ce n’était pas celui de Lotta !

Les élèves déposèrent leurs compositions ; quand elles furent à leurs places, le professeur commença son cours. Sa parole facile, pleine d’intérêt, captivait toujours le jeune auditoire. Les frais visages des fillettes, tournés vers lui, exprimaient un sérieux intérêt : Marguerite, les veux obstinément fixés sur son papier, prenait des notes, sans relever la tête. Son esprit si vif était au calme plat lorsqu’elle quitta la salle avec les autres : pas une plaisanterie ni un de ces mots piquants qu’elle lançait toujours à propos.

« Au revoir, cria-t-elle à ses compagnes devant la maison bleu ciel ; et, la main plongée dans sa poche, elle s’élança vers la cuisine. Le cahier de Lotta, serré en mince rouleau, était condamné au feu. Mlle  Rosenvik barra le chemin à sa nièce.

« Où vas-tu ? Déranger Britte dans les apprêts du repas ! elle n’aime pas cela, tu le sais ; d’ailleurs, j’ai besoin de toi tout de suite. Le père d’Olaf Osburn est venu proposer de t’emmener à la campagne chez son frère Christian ; puisque tu as deux jours de congé, il est juste que tu te divertisses. J’ai accepté, seulement j’entends que tu sois convenablement arrangée pour répondre à cette honnête invitation, et j’ai trouvé dans mes toilettes une robe à te sacrifier. »

Tout en parlant, la vieille demoiselle avait fait monter Marguerite dans sa chambre. En un tour de main, celle-ci se vit affublée d’une robe grise, assez plaisante, mais hors de proportions avec sa taille fluette. Il s’agissait de rétrécir et de raccourcir en tous sens ; le reste de la journée y fut employé. Marguerite ne put quitter sa tante une seule minute pour faire disparaître les feuillets dont le voisinage lui causait un grand malaise.

Ce fut dès le matin que la voiture de M. Osburn vint la chercher. Cacher dans sa chambre le cahier compromettant, il n’y fallait pas songer ; elle savait fort bien que, pendant son absence, Mlle  Rosenwik y visiterait et arrangérait tout. N’importe, pensa-t-elle, avant mon retour, j’en serai débarrassée ; puis elle le glissa dans la poche de sa robe.

En route, la pureté du ciel, la douceur de la brise, les gais propos d’Olaf ne lui laissèrent plus le loisir d’y penser. On traversa des bois de pins aux troncs roux, des clairières, de vastes espaces découverts. Parfois la charrette roulait sur un étroit chemin entre deux petits lacs ; puis les fermes, dispersées à de grandes distances, se succédaient. Enfin, après trois heures de ce joyeux voyage, la voiture longe un lac plus étendu, parsemé d’îlots verdoyants, et entre dans une sorte de cour dont l’herbe nouvelle semble un tapis de velours… Des chalets peints en rouge, couverts de toits gazonnés, l’encadrent ; c’est la métairie ou le « gaard » de Christian Osburn. Le maître du logis, une énorme pipe à la main, vient au-devant des visiteurs. Bientôt, toute la famille est réunie dans une grande salle reluisante de propreté, au sol jonché de branches de sapin. Marguerite, qui connaissait Mme  Christian Osburn et ses filles, Christine et Sotie, ne se sentait pas d’aise. On offrit aux voyageurs du lait parfumé, en attendant le repas plus solide, puis les deux jeunes filles eurent la permission d’emmener leur amie dans le chalet, où elles partageaient les travaux des femmes qui filaient, tissaient et cousaient les vêtements de tous les habitants du gaard, maîtres et serviteurs.

« Cet après-midi, nous ferons une jolie promenade, dit gaiement Christine, mais maman ne peut souffrir qu’on laisse l’ouvrage inachevé.

— Oh ! tante Gerda est de même : elle ne me ferait pas grâce d’un point.

— De plus, tu as des devoirs et des leçons à préparer, car tu suis encore le cours de M. Duff, n’est-il pas vrai ?

— Certainement.

— Et tu remportes de beaux succès, ajouta Sofie sur un ton flatteur. Notre cousine Lotta Lutzen en parle chaque fois qu’elle vient ici.

— Non, non, Lotta exagère… elle aussi travaille bien… »

Marguerite baissait la tête sous ce compliment et portait, malgré elle, la main à sa poche… Quand donc serait-elle débarrassée de l’affreux cahier ? La chose n’était pas aussi facile qu’elle l’avait supposé. Après un repas réconfortant, composé de saumon fumé, d’œufs et d’appétissantes tranches d’élan, Sofie et Christine, enchantées de posséder leur amie, ne la quittèrent pas plus que son ombre. Les trois fillettes et Olaf firent l’excursion projetée. Il s’agissait de traverser le grand lac dans la longue barque rouge et jaune, tout enjolivée d’ornements et de sculptures, qui fait l’orgueil des propriétaires daleéarliens, et d’inviter les enfants du gaard le plus proche à venir passer une joyeuse soirée. Ramer est un exercice qui passionne les jeunes Suédoises ; aussi Sofie mit-elle avec empressement un des coquets avirons aux mains de Marguerite.

Ah ! quel plaisir pour elle, sans l’inquiétude qui l’oppressait. Cet ennuyeux rouleau, qu’elle gardait bon gré mal gré, eût si facilement disparu dans l’eau qui portait les promeneurs ; mais le moyen de le lancer sans compromettre le mouvement rythmé de la rame qu’elle tenait ? et puis, en face d’elle, Olaf, au gouvernail, paraissait l’épier. Le retour se fit de même, et avec la barque si remplie qu’on n’osait pas remuer.

« Qu’as-tu donc, Marguerite, lui demanda le jeune garçon lorsqu’ils eurent atterri, on dirait que tu t’ennuies ?

— Quelle idée ! je m’amuse énormément au contraire.

— Tu soupires sans cesse.

— Pas du tout, je respire largement l’air embaumé des sapins.

Pourquoi n’en veux-tu pas convenir ?… commença Olaf, incrédule et hochant la tête.

— Que tu es assommant ! acheva Marguerite avec un geste peu aimable. Oh ! oui, j’en conviens, mais ce n’est pas de ta faute, mon « pauvre » garçon ».

Sans se froisser, il attacha sur la fillette ses bons yeux si francs :

« Je ne suis pas très intelligent, j’ai l’esprit lourd, tu me le dis assez souvent ; mais toi, tu n’es jamais méchante comme en ce moment… Tiens, tu as l’air… tu as l’air de n’avoir pas la conscience tranquille. »

Une vive rougeur couvrit le front de Marguerite, et, ne sachant que répondre, elle prit le parti de s’éloigner en lui jetant un regard indigné. Décidément, il fallait en finir avec les horribles papiers qui gâtaient son plaisir. Christine et Sofie aidaient leur mère à ordonner le repas du soir, la bande des jeunes invités causait et riait dans la salle, vers laquelle Olaf se dirigeait l’oreille basse. Avant d’y entrer elle-même, Marguerite contourna le chalet qui servait de cuisine et lança le cahier accusateur derrière un tas de bois. Voilà qui était fait ; maintenant elle pouvait se divertir ! C’était l’époque des jours prolongés, où les pays du Nord n’ont presque pas de nuit. Lorsque chacun eut apaisé l’appétit que, de dix à seize ans, on rapporte toujours d’une longue promenade, Christine, en vraie fille de la Suède, réclama « une petite danse », et Christian Osburn, le maître du gaard en personne, abandonnant sa pipe, vint s’installer, violon en main, sur le haut siège que sa fille avait préparé pour « l’orchestre ». Dans l’immense salle, tout le jeune monde se mit à tourner, à sauter, à glisser en mesure, tandis qu’au dehors les serviteurs profitaient de la musique pour se donner le même plaisir sur l’herbe. Rose et riante, Marguerite apportait à cet exercice un entrain extraordinaire ; à force de se démener, peut-être espérait-elle secouer le souvenir d’une action qui lui revenait sans cesse à l’esprit. Lorsqu’enfin l’heure du repos sonna, et qu’elle s’étendit sur l’étroite couchette préparée pour elle dans la chambre de ses amies, le sommeil ne vint pas tout de suite ; longtemps, malgré la fatigue de cette journée si remplie, elle réfléchit et chercha mille raisons pour se persuader qu’il était très juste de se défendre contre la mauvaise foi de Lotta.


III


Le gaard possédait deux chalets destinés aux étrangers. Olaf partagea le plus petit avec les autres garçons invités, et y dormit comme un brave enfant qui n’a rien à se reprocher. Ses compagnons ronflaient encore quand il se réveilla ; mais le soleil, qui avait à peine disparu pour se lever de nouveau, jetait des aiguilles de feu à la cime des grands pins. Olaf s’habilla et sortit sans bruit, désirant jouir de cette splendide matinée. Le labeur de la ferme allait recommencer. Il vint s’asseoir près de la cuisine, sur le gros tas de bois d’où l’on pouvait voir les hommes, dans leurs costumes aux vives couleurs, partir pour les champs, les femmes qui en revenaient chargées de vaisseaux pleins d’un lait mousseux. Une fillette d’environ six ans s’arrêta tout près d’Olaf, il lui sourit, et désignant le cahier de papier qu’elle examinait attentivement :

« Tu sais donc déjà lire ? demanda-t-il.

— Oui, même l’écriture ; regarde si je me trompe : « Lotta Lutzen, devoir de concours ».

Toute fière, la petite s’était rapprochée pour qu’il put lire en même temps qu’elle. Olaf n’en pouvait croire ses yeux. C’était pourtant exact, et la date, placée en dessous, prouvait que cela avait été écrit deux jours auparavant.

La composition de Lotta, à une pareille distance de la table où M. Duff corrigeait peut-être à cette heure celles de ses compagnes ! chose étrange et incompréhensible !… Soudain le visage d’Olaf devint pourpre : il craignait d’avoir deviné. La petite éclata de rire :

« Es-tu jaloux que je lise si bien ?

— Pas du tout. Dis-moi seulement qui t’a donné ce cahier.

— Personne, je l’ai ramassé hier soir, quand la demoiselle l’a jeté.

— Quelle demoiselle ?

— Celle qui est venue de la ville avec ton père et toi. »

Le jeune garçon réfléchit, puis montra un crayon de bois doré à la petite paysanne ravie :

« Veux-tu me donner ce papier en échange et me promettre de ne rien dire à personne ?

— Pas même à la demoiselle ?

— À personne, comprends-tu bien ? il faut promettre sérieusement. »

Aussitôt l’échange eut lieu et Olaf s’éloigna pour ne pas exciter davantage la curiosité de l’enfant. Qu’allait-il faire de ces feuillets ? il se le demandait. Sa nature délicate souffrait à la vue d’une mauvaise action ; de plus, il aimait beaucoup Marguerite et, loin de la condamner, la plaignait généreusement.

« Pauvre fille, pensait-il, ses succès l’ont gâtée, elle ne veut plus admettre qu’une autre puisse l’égaler en quoi que ce soit. Supprimer le devoir d’une concurrente ! c’est bien mal ! Mais hier elle avait l’air inquiet et malheureux… Oui… oui, elle se repent et cherche comment elle pourrait réparer sa faute. Je serais très content de lui être utile à quelque chose. »

Le cahier de Lotta, redevenu un mince rouleau, fit connaissance avec une nouvelle poche. On appelait Olaf pour le déjeuner : autour de la table, les convives de la veille se régalaient de laitage, de gruau, de langues de renne, ou bien d’excellent jambon d’ours. Au grand scandale du jeune garçon, Marguerite dévorait ces bonnes choses du meilleur appétit et fort gaiement. L’expérience n’avait pas encore appris au loyal enfant que beaucoup de gens, troublés par les reproches de leur conscience, s’efforcent tout d’abord de les étouffer en s’étourdissant.

M. Osburn avait annoncé qu’on repartirait pour la ville une heure plus tard, et cette heure fut employée aux mille choses que les amis ont toujours à se dire avant de se séparer.

Enfin, ils montèrent en voiture en même temps que les jeunes invités du gaard voisin qui retournaient par terre, en contournant le lac. Les chevaux entraînaient la file des charrettes, au joyeux drelin de leurs grelots. Celle de M. Osburn tourna bientôt vers les lacs ; les autres s’enfoncèrent sous bois, et longtemps encore on entendit les appels qui s’échangeaient en signe d’adieu…

À mesure qu’on se rapprochait de la ville, la gaieté de Marguerite s’éteignait : sa poche s’était allégée, mais son cœur était devenu bien lourd. Olaf l’observait du coin de l’œil ; il se frotta les mains :

« Voilà une charmante excursion, n’est-il pas vrai, Marguerite ?

— Tout à fait amusante, dit celle-ci, avec un grand soupir.

— Cela va nous donner du courage à l’étude. Ah ! je parle pour moi qui ne trouve pas de récompense dans le succès. Toi, toujours première, toujours complimentée des professeurs, tu n’as pas besoin de stimulants. À propos, as-tu bien réussi le devoir de cette composition si difficile ?

— Je n’en sais rien : M. Duff nous le dira demain. »

Le jeune garçon se mit à rire.

« Tu sais fort bien, au contraire ; coûte que coûte, une écolière comme toi ne cède jamais la place d’honneur.

— C’est vrai, dit M. Osburn, qui écoutait la conversation, on m’a vanté ton savoir ; les parents de Lotta te donnent souvent pour modèle à leur fille.

— Oh ! monsieur ! Comme ils ont tort, s’exclama Marguerite suffoquée, et détournant la tête comme si elle eût craint qu’on ne lût son trouble sur son visage en feu.

De nouveau Olaf se frotta les mains, l’air satisfait… Les premières constructions de la ville apparaissaient… ce fut avec empressement que la nièce de Mlle Rosenwik remercia ses amis et descendit de voiture à sa porte ; Les yeux perçants de la tante Gerda lui firent passer une sorte d’inspection.

« T’es-tu amusée, ma fille ?

— Énormément.

— Il n’y paraît pas ; tu as juste la mine qu’on rapporte d’un enterrement.

— Peut on dire cela ! »

Désireuse de prouver qu’elle revenait enchantée, Marguerite raconta les heures si agréablement employées au gaard. Jusqu’au menu des repas, tout fut narré… tout, excepté ce qui avait gâté son plaisir…


IV


Le lendemain, quand Marguerite s’éveilla, sa première pensée fut pour l’heure du cours où M. Duff ferait connaître par ordre de mérite les noms des élèves qui avaient concouru. Il lui semblait entendre le sien accompagné d’un petit discours élogieux, et ses compagnes murmurer : « C’est encore toi, toujours toi, la première, Marguerite Lodbrod. » Tout cela lui causait une impression désagréable ; elle ne l’eût jamais cru quelques jours auparavant. Elle déjeuna sans se presser et lit la route lentement, comme à regret.

Olaf aussi songeait au résultat de la composition, aux élèves qui allaient remporter les éloges du professeur, et il se demandait avec tristesse si Marguerite persévérerait jusqu’au bout dans sa mauvaise action. Ce ne fut pas tout à fait par hasard qu’en revenant de prendre sa leçon, il allongea son chemin pour passer devant la porte de M. Duff… Marguerite en franchissait justement le seuil d’un pas précipité, elle le heurta sans le voir…

« Comme tu marches vite, dit-il, on croirait que quelqu’un te poursuit.

— Ah ! Olaf ! mon bon Olaf ! si tu savais ! … » s’exclama-t-elle. Ses yeux remplis de larmes rencontrèrent ceux du jeune garçon qui s’éclairaient d’une lueur très douce.

— Tu pleures, tu as de la peine, dit-il simplement ; veux-tu me confier ton chagrin ?

— C’est trop difficile, tu vas me croire si mauvaise… et pourtant, en me taisant, il me semble que j’étoufferai. Tu connais Barbara, la petite servante de M. Duff, qui soutient sa mère malade, elle va être renvoyée par son maître. »

Olaf fut un peu dérouté par ces derniers mots.

« Calme-toi, dit-il, ce n’est pas ta faute, et tu n’y peux rien.

— Tu te trompes, je suis bien coupable et je voudrais tant réparer le mal que j’ai fait. Mais je ne sais comment t’expliquer, la cousine Lotta, qui est presque guérie, est venue aujourd’hui au cours ; il y a trois jours elle avait envoyé son devoir de composition, M. Duff ne l’a pas vu, et comme c’est à Barbara qu’il avait été remis, on l’accuse de l’avoir égaré.

— N’est-ce que cela ! je l’ai trouvé, moi, ce devoir, et si nous vivions encore au temps où les Suédois croyaient aux kobolds, je dirais que l’un d’eux l’avait dérobé pour le porter jusque chez l’oncle Christian. »

Olaf glissa la main dans la serviette d’écolier qu’il portait sous le bras et en sortit le cahier de Lotta un peu défraîchi, mais toujours relié par son fil d’argent. Après le premier mouvement de surprise, la jolie tête blonde de Marguerite s’inclina humblement. Mais Olaf était trop délicat pour lui infliger l’humiliation d’un aveu ; il reprit avec bonté, comme si elle lui avait confié son secret :

« Puisque tu désires réparer cette faute, ma chère Marguerite, il ne faut pas tarder. Veux-tu demander l’avis de Mlle Rosenvik ?

— Dire à tante Gerda ! Ah ! c’est impossible : elle serait indignée. Il est vrai que j’ai très mal agi ; mais je croyais que M. Lutzen aidait beaucoup sa fille, et que cela me donnait le droit de défendre ma place.

— Est-il donc loyal de corriger une injustice par une autre injustice ? fit observer le jeune garçon avec douceur.

— Certainement non, et de plus je me trompais : puisque le père de Lotta est encore à Upsal, elle a fait son devoir seule. Comment m’y prendre, mon Dieu, pour que la pauvre Barbara ne soit pas aussi ma victime ?

— Quand on répare ses torts, la ligne droite est toujours la meilleure et la plus noble. Va trouver M. Duff, et dis-lui la vérité.

— Toute seule ?

— C’est un peu dur, j’en conviens ; voyons, veux-tu que maman t’accompagne ?

— Ali ! si elle y consentait, elle est bonne et indulgente comme toi, j’oserai lui tout confier. »

Tout en parlant, les deux enfants étaient arrivés devant la maison qu’habitaient les parents d’Olaf… Entre Mme Osburn et son fils, il y avait, en effet, une grande ressemblance de caractère. Elle accueillit la fillette repentante et écouta son récit sans paraître scandalisée, puis approuva le conseil donné par Olaf. Peu d’instants après elle pénétrait, suivie de Marguerite, dans le cabinet de travail de M. Duff, et celle-ci, le cœur battant, fit si bravement son devoir que le professeur lui tendit la main :

« Voilà un instant d’oubli noblement expié, ma chère demoiselle, dit-il avec émotion, vous gagnez encore dans mon estime. Soyez sans crainte, le mal que vous regrettiez d’avoir causé sera réparé. »

Le lendemain, Barbara, toute souriante, ouvrit les portes du cours en annonçant qu’elle ne serait pas renvoyée et les élèves apprirent sans trop de surprise qu’on avait retrouvé le cahier égaré. Lotta Lutzen, dont la composition était parfaite, fut proclamée première. « Est-ce étonnant, remarquèrent plusieurs des fillettes à la sortie, Marguerite Lodbrod avait l’air satisfait d’être battue ! »

Oui, Marguerite était heureuse ; rentrée chez sa tante, elle attendit près de la fenêtre le passage d’Olaf et, se penchant vers lui, le visage radieux, elle murmura, de façon à n’être pas entendue de Mlle Gerda : « Quelle bonne leçon tu m’as donnée, mon cher Olaf ! Je le vois à présent : mieux vaut renoncer au succès que de trahir un seul instant son devoir. »

A. Mouans.