La Première Session du nouveau parlement anglais

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La Première Session du nouveau parlement anglais
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 859-896).
LA
PREMIERE SESSION
DU
NOUVEAU PARLEMENT ANGLAIS

Lorsqu’en avril dernier, aussitôt après avoir reçu la démission de lord Beaconsfield et de ses collègues, la reine Victoria manda auprès d’elle lord Granville et le marquis de Hardington, ces deux hommes d’état n’hésitèrent pas à déclarer à leur souveraine que le retour de M. Gladstone au pouvoir était la conséquence inévitable des élections qui venaient d’avoir lieu. C’était M. Gladstone qui avait conduit la campagne électorale : c’était à sa voix et sur ses conseils que les radicaux s’étaient prêtés ; à tous les compromis d’opinions et à toutes les alliances qui pouvaient assurer la conquête d’un collège ; c’était pour le ramener à la tête du gouvernement qu’ils s’étaient jetés dans la lutte avec une énergie sans précédent, et ils n’accepteraient assurément pas d’autre direction que la sienne. Or leurs rangs avaient presque triplé et ils formaient la fraction la plus nombreuse de la majorité nouvelle. La présence de M. Gladstone dans le futur cabinet était donc indispensable, et du moment qu’il entrait dans un ministère, il ne pouvait en être que le chef. L’illustration de son passé, la supériorité de ses talens, sa puissance oratoire, le rajeunissement de sa popularité ne permettaient ni qu’on lui offrit, ni qu’il acceptât, une autre situation sans heurter et désappointer l’opinion libérale.

La reine se rendit à ces raisons, et M. Gladstone reçut d’elle la mission de former le nouveau cabinet. La tâche fut laborieuse, tant était grand le nombre de ceux qui, ayant payé de leur personne et de leur bourse pendant la lutte, croyaient avoir droit à une part dans les dépouilles des vaincus. M. Gladstone dut laisser en dehors de ses choix plusieurs de ses anciens collègues et non des moins considérés. M. Robert Lowe et M. Knatchbull-Hughessen reçurent, à titre de compensation, des sièges à la chambre haute, le premier avec le titre de vicomte Sherbrooke, le second sous le nom de lord Brabourne. M. Goschen fut envoyé en mission extraordinaire à Constantinople. Les exclusions portaient donc sur la nuance la plus modérée du parti libéral, sur les hommes que leurs convictions rapprochaient le plus du parti conservateur. C’est qu’il fallait faire aux radicaux, rendus exigeans par leurs succès, des concessions de places et des concessions d’opinions. On ne pouvait espérer qu’ils se tinssent pour satisfaits de la présence, dans le cabinet, de MM. Bright et Stansfeld, qui avaient fait partie de la précédente administration libérale et qui avaient presque cessé d’être considérés comme des radicaux. M. Chamberlain, député de Birmingham, qui s’était déclaré ouvertement républicain, qui avait organisé des comités et fondé des journaux pour la propagation de ses opinions, fut appelé au sein du cabinet comme président du bureau du commerce. M. Fawcett devint directeur-général des postes ; M. Dodson président des affaires provinciales, M. Mundella vice-président du conseil de l’instruction publique ; enfin sir Charles Dilke, dont les professions de foi républicaines et antireligieuses avaient fait un si grand scandale lors de ses débuts dans la vie politique, fut nommé sous-secrétaire d’état aux affaires étrangères, pour servir de contrepoids à lord Granville, qui rentrait au foreign office, et dont la présence dans le cabinet était impatiemment supportée par les radicaux.

Le résultat des élections générales avait frappé de stupeur les classes moyennes : elles n’avaient pas prévu la défaite des conservateurs ; elles s’étaient encore moins attendues au succès d’un aussi grand nombre de radicaux. La composition du nouveau cabinet et la part d’influence assurée à des hommes dont elles considéraient les opinions comme subversives, leur inspirèrent des inquiétudes évidemment excessives et déterminèrent un mouvement soudain de réaction. Plusieurs collèges électoraux se déjugèrent à quelques semaines, presque à quelques jours de distance, en remplaçant par des conservateurs des députés libéraux élevés à la pairie, comme M. Knatchbull-Hughessen, ou démissionnaires. La mort de lord Dalhousie, en faisant entrer son héritier, lord Ramsay, à la chambre des lords, fit vaquer un des trois sièges de Liverpool : ce siège fut enlevé, de haute lutte, par les conservateurs. Quelques jours plus tard, une cause semblable rendit libre un collège en Écosse, où les conservateurs avaient essuyé une défaite si complète ; cette fois, ce ne fut pas un simple candidat libéral qui échoua, ce fut un membre de l’administration, le lord-avocat, qui était en quête d’un siège depuis sa nomination. L’incident de cette nature qui produisit l’impression la plus vive fut l’échec de sir William Harcourt à Oxford. Obligé de se soumettre à la réélection, le nouveau ministre de l’intérieur fut battu, après une lutte des plus vives, par son ancien compétiteur, M. Hall, qui ne craignit pas de rentrer en lice ; il fallut, pour, que le ministre pût conserver son portefeuille, chercher un collège où le succès d’un candidat libéral ne fût pas douteux et dont le titulaire consentît à se démettre. Ce fut un des deux députés de la ville de Derby, M. Plimsol, qui accomplit spontanément cet acte de dévoûment. Il annonça sa détermination à ses électeurs, qui ne laissèrent pas d’en être surpris, en leur déclarant qu’ayant consacré tous ses efforts à défendre les intérêts des matelots de la marine marchande, il croyait mieux servir la cause qui lui était chère en étant utile au gouvernement libéral qu’en continuant à siéger à la chambre des communes. Ces faits appelèrent l’attention des journaux du continent, et la presse autrichienne, peu bienveillante pour M. Gladstone, fit remarquer que cette succession de petits échecs était loin d’ajouter au prestige du nouveau cabinet et ne semblait pas lui promettre une longue existence. De nouveaux incidens vinrent fortifier cette impression : un certain nombre d’élections furent déférées pour faits de corruption et de fraude au tribunal spécial constitué pour prononcer en ces matières, et le relevé des élections annulées établit que, parmi les députés renvoyés devant les électeurs, la proportion était de trois libéraux pour un conservateur, ce qui permettait à l’opposition de dire que les prétendus réformateurs des institutions anglaises étaient moins rigides dans leur conduite que dans leurs discours. Parmi les pièces produites dans l’enquête ouverte sur une élection contestée, se trouva une circulaire émanée du comité central établi à Londres par les libéraux et les radicaux coalisés et adressée aux comités de province. Cette circulaire contenait des instructions confidentielles sur les démarches que l’on pouvait faire auprès des électeurs et sur les moyens d’action que l’on pouvait employer sans s’exposer à faire invalider une élection. Ce document curieux, au bas duquel était la signature de deux des nouveaux ministres, sir William Harcourt et M. Chamberlain, fut frappé du blâme le plus sévère par le président du tribunal électoral, le juge Lush, qui, en formulant un arrêt d’annulation, déclara qu’il était impossible de donner plus manifestement le conseil de tourner la loi et d’indiquer avec plus de clarté les moyens d’en éluder les dispositions protectrices. Cette décision fit grand bruit, et plusieurs des orateurs de l’opposition se firent un malin plaisir de demander au ministre de l’intérieur, au milieu des rires de la chambre des communes, s’il ne comptait pas donner ordre au ministère public, nouvellement institué, de poursuivre au nom du gouvernement les auteurs d’un document qualifié judiciairement d’excitation à la violation de la loi. Quelques jours plus tard, un autre arrêt cassait l’élection de Chester et atteignait directement un des ministres, M. Dodson, tout en reconnaissant qu’il paraissait avoir été personnellement étranger aux faits de corruption établis à la charge de ses agens électoraux. Quelques membres de l’opposition annoncèrent qu’ils engageraient une discussion le jour où l’on proposerait de convoquer à nouveau. les électeurs de Chester ; pour échapper à ce débat et aux révélations qu’il pouvait amener, on dut recourir au. même expédient que pour le ministre de l’intérieur : le député de Scarborough donna sa démission pour permettre à M. Dodson de rentrer sans lutte à la chambre des communes et de conserver son portefeuille. Les quelques voix que l’opposition gagna ainsi dans les élections partielles n’affaiblissaient pas sensiblement la majorité ministérielle, qui dépassait encore cent voix, mais l’autorité morale du cabinet en était atteinte.

La nécessité où M. Gladstone se trouva, dès le lendemain de son retour au pouvoir, d’expliquer ou plus exactement de rétracter le langage offensant qu’il avait tenu, pendant la période électorale, vis-à-vis de l’Autriche, de son gouvernement et de l’empereur François-Joseph lui-même, produisit une impression pénible dans le public. On s’était demandé s’il était possible que l’ambassadeur d’Autriche entrât officiellement en relations avec un ministère dont le chef avait publiquement outragé la personne de son souverain, et l’on s’attendait, à Londres, à voir le comte Karolyi prendre un congé indéfini. L’effet de ce départ eût été désastreux pour le cabinet ; M. Gladstone ne se le dissimulait pas : aussi écrivit-il au comte Karolyi une lettre d’explications et d’excuses dont l’ambassadeur d’Autriche se déclara satisfait, mais dont la publication ne fut pas sans émouvoir les susceptibilités du patriotisme national. On regretta de trouver certaines expressions sous la plume d’un premier ministre d’Angleterre ; on regretta plus encore qu’il se fût mis dans la nécessité d’écrire une semblable lettre.

Le parlement avait été convoqué pour le 29 avril : il se réunit, en effet, à cette date. — La chambre des communes appela pour la troisième fois M. Brand au fauteuil présidentiel : le député d’une des universités d’Écosse, le docteur Lyon Playfair, remplaça comme président des comités M. Raikes, qui n’avait pas été réélu ; mais les travaux parlementaires furent presque immédiatement suspendus par la nécessité d’attendre que les nouveaux ministres se fussent soumis à la réélection. Ce fut le 20 mai seulement que des commissaires donnèrent aux deux chambres réunies lecture du discours royal qui faisait connaître les intentions « et les projets du nouveau cabinet. Ce programme, attendu avec une ardente curiosité, parut un peu maigre : il ne justifiait point les appréhensions qui s’étaient emparées d’une partie de la bourgeoisie : il ne répondait pas à toutes les espérances des radicaux. Les ministres arguaient de la brièveté inévitable de la session, que les usages parlementaires ne permettent pas de prolonger au-delà du 15 août, pour s’en tenir à l’annonce d’un petit nombre de mesures. Ils se bornaient donc à acquitter ce qu’on peut appeler leurs dettes électorales.

Les mesures d’exception appliquées à l’Irlande par tous les gouvernemens ont toujours été un des principaux griefs de la députation irlandaise. Le cabinet ne pouvait méconnaître l’assistance efficace qui avait été donnée aux candidats libéraux par les comités irlandais organisés dans toutes les grandes villes et dans tous les centres manufacturiers. Aussi le discours royal, tout en déclarant que le gouvernement était « déterminé à remplir l’obligation sacrée d’assurer la sécurité de la vie et de la propriété, » annonçait-il qu’on ne demanderait pas au parlement de renouveler les pouvoirs exceptionnels conférés au vice-roi d’Irlande par « l’acte pour le maintien de la paix publique » qui expirait le 30 juin 1880. Le gouvernement exprimait la confiance de pouvoir assurer la tranquillité publique par une ferme application de la législation ordinaire. On faisait envisager comme possible la présentation de mesures destinées à accroître les moyens déjà mis à la disposition du gouvernement pour soulager la détresse des paysans irlandais ; mais les termes employés par le discours royal étaient assez vagues pour revêtir le caractère d’une promesse conditionnelle, d’une sorte de récompense pour le cas où la sagesse des populations irlandaises justifierait la confiance du gouvernement. Une mesure plus grave était annoncée : c’était un bill destiné à étendre aux bourgs d’Irlande la législation électorale qui régit les bourgs d’Angleterre. En accroissant notablement le nombre des électeurs, l’effet inévitable de ce bill devait être de rendre les autonomistes maîtres absolus des élections dans tous les bourgs et de faire perdre ainsi un certain nombre de sièges non-seulement aux conservateurs, mais aux libéraux eux-mêmes. C’était donc aux dépens de quelques-uns de ses propres amis que le ministère se proposait d’acquitter le prix de sa victoire. Aussi se borna-t-il à une simple démonstration de bon vouloir : il s’autorisa du nombre de séances absorbées par d’autres débats pour ajourner à la session prochaine la mise en délibération du bill annoncé dans le discours royal.

L’ardeur excessive avec laquelle le clergé dissident avait soutenu les candidats libéraux pendant la lutte électorale devait recevoir aussi sa récompense par la présentation d’un bill sur les inhumations. Aucune question ne tenait plus au cœur des ministres dissidens ; chaque année la ramenait devant le parlement sous la forme de motions individuelles, et l’opposition de l’épiscopat anglican l’empêchait seule de recevoir une solution favorable. Dans la plupart des paroisses rurales, l’église, le cimetière et le presbytère se tiennent et sont, au même titre, en vertu des mêmes donations, la propriété de l’église anglicane. Les dissidens ont des chapelles particulières, mais ils n’ont point de cimetière, et leurs morts sont inhumés dans le cimetière paroissial. Le pasteur anglican s’offrait à célébrer l’office des morts ou à s’abstenir si, par scrupule de conscience, les parens du défunt refusaient son ministère ; mais il revendiquait pour lui seul le droit d’officier dans un cimetière consacré par son église et confié à sa garde. Le cabinet de lord Beaconsfield avait cru mettre un terme à cette querelle en faisant voter, dans la session de 1879, un bill qui autorise les administrations locales à acquérir et à ouvrir des cimetières où les ministres de tous les cultes peuvent officier ; mais cette concession était jugée insuffisante par les ministres dissidens. Ceux-ci continuaient à signaler comme une injustice l’obligation où la loi plaçait les familles de leurs adhérens de se résigner à des inhumations silencieuses et sans prières, ou de renoncer à faire enterrer leurs morts à côté des parens qui les avaient précédés dans la tombe. C’était au nom des familles qu’ils réclamaient le droit d’officier et de prêcher dans les cimetières anglicans. Le discours royal leur promettait cette satisfaction.

Un bill qui avait pour objet de permettre la destruction des lièvres et des lapins et d’arrêter les dégâts que ces animaux causent aux récoltes avait été évidemment inspiré par la pensée de concilier au gouvernement les sympathies des fermiers, en faisant disparaître un de leurs griefs contre le régime de la propriété foncière. C’était un premier adoucissement à la rigueur de la législation sur la chasse.

Une mesure à laquelle les associations ouvrières attachaient la plus grande importance complétait le programme ministériel en matière de législation : c’était un bill destiné à déterminer la responsabilité des patrons et particulièrement des entrepreneurs vis-à-vis des ouvriers blessés ou estropiés dans l’exécution d’un travail. Cette question avait occupé le parlement pendant les sessions de 1878 et de 1879, sans que les légistes de la chambre des communes eussent réussi à définir avec la rigoureuse précision qu’exigent les tribunaux anglais les conditions et les conséquences de la responsabilité. Le cabinet conservateur, en 1879, avait annoncé qu’aussitôt que la chambre des communes, en votant la seconde lecture, se serait prononcée sur le principe même de la responsabilité, il proposerait le renvoi du bill à une commission spéciale qui en arrêterait la rédaction définitive ; mais la mollesse avec laquelle sir Stafford Northcote conduisait les travaux de la chambre n’avait même pas permis au bill de franchir cette étape préliminaire. Mû par un juste souci de sa popularité, le nouveau ministère prenait résolument cette question en main et annonçait la présentation, au nom du gouvernement, d’un bill dont il s’engageait, par conséquent, à poursuivre l’adoption.

Ainsi, une satisfaction était promise à tous les intérêts qui avaient joué un rôle dans la dernière élection générale ou qui pouvaient exercer une influence sur les élections suivantes ; et la modestie apparente de ce programme ne faisait que mieux ressortir l’habileté incontestable avec laquelle il avait été conçu. On ne pouvait en dire autant de la partie du discours royal consacrée à la politique coloniale et à la politique étrangère. Au sujet de l’Afghanistan, la reine exprimait le regret que le but poursuivi par son gouvernement n’eût pas encore été atteint ; et le discours royal continuait ainsi : « Mes efforts, néanmoins, seront incessamment dirigés vers la pacification de l’Afghanistan et vers l’établissement dans ce pays des institutions les plus propres à assurer l’indépendance des populations et à rétablir les relations d’amitié avec mon empire de l’Inde. » Mis en demeure d’expliquer la nature des relations que le gouvernement voulait avoir. avec l’Afghanistan, le nouveau ministre de l’Inde, le marquis de Hartington, répondit que le but à atteindre était l’établissement d’un souverain assez fort pour maintenir la tranquillité dans cette contrée et pour remplir les engagemens qu’il contracterait, et qui acceptât, dans ses rapports avec les états voisins, c’est-à-dire avec la Russie et la Perse, le contrôle et la direction des autorités anglo-indiennes. Il était impossible à un observateur impartial d’apercevoir la moindre différence entre ce programme des nouveaux ministres et la politique du précédent cabinet, si amèrement critiquée par eux quand ils étaient dans l’opposition. Aussi les orateurs du parti conservateur, en faisant remarquer cette identité, se déclarèrent-ils très satisfaits des explications de lord Hartington. Il était une question au sujet de laquelle M. Gladstone aurait pu, avec grand honneur pour lui-même et pour son parti, adopter une autre conduite que ses prédécesseurs. Bon nombre de libéraux sincères avaient blâmé l’annexion du Transvaal : il n’était contesté par personne que les Boers, à très peu d’exceptions près, ne veulent pas accepter la domination anglaise et ne céderont qu’à la force matérielle. L’Angleterre n’a aucun intérêt à leur imposer son autorité, et la destruction de l’empire zoulou a fait disparaître les prétextes mis en avant pour consommer cette annexion. Pourquoi ne pas rendre aux Boers cette indépendance qui leur a été injustement ravie, qu’ils ont revendiquée par toutes les voies pacifiques et pour laquelle ils se déclarent résolus à lutter par les armes ? M. Gladstone, qui fait profession d’un zèle si ardent pour l’indépendance de la Bulgarie et des tribus demi-sauvages de la presqu’île des Balkans, n’a eu, malgré les protestations de plusieurs de ses amis politiques, aucun souci des droits et de l’indépendance d’une population civilisée, chrétienne et protestante. La seule déclaration nette et précise qui se trouvât dans le discours royal était l’affirmation que le Transvaal demeurerait irrévocablement annexé au domaine de la couronne britannique. Lorsqu’un libéral éprouvé, M. Courtney, souleva cette question dans la discussion du budget, en proposant la suppression du crédit demandé pour l’administration du Transvaal, le cabinet combattit cet amendement avec une extrême vivacité et le fit rejeter.

Les nouveaux ministres n’avaient cessé de reprocher à leurs prédécesseurs de temporiser à l’excès dans le règlement des affaires orientales et d’user vis-à-vis de la Turquie d’une condescendance coupable ; ils avaient annoncé la détermination de pratiquer une politique plus énergique, et en effet lord Granville, le jour même où il prenait possession du foreign office, avait adressé une note aux puissances signataires du traité de Berlin pour appeler leur attention et provoquer leur avis sur les mesures qu’il pouvait y avoir lieu de prendre à l’égard du gouvernement ottoman. On s’était donc attendu à trouver dans le discours royal quelque déclaration significative : au contraire, rien n’était moins net et moins précis que le paragraphe relatif aux affaires d’Orient. « Les relations cordiales, disait la reine, que j’entretiens avec les autres puissances européennes me permettront, je l’espère, de provoquer de concert avec elles la prompte et complète exécution du traité de Berlin en ce qui concerne les réformes effectives à opérer et les lois équitables à instituer en Turquie, aussi bien qu’en ce qui touche aux questions territoriales, qui n’ont pas encore été réglées conformément aux dispositions de ce traité. » Un programme aussi vague se prêtait à toutes les interprétations : aussi, tandis que M. Albert Grey, qui proposa l’adresse en réponse au discours royal, voyait dans cette déclaration l’annonce d’une sage et prudente intervention dans les affaires orientales ; M. Hugh Mason, qui lui succéda immédiatement, la loua, au contraire, comme impliquant l’abandon définitif de la politique d’intervention. Ce fut en vain qu’en signalant cette contradiction entre les orateurs ministériels, le chef de l’opposition, sir Stafford Northcote, s’efforça d’amener le gouvernement à faire connaître avec précision la politique qu’il comptait poursuivre. Personne ne pouvait avoir d’objection à ce que l’Angleterre agît d’accord avec les « autres puissances européennes, mais que fallait-il entendre par l’exécution du traité de Berlin, et quelles-mesures le cabinet se proposait-il de recommander ? Il fut impossible de faire sortir les ministres des généralités derrière lesquelles ils se retranchaient : l’opposition dut se borner à constater le caractère obstinément ambigu de leurs réponses. La discussion de l’adresse n’offrit donc aucun intérêt. Dans la chambre des lords, elle se réduisit à une protestation du duc de Marlborough, le dernier vice-roi d’Irlande, contre l’imprudence que le gouvernement commettait en désarmant l’administration irlandaise par l’abandon des pouvoirs exceptionnels qui lui avaient été conférés. Dans la chambre des communes, la discussion aurait à peine occupé une séance entière, sans l’insistance que mirent quelques députés irlandais à soulever la question du régime de la propriété foncière en Irlande. M. O’Connor Power, contre l’avis des plus avisés de ses collègues, présenta un amendement à l’adresse pour blâmer les ministres d’avoir passé sous silence, dans le discours royal, la seule question qui fût véritablement urgente. M. Forster, qui débutait dans les fonctions de secrétaire d’état pour l’Irlande, répondit avec quelque vivacité que le gouvernement s’en tenait à la législation de 1870, et qu’en admettant même qu’il y eût lieu de modifier cette législation sur quelques points, on n’avait pas eu le loisir d’étudier des réformes qui avaient besoin d’être élaborées avec prudence et maturité. L’amendement fut rejeté à une majorité considérable, après une discussion orageuse comme toutes celles dans lesquelles les députés irlandais interviennent.

Quelque soin que les ministres eussent pris de restreindre leur programme, le temps devait leur manquer pour l’accomplir en entier. Ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes qui tantôt laissèrent naître et tantôt provoquèrent des débats aussi inutiles qu’imprévus ; même en rompant avec un usage immémorial, et en tenant le parlement réuni jusqu’au commencement de septembre, il fut impossible de compenser les séances perdues en discussions stériles. Le discours royal n’avait pas encore été lu qu’ils avaient déjà ! laissé engager dans la chambre des communes une controverse qui ne devait être tranchée définitivement que le 1er juillet, et qui fit naître au sein de la majorité ministérielle les premiers germes de division.

Pour assurer, par l’appoint des voix socialistes, l’élection du rejeton d’une vieille famille whig, M. Henri Labouchère, les libéraux avaient accepté, à Northampton, l’alliance de M. Bradlaugh, l’un des coryphées du socialisme. Les deux candidats coalisés avaient été élus. M. Bradlaugh est un démagogue émérite, qui n’a d’autre profession que la politique et qui en vit. Il a de l’instruction et de l’esprit : il s’est exercé à la parole dans les réunions ouvrières, dont il est un des orateurs habituels : il tire vanité de ses succès oratoires et de son influence sur la population laborieuse des grandes villes manufacturières. Non-seulement il est libre penseur, mais il l’est avec ostentation, se faisant gloire à tout propos et hors de propos, de ne croire ni à Dieu, ni à la vie future, ni au mariage, ni à la puissance paternelle, ni au droit de tester : à plus forte raison est-il opposé à la monarchie et à l’existence d’une chambre héréditaire : seulement, il veut bien ne devoir la suppression de la royauté et de la pairie qu’à un vote régulier, dicté au parlement par la pression de l’opinion publique. Ces idées sont exposées dans une série de brochures et de petits livres à bon marché, dont il est tantôt l’auteur et tantôt l’éditeur ; et elles ont pour passeport des récits graveleux, des scènes et des peintures peu morales. Ces publications, fort répandues dans les classes laborieuses, ont rapporté beaucoup d’argent à M. Bradlaugh ; elles lui ont valu aussi des procès dont il s’est publiquement félicité à cause de leur retentissement et du débit qu’ils assuraient à ses livres. Comme il est habile homme et possède, ainsi qu’il s’en vante, tous les détours de la chicane aussi bien que l’attorney le plus retors, il a presque toujours réussi à se tirer indemne de ses démêlés avec la justice.

Plein de confiance dans les ressources de son esprit et dans son habitude de la parole, M. Bradlaugh avait un désir excessif d’entrer à la chambre des communes : il était convaincu qu’il ne pouvait manquer d’y jouer un rôle. L’échec qu’il avait essuyé aux élections de 1874 avait été pour lui une mortification profonde : aux élections dernières, les libéraux l’ont aidé à atteindre l’objet de son ambition. En recherchant cette alliance compromettante, peut-être les amis de M. Labouchère pensaient-ils qu’il adviendrait de l’élu de Northampton comme de Feargus O’Connor et quelques autres démagogues qui n’ont trouvé dans la chambre des communes que l’impuissance et l’oubli. M. Bradlaugh, au contraire, était résolu à faire parler de lui et à se signaler, dès les premiers jours, par quelque entreprise : à peine élu, il annonça que, marchant sur les traces d’O’Connell et du baron de Rothschild, qui ont assuré l’émancipation politique de leurs coreligionnaires, il affranchirait les athées de l’obligation du serment législatif. Le 3 mai en effet, lorsque le secrétaire de la chambre eut commencé à faire prêter serment aux députés, M. Bradlaugh se présenta devant le bureau et, écartant la Bible, demanda à substituer à la formule du serment de fidélité une simple affirmation. Il invoquait d’une part l’acte sur le serment parlementaire (parliamentary oath act) qui a autorisé la chambre des communes à dispenser du serment certains de ses membres : de l’autre, il alléguait qu’il avait plusieurs fois comparu devant les tribunaux et que les juges avaient accepté son affirmation. Le secrétaire en référa immédiatement au président, M. Brand : celui-ci déclara avoir des doutes sérieux sur l’interprétation que M. Bradlaugh donnait aux textes législatifs sur lesquels il fondait sa demande. Il refusa donc de trancher la question de sa seule autorité, et il invita la chambre à décider si l’élu de Northampton pouvait être admis à affirmer.

C’était au gouvernement, suivant la tradition parlementaire de nos voisins, à prendre l’initiative et à faire connaître son sentiment. L’incident n’avait rien d’imprévu, le cabinet avait eu le loisir de s’y préparer et de prendre un parti. Les libéraux avaient accepté le concours électoral de M. Bradlaugh et des socialistes : ils ne pouvaient répudier les conséquences de cette alliance. Si le gouvernement avait immédiatement et résolument appuyé la demande de M. Bradlaugh, il aurait entraîné la chambre malgré les répugnances et les scrupules de bon nombre de ses partisans : les abstentions, les défections même ne pouvaient réduire la majorité de plus de cent voix dont le cabinet disposait, au point de rendre le résultat douteux. Les préventions et les antipathies violentes dont M. Bradlaugh était l’objet firent reculer M. Gladstone ; il appréhenda, si le gouvernement intervenait, d’être accusé de se faire le patron de l’athéisme et il chercha à rejeter sur autrui la responsabilité qu’il redoutait. En l’absence des ministres, soumis en ce moment à la réélection, lord Frédéric Cavendish proposa, au nom du gouvernement, de renvoyer la demande de M. Bradlaugh à l’examen d’une commission, qui fut nommée immédiatement.

Les discussions furent très longues et très vives au sein de cette commission. C’était la première fois que le parlement avait à s’occuper d’une question de cette nature depuis l’admission du baron de Rothschild. Un bill spécial avait tranché, en 1868, les difficultés qui s’élevaient devant les tribunaux et qui entravaient le cours de la justice. Les quakers, les moraves et les membres de quelques autres sectes peu répandues prennent à la lettre le second commandement de la loi mosaïque et l’interprètent non comme l’interdiction de prêter un faux serment, mais comme l’interdiction absolue de prendre le nom de Dieu à témoin. Lorsque des membres de ces sectes étaient assignés en témoignage, ils refusaient de déposer sous la foi du serment et préféraient se laisser condamner à l’amende et même à la prison. Or l’absence d’un témoignage pouvait entraîner la perte d’un procès civil ou la condamnation d’un innocent. Ce fut à ce point de vue que le parlement se plaça pour autoriser les cours de justice à accepter comme équivalant à un serment l’affirmation des personnes qui déclareraient se refuser, par scrupule de conscience, à attester le nom de Dieu. Dans la pensée du législateur, il s’agissait uniquement de déférer à un scrupule religieux en faveur de personnes qui se considéraient comme moralement obligées par leur affirmation au même degré que si elles faisaient intervenir le nom de la divinité. Cette remarque est essentielle, car, aux termes de la loi anglaise, un témoin qui déclarerait devant une cour de justice ne croire ni à Dieu ni à la vie future, ne pourrait être admis à déposer le juge devrait tenir son témoignage pour nul. Si donc M. Bradlaugh. avait déposé comme témoin devant les tribunaux, si même il avait siégé comme juré, c’était parce qu’il s’était borné à réclamer, dans les termes usités, la faculté de substituer l’affirmation au serment, comme s’il obéissait à un scrupule religieux. Il y avait donc mis, ainsi que le lui reprochaient ses adversaires, une certaine hypocrisie. C’était néanmoins en invoquant ces faits qu’il se refusait à prêter serment, alléguant que toute personne qui, devant les cours de justice, avait été admise à remplacer le serment par une affirmation, avait le droit d’en faire autant au sein du parlement. Cette prétention fut énergiquement combattue par les légistes de la commission : on tomba aisément d’accord que la loi qui avait réglé la prestation du serment devant les cours de justice ne visait aucunement la chambre des communes et n’était point applicable aux députés. Il y avait donc lieu d’examiner uniquement s M. Bradlaugh était dans la catégorie des personnes que le parlement a autorisées à remplacer le serment d’allégeance par une affirmation. Les jurisconsultes rigoureux constatèrent aisément que le règlement de la chambre désignait nominativement les confessions religieuses dont les membres étaient autorisés à substituer à la formule du serment une affirmation obligatoire pour leur conscience : M. Bradlaugh ne prétendait point appartenir à aucune des confessions ainsi désignées, il ne pouvait donc réclamer le bénéfice de cette tolérance. Sans contester la force de cette argumentation, un certain nombre de commissaires pensaient que, par voie d’interprétation, la chambre, qui est souveraine dans les questions de privilège, pouvait étendre la faculté d’affirmer à quiconque déclarait avoir objection à la formule du serment. L’opinion la plus rigoureuse prévalut à la majorité d’une voix, et la commission conclut au rejet de la demande de M. Bradlaugh.

Le rapport fut présenté, le 20 mai, le jour même où il fut donné lecture du discours royal. Tous les ministres avaient repris leur place sur les bancs législatifs : ils ne mirent point obstacle à ce que la chambre sanctionnât, par un vote conforme, lest conclusions de la commission. Nombre de gens crurent qu’on en avait fini avec M. Bradlaugh ; car on était convaincu que, s’il voulait suivre l’exemple donné par O’Connell et par M. de Rothschild, il ne serait pas réélu à Northampton, où les électeurs conservateurs étaient prêts à appuyer contre lui n’importe quel candidat libéral. M. Bradlaugh était trop avisé pour courir un pareil risque. Il tint une toute autre conduite que celle qu’on attendait. Après avoir qualifié, dans un meeting tenu en son honneur, la prestation du serment de farce solennelle, il adressa à tous les journaux une lettre dans laquelle il déclarait ne vouloir point laisser en souffrance les intérêts qu’il avait mandat de représenter, ni priver la grande cause du peuple du bénéfice de ses efforts et de son vote : en conséquence, bien que la prestation du serment ne fût à ses yeux qu’une vaine cérémonie, et le serment lui-même « une formule vide de sens, » il allait se soumettre aux exigences du règlement pour pouvoir prendre part immédiatement aux travaux du parlement.

Cette lettre, qui était une bravade préméditée et de mauvais goût, causa la plus vive irritation au sein de la chambre des communes, même dans les rangs du parti libéral. Lorsque M. Bradlaugh se présenta pour prêter serment, un député indépendant, bien qu’ayant des affinités conservatrices, sir H. Drummond Wolff, se leva et demanda si un homme professant les opinions dont M. Bradlaugh avait publiquement fait parade était admissible à prêter serment, et si la chambre pouvait, sans déroger à sa dignité, s’associer à une comédie et à un acte blasphématoire. Il proposa, en conséquence, une résolution à l’effet de statuer que M. Bradlaugh ne pouvait prêter serment, attendu qu’il avait commencé par réclamer le droit de faire une simple affirmation, en déclarant que le serment ne pouvait, à aucun degré, avoir pour effet de lier sa conscience. Il appartenait à M. Gladstone de combattre directement cette motion : il devait soutenir dès ce jour, comme il fut contraint de le faire plus tard, que la chambre n’avait pas le droit de scruter la conscience de ses membres, et que lorsqu’un député offrait de se conformer au règlement, on ne pouvait lui en dénier le bénéfice. En présence de l’agitation à laquelle la chambre était en proie, le premier ministre essaya encore une fois de tourner la difficulté. Par amendement à la motion de sir H. Drummond Wolff, il proposa la nomination d’une nouvelle commission spéciale chargée d’examiner si la chambre avait le droit de mettre obstacle à la prestation du serment par un de ses membres, et dans quelles conditions elle pouvait exercer ce droit. Cinq séances entières furent consacrées à discuter la composition de la commission et les questions qui lui seraient soumises. Ce fut le 31 mai seulement que la proposition de M. Gladstone fut adoptée avec l’appui de sir Stafford Northcote et du parti conservateur.

La nouvelle commission, aussi divisée que la première, ne présenta son rapport que le 16 juin, après avoir entendu M. Bradlaugh. Sa conclusion était que, le serment ayant pour objet essentiel d’enchaîner par un lien religieux la conscience de celui à qui il est déféré, ne pouvait être prêté par une personne qui avait déclaré ne lui point reconnaître d’effet obligatoire. Dépassant ensuite le mandat spécial qui lui avait été donné, la commission ajoutait, contrairement à l’avis de la commission précédente, que M. Bradlaugh pouvait être admis à siéger sur une simple affirmation. La voie des poursuites judiciaires resterait ouverte à ceux qui jugeraient son admission illégale, et la question serait tranchée par les tribunaux.

La commission n’avait-elle pas excédé son mandat en proposant cette solution ? en outre, était-il conforme à la dignité de la chambre et même aux règles constitutionnelles que les cours de justice fussent amenées à statuer sur une question de privilège, c’est-à-dire en une matière que le parlement s’est toujours réservée avec le soin le plus jaloux ? Tels furent les doutes qui s’élevèrent immédiatement dans beaucoup d’esprits. Néanmoins M. H. Labouchère proposa, le 21 juin, que son collègue fût admis à affirmer. Sir Hardinge Giffard répondit immédiatement par une contre-proposition. A son avis, la chambre ayant sanctionné les conclusions de sa première commission qui avait déclaré que la législation présente ne permettait pas d’admettre M. Bradlaugh à affirmer, cette question était définitivement résolue et ne pouvait être remise en discussion. La seconde commission venait déclarer à son tour que M. Bradlaugh ne pouvait être admis à prêter serment : la contre-proposition demandait à la chambre de se conformer aux conclusions de ses deux commissions. Vaincu par les objurgations et les reproches amers des radicaux, M. Gladstone rompit enfin le silence et prit la parole en faveur de la motion de M. Labouchère. Malgré son intervention, la contre-proposition fut adoptée par 275 voix contre 230. Ainsi, deux mois après être arrivé au pouvoir, appuyé par une majorité formidable et investi en apparence d’une autorité irrésistible, M. Gladstone essuyait un échec parlementaire.

Le lendemain de ce vote, M. Bradlaugh reparut devant le bureau et demanda de nouveau à prêter serment. Le président l’informa de la décision de la chambre, qui ne permettait pas qu’il fût déféré à sa requête. M. Bradlaugh demanda alors à être entendu, et, sur la motion de M. Labouchère, cette faveur lui fut accordée. Il prononça alors, avec une remarquable facilité d’élocution, un discours habile et relativement modéré, dans lequel il insista surtout sur l’injustice que l’on commettait envers ses électeurs en les privant d’un de leurs représentans. Ce discours fut écouté dans un profond silence, où la curiosité avait peut-être autant de part que la courtoisie. Quand M. Bradlaugh eut terminé, il fut invité par le président à se retirer, mais, loin de déférer à cette invitation, il fit quelques pas en avant, comme pour aller prendre place sur les bancs de la chambre. Le président fit appel à la chambre, en constatant que son autorité était méconnue. C’était au chef du gouvernement à prendre l’initiative d’une proposition. Les cris : « Gladstone ! Gladstone ! » retentirent de toutes parts. Irrité de son échec de la veille et ne cherchant pas à dissimuler son dépit, le premier ministre ne répondit ni aux prières de ses collègues ni à l’appel de ses partisans : il fit obstinément la sourde oreille et se mit à feuilleter un dossier comme s’il se désintéressait absolument de ce qui se passait au sein de la chambre. Prenant alors le rôle abandonné par le chef de la majorité, le chef de l’opposition, sir Stafford Northcote, se leva au milieu des applaudissemens des conservateurs et proposa : qu’attendu que M. Bradlaugh, en méconnaissant l’autorité du président, avait manqué de respect à la chambre, il fût remis à la garde du sergent d’armes, pour être détenu jusqu’à ce que la chambre en décidât autrement. Cette proposition fut adoptée par 274 voix contre 7. Le sergent d’armes s’avança alors, et dès qu’il eut touché M. Bradlaugh à l’épaule, celui-ci le suivit sans difficulté en déclarant qu’il cédait à la force matérielle.

Quelque douce que fût la captivité de M. Bradlaugh, personne ne songeait à le retenir en prison ; mais il ne pouvait être rendu à la liberté qu’en vertu d’une nouvelle décision de la chambre. Qui la provoquerait ? M. Gladstone, dont le dépit n’était pas encore calmé, se refusa obstinément à le faire. Ce fut encore sir Stafford Northcote qui dut prendre l’initiative ; à la séance suivante, voyant le premier ministre immobile à son banc, et, informé de sa détermination, il proposa et fit voter la mise en liberté de M. Bradlaugh, qui avait suffisamment expié ses torts par la détention qu’il avait subie. Cette mise en liberté n’était point une solution : M. Bradlaugh annonçait, en effet, sa ferme résolution de renouveler son entreprise, et sa vanité seule garantissait qu’il tiendrait parole : cette succession d’incidens l’avait mis fort en vue ; le parlement et le public ne s’occupaient que de lui, et il était devenu un sérieux embarras pour le gouvernement. L’adoption de la motion de sir Hardinge Giffard avait été un vote d’entraînement auquel les passions religieuses et politiques avaient eu plus de part que la réflexion. On avait refusé à M. Bradlaugh la faculté d’affirmer simplement sa fidélité à la reine, et quand il se présentait pour jurer fidélité, on refusait de recevoir son serment comme étant sans valeur dans sa bouche. On aboutissait ainsi à l’exclure du parlement à raison de ses opinions politiques et religieuses : où puisait-on ce droit, qui avait pour conséquence de priver le bourg de Northampton d’un de ses deux représentons ? On avait ainsi fait passer la logique et le bon droit du côté de M. Bradlaugh. Sa personnalité peu sympathique disparaissait tout à coup, et la chambre des communes se trouvait en face de la souveraineté électorale. Le cas était d’autant plus embarrassant qu’il n’y avait pas moyen de renvoyer l’élu de Northampton devant ses électeurs, comme on avait fait pour O’Connell. Celui-ci avait refusé de remplir une formalité obligatoire ; c’est en se fondant sur ce refus que la chambre de 1828 avait déclaré son siège vacant et ordonné une nouvelle convocation des électeurs. Cette fois, ce n’était pas l’élu qui refusait de prêter serment ; c’était la chambre qui refusait de le lui laisser prêter et qui le mettait dans l’impossibilité de siéger. Les droits du bourg de Northampton se trouvaient donc annulés en pratique sans que cette annulation eût un fondement légal.

Les hommes sensés de tous les partis étaient d’accord que la chambre ne devait pas engager une lutte avec le corps électoral et qu’il fallait trouver une solution immédiate. M. Bradlaugh devenait, en effet, un personnage considérable ; des réunions publiques étaient journellement convoquées dans les centres populeux pour protester contre le traitement dont il était l’objet : on lui votait des adresses approbatives. Les collègues de M. Gladstone reprochaient à celui-ci d’avoir, par l’abdication volontaire de son rôle constitutionnel, jeté le ridicule et le discrédit sur le cabinet ; les radicaux étaient irrités de ce qu’ils considéraient comme une trahison de la part du premier ministre. M. Gladstone dut se décider à agir : encore ne prit-il qu’une demi-mesure. Le 1er juillet, il proposa à la chambre une résolution à l’effet de déclarer que tout membre qui demanderait à substituer une affirmation au serment serait admis à le faire. Sir Stafford Northcote, par un amendement, proposa à la chambre de maintenir purement et simplement ses décisions antérieures. Après une discussion orageuse, l’amendement fut rejeté par 303 voix contre 249. La plupart des députés irlandais ayant voté contre le gouvernement, la majorité ministérielle se trouva réduite à 54 voix. Un amendement de M. Sullivan, qui tendait à limiter l’effet de la résolution aux membres qui seraient élus à l’avenir, fut rejeté par une majorité encore plus faible, par 274 voix contre 246. La résolution fut ensuite adoptée sans scrutin. M. Gladstone n’avait point osé demander à la chambre de rapporter ses précédentes décisions à l’égard de M. Bradlaugh ; il avait pris le biais de poser un principe général, et pour donner à quelques-uns de ses partisans un prétexte de revenir sur leurs votes antérieurs, il avait introduit dans sa rédaction une phrase qui réservait les questions légales pendantes, laissant ainsi M. Bradlaugh exposé à des poursuites judiciaires. En effet, L’élu de Northampton avait à peine pris place sur les bancs législatifs qu’il lui était dressé un procès-verbal et qu’il recevait une assignation pour avoir siégé en violation d’une décision non rapportée de la chambre des communes. La même assignation lui a été signifiée plusieurs jours consécutifs à son entrée dans la salle des séances. Quand les vacances des cours de justice auront pris fin, on saura si ces assignations étaient dues à une surexcitation passagère des passions religieuses ou si leurs auteurs entendent réellement y donner suite.

Presque tout le temps de la chambre des communes avait été absorbé par ces longs et orageux débats qui avaient à peine laissé place à l’expédition des affaires courantes. Dans l’intervalle, cependant, s’était produit un incident qui aurait à peine occupé la chambre si le premier ministre n’avait cédé encore une fois aux entraînemens d’un caractère trop irritable. M. Challemel-Lacour venait d’être appelé à l’ambassade de Londres en remplacement de M. Léon Say. Un député irlandais, M. O’Donnell, en prit occasion pour attaquer très vivement le passé et les opinions religieuses et politiques du nouvel ambassadeur. Il n’y avait qu’une seule réponse à faire à l’interpellateur : c’était de lui rappeler qu’il n’appartient pas à la chambre des communes de critiquer les choix d’un gouvernement étranger. Le sous-secrétaire d’état aux affaires étrangères préféra opposer aux allégations de l’orateur un démenti sec et brutal. M. O’Donnell se piqua ; il revint à la charge deux jours plus tard, dans un discours encore plus violent que le premier, renouvelant toutes ses allégations et les appuyant de nombreux extraits des journaux français hostiles à l’ambassadeur. Rien ne pouvait causer au cabinet anglais une contrariété plus grande que de soulever une semblable discussion à ce moment. Il avait, en effet, besoin du concours du gouvernement français pour faire prévaloir ses propres vues au sein de la conférence de Berlin ; il s’était mis d’accord, à cet effet, avec les influences qui dominaient la politique française, et la nomination de M. Challemel-Lacour, déterminée par les relations personnelles de l’ambassadeur, avait été la conséquence de cet accord qu’elle avait pour objet de cimenter. M. O’Donnell fut donc fréquemment interrompu par les membres du gouvernement, qui firent à plusieurs reprises appel au président. Celui-ci répondit que le discours de M. O’Donnell pouvait être un abus du droit de discussion, mais que, pour être inopportun et contraire à la courtoisie internationale, il ne constituait pas une infraction au règlement. A chaque interruption, M. O’Donnell redoublait de violence. M. Gladstone, ne pouvant plus se maîtriser, se leva et proposa que la parole fût retirée à l’orateur. Ce fut comme un coup de théâtre. Jamais, depuis que les communes avaient conquis le droit de discuter les affaires publiques, un membre ne s’était vu retirer la parole par un vote de la chambre en dehors d’une infraction au règlement. Si on laissait établir un pareil précédent, il pourrait être tourné tour à tour contre tous les partis, et la majorité deviendrait maîtresse de fermer la bouche à ses adversaires suivant son bon plaisir : la liberté de la discussion ne serait plus qu’une tolérance. Une discussion extrêmement vive s’engagea aussitôt ; nombre d’orateurs, tout en se défendant de vouloir excuser les personnalités auxquelles s’était livré M. O’Donnell, protestèrent contre une dangereuse innovation. M. Gladstone dut s’incliner devant les répugnances manifestes de la chambre et retirer sa motion. M. O’Donnell annonça, de son côté, que pour donner à sa discussion un caractère absolument régulier, il présenterait une motion. Quand il en remit le texte entre les mains du président, celui-ci profita de quelques vices de rédaction pour déclarer la motion non recevable, et l’affaire en demeura là.

Pendant ce temps, la chambre des lords discutait la seule mesure importante que le gouvernement lui eût soumise, le bill sur les inhumations, annoncé dans le discours royal. De grands efforts furent faits pour triompher des répugnances des membres de l’épiscopat et des anglicans zélés. Deux prélats connus pour leurs idées libérales, l’archevêque de Cantorbery et l’évêque de Londres, donnèrent une aide efficace au gouvernement, qui reçut aussi l’appui de lord Derby. La seconde lecture fut votée à la majorité de 126 voix contre 101 ; lorsqu’il s’agit de procéder à la troisième lecture, lord Beaconsfield usa de son influence sur son parti pour faire cesser toute opposition ; il fit remarquer que les deux archevêques et huit évêques s’étaient ralliés à la mesure du gouvernement, et à son avis, il n’appartenait pas aux laïques de se montrer plus rigoristes que leurs guides spirituels. Le bill fut donc adopté ; seulement on y avait introduit divers amendemens proposés par lord Mount-Edgecumbe et l’archevêque d’York. Le plus important de ces amendemens limitait les effets du bill aux localités où il n’existait pas d’autre lieu d’inhumation que le cimetière paroissial. Bien qu’il eût été transmis dès le 12 juin à la chambre de communes, le bill n’y fut mis en discussion que le 12 août. Il y fut voté à une majorité considérable. L’amendement introduit par lord Mount-Edgecumbe fut repoussé par les communes et ne fut pas maintenu par les lords ; mais ce fut en vain que les radicaux essayèrent de faire supprimer l’interdiction de procéder à une inhumation les dimanches et jours de fêtes religieuses, et voulurent substituer à l’expression de a services chrétiens et décens, » qui désignait les services dont la célébration était autorisée, les mots « services chrétiens et autres services décens, » qui auraient permis d’imposer l’inhumation d’un libre penseur en terre consacrée. Les dissidens firent cause commune sur ce point avec les membres de l’église établie et ne se montrèrent pas moins ardens à repousser cet amendement. La chambre des lords adhéra aux modifications que les communes avaient apportées à la rédaction première, et une question qui avait soulevé d’ardentes controverses entre le clergé des diverses communions et qui absorbait à chaque session un certain nombre de séances se trouva définitivement résolue.

Dans l’espoir d’acquérir quelque popularité en Irlande, le ministère s’était décidé à demander au parlement de nouveaux pouvoirs et de nouvelles ressources pour venir en aide aux populations des comtés où la détresse se faisait sentir avec plus de rigueur. Il proposait d’étendre le cercle des entreprises d’utilité publique, pour lesquelles il serait autorisé à avancer des fonds aux propriétaires et aux associations syndicales, à un taux des plus modiques ; il demandait en même temps la faculté de joindre des secours en argent aux secours en nature. Les fonds nécessaires devaient être prélevés sur les sommes disponibles, provenant de l’ancienne dotation de l’église anglicane d’Irlande. Il semblait qu’une mesure de ce genre ne dût rencontrer aucune objection, au moins de la part des députés irlandais. C’est de là, cependant, que vinrent les difficultés. Les uns taxèrent la mesure d’insuffisante ; les autres élevèrent la prétention de faire supporter la dépense par le trésor impérial, c’est-à-dire par le budget, afin de ne pas épuiser un fond qui était comme une dotation propre à l’Irlande : tous reprochaient au gouvernement de recourir à de vains palliatifs afin de se soustraire au seul remède qui pût guérir les plaies de l’Irlande la restitution de son indépendance législative. Enfin, les députés qui appartenaient à la Ligue foncière (Land League), association qui s’organisait pour remettre en question la législation de 1870 et le régime de la propriété foncière, s’accordaient à prétendre que les agissemens des propriétaires étaient une cause permanente d’agitation et de souffrance pour la population agricole, et que la mesure la plus urgente était de préparer l’expropriation des détenteurs du sol. M. O’Connor Power présenta un bill à l’effet de restreindre dans d’étroites limites, sinon de supprimer complètement le droit reconnu aux propriétaires par le bill de 1870, de donner congé aux tenanciers qui ne payaient pas leur fermage. Le secrétaire pour l’Irlande, M. Forster, combattit le bill de M. O’Connor Power, dont il ne fut plus question après ce premier débat ; mais il crut ouvrir la voie à la conciliation, en annonçant que, lors de la discussion des articles, il introduirait dans le bill du gouvernement une clause destinée à prévenir l’abus du droit d’éviction. Il tint parole ; mais des protestations s’élevèrent aussitôt de la part des députés anglais, qui reprochèrent au gouvernement de dénaturer le caractère du bill, en transformant une mesure de bienfaisance en une atteinte au droit de propriété. Le sort du bill s’en trouva compromis, et comme la mesure ne pouvait avoir d’effet utile qu’à la condition d’une adoption immédiate et d’une prompte application, le gouvernement. dut abandonner son article additionnel pour obtenir un vote favorable des deux chambres ; mais comme il avait pris un engagement, au moins moral, vis-à-vis des députés irlandais, il annonça qu’il ferait des dispositions qu’il retranchait de la loi l’objet d’un bill spécial.

Telle fut l’origine du bill des indemnités pour trouble de jouissance (Compensation for disturbances Bill), qui devait occuper inutilement une grande partie de la session, bien qu’il n’eût figuré à aucun degré dans le programme ministériel et que rien n’en eût fait prévoir la présentation. La législation de 1870 qui avait pour objet de régler la question des droits des tenanciers, demeurée si longtemps comme un brandon de discorde entre les mains des agitateurs irlandais, avait eu le caractère d’une transaction entre les fermiers et les possesseurs du sol. Elle avait renfermé les droits des propriétaires irlandais dans des limites beaucoup plus étroites que celles où se meuvent les propriétaires d’Angleterre ou d’Ecosse. Elle avait accordé aux tenanciers un droit de préférence pour la continuation ou le renouvellement de leur occupation : elle les avait autorisés à céder ce droit contre argent ; enfin elle leur avait reconnu, en cas de non-renouvellement de leur bail, le droit à une indemnité pour les travaux d’amélioration exécutés par eux ou les amendemens dont l’effet utile n’était pas épuisé ; mais en même temps elle avait laissé subsister en faveur des propriétaires le droit de congédier sans indemnité, après mise en demeure et jugement obtenu, le tenancier qui ne payait pas son fermage depuis plus d’une année. C’était ce dernier droit que le bill proposait de suspendre pendant deux années, dans dix-sept comités d’Irlande, mentionnés comme souffrant de la famine. Le bill confiait au juge de la cour du comté le droit d’annuler les ordonnances d’éviction quand le tenancier pouvait prouver que son impuissance à payer résultait de l’avortement de sa récolte, et quand le propriétaire se refusait à accepter « des propositions raisonnables. » Dans ce cas, le propriétaire ne pouvait persister à renvoyer son tenancier qu’en lui payant une indemnité égale au fermage de sept années. Cette mesure que les autonomistes irlandais se hâtèrent de déclarer vaine et insignifiante fut accueillie par les conservateurs et par les libéraux modérés comme une monstruosité. Les propriétaires irlandais y virent une confiscation de leurs droits ; les propriétaires anglais et écossais y virent une menace pour eux-mêmes par la création d’un précédent qui pourrait plus tard leur être appliqué. La loi, en ne posant aucune règle, en ne spécifiant aucune condition, livrait les propriétaires à l’arbitraire du juge de comté qui avait à apprécier, d’après ses seules impressions, les causes de l’insolvabilité du tenancier et le mérite plus ou moins raisonnable des propositions qu’il pouvait faire. Aucun recours n’était ouvert au propriétaire contre une décision qu’il pouvait juger injuste et mal fondée. La loi, en outre, donnait ouverture à des spéculations malhonnêtes : un fermier, déjà en arrière, pouvait être tenté de dissimuler ses ressources et de continuer à ne pas payer, afin de provoquer sa propre expulsion et d’acquérir le droit de réclamer l’indemnité prévue dans la loi. Même en retenant sur cette indemnité les deux ou trois années échues, le propriétaire ne pourrait congédier son tenancier insolvable ou malhonnête qu’en ajoutant à ses pertes une véritable amende égale à quatre ou cinq années de fermage.

La mesure imprudente et irréfléchie dont M. Forster avait pris l’initiative rencontra une opposition très vive, non-seulement de la part des conservateurs, mais de la part de bon nombre des amis du ministère. Un des jeunes membres de l’administration, le marquis de Lansdowne, donna sa démission pour se dégager de toute responsabilité dans la présentation du bill. Cet exemple fut suivi bientôt après par deux autres membres de la chambre des lords qui occupaient des situations officielles dans la maison de la reine, et qui voulurent acquérir le droit de voter contre la mesure ministérielle. Parmi les adversaires qu’elle rencontra au sein de la chambre des communes se trouvèrent plusieurs des plus grands noms de l’aristocratie libérale : M. Albert Grey, celui-là même qui avait proposé l’adresse en réponse au discours de la reine, et lord Edward Cavendish, se signalèrent par l’acharnement de leur opposition : ils furent appuyés par M. Henry Brand, le fils du président, par le colonel Kingskote et par d’autres libéraux éprouvés. Aussi, malgré l’appui de la députation irlandaise presque tout entière, la seconde lecture ne fut-elle votée qu’à la majorité de soixante-dix-huit voix ; la majorité tomba encore au-dessous de ce chiffre lorsqu’il s’agit de passer à la discussion des articles.

Cette discussion, qui occupa sept longues séances tout entières, ne fut pas moins acharnée que la discussion générale, et elle me fut pas plus favorable au gouvernement. Comme le bill était le résultat d’une inspiration soudaine de M. Forster et de M. Gladstone et qu’il n’avait été précédé d’aucune étude préparatoire, les ministres se trouvèrent plus d’une fois à court d’argumens : plus d’une fois aussi ils virent se retourner contre eux les argumens dont ils s’étaient servis. S’ils faisaient valoir la courte durée du bill, limité à deux années, on leur opposait la gravité de l’innovation qu’il causerait, et le nombre des mesures, votées à titre temporaire, et que des renouvellemens successifs avaient rendues définitives. S’ils avançaient que le bill n’était applicable qu’à une partie de l’Irlande, on établissait que les 17 comtés nominativement désignés dans la loi couvraient plus d’onze millions d’acres sur une superficie totale d’environ vingt millions. M. Gladstone s’appuyait sur le nombre considérable d’évictions qu’il prétendait avoir eu lieu depuis dix-huit mois et avoir nécessité la mise en mouvement d’une véritable armée de constables. M. Gibson démontra que, sans s’en douter, le premier ministre avait réuni dans un même chiffre les mises en demeure sous peine d’éviction, qui étaient de simples actes conservatoires, et les évictions réelles, dont le nombre était peu élevé. Le même orateur établit que, dans chaque district, c’étaient les mêmes agens qui étaient chargés de signifier ou de faire exécuter toutes les ordonnances d’éviction, et que M. Gladstone était arrivé aux chiffres monstrueux qu’il avait cités en multipliant le nombre des brigades de constables par celui des ordonnances rendues, comme si chacune de celles-ci avait exigé l’emploi d’une brigade spéciale. Ce qui produisit l’impression la plus défavorable, ce furent les changemens que les ministres apportèrent à plusieurs reprises à la rédaction du bill dans l’espoir, toujours déçu, de satisfaire à la fois les députés irlandais et les libéraux dissidens. Pour désarmer l’opposition de ceux-ci, M. Gladstone fit présenter, avec quelque fracas, par le procureur-général d’Irlande, M. Law, un amendement aux termes duquel le propriétaire pouvait s’affranchir du paiement de l’indemnité en autorisant son tenancier à céder contre argent son droit au bail. Les autonomistes irlandais jetèrent feu et flammes en déclarant que cet amendement ôtait au bill toute efficacité ; leur chef, M. Parnell, fit observer avec quelque raison qu’il y avait trop de fermiers en arrière et menacés d’éviction pour que le droit à un bail eût la moindre valeur. A la suite d’une discussion très vive, l’amendement fut retiré, et M. Gladstone y substitua une rédaction nouvelle à l’effet de restreindre les effets du bill au cas où le propriétaire repousserait les propositions de son tenancier sans offrir à son tour une alternative raisonnable. Ces termes étaient aussi vagues que la rédaction première, et le pouvoir discrétionnaire attribué au juge du comté était aussi étendu ; aussi les libéraux reproduisirent-ils toutes leurs objections. M. Gladstone et M. Forster tinrent bon, mais sur un autre point ils durent céder au sentiment manifeste de la chambre, afin d’éviter un échec imminent. M. Chaplin soutint que, si la mesure avait pour objet de soulager des souffrances réelles et non de porter atteinte au droit de propriété, l’effet en devait être limité à la classe dont la détresse était incontestable, c’est-à-dire aux petits tenanciers, dont les faibles ressources avaient pu être épuisées par une ou deux mauvaises récoltes, et qu’on devait laisser en dehors les exploitations qui n’avaient pu être entreprises qu’avec des fonds et du crédit. M. Chaplin proposa donc de ne rendre le bill applicable qu’aux locations de 15 livres et au-dessous ; en acceptant le principe de la limitation, M. Gladstone voulut élever la limite à 30 livres, et il dut la porter à 45 livres devant l’insistance de M. Parnell et afin de ne pas perdre les voix des soixante autonomistes. Un dernier effort fut fait, à ce moment, auprès du premier ministre pour le déterminer à abandonner une mesure qui ne satisfaisait personne. M. Gladstone se crut, et avec raison, trop engagé pour pouvoir reculer honorablement : il demanda la troisième lecture, qui ne fut votée qu’à la majorité de 66 voix.

Le bill fut donc porté à la chambre des lords dans les derniers jours de juillet. Il y arrivait condamné à l’avance. Les lords auraient pu hésiter à repousser une mesure qui aurait eu pour elle l’assentiment de l’opinion publique et l’approbation d’une majorité considérable au sein d’une chambre nouvellement élue ; mais le faible chiffre de la majorité et les divisions qui s’étaient produites avec éclat au sein du parti libéral, leur laissaient toute liberté d’action. Le bill ne fut d’ailleurs que faiblement défendu. Le duc d’Argyll et lord Derby, qui vint, en cette circonstance, en aide au gouvernement, ne dissimulèrent aucun des reproches qu’on pouvait adresser à la mesure : ils invoquèrent uniquement en sa faveur l’argument que M. Gladstone avait fait valoir pour obtenir la troisième lecture : à savoir, qu’après les espérances qu’on avait fait concevoir aux Irlandais, l’adoption de la mesure, quelque critiquable qu’elle pût être, était devenue nécessaire pour que le gouvernement pût répondre du maintien de la paix publique. Les conservateurs laissèrent à des pairs libéraux, lord Grey, lord Lansdowne, lord Dunraven, le duc de Somerset, la tâche de répondre aux défenseurs du bill. Lord Beaconsfield ne prit la parole que le second jour, ainsi que lord Cairns, qui apporta dans ce débat sa grande autorité de jurisconsulte. Le bill fut rejeté à la majorité de 283 voix contre 51. Les pairs libéraux qui votèrent avec la majorité se trouvèrent au nombre de 63, parmi lesquels figuraient les deux anciens collègues de M. Gladstone, lord Sherbrooke et lord Brabourne : les conservateurs auraient donc pu s’abstenir, les seules voix des amis du gouvernement auraient suffi pour consommer le rejet de la mesure ministérielle.

Ce fut encore au sein de la majorité qu’une autre mesure du gouvernement trouva ses adversaires les plus ardens. Le bill qui autorisait les fermiers à détruire les lièvres et les lapins entamait une des prérogatives les plus chères aux propriétaires fonciers : cette prérogative fut défendue avec acharnement par M. Henry Brand et bon-nombre d’autres libéraux. On remarqua, au contraire, l’attitude indécise des chefs de l’opposition, obligés de ménager tout à la fois les propriétaires qui figuraient dans les rangs du parti conservateur et les fermiers dont l’appui leur était nécessaire dans les élections. Sir Stafford Northcote combattit la mesure du gouvernement de façon à faire croire qu’il regrettait de n’en avoir pas pris l’initiative avant de tomber du pouvoir. Il en accepta pleinement le principe, se bornant à critiquer les détails et à exprimer le regret qu’on n’eût pu trouver le moyen de donner satisfaction aux fermiers sans toucher à la liberté des contrats. C’était là l’objection, médiocrement sérieuse, sur laquelle on insistait surtout. Le bill, en concédant au fermier et à ses représentans le droit de détruire le gibier à poil, déclarait ce droit inaliénable : la renonciation à ce droit ne pouvait donc être introduite dans aucun bail, et le propriétaire ne pouvait pas racheter, même contre argent, le privilège exclusif qui lui était retiré. La plupart des amendemens tendirent à faire disparaître du bill cette inaliénabilité, sans laquelle il fût demeuré une lettre morte. On demandait, au moins, que la faculté de chasser fut limitée au fermier seul, afin de ne pas multiplier le nombre des personnes qui auraient droit de faire usage des armes à feu, ce qui pourrait devenir un danger pour la paix publique. Les radicaux, au contraire, se plaçaient pour critiquer le bill à un point de vue tout opposé : ils ont inscrit dans leur programme l’abrogation complète de la législation sur la chasse, et ils déclaraient la mesure ministérielle tout à fait insuffisante. Elle fut votée, néanmoins, à une majorité considérable, grâce à l’appui que lui donnèrent la plupart des députés conservateurs.

Serait-elle acceptée par la chambre des lords, composée presque exclusivement de grands propriétaires ? On put en douter lorsqu’au jour fixé pour la seconde lecture on vit l’affluence des pairs venus pour assister à la discussion et dont la plupart annonçaient l’intention d’émettre un vote hostile. Lord Beaconsfield s’interposa, et son intervention fut fort remarquée. Lord Redesdale, qui est président des comités de la chambre haute et qui, à ce titre, exerce une grande influence sur ses collègues, venait de proposer le rejet du bill. Lord Beaconsfield prit immédiatement la parole : il ne contesta ni la restriction qui était apportée à la liberté des transactions, ni l’inconvénient de mettre des armes aux mains d’un si grand nombre de personnes, parmi lesquelles pourraient se trouver des braconniers et autres gens dangereux ; mais il soutint avec une grande force que les enquêtes qui avaient eu lieu avaient établi l’importance des dégâts causés aux récoltes par le gibier à poil et la nécessité d’y apporter remède. On pouvait, en révisant les détails du bill, chercher à faire disparaître quelques-uns des inconvéniens qu’il pouvait présenter ; mais il fallait que la mesure fût votée. Dans les termes les plus pressans et les plus énergiques, lord Beaconsfield adjura les membres de la chambre haute de ne pas engager de conflit avec la chambre des communes sur une question où ils paraîtraient obéir exclusivement à un intérêt de caste. Les lords pouvaient émettre un vote contraire à celui des communes, mais il fallait que ce fût sur des questions ou de grands intérêts publics seraient engagés : l’administration de l’Irlande et le régime de la propriété dans cette île présentaient ce caractère d’importance : quand une mesure affectant des intérêts aussi graves, mesure mal conçue et imposée par une faction arrogante, leur avait été apportée, ils avaient usé de leur prérogative constitutionnelle, et leur conduite avait été approuvée par l’opinion publique. Le conseil qu’il avait à donner était absolument désintéressé, car il n’aspirait pas au pouvoir, et il ne visait pas davantage à former ou à renverser des ministères ; mais il ne pouvait cacher à la chambre qu’un vote hostile de sa part serait peut-être accueilli avec joie par les adversaires de ses droits, par les ennemis de la propriété, et que la question n’était pas de celles qui pouvaient justifier un conflit entre les deux chambres. Ce discours détermina la plupart des pairs conservateurs à s’abstenir, et la seconde lecture fut votée par 68 voix contre 20. Une transaction intervint ensuite entre les deux chambres. Les communes refusèrent d’interdire la chasse pendant cinq mois par an, mais elles consentirent à restreindre le droit de chasser au fermier lui-même et à une seule personne désignée par lui.

La mesure la plus importante de la session fut le bill relatif à la responsabilité des patrons vis-à-vis de leurs ouvriers. Cette mesure était équitable, et on peut ajouter qu’elle était nécessaire. Il s’agissait d’introduire dans la législation anglaise un principe admis par les tribunaux de France, d’Allemagne, et de presque tous les états civilisés. Il serait même plus exact de dire qu’il s’agissait de ramener la législation anglaise à son véritable esprit, méconnu et dénaturé par des interprétations contestables. En effet, la loi anglaise, telle qu’elle est appliquée depuis Charles II, reconnaît que le maître est responsable, vis-à-vis des tiers, des actes des gens à son service ; que si, par exemple, un cocher renverse ou blesse un passant, le maître doit indemniser le blessé, comme si lui-même avait conduit sa voiture. De même, si un échafaudage construit par l’ordre d’un entrepreneur s’écroule et blesse ou tue quelqu’un, l’entrepreneur est responsable. La loi ne distingue point entre les hommes au service d’un maître et les particuliers ; il semble que tous aient le même droit à être indemnisés en cas d’accident. En pratique cependant, une distinction est faite : elle est le résultat d’une législation artificielle que la jurisprudence a juxtaposée à côté de la loi primitive. Cette jurisprudence date seulement de 1837 ; elle a pour point de départ une décision judiciaire refusant une indemnité à un garçon boucher blessé en conduisant une voiture appartenant à son maître, et dont les roues avaient cédé sous une charge excessive. Lord Abinger décida que le garçon, ayant été blessé dans l’exécution d’une tâche qui faisait partie de son emploi, n’avait aucun recours contre son maître. Des décisions semblables suivirent, s’appuyant toutes sur ce motif que l’employé ou l’ouvrier, en traitant avec le patron et en tombant d’accord sur un salaire déterminé, accepte à l’avance les chances bonnes et mauvaises de l’ouvrage qu’il s’engage à accomplir, en un mot que les risques à courir sont un des élémens de la détermination du salaire. Par voie de conséquence, d’autres magistrats ont jugé que, lorsque des ouvriers exécutent un travail ou une tâche en commun, les accidens qui peuvent résulter de la faute ou de la négligence d’un contre-maître ne donnent ouverture contre le patron à aucune demande d’indemnité. Chaque décision nouvelle de la magistrature devenant à son tour un précédent pour d’autres arrêts, on peut dire que la responsabilité des patrons à l’égard de leurs ouvriers était limitée aux actes personnels et directs du maître, c’est-à-dire que, dans la pratique, elle avait complètement disparu. Un tel état de choses provoquait de la part des ouvriers des plaintes légitimes ; les associations ouvrières en faisaient l’objet de pétitions aux pouvoirs publics ; un arrêt de 1877, qui avait refusé une indemnité aux familles de mineurs tués ou blessés par la rupture d’un appareil mal construit, avait ému l’opinion et démontré l’injustice de la jurisprudence qui s’était introduite dans les tribunaux. Cette question avait été débattue pendant deux sessions consécutives, et le dernier cabinet conservateur s’était engagé à la résoudre dans le sens d’une réforme. Le cabinet libéral ne pouvait faire moins que ses devanciers, et l’initiative qu’il prenait n’avait rien d’imprévu. Néanmoins la loi donna lieu aux plus vives discussions ; les propriétaires de mines, les grands industriels, les entrepreneurs de travaux publics, les administrateurs de chemins de fer étaient nombreux au sein de la chambre des communes, et ils défendirent énergiquement une jurisprudence qui leur était profitable. Ce n’était point une tâche facile que de déterminer avec une clarté et une précision suffisantes les conditions de la responsabilité, les cas où elle serait encourue et l’étendue que les tribunaux devaient lui donner. M. Knowles et d’autres grands industriels prétendirent que la véritable solution de la question était de rendre obligatoire l’assurance contre les accidens, dût-on astreindre les patrons à contribuer pour une part au paiement des primes d’assurance ; ce système reçut l’appui de quelques sommités judiciaires, et notamment de lord Shand, qui se déclara partisan de la création, avec l’assistance du trésor public, d’un système national d’assurance contre les accidens. Le comité des associations ouvrières fit au contraire de grands efforts pour obtenir que la loi interdît aux patrons d’imposer à leurs ouvriers l’obligation de s’assurer contre les accidens et l’abandon de leur droit éventuel à une indemnité.

Le bill avait été rédigé avec une grande précipitation, et le dispositif en était fort imparfait : aussi donna-t-il prise à de nombreuses critiques de la part des jurisconsultes de la chambre des lords. La mesure arrivait d’ailleurs tardivement dans la haute assemblée, que la prolongation de la session au-delà de la période habituelle avait déjà indisposée. Sans l’intervention de lord Beaconsfield, qui prit encore une fois le rôle de médiateur, le bill eût probablement avorté. Le chef des conservateurs fit valoir que des imperfections de détail ne devaient pas faire repousser une mesure dont le principe était juste et à laquelle une classe nombreuse de la population attachait une grande importance. Il appuya donc et fit voter la seconde lecture sous la réserve d’amender le bill dans la discussion des articles. Lui-même proposa ensuite une clause additionnelle qui limitait la durée du bill à deux années, intervalle suffisant pour que l’expérience démontrât les avantages et les inconvéniens de la mesure et permît d’arriver à une solution définitive d’un problème aussi délicat. Un pair libéral, lord Brabourne, qui avait attaqué avec véhémence le principe même du bill, réussit à faire supprimer un des articles les plus importans, celui qui rendait le patron responsable des accidens causés par la faute ou l’incurie de quiconque, contre-maître ou autre, avait sous ses ordres l’ouvrier blessé. Le vote de cet amendement provoqua aussitôt une protestation de la part du comité des associations ouvrières, qui déclara, dans une lettre adressée aux principaux membres du gouvernement, que les ouvriers avaient accepté le bill tel qu’il était sorti de la chambre des communes, par esprit de transaction et comme un compromis ; mais que l’amendement de lord Brabourne enlevait à la mesure une grande partie de sa valeur. Le comité adjurait donc le gouvernement et la chambre des communes de ne pas acquiescer à l’amendement. Il fut fait droit à cette réclamation : la chambre adopta tous les changemens introduits dans la loi par les lords, à l’exception de l’amendement de lord Brabourne : elle porta ensuite de deux années à sept la durée assignée à la loi par l’article additionnel de lord Beaconsfield.

Les incidens soulevés par M. Bradlaugh et le bill des indemnités de jouissance avaient absorbé un temps précieux. Le gouvernement avait dû renoncer de bonne heure au bill qu’il avait annoncé pour l’extension du droit de suffrage en Irlande : il dut retirer, devant les répugnances manifestes de la chambre, un bill qu’il avait présenté par déférence pour M. Bright. La vaccine est obligatoire en Angleterre, et cette obligation a pour sanction des amendes dont le chiffre croît avec le délai que les parens mettent à se conformer à la loi. M. Bright voit dans cette obligation une atteinte à la liberté individuelle et, sur ses instances, un bill avait été présenté qui rendait l’amende fixe et uniforme. Il en serait résulté que, moyennant le paiement d’une somme insignifiante, les esprits mal faits ou à préjugés auraient acquis le droit de ne pas faire vacciner leurs enfans. C’était, comme le dit énergiquement un orateur, la liberté de la contagion. Le gouvernement renonça à faire voter une mesure aussi mal accueillie par l’opinion. Il dut également abandonner ou mutiler, pour en obtenir l’adoption, un certain nombre de mesures d’une importance secondaire. Le résultat de la session eût donc fait médiocrement honneur au nouveau ministère, si M. Gladstone n’avait relevé le prestige du cabinet par une de ces heureuses audaces en finances dont il a le secret.

Le budget des recettes avait été voté avant la dissolution ; on s’attendait d’autant moins à un budget supplémentaire que le discours royal avait rendu justice à la modération avec laquelle les recettes du trésor avaient été évaluées par le précédent cabinet et avait constaté avec regret qu’elles ne s’amélioraient pas ; mais des négociations avaient été ouvertes avec la France pour le renouvellement du traité de commerce, et le gouvernement français avait posé comme condition préalable une réduction des droits établis par l’Angleterre sur les vins. M. Gladstone fut donc obligé de demander à la chambre la faculté d’abaisser éventuellement à 6 pence par gallon le droit sur les vins légers. Il en devait résulter un déficit qu’il semblait facile de combler par une légère augmentation d’une des taxes existantes. A la surprise générale, M. Gladstone proposa d’accroître encore le déficit probable par la suppression complète de l’impôt sur la drèche, cet impôt contre lequel les agriculteurs n’avaient cessé de protester depuis l’abolition des droits protecteurs, cet impôt que les financiers conservateurs avaient eux-mêmes renoncé à supprimer ou à réduire à cause du produit considérable qu’il donnait, et dont il avait vingt fois combattu la diminution ou la transformation. La suppression de l’impôt ne tarissait pas seulement une source de revenu ; elle entraînait la restitution des droits déjà perçus sur les drèches non encore employées, et les remboursemens à faire étaient évalués à 25 millions. Pour trouver ’une compensation aux recettes qu’il sacrifiait, M. Gladstone élevait la patente à laquelle les débits de boissons sont soumis ; il établissait sur la bière en cours de fabrication un droit proportionnel à la force alcoolique du brassin ; enfin, pour se mettre à l’abri de tout mécompte, il augmentait d’un penny l’income-tax déjà voté. C’était là une manœuvre aussi habile que hardie ; par le bill sur la destruction de gibier à poil et par la suppression de l’impôt sur la drèche, le nouveau cabinet réalisait, dès les premiers mois de son existence, deux des réformes que les fermiers souhaitaient avec le plus d’ardeur et qu’ils avaient vainement attendues de ce parti conservateur dont ils étaient le principal appui. Le dépit des financiers conservateurs dut être d’autant plus vif qu’il leur était impossible de combattre une réforme qu’ils avaient si souvent et si inutilement fait espérer à leurs électeurs. Le nouveau budget ne rencontra donc point d’opposition sérieuse. M. Gladstone se mit aisément d’accord avec M. Bass, M. Whitehead, M. Watney et les autres grands brasseurs qui siègent à la chambre, au moyen de légères concessions sur la graduation du droit et sur le mode de perception. A ceux qui lui opposèrent ses discours contre l’établissement d’un droit direct sur la bière, il répondit que l’abandon presque complet de la fabrication de la bière de ménage par les particuliers et la disparition graduelle des petites brasseries lui faisaient juger possible ce qu’il avait autrefois considéré comme impraticable, A l’un des députés de la cité, à M. Hubbard, qui s’est fait une spécialité de poursuivre la réforme de l’income-tax, M. Gladstone répondit qu’il ne méconnaissait ni les imperfections ni les inégalités de cet impôt ; mais que personne n’avait encore indiqué un moyen pratique d’y remédier. Pitt, sir Robert Peel, une commission d’enquête nommée par le parlement n’avaient rien trouvé, et lui-même avait consacré quatre ou cinq mois à cette étude sans aboutir. Il fallait ou renoncer à l’impôt sur le revenu ou se résigner à le maintenir tel qu’il était. On rappela immédiatement à M. Gladstone qu’à la veille des élections générales de 1874, il en avait promis la suppression. Il répondit sèchement que la situation avait changé, que de grandes modifications avaient été introduites dans le système des impôts, que ce qui était possible il y a six ans ne l’était plus dans les circonstances actuelles et qu’il conservait l’impôt sur le revenu comme un instrument utile pour alléger à l’occasion les charges du commerce et de l’industrie. Cette réponse n’était pas de nature à satisfaire les contribuables assujettis à l’income-tax, qui se trouvaient les seuls sacrifiés dans le plan du premier ministre. Ce fut par là qu’un conservateur, lord George Hamilton, essaya d’attaquer M. Gladstone ; il soutint qu’il y avait injustice à faire expier à une classe de contribuables, par une augmentation d’impôt, l’avantage que les consommateurs de bière retireraient d’un abaissement dans le prix de cette boisson ; et il prétendit prouver que toute chance de traiter avec la France ayant disparu pour cette année, il n’était plus nécessaire d’augmenter l’income-tax pour rétablir l’équilibre entre les recettes et les dépenses. M. Gladstone eut facilement raison de cet adversaire. Le vote des nouveaux impôts le garantissait contre tout mécompte, et par surcroît le réveil de l’industrie et la perspective d’une récolte exceptionnellement bonne semblaient lui promettre une amélioration prochaine des recettes publiques et, par suite, de nouveaux moyens d’action et de nouvelles ressources pour le budget de 1881. L’impression produite par ces débats ne pouvait être que très favorable au premier ministre : la résolution et la fertilité d’invention dont il faisait preuve contrastaient avantageusement avec les tâtonnemens et les expédiens des trois dernières années. On se sentait en face d’un homme qui savait vouloir et savait réaliser ce qu’il voulait. La réputation de M. Gladstone comme financier s’en trouva justifiée et accrue.

Trois jours après ce succès, le 30 juillet, M. Gladstone fut pris d’un refroidissement en sortant de la chambre : une pleurésie se déclara. La forte constitution du malade triompha du mal, et tout danger disparut à la condition de s’interdire tout travail et de changer d’air. Comment satisfaire à ces deux conditions sans quitter l’Angleterre, dont M. Gladstone refusait de s’éloigner ? Un riche armateur de Glasgow, M. Donald Currie, mit à la disposition du premier ministre un magnifique navire de 3,600 tonneaux, qu’il venait de faire construire pour desservir le Cap. M. Gladstone s’embarqua avec sa famille à bord du Grantully Castle pour faire le tour de l’Angleterre. On abordait de temps en temps dans un port désigné à l’avance pour que M. Gladstone pût recevoir son courrier et échanger des dépêches avec ses collègues. En l’absence du premier ministre, la direction des débats parlementaires passa entre les mains de lord Hartington, qui s’acquitta de cette tâche à son honneur, mais qui ne pouvait prétendre à exercer sur ses collègues la même autorité que l’illustre chef du cabinet. On s’en aperçut bien vite, non-seulement à un certain ralentissement dans l’expédition des affaires, mais à des écarts de conduite et de langage que la présence de M. Gladstone eût sans doute prévenus. M. Forster ressentait-il trop vivement l’échec qu’il avait subi au début de la session ? éprouvait-il quelque dépit d’avoir à reconnaître de nouveau le droit éventuel de lord Hartington à la première place dans le parti libéral ? toujours est-il que l’irritabilité de son humeur fit naître coup sur coup, pendant la discussion du budget des dépenses, plusieurs incidens regrettables.

L’agitation dont les députés irlandais avaient menacé le gouvernement avait commencé dans plusieurs comtés d’Irlande. La Ligue foncière multipliait les réunions publiques, et les discours les plus violens y étaient prononcés. Dans une de ces réunions, un député, M. Dillon, donna à entendre, par une insinuation très facile à saisir, que si les fermiers qui consentiraient à succéder à un tenancier évincé voyaient leur bétail dépérir ou disparaître, le droit d’éviction serait paralysé entre les mains des propriétaires, et il termina en conseillant à tout Irlandais de se procurer un fusil et de s’exercer au maniement des armes. Ce langage fut signalé dans la chambre des communes à l’attention du gouvernement. M. Forster répondit par l’assurance que le cabinet ferait respecter les lois et il qualifia l’attitude prise par M. Dillon de conduite aussi lâche que perverse. Ces expressions peu parlementaires soulevèrent une tempête sur les bancs des députés irlandais. Revenu en toute hâte, M. Dillon mit, le 23 août, M. Forster en demeure d’expliquer ou de retirer ses paroles. Le ministre s’y refusa : il maintint que c’était une conduite perverse que d’exciter des multitudes ignorantes à violer la loi, et qu’il y avait lâcheté à se dérober par l’inaction à la responsabilité des actes coupables que l’on conseillait. Un grand tumulte s’éleva : les autonomistes déclarèrent l’un après l’autre qu’ils partageaient les sentimens de M. Dillon ; qu’ils approuvaient son langage et sa conduite. Ces protestations enflammées remplirent toute la séance.

Le lendemain, M. Parnell, dans un discours d’une modération relative et d’une incontestable habileté, souleva la question des rapports constitutionnels entre l’Irlande et l’Angleterre et soutint que l’Irlande ne verrait la fin de ses agitations et de ses maux que lorsqu’elle aurait une législature indépendante : les griefs des Irlandais n’avaient aucune chance d’être examinés sérieusement ni leurs plaintes d’être accueillies par un parlement sur lequel la population irlandaise ne peut exercer aucune action. L’orateur cita comme exemple le bill des indemnités pour trouble de jouissance qui venait d’être rejeté par les lords. Le gouvernement avait toujours la force à sa disposition pour faire rentrer les Irlandais dans le silence : il ne voulait ou ne pouvait rien faire pour soulager leurs maux. En combattant les idées émises par l’orateur irlandais, M. Forster fut amené à dire que le vote de la chambre des lords l’avait contraint d’examiner la situation qui lui était faite personnellement par le rejet du bill, et qu’il n’avait pas cru devoir reculer devant la responsabilité qui résulterait de la continuation de ses fonctions ; mais il ajouta qu’en ce qui concernait l’avenir, si l’usage que les propriétaires feraient de leurs droits avait pour conséquence de contraindre le pouvoir exécutif à protéger des actes d’injustice, le gouvernement, en demandant au parlement des pouvoirs exceptionnels, prendrait des mesures pour restreindre les droits dont il serait fait abus, « Oui, continua-t-il, si le gouvernement arrivait à constater que des actes d’injustice fussent commis sur une grande échelle par les propriétaires, il aurait le sérieux devoir d’examiner jusqu’à quel point il devrait demeurer un instrument entre les mains de ceux-ci. » Bien que M. Forster eût terminé en renouvelant la déclaration que l’ordre serait maintenu, son discours produisit une vive émotion au sein de la chambre. D’un côté, M. Dillon s’écria que, si une mesure de justice pour l’Irlande ne pouvait être obtenue que comme le corollaire de mesures correctives, il fallait accepter le marché et pousser immédiatement l’agitation à ses dernières limites ; de l’autre, les conservateurs virent dans les paroles du ministre une menace peu déguisée à l’adresse des propriétaires irlandais. Cette impression s’accrut par les commentaires de la presse. On demeura convaincu que le gouvernement se préparait à proposer de nouveau la suspension, sinon la suppression du droit d’éviction. Le 26 août, lorsqu’il s’agit de voter la solde des constables irlandais, lord Randolph Churchill et, après lui, M. Gibson, mirent le gouvernement en demeure, dans les termes les plus énergiques, de faire connaître nettement « la nouvelle politique » qu’il semblait vouloir adopter dans les affaires irlandaises et de déclarer s’il entendait acheter le maintien d’une tranquillité apparente en sacrifiant la sécurité et les biens des propriétaires irlandais.

M. Forster se borna à répondre qu’on avait mal interprété ses paroles et qu’on ne pouvait mettre en doute sa résolution de faire respecter les lois existantes. Ce fut alors le tour des autonomistes de se récrier et, par voie de protestation, ils annoncèrent la détermination de ne pas laisser voter la solde des constables. On vit alors se reproduire les scènes de 1878 et cette nouvelle tactique parlementaire qui a reçu le nom d’obstruction. Chaque fois que le président se préparait à mettre le crédit aux voix, un député irlandais présentait et développait une motion d’ajournement qui était rejetée par la majorité : le résultat du scrutin était à peine proclamé, qu’une nouvelle motion d’ajournement était proposée et appuyée. La soirée et la nuit se passèrent ainsi : les députés autonomistes s’étaient partagés en trois sections qui se relayaient de façon que deux d’entre elles pussent prendre quelques heures de repos pendant que la troisième demeurait sur la brèche. Il va sans dire que les ministres et leurs amis avaient suivi cet exemple : leur tâche se compliquait de la nécessité d’avoir toujours plus de quarante députés dans la salle pour que la séance ne pût être levée de plein droit : ils y parvinrent avec le concours d’un certain nombre de conservateurs. Le président des comités s’était pourvu, de son côté, de plusieurs remplaçans pour que le bureau fût toujours occupé. Au bout de vingt-une heures de lutte, un compromis intervint entre M. Parnell et lord Hartington. Le ministre promit qu’une séance entière serait accordée aux députés irlandais pour développer leurs griefs : le chef des autonomistes prit, de son côté, l’engagement de ne plus mettre obstacle au vote du budget. Disons à la louange de la chambre des communes que, s’étant séparée à midi et demi, après avoir siégé vingt-une heures consécutives, elle rentrait en séance à deux heures et reprenait ses travaux.

M. Parnell tint la parole qu’il avait donnée à lord Hartington ; mais en même temps il profita de la concession qui lui avait été faite pour demander à M. Forster, dans l’intérêt de la paix publique et pour calmer les esprits, de faire connaître quels actes abusifs et quel concours de circonstances détermineraient la présentation des mesures protectrices qu’il avait fait entrevoir en faveur des tenanciers. Le ministre se trouva de nouveau pris entre deux feux. Sommé d’expliquer à quels caractères, à quels faits se reconnaîtrait la justice ou l’illégalité d’une éviction, il essaya d’établir une distinction entre la légalité et la justice naturelle, et finit par dire qu’il n’avait parlé qu’en son nom personnel : le jour où les choses prendraient en Irlande une tournure telle que sa conscience ne lui permettrait plus de prêter main-forte à la législation existante, il soumettrait la question à ses collègues et leur demanderait d’aviser. Cette explication ôtait toute importance aux paroles qui avaient causé une si vive émotion : ces paroles pouvaient, éventuellement, rendre nécessaire la démission de M. Forster ; elles n’engageaient pas le gouvernement. C’était le 30 août que M. Forster était ainsi contraint de se désavouer lui-même : quatre jours ne s’étaient pas écoulés que l’imprudent ministre se créait un nouvel embarras. On avait déjà dépassé de plus de quinze jours l’époque marquée par l’usage pour la clôture de la session ; le gouvernement, qui avait laissé la chambre des lords sans occupation pendant de longues semaines, lui apportait coup sur coup les mesures les plus importantes à un moment où elle n’avait plus la liberté morale de les soumettre à un examen approfondi. Lord Redesdale, qui, en qualité de président des comités de la chambre haute, doit se concerter avec le gouvernement pour l’ordre des travaux, avait vainement appelé plusieurs fois, en particulier et en séance publique, l’attention des ministres sur une façon d’agir peu respectueuse pour les prérogatives et la dignité de la pairie. Le 2 septembre, l’ordre du jour amenait la seconde lecture d’un bill relatif à la confection des listes électorales en Irlande : lord Redesdale fit rejeter ce bill uniquement à cause de sa présentation tardive et à titre de démonstration du mécontentement de la chambre. Ce rejet tirait d’autant moins à conséquence que la mesure ne devait entrer en vigueur qu’au 1er janvier 1881 et que, les listes électorales s’établissant dans la seconde moitié de l’année, il était facile au gouvernement de faire voter ce bill en temps utile en le représentant au début de la session prochaine. Néanmoins, comme il s’agissait d’une mesure relative à l’Irlande, les députés autonomistes témoignèrent une grande irritation. M. Parnell fit la motion de transformer le bill en un article additionnel au budget afin de contraindre la chambre des lords à l’adopter. M. T. O’Connor proposa la suppression du traitement que reçoit lord Redesdale. Tout en combattant la motion de M. Parnell, M. Forster critiqua amèrement la conduite de la chambre des lords, « de ces législateurs qui devaient leurs pouvoirs au hasard de la naissance ; » et il se laissa entraîner jusqu’à dire que, si de pareils agissemens se répétaient souvent, il y aurait lieu d’examiner sérieusement s’il n’était pas désirable et même nécessaire de modifier la constitution de la chambre des lords. Les paroles de M. Forster furent accueillies avec de bruyans applaudissemens sur les bancs des députés irlandais et des radicaux : elles furent immédiatement relevées par sir Stafford Northcote, qui fit ressortir la gravité d’un pareil langage dans la bouche d’un ministre. Le chef de l’opposition exprima la conviction que M. Forster n’avait pu parler au nom et avec l’assentiment du gouvernement : dans le cas contraire, il serait désirable que le parlement et le pays sussent à quoi s’en tenir sur les intentions du ministère. Il était impossible que la chambre des lords ne s’émût pas de la menace lancée à son adresse. Dès le lendemain, lord Granville, après avoir déclaré que lui-même ne consentirait pas à faire partie d’un cabinet qui méditerait de porter atteinte aux droits constitutionnels de la pairie, informa la chambre qu’il avait réclamé de son collègue des explications desquelles il résultait que le langage de celui-ci avait été mal compris. M. Forster assurait avoir dit que s’il arrivait fréquemment que la chambre des lords rejetât, sans vouloir les examiner, les bills envoyés par l’autre chambre, certaines personnes, au sein et en dehors des communes, pourraient être conduites à croire à l’utilité de modifications dans sa constitution. M. Forster n’avait pas dit qu’il serait du nombre de ces personnes ; en tout cas, il reconnaissait avoir parlé de lui-même et sans prétendre engager l’opinion du cabinet. A moins d’une rétractation absolue, il était impossible de retirer plus complètement des paroles échappées dans un accès d’emportement et de dépit. Le dénoûment de cet incident suffit à montrer combien grande est l’erreur de ceux qui ont pu croire que la dernière heure de la chambre des lords avait sonné. Les Anglais sont convaincus que la dualité du pouvoir législatif est une nécessité indiscutable ; et ils estiment avec une juste fierté qu’il n’est point dans le monde de sénat plus illustre, plus éclairé et plus indépendant que leur chambre héréditaire.

La politique extérieure a tenu peu de place dans les débats, sinon dans les préoccupations du parlement. On a vu quels nuages le discours royal avait laissés planer sur les intentions réelles du gouvernement, et quelles avaient été les réticences des ministres dans la discussion de l’adresse. Le caractère et les sentimens de M. Gladstone étaient trop connus pour qu’on se fit illusion sur le but qu’il poursuivrait. On savait qu’il entendait l’exécution du traité de Berlin judaïquement ; c’est-à-dire que la Turquie serait harassée et poursuivie sans repos ni trêve jusqu’à ce qu’elle eût exécuté, de la façon la plus préjudiciable à ses intérêts, les clauses du traité qui sont à son détriment, comme les rectifications de frontière et les cessions de territoire, mais que les garanties inscrites en sa faveur dans le traité seraient tenues pour nulles et non avenues. On soupçonnait même certains membres du cabinet de vouloir chercher quelque querelle à la Turquie afin d’avoir un prétexte de déchirer la convention du 5 juin 1879. La circulaire lancée par lord Granville, le lendemain de son entrée en fonctions, avait été envisagée comme un premier pas vers l’exécution de ce plan. Toutefois, les chefs de l’opposition ne pouvaient engager de débat que sur des documens authentiques et à l’occasion de faits incontestés. Le gouvernement annonçait l’intention de n’agir que de concert avec les autres grandes puissances, et on devait le croire jusqu’à ce qu’on eût la preuve du contraire.

La répugnance que la cour de Vienne montra tout d’abord pour la réunion d’une nouvelle conférence fit comprendre au cabinet anglais la nécessité d’user de précautions. Il craignit de se découvrir trop tôt et trop complètement, s’il prenait l’initiative en toute occasion. Il lui fallait trouver quelque autre puissance qui se chargeât d’exposer ses vues et qui parût agir d’elle-même, tout en n’étant que le porte-parole de l’Angleterre. Le gouvernement français, ou habilement circonvenu ou séduit par des promesses, accepta ce rôle : ce fut le plénipotentiaire français qui prit, à Berlin, l’initiative de toutes les propositions, et particulièrement de l’extension considérable à donner à la frontière grecque : l’Angleterre parut se rallier à des vues qu’elle inspirait.

Le secret dont la conférence de Berlin prétendit couvrir ses travaux fournit au cabinet anglais un argument sans réplique pour se refuser à toute discussion et, ensuite, à toute communication. Les négociations étaient communes aux six puissances ; il était impossible de rendre publique aucune partie de cette correspondance sans leur assentiment, et elles jugeaient cette publicité dangereuse pour le succès de l’œuvre qu’elles poursuivaient. Il fut donc facile au cabinet d’éluder toute discussion approfondie et de lasser la persévérance des questionneurs les plus infatigables. Les chefs da parti conservateur jugèrent que tout débat serait prématuré tant que la politique extérieure du gouvernement ne se serait pas nettement dessinée et qu’elle n’aurait pas commencé à porter ses fruits. Ils estimèrent qu’il valait mieux pour leur parti se tenir sur la réserve et laisser le champ libre à ceux des radicaux qui ne partageaient pas les vues du gouvernement, les uns par sympathie pour les populations musulmanes, les autres parce qu’ils désapprouvent l’ingérence de l’Angleterre dans les affaires des autres peuples et surtout l’emploi de la force. Tout se passa donc entre le ministère et quelques-uns de ses partisans habituels. Le 23 juillet, à l’occasion d’une motion de M. Bryce relative à la famine qui désole l’Arménie, il fut fait allusion à l’attitude que M. Gladstone avait prise dans la session précédente, et un orateur, M. Ashmead Bartlett, censura. l’hostilité systématique dont le gouvernement faisait preuve vis-à-vis de la Turquie. M. Gladstone protesta vivement contre cette imputation, en soutenant que la gouvernement n’était coupable ni d’injustice ni d’animosité à l’égard de la Turquie. Quant à ses discours des années précédentes, il prétendit, non sans exciter quelques sourires, qu’on ne pouvait s’autoriser des paroles « d’un simple particulier aussi insignifiant qu’il l’était alors » pour faire peser sur lui la responsabilité de la politique du ministère. Après avoir ainsi contesté qu’on fût fondé à tirer aucune conclusion du langage qu’il avait pu tenir précédemment, il nia que, dans les circonstances présentes, le gouvernement fût dans l’obligation de faire connaître catégoriquement si des mesures de coercition seraient un jour adoptées : il termina en exprimant une confiance, empreinte de quelque réserve, dans l’efficacité du concert européen.

Ainsi, M. Gladstone en était déjà arrivé à ne pas exclure des perspectives de la politique anglaise l’emploi de moyens coercitifs vis-à-vis de la Turquie ; il n’avait pas encore osé avouer que sa résolution personnelle, sur cette question, était déjà prise et que le cabinet dont il était le chef ne négligeait aucun effort pour faire partager aux puissances cette manière de voir. Mais le gouvernement anglais avait beau s’entourer de mystère ; les faits parlaient pour lui. Il devenait chaque jour plus manifeste qu’un recours à la force était la conséquence logique de la ligne de conduite adoptée vis-à-vis de la Turquie, que l’Angleterre ne reculait aucunement devant cette conséquence, et que la plupart des autres puissances ne la suivaient qu’à regret dans cette voie. Quant à la prétendue initiative de la France, derrière laquelle l’Angleterre avait affecté de marcher, cette manœuvre était percée à jour ; non-seulement le peuple français se montrait hostile à toute tentative d’intervention, mais le Times, brusquement rallié à la politique extérieure du gouvernement, en était réduit à adresser coup sur coup de véritables mises en demeure au gouvernement français en lui rappelant l’attitude de son représentant à Berlin et en le sommant d’y conformer sa conduite sous peine de perdre tout crédit. Il ne s’agissait encore que de déterminer la France à prendre part à une démonstration navale sur les côtes d’Albanie ; les répugnances du cabinet de Vienne étaient notoires ; l’Allemagne et l’Italie ne témoignaient aucun empressement ; il était donc manifeste que c’étaient l’Angleterre et la Russie qui poussaient à une action. Cette conduite du cabinet anglais plaçait dans la situation la plus fausse bon nombre de radicaux qui, avec une entière bonne foi, avaient combattu le ministère précédent comme trop disposé à pratiquer une politique aventureuse et à engager témérairement l’Angleterre dans des entreprises extérieures. Il se trouvait que, dans cette voie, M. Gladstone laissait derrière lui lord Beaconsfield ; il compromettait tous les jours la paix générale que son prédécesseur avait contribué à rétablir, sans qu’il fût possible de découvrir à cette conduite aucun motif sérieux, aucune utilité appréciable. Aussi les radicaux laissaient-ils éclater une impatience de jour en jour plus grande, et à la dernière séance de la chambre des communes, le II septembre, l’envoi des escadres sur les côtes d’Albanie n’étant plus douteux, cette impatience fit explosion. M. Cowen s’éleva avec force contre l’idée que l’Angleterre pût dépenser son sang et son argent pour agrandir le territoire de bandits et de coupe-jarrets tels que les Monténégrins, et pour imposer aux Albanais un joug qui leur est odieux. Sir Wilfrid Lawson demanda si le gouvernement comptait prendre le rôle de redresseur universel de torts et protesta énergiquement contre les entraînemens d’une politique qui dérivait vers la guerre. M. Gladstone était rentré à Londres, le 21 août, pour assister au conseil de cabinet où avaient été arrêtées les instructions à envoyer à l’amiral anglais ; mais, sur l’avis des médecins, il s’était abstenu de reparaître à la chambre des communes ; il y était venu, ce jour-là, pour prendre congé de ses collègues. Il ne put se retenir de parler. Après avoir défendu la réputation des Monténégrins, il attaqua la Turquie et déclara protester de toutes ses forces contre l’opinion que le maintien de l’empire turc fût une nécessité européenne. Ce qui était indispensable, au contraire, c’était de réformer cet empire et de faire bien comprendre aux Turcs que, s’ils se refusaient à remplir leurs devoirs de gouvernans vis-à-vis des races sujettes, les puissances, quelque désir qu’elles pussent avoir de prévenir les complications inhérentes à une dissolution de cet empire, ne feraient plus rien pour maintenir son existence. Il termina en refusant de prendre l’engagement qui était réclamé de lui de convoquer le parlement avant tout recours à la force, en alléguant le concert établi entre les puissances qui refuseraient de subordonner leur action aux convenances d’un seul gouvernement.

Il sembla que ce discours fût le glas de l’empire turc. Les vétérans du parlement s’étonnèrent d’un abandon aussi complet des traditions de la politique anglaise ; ils s’inquiétèrent des conséquences possibles d’une conduite qui ne paraissait pouvoir profiter qu’à la Russie. Les radicaux se montrèrent médiocrement satisfaits du pouvoir arbitraire que le premier ministre se réservait en déclinant l’intervention des chambres. Le public eut peine à comprendre que l’emploi du canon fût le moyen le plus efficace de consolider la paix générale au moment où cette paix paraissait assurée par l’accord des puissances. L’impression produite par la nouvelle, heureusement controuvée, que les habitans de Dulcigno avaient eux-mêmes livré leur ville aux flammes, réveilla les sentimens de générosité et de justice auxquels M. Gladstone avait si souvent fait appel, mais les tourna cette fois contre la politique d’entraînement et de haine qu’il pratique depuis son retour au pouvoir. Il est difficile de croire que cette politique toute personnelle ne sépare pas de M. Gladstone beaucoup de ceux dont les suffrages l’ont ramené au ministère.

La session qui vient de finir a mis au jour les dissentimens qui existent entre les deux grandes fractions de la majorité ministérielle, les libéraux et les radicaux, et cependant aucune question politique d’une sérieuse importance n’a été agitée. La session prochaine, au contraire, amènera nécessairement des débats de la plus haute gravité : l’extension du droit de suffrage en Irlande et probablement une modification aux lois qui régissent la propriété foncière dans cette île, l’abaissement du cens électoral dans les comtés d’Angleterre et sans doute aussi un remaniement des sièges parlementaires comme conséquence de l’enquête à laquelle ont été soumises les élections de huit bourgs d’une certaine importance, enfin le maintien ou la réforme du scrutin secret, source de déceptions pour bien des libéraux, qui devait prendre fin le 31 décembre 1880 et dont l’existence a été, de commun accord, prolongée d’une année, un débat approfondi étant impossible pendant cette session. Qui prévaudra, dans le règlement de ces graves questions, des vues de la fraction radicale ou des vues plus modérées des libéraux ? Les divergences qui existent déjà ne deviendront-elles pas plus profondes et plus irréconciliables ? Les séductions du pouvoir seront-elles assez fortes pour que les uns se résignent à sacrifier leurs convictions ou que les autres se décident à ajourner leurs espérances ? Qui oserait garantir la longévité du cabinet Gladstone ?


CUCHEVAL-CLARIGNY.