La Première candidature Hohenzollern (1866)

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La Première candidature Hohenzollern (1866)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 768-802).
LA PREMIÈRE
CANDIDATURE HOHENZOLLERN
(1866)


I

La Convention de Gastein, comme l’avait prédit et voulu Bismarck, n’avait été qu’une trêve. Les discussions recommencèrent. Bismarck se plaignait que l’Autriche favorisât dans le Holstein les menées d’Augustenbourg : « La Convention avait divisé l’administration, mais laissé en commun la souveraineté, chacune des deux puissances devait garder intact le droit commun confié à sa gestion. » Il mit en demeure le cabinet de Vienne de s’expliquer. Il l’accusa de se rapprocher, dans une intention hostile, de l’ennemi commun : la Révolution, et de manquer à un engagement d’honneur en voulant disputer à la Prusse l’annexion des Duchés. Mensdorff ne contesta pas ce point de départ, mais, selon lui, le droit commun à sauvegarder était celui de la Diète, qui s’était prononcée en faveur d’Augustenbourg. Il dénia avec hauteur à Bismarck la faculté de contrôler les actes des agens de l’administration autrichienne dans le Holstein : « Le cabinet de Vienne s’était abstenu de relever les mesures prises par l’administration prussienne dans le Sleswig, bien qu’elles tendissent ‘ouvertement à l’annexion des Duchés ; il n’avait rien entrepris qui pût être considéré comme une violation du pacte de Gastein. » (7 février 1869.)

Bismarck eût voulu pousser à bout la querelle. Mais le Roi n’allait pas volontiers aux résolutions extrêmes. Il convoqua un grand conseil (28 février 1866) auquel, avec les ministres, assistèrent le Prince royal et les généraux Moltke, Manteuffel, Alvensleben et Goltz, venu exprès de Paris. Guillaume présenta un exposé très irrité du différend : — Ce qui se passait dans le Holstein était une preuve non douteuse de la haine de l’Autriche. Cette conduite devait cesser même au prix d’une guerre. — Bismarck fit le tableau de tous les procédés dont on avait à se plaindre pendant les dernières années : la guerre était inévitable en tous cas ; il était plus sage de l’entreprendre dans la situation favorable actuelle que de laisser à l’Autriche la possibilité de choisir l’heure. Manteuffel fit remarquer qu’en fait, dans les Duchés on était à l’état de guerre, et c’était la prudence seule de Gablentz, le commandant autrichien, qui l’avait empêché d’éclater déjà. — Goltz raconta qu’avant son départ il avait interrogé Drouyn de Lhuys et l’Empereur afin de savoir si, dans les complications nouvelles, la France conserverait la même neutralité bienveillante. Drouyn de Lhuys en avait donné l’assurance. Ces dispositions n’avaient pas changé, mais à la suite des dissentimens actuels, des intérêts plus généraux pourraient se trouver mis en cause : alors il examinerait ce que les convenances françaises conseilleraient. Mais rien ne faisait encore prévoir de semblables conjonctures ; il était impossible de tracer une politique et à plus forte raison de prendre des engagemens sur une éventualité qui pourrait ne pas se réaliser. « Le cabinet de Berlin sait d’ailleurs que notre gouvernement n’est animé envers la Prusse d’aucun sentiment de rivalité ou d’envie et qu’il reconnaît pleinement la part légitime d’influence qui lui appartient en Allemagne. » Ces déclarations tournaient au rabâchage. — L’Empereur avait répété les mêmes assurances, toutefois avec une nuance de sympathie affectueuse : « N’accordez jamais d’importance, disait-il à Goltz, à des informations de journaux relatives à un rapprochement" entre Vienne et Paris. Des affirmations de ce genre, émanant même d’un de mes ministres, n’auraient pas d’importance : je sais seul ce que sera la politique extérieure de la France. »

Moltke déclara que la condition essentielle pour un succès vraisemblablement certain était la coopération militaire de l’Italie : l’Autriche, par son plus grand effort, mettrait en ligne 24 0000 hommes, auxquels la Prusse, grâce au concours italien, pourrait opposer un effectif égal, sans appeler la Landwehr, et 5 0000 hommes seraient encore disponibles contre la Bavière et les autres États du Sud allemands. Bismarck ne fut pas d’avis que la Bavière dût être considérée comme ennemie. Mais d’accord avec Moltke sur l’importance d’une diversion de l’Italie, il proposa d’envoyer le général à Florence pour négocier une alliance. Deux membres seuls du Conseil ne partagèrent pas l’entraînement belliqueux : le Prince héritier et le ministre des Finances Bodelschwingh. De l’avis du Prince, la guerre contre l’Autriche serait une guerre entre frères, dont l’étranger ne tarderait pas à se mêler. Le ministre déclarait les finances hors d’état de supporter une grande lutte militaire.

Bataille était le mot qui sortait de cette délibération, et Bismarck l’attendait du Roi, qui, cependant, ne le prononça pas. Il dit : « La possession des Duchés est digne d’une guerre ; toutefois l’explosion de cette guerre ne doit pas être hâtée, car s’il était possible d’atteindre pacifiquement le but poursuivi, un tel résultat serait toujours préférable. La décision dépendra de la conduite ultérieure de l’Autriche. Pour le moment, la Prusse se bornera à des pourparlers diplomatiques susceptibles de lui assurer des chances favorables. Il désirait la paix, mais, s’il le fallait, après avoir prié Dieu de lui montrer le droit chemin, il considérerait la guerre comme juste. » Ce n’était pas ce que désirait Bismarck ; pourtant c’était quelque chose, et il marcha de lavant comme s’il avait obtenu tout. Il renvoya Goltz à Paris avec des instructions nouvelles et une lettre autographe du Roi. Et il se mit à enguirlander l’Italie.

Jusque-là, les relations de la cour de Berlin et de la Maison de Savoie avaient été plus que froides. En 1865, le Prince héritier, étant venu en Italie avec sa jeune épouse, ne s’était pas arrêté à Turin ; le prince Humbert avait vainement essayé de le retenir à Milan, et le prince prussien avait mis quelque affectation à se laisser fêter à Vérone et à assister aux revues de Benedek. Quand Bismarck, au lendemain de Gastein, avait parlé d’établir de meilleures relations en envoyant l’Aigle-Noir à Victor-Emmanuel, Guillaume s’y était refusé. Il trouvait peu convenable, alors que l’Autriche venait de manifester son intention d’entretenir de bonnes relations avec la cour de Berlin, de prendre, sans cause apparente, l’initiative d’une démarche qui devait nécessairement être considérée à Vienne comme désobligeante. A la suite des premières difficultés dans le Holstein, le Roi ne fit plus d’objection, surtout lorsque François-Joseph eut envoyé le grand cordon de Saint-Etienne au fils de Napoléon III.

Suivant la méthode prussienne d’inaugurer les unions politiques par une union économique, Bismarck commença par conclure rapidement avec l’Italie le traité de commerce tant de fois repris et suspendu (12 mars). Enfin il fit prier La Marmora, par Usedom, son ministre à Florence, de lui envoyer un personnage de sa confiance, ayant pouvoir, de concert avec le ministre italien à Berlin, de Barral, de conclure un traité en vue d’une action prochaine contre l’Autriche.


II

La lettre du roi Guillaume que Goltz, avec l’approbation de Napoléon III, laissa ignorer à Drouyn de Lhuys, annonçait une évolution dans la politique agressive de Bismarck, dont Guillaume adoptait les principes. La guerre pour l’annexion des Duchés eût mis toute l’Allemagne du côté de l’Autriche et elle n’aurait pas assez rapporté à la Prusse. En flattant la passion nationale de l’Unité, on gagnerait plus et on encourrait moins d’hostilités. Goltz fut chargé de ne pas le laisser ignorer à l’Empereur. Il lui dit en propres termes que l’action politique de la Prusse ne se bornerait plus désormais aux Duchés, qu’elle tendrait à créer une union étroite des États du Nord de l’Allemagne sous la direction prussienne. Il fit même entendre que l’un ou l’autre de ces États, à cause de son attitude hostile, aurait à subir une subordination plus directe, et enfin que, si la Bavière, sur laquelle Bismarck s’obstinait à compter, accordait son concours, elle recevrait la direction militaire du Sud allemand à l’exclusion de l’Autriche.

Bismarck abattait son jeu sur la table et l’Empereur n’était plus autorisé à prétendre que le ministre prussien restait dans les nuages des généralités insaisissables. Goltz pouvait donc nous dire : « Maintenant que vous savez ce que nous voulons et où nous allons, communiquez-nous vos intentions. Nous combattrez-vous ou nous laisserez-vous faire, et, si vous nous laissez faire, sera-ce gratis ou moyennant un prix, et dans ce dernier cas, quel sera ce prix ? »

L’Empereur ne blâma pas l’entreprise : il jugea excellent qu’on se donnât une ambition plus étendue que la petite question des Duchés. Il n’indiqua pas non plus le prix qu’il exigeait. Il observa en passant qu’en ouvrant une carte, on pouvait se rendre compte de la différence qui existe entre les frontières actuelles de la France et celles qu’elle avait en 1814. Toutefois, il glissa et se contenta de dire : « Nous verrons plus tard. Le gouvernement prussien peut compter sur ma neutralité bienveillante et le Roi sur mon amitié ; nous nous entendrons facilement, je l’espère. » Il ne spécifiait pas davantage, parce qu’il ne pouvait honorablement et raisonnablement réclamer une compensation sérieuse avec l’espérance de l’obtenir. Empêcher ou permettre sans condition : il n’y avait pas d’autre alternative. Une permission doublée d’un marchandage hypothétique donnait un air de duplicité et n’eût été qu’une débilité d’esprit.

Goltz considéra « comme un avantage que l’Empereur, ajournant les négociations, lui eût épargné le désagrément de le froisser par le refus d’un désir exprimé. » Bismarck continua à se demander : Que veut donc l’Empereur ?

Un événement imprévu détourna un moment sa pensée de l’interrogation à laquelle il ne trouvait aucune réponse.


III

Le 24 février 1866, on apprit dans toutes les capitales d’Europe que le prince de Roumanie, Couza, venait d’être renversé. Le 23, à sept heures du soir, un jeune inconnu, se présentant au Prince, lui dit : « Monseigneur, une révolution doit éclater cette nuit. » Couza, comptant sur la fidélité des chasseurs, sa troupe de confiance, de garde ce jour-là, rassuré, en outre, par les renseignemens de son préfet de police, ne tint nul compte de l’avertissement. A trois heures du matin, il est réveillé en sursaut : des officiers font irruption dans sa chambre, où il était avec sa maîtresse. Le pistolet en main, ils le somment de signer son abdication : il hésite un moment, signe, puis s’habille ; on le conduit dans une maison particulière. De là il envoie son valet de chambre instruire notre consul général du lieu de sa retraite. Le consul le trouve très calme : « Je n’ai cédé, dit-il, à aucune contrainte matérielle, mais au désir de mettre fin à un rôle qui me pesait depuis longtemps. » Il le prie d’insister dans ses rapports pour le respect des vœux du pays et de détourner un certain colonel Salomon de l’idée de soulever son régiment en sa faveur.

Un gouvernement provisoire, constitué dans l’ombre, fut aussitôt déclaré : le prince de Samos, Jean Ghica, qui, en 1848, avait travaillé au renversement de Bibesco, en était le président, et Rosetti y représentait le parti révolutionnaire. Le même jour, les Chambres acclamaient à l’unanimité le comte de Flandre, frère du roi des Belges, sous le nom de Philippe Ier.

Ce coup de main rapide était le résultat d’une longue préparation. L’élection de Couza avait été un coup de théâtre de la dernière heure, improvisé par la foule afin de conjurer l’anarchie qu’allaient produire les compétitions inconciliables des membres des familles historiques. Ces candidats éliminés ne pardonnaient pas à l’inconnu qui, sans y avoir pensé, les avait supplantés. Il eût pu braver leur mauvais vouloir s’il s’était livré au parti de Bratiano et de Rosetti. Ceux-ci l’avaient espéré, et Rosetti s’écriait au lendemain de son avènement : « Le Prince est sublime en toutes choses ! » Il cessa de l’être en quoi que ce soit dès qu’il ne consentit pas à devenir leur serf et se confia à Barbe-Catargi. Quelques scélérats subalternes de leur bande assassinèrent cet orateur de premier ordre, éminent par la culture, le courage et l’honnêteté, comme à Rome d’autres révolutionnaires avaient assassiné Rossi (23 juin 1862). Alors Couza, ne pouvant se fier ni aux conservateurs, ni aux révolutionnaires, appela aux affaires Kogolnitcheno, libéral modéré et progressiste. Il le chargea de résoudre les trois questions qui agitaient la Roumanie depuis tant d’années : celle des couvens dédiés, de la propriété des paysans, de l’instruction publique.

Révolutionnaires et conservateurs se coalisèrent contre ce programme de progrès, que les uns ne consentaient pas à laisser au Prince l’honneur de réaliser, et dont les autres ne voulaient pas du tout. Entre les vainqueurs et les vaincus de 1848, entre ceux qui avaient renversé Bibesco et ne cessaient de le calomnier, et ceux qui le considéraient comme un bon prince injustement renversé se noua une coalition dont le but commun était une haine ambitieuse.

Couza, néanmoins, réussit à trancher l’interminable question des couvens dédiés.

L’Eglise grecque possédait le cinquième des terres les plus belles et les plus fertiles de la Roumanie, d’un revenu de 25 millions, représentant un capital de 600 millions. Elles avaient été attribuées à des couvens au nombre de soixante et douze, appelés Dédiés, parce que leurs fondateurs les avaient consacrés par des actes nommés Chrysobulles aux Lieux-Saints, c’est-à-dire aux quatre sièges patriarcaux de l’Eglise grecque, aux communautés du mont Sinaï, du mont Athos et de diverses provinces de la Roumélie. Ces couvens étaient administrés par des Hégoumènes nommés par les communautés et les patriarches grecs. Pendant bien longtemps, leurs privilèges n’avaient pas été contestés et ils avaient même été accrus par les princes phanariotes. En 1821, les hégoumènes employèrent leurs revenus à soudoyer des corps francs au profit de la Grèce insurgée. Le gouvernement turc exigea par un firman leur expulsion et leur remplacement par des moines indigènes. En 1827, un hatti-cherif de pardon effaça ce passé.

Les princes roumains prétendaient que ces couvens étaient soumis à leur surveillance, non seulement comme toutes les propriétés quelconques de leur domination, mais d’une manière toute spéciale. — Les couvens, disaient-ils, avaient été fondés sous certaines conditions, par exemple, l’obligation de nourrir et de doter des filles indigentes, d’ériger des hospices d’aliénés, de donner l’hospitalité aux pèlerins et voyageurs, de tenir table ouverte pour les pauvres, de répandre des aumônes, d’avoir une typographie pour l’impression des ouvrages ecclésiastiques, etc. ; ce n’est qu’après avoir accompli ces conditions, et largement pourvu à l’entretien des édifices religieux et aux frais du culte, que l’excédent des revenus pouvait être envoyé aux monastères des Lieux-Saints. Il appartenait à la puissance territoriale de veiller à l’exécution des chrysobulles d’institution. Or, ces actes étaient ouvertement violés : les moines envoyaient d’abord leurs subsides aux Lieux Saints, laissaient dépérir les monastères de la Roumanie, ne subvenaient à aucune des charges qui leur étaient imposées. Les princes roumains entendaient faire cesser ces abus.

Les Pères grecs opposèrent leur droit de propriété jusque-là incontesté sur les couvens dédiés, droit de propriété sur lequel l’Etat n’avait pas plus de surveillance à exercer que sur toute autre propriété roumaine ; ils contestèrent véhémentement qu’ils eussent manqué à aucune des conditions stipulées dans les fondations. Et, comme les princes les menaçaient d’imposer leur volonté par la force, ils réclamèrent contre cette menace la protection de la puissance suzeraine, la Turquie, et celle de la Russie, qui s’était investie du protectorat du culte grec. Le débat, jusque-là purement intérieur, devint international et fut soumis au Congrès de Paris. Le Congrès invita les parties intéressées à trancher leur différend au moyen d’un compromis d’abord, puis d’un arbitrage, puis, en cas de division des arbitres, par la sentence d’un surarbitre. — De quoi se mêlent ces diplomates européens ? répliqua Couza : les questions intérieures sont notre affaire et non la leur ; nous n’entendons pas subordonner notre législation à leur bon plaisir. Mes prédécesseurs n’ont pas été assez radicaux en prétendant n’être que des surveillans et des tuteurs : les fondations religieuses sont une propriété de l’État, dont il est maître de disposer à son gré. — Il ne se prêta donc ni à un compromis, ni à un arbitrage : s’instituant propriétaire, il fondit à coups redoublés sur les moines, les accusa d’être des intrus, en possession illégale de leurs biens et de viser à établir un État dans l’État. Il refusa de reconnaître les hégoumènes nommés par les chefs des communautés, interdit l’usage de la langue grecque dans l’office divin de tous les monastères, ordonna que tous les revenus fussent versés dans la caisse de l’État, défendit d’intenter aucun procès et de faire aucun acte judiciaire sans l’assistance des avocats de l’État, mit les vases et objets précieux des monastères grecs sous la surveillance des protopopes locaux, en cas de besoin, sous celle de l’autorité civile, prescrivit de déposer tous les titres et actes provisoirement dans un monastère sûr, gardé par un poste militaire bien armé, et enfin les fit transporter aux Archives.

Le Père Cyrille, épitrope des monastères du Saint-Sépulcre en Valachie, s’étant opposé au paiement des fermages des terres de son monastère aux caisses du Trésor, fut destitué et traduit devant la justice criminelle. Le même traitement fut infligé à quiconque osa officier en langue grecque, ou se refusa à abandonner la gestion des biens de son couvent. Le tout fut couronné par une loi de sécularisation du 24 décembre 1863, déclarant que les biens des monastères de Roumanie, dédiés ou non dédiés, seraient désormais considérés comme propriété de l’État. En retour de ce qu’on leur enlevait, on offrit aux Lieux-Saints une somme de 27 millions une fois payée (80 millions de piastres).

L’Europe, comme on disait alors, réunie en conférence à Constantinople, déclara nulles toutes les mesures radicales de ce petit prince qui la bravait : il ne lui appartenait pas de résoudre seul, de son autorité propre, des difficultés dont elle s’était attribué l’examen et la solution ; elle nomma une commission, et prescrivit que les revenus des couvens seraient intégralement versés, d’une manière qui en assurât la conservation, dans une caisse spéciale, sous la surveillance des puissances (9-14-28 mai 1864). De leur côté, les chefs des Lieux Saints déclarèrent solennellement que, dans aucun cas, leur conviction religieuse, ni la conscience de leur devoir ne leur permettraient d’admettre l’expropriation de l’Église, ni d’accepter une indemnité quelconque (22 septembre 1864).

Les protestations des puissances et des patriarches n’eurent pas plus de résultat contre les lois de sécularisation roumaines qu’elles n’en eurent en Italie et au Mexique contre des mesures de même nature prises à peu près dans le même temps. Le petit prince brava les protestations des puissances qui s’évanouirent en fumée, mais Gortchakof ne lui pardonna pas cette destruction des monastères grecs qu’il considérait comme les avant-postes de la Russie.


IV

Cette campagne avait été conduite par Couza avec l’assentiment des partis et des Chambres, dans lesquelles il n’y eut que trois voix contre la sécularisation. Il ne rencontra pas le même concours pour ses autres projets de réforme. Il ne parvint pas à obtenir le vote du code rural, ni de la loi sur l’instruction publique, et la coalition, maîtresse de l’assemblée, prononça un vote de blâme contre le ministère. Kogolnitcheno donna sa démission ; le prince ne l’accepta pas. Après une courte prorogation, il demanda par un message aux députés de voter d’urgence une loi établissant le suffrage universel, afin qu’il pût soumettre au peuple tout entier le dissentiment. La Chambre refusa de discuter le projet jusqu’à ce que satisfaction eût été donnée au vote de méfiance contre le ministère. Là-dessus, à un signe du ministre, un bataillon d’infanterie envahit la salle et expulse les députés (14 mai 1864). Le prince fait un appel au peuple. Il lui soumet un Statut et une loi électorale. Le Statut créait deux Chambres : une de députés renouvelable par tiers tous les deux ans, et un Sénat, composé de membres de droit, de membres désignés par le prince, ou par les conseils généraux, — un des meilleurs Sénats qu’on ait jamais institués. — La loi électorale accordait le suffrage à tout Roumain, même juif. Ceux qui ne savaient pas écrire étaient autorisés à faire inscrire leur nom par d’autres.

Le plébiscite fut voté par 682 621 voix contre 1 307 (27 mai 1864). La Porte et les puissances approuvèrent ces changemens et renoncèrent même pour l’avenir à toute immixtion dans les arrangemens intérieurs, pourvu qu’ils ne détruisissent pas les droits de la puissance suzeraine (28 juin 1864).

Affermi dans son pouvoir, Couza décrète l’émancipation rurale du paysan et le rend propriétaire ; il établit l’instruction gratuite à tous les degrés et obligatoire au degré primaire, introduit le Code civil Napoléon, promulgue un Code pénal et de commerce, adopte le système décimal. Ces réformes accroissent la rage des coalisés, car elles popularisent le prince ; ils resserrent leur trame, et afin d’écarter leurs dissentimens personnels, prennent l’engagement de choisir, après avoir rendu le trône vacant, un prince étranger appartenant à une des familles régnantes. Ils travaillent furieusement à préparer cette vacance. Brancovan et Bratiano, agissant à Paris sur deux mondes différens, commencent contre Couza une campagne analogue à celle des insurgés polonais contre Wielopolski. Tous ses actes sont calomniés, ses torts réels démesurément grossis, les réformes énormes qu’il accomplit considérées comme des leurres : la loi électorale est une mystification, le Code rural une jonglerie.

Nos journaux, entraînés par leurs fausses informations, représentent comme un lieutenant de Pétersbourg, comme un ennemi de notre influence, un prince tout dévoué à la France et à son Empereur, dont les soldats portaient notre uniforme, étaient instruits par nos officiers, et à qui ses sympathies françaises avaient valu, autant au moins que la sécularisation des couvens dédiés, l’hostilité de Gortchakof et surtout celle de son ambassadeur à Constantinople, le général Ignatieff. Napoléon III lui-même se laissa influencer et il ne consentit pas à envoyer le grand cordon de la Légion d’honneur que Couza désirait vivement comme témoignage de son union avec nous.

Ces machinations n’inquiétaient pas le prince : il comptait sur le paysan-propriétaire et sur l’armée, il se considérait comme inexpugnable. Déjà une émeute de la démagogie de Bucharest avait été sévèrement réprimée (3-15 août 1865). Les conjurés ne pouvaient rien sur le paysan, qui, d’ailleurs, là comme partout, n’intervient que comme le chœur dans la tragédie antique, pour se lamenter ou s’applaudir de l’action à laquelle il est demeuré étranger. Ils s’appliquèrent à débaucher l’armée. Un comité se forma, composé de 700 à 800 membres, qui s’imposèrent une cotisation mensuelle de deux ducats ; on se procura, je ne sais comment, d’autres ressources ; l’on acheta des officiers dont un certain nombre devaient être atteints par des réformes financières annoncées, et, grâce à cette corruption, l’armée avait abandonné son chef, et la conjuration n’avait rencontré nul obstacle.

Couza, transporté au palais de Kotroceni, adressa à un des membres du gouvernement une adhésion au nouveau prince proclamé, sollicitant de quitter le territoire. On le lui permit. Accompagné par un de ses aides de camp jusqu’à la frontière, il s’en vint à Vienne et visita incognito Gramont, notre ambassadeur. Son langage fut sans amertume. Il n’accusait personne et il quittait sans regret un trône qu’il avait occupé sans satisfaction. Seulement, convaincu que l’empereur Napoléon III était le soutien le plus efficace de la Roumanie, quoiqu’il n’eût d’autre désir que de s’ensevelir dans sa retraite, il se montrait prêt à se rendre à Paris si l’Empereur trouvait quelque intérêt à l’interroger. L’Empereur ne crut pas devoir accepter cette offre ; Couza ne revint plus au pays natal que dans un cercueil et cette fois au milieu des ovations. Il avait été un innovateur audacieux, un patriote dévoué, mais il avait donné prise sur lui par l’incorrection de ses mœurs, vivant presque publiquement avec une princesse ***, tandis que sa femme était reléguée dans un coin du palais. On ne peut non plus l’exonérer de toute responsabilité dans les désordres financiers de son administration ; toutefois, on a eu tort de ne pas le reconnaître, ce sont les hommes de 48 surtout, qui gaspillèrent les belles ressources laissées par le prince Bibesco ; et, si aucun remède ne put être apporté à cette déplorable situation, cela tint à l’anarchie dans laquelle les partis implacables plongèrent systématiquement le pays, afin d’en discréditer le chef.


V

En Turquie, on savait Couza miné, et sa chute prochaine ; mais on ne prévoyait pas un dénouement aussi brusque. L’émotion fut vive : le ministre des Affaires étrangères, Ali, convoqua chez lui les représentans des puissances garantes. Il leur déclara solennellement que, le firman de 1861 ayant limité l’union des principautés au règne du prince Couza, cette union cessait de plein droit par son renversement. Il leur proposa de désigner un de leurs délégués qui, de concert avec un commissaire impérial, irait procéder à une enquête sur la révolution, ses causes et ses conséquences. Enfin il annonça qu’il envoyait au quartier général de Choulma l’ordre de rapprocher des troupes de la frontière moldo-valaque et de garder toute la ligne du Danube. Moustier, ambassadeur français, était favorable aux Roumains, comme leur était hostile Ignatief, qui disait tout haut : « On veut soulever de nouveau la question d’Orient ; eh bien, nous recommencerons la guerre. » Cependant, aucun d’eux n’ayant d’instructions, ils en référèrent à leurs gouvernemens.

Drouyn de Lhuys proposa aux puissances de dessaisir la conférence de Constantinople et de transporter la délibération à Paris. La Prusse et l’Autriche furent empressées l’une et l’autre à déclarer leur désir de conformer leur politique à celle de l’Empereur. Gortchakof se fit davantage prier. Selon lui, les conférences antérieures ayant conclu des accords formels en prévision des événemens qui venaient de se réaliser, il ne s’agissait que de savoir si ces conventions seraient ou ne seraient pas exécutées. Si elles l’étaient, l’action des ambassadeurs accrédités à Constantinople serait suffisante ; si elles ne Tétaient pas, à quoi bon réunir une nouvelle conférence, dont les décrets ne seraient pas plus respectés que les précédens ? Il ne céda qu’aux instances du cabinet de Londres et aussi, dit-il à notre ambassadeur, à la conviction « qu’une affaire traitée sous les yeux mêmes de Napoléon III ne pouvait manquer d’être envisagée avec les vues les plus élevées et les plus propres à amener une conciliation. »

La France proposait le maintien et la consécration définitive de l’union, et l’élection d’un prince étranger, soit par une assemblée de députés des deux principautés, soit par un plébiscite. La Russie, convaincue que la Moldavie était disposée à se séparer, proposait la convocation de deux assemblées, l’une à Bucharest, l’autre à Jassy, avec la nomination de deux hospodars indigènes.

Drouyn de Lhuys fit demander à Bismarck, qu’on considérait décidément comme l’allié et l’ami, d’appuyer sa proposition. On a prétendu que Bismarck avait machiné cette révolution parce qu’en effet il a su en profiter. Je n’ai trouvé aucune preuve de cette assertion. Il me semble établi, au contraire, qu’il s’en inquiéta d’abord, craignant que cette révolution de Bucharest ne fût le succès d’une manœuvre russe ou autrichienne. Eclairé sur son caractère réel, il ne songea plus qu’à en tirer parti. Sur le maintien de l’union et sa consécration définitive, il consentit à adhérer au point de vue français, toutefois en mesurant son insistance à l’intérêt relativement secondaire de la Prusse en cette question. En ce qui concerne le désir des populations de choisir leur prince dans les familles régnantes étrangères, il ne cacha pas son embarras. Le gouvernement du Sultan semblait résolu à décliner cette solution, et telle paraissait être également l’intention du cabinet de Pétersbourg. « Dans cet état de choses, nous serions disposés, dit-il, à nous abstenir et à laisser aux autres cours plus intéressées le soin de se mettre d’accord. Si cependant votre gouvernement juge indispensable d’insister pour qu’il soit satisfait aux vœux des populations, nous nous unirons à lui. » Et, en effet, il prescrivit à Goltz de s’exprimer dans le sens de Drouyn de Lhuys, avec intention d’y persévérer, mais en ayant soin de ménager les susceptibilités de la Russie. En un mot, il, consentait à nous plaire, mais seulement dans la mesure où cela ne déplairait pas à un allié encore plus cher et plus précieux.

Aucune des prétentions diamétralement opposées de la France et de la Russie n’étant en mesure de prévaloir, il fallut se décider à une transaction. On adopta celle de l’Autriche : on soumettrait la question de l’union à une assemblée des deux Principautés, réunie à Bucharest, avec faculté pour les députés de voter séparément. Si l’union l’emportait, l’assemblée élirait un hospodar indigène


VI

Toutes ces discussions de la conférence étaient purement académiques, car la solution se préparait à côté et en dehors d’elles. Le comte, de Flandre avait renoncé à son élection le jour même qu’il la connut, par conséquent très spontanément, et non sous l’influence de Napoléon III. Une première solution fut imaginée par Nigra. Avec l’autorisation de La Marmora, il vint prier l’Empereur de solliciter l’Angleterre d’offrir à l’Autriche les principautés danubiennes en échange de la Vénétie. Quoique ne croyant guère au succès, Napoléon III consentit à rendre ce bon office. Drouyn de Lhuys écrivit très confidentiellement à La Tour d’Auvergne : « Nous sommes loin de méconnaître toutes les difficultés dont il y a lieu de tenir compte. Nous n’oublions pas notamment qu’en demandant à la Turquie de faire un sacrifice pour rendre possible cet arrangement, les cabinets devraient se préoccuper des dédommagemens auxquels elle aurait droit, et qu’il serait nécessaire en même temps de s’assurer-que les véritables vœux des populations dont on disposerait ne seraient pas en désaccord avec les convenances de l’Europe. Mais les circonstances nouvelles semblent rendre possible ce qui avait paru ne pas l’être : j’ai surtout en vue l’attitude respective de l’Autriche et de la Prusse. Si une guerre éclatait entre elles, il n’est pas douteux que le cabinet de Berlin rechercherait l’alliance de l’Italie et que l’une des conditions de leur accord serait de ne point poser les armes sans avoir assuré les Duchés à la Prusse et enlevé la Vénétie à l’Autriche. La combinaison à laquelle Vienne répugne aujourd’hui pourrait donc acquérir un très haut degré d’importance et d’opportunité et devenir, aussi bien qu’une compensation nécessaire à l’Autriche, une garantie du, rétablissement de la paix pour l’Europe. Mais cette combinaison ne pourrait-elle pas empêcher le conflit si elle était adoptée en temps utile ? Nous sommes à l’égard de l’Autriche dans une situation qui nous commande des ménagemens particuliers. Le cabinet de Londres est mieux placé que nous pour prendre cette initiative, et je laisse à votre tact le soin de suggérer à lord Clarendon qu’il pourrait y avoir intérêt à profiter de l’état présent des Principautés pour s’en ouvrir sans trop tarder à Vienne. »

Clarendon ne crut pas devoir écouter la suggestion. « Il serait sans aucun doute très heureux de voir la cour de Vienne accueillir favorablement la combinaison, mais il demeurait convaincu que, quels que fussent les embarras dans lesquels l’Autriche pouvait se trouver, nous ne devions pas raisonnablement nous flatter de voir cette puissance y prêter les mains. La possession des provinces danubiennes la mettrait en hostilité ouverte avec la Russie, et ce serait aux yeux de l’empereur François-Joseph, comme aux yeux de ses ministres, une éventualité beaucoup plus inquiétante que toutes celles à redouter du côté de l’Italie. De plus l’hostilité des populations roumaines envers l’Autriche faisait craindre que leur assentiment serait toujours refusé à un arrangement de cette nature. La cour de Vienne se rendait compte de cette situation, et il est probable que, si on lui offrait aujourd’hui les principautés à titre gratuit, elle ne les accepterait pas. » Clarendon exprima les mêmes objections à d’Azeglio, le ministre italien[1].

Cette première solution écartée, une autre surgit tout à fait inattendue. Le petit peuple roumain, si intelligent et si vaillant, n’existait que parce qu’il s’était toujours moqué des oracles de la conférence. Il se surpassa tout à coup en irrévérence audacieuse : au lieu d’attendre avec soumission qu’on daignât lui octroyer un prince, il s’en choisit un tout seul, le prince Charles de Hohenzollern-Sigmaringen.


VII

Pour comprendre les péripéties à travers lesquelles va passer cette candidature, il est indispensable, la première fois que cette famille se mêle au drame historique, de préciser sa situation dans la maison royale de Prusse.

Les Hohenzollern (Zollern), à partir de 1200, se divisèrent en deux branches[2] : la branche aînée souabe, les Hohenzollern-Hechingen et les Hohenzollern-Sigmaringen ; la branche cadette, les Brandebourg. Les relations entre ces deux branches issues du même tronc furent réglées par deux traités, l’un de 1488, l’autre de 1695 renouvelé en 1707. Ce dernier, négocié à Nuremberg entre Frédéric IIIe Electeur et premier roi de Prusse, celui dont son petit-fils, le célèbre Frédéric, disait qu’ « il fut grand dans les petites choses et petit dans les grandes, » et le prince de Hohenzollern-Hechingen, aîné de la branche souabe, feld-maréchal dans les armées impériales et commandant de la place de Fribourg. Cet acte de fraternisation brandebourgeoise, comme on aimait à l’appeler, était surtout une entrée en succession éventuelle (Erbeinsetzung) de la maison de Brandebourg. Il stipulait formellement, en effet, qu’en cas d’extinction de la branche souabe des Hechingen et des Sigmaringen, leur succession serait déférée à cette maison. La réciproque n’avait pas été exprimée formellement pour les Hechingen et les Sigmaringen[3]. Néanmoins ils ont toujours prétendu qu’ils auraient un droit successoral, en cas d’extinction des Brandebourg.

Les Hohenzollern-Sigmaringen obtinrent droit d’entrée à la Diète en 1703. Le traité de Lunéville les priva de leurs droits féodaux dans plusieurs seigneuries néerlandaises et domaines en Belgique. Ils rétablirent en 1806 leur principauté en faisant accession à la Confédération du Rhin. Le prince Aloys y fut poussé par sa femme, la princesse de Salm-Kyrbourg, dont le père avait eu des relations très amicales avec l’impératrice Joséphine : cela lui valut un État souverain avec un riche territoire sur la rive gauche du Rhin. En 1813, il se retourna contre ses bienfaiteurs, passa à la coalition, retrouva la faveur de son royal parent de Prusse, et, les traités successoraux étant remis en vigueur, le Congrès de Vienne le reconnut comme membre souverain de la Confédération germanique, en retour de ses anciennes possessions des Pays-Bas.

Le Statut qui régissait cette petite dynastie avait été fixé par le prince Aloys, le 21 janvier 1821[4]. Le prince régnant exerçait sur tous les membres de sa famille la plénitude du pouvoir paternel, particulièrement pour l’entrée au service étranger, civil ou militaire ; pour le séjour des princesses non mariées hors du pays ; pour les mariages à conclure en vue d’éviter les mésalliances ; pour les partages ou tutelles. Ce Statut avait été approuvé par le roi de Prusse. Au cas de difficulté sur son application, on aurait recours à une commission arbitrale dont la décision serait soumise à l’approbation du roi de Prusse, chef de la maison Hohenzollern.

En 1848, le prince régnant octroya à son petit peuple une constitution. Il en résulta des difficultés, et il abdiqua en faveur de son fils, le prince Antoine. Le nouveau prince céda par traité signé à Berlin le 7 décembre 1849, ratifié le 20 février 1850, ses droits de souveraineté, de gouvernement, au roi de Prusse, moyennant une rente annuelle de 25 000 thalers réversible en entier sur la tête de l’héritier capable de succéder. Nonobstant cette cession, les princes conserveraient dans l’Etat prussien leurs rangs et prérogatives, une position privilégiée avant tous les sujets de Sa Majesté qui n’appartiennent pas à la maison royale. Il était, en outre, formellement stipulé que le traité ne préjudiciait en rien aux prétentions que la maison princière souabe pourrait élever en conséquence des traités de succession de 1695 à 1707, dans le cas d’extinction de la descendance masculine de la maison royale de Prusse.

Ce traité était uniquement politique d’Etat et non de famille : il laissait en dehors, dans toute sa force, le Statut de 1821 (article 13). De telle sorte que, si le roi de Prusse devenait le chef politique de la branche souabe, le prince Antoine en restait le père de famille, indépendant et tout-puissant.

Dès que le roi de Prusse eut pris possession effective de son acquisition (12 mars 1851), le prince Antoine, considérant que les prérogatives conservées du Statut de famille de 1821 étaient devenues inconciliables avec la subordination déclarée sous le gouvernement immédiat du roi de Prusse, y renonça expressément par acte du 26 mars 1851 en faveur du roi de Prusse comme chef de toute la maison Hohenzollern (art. 1er).

Par ordonnance royale du 19 juillet 1851, le roi de Prusse accepta la transmission de ces droits de famille. Mais il eut soin de constater qu’après comme avant cette transmission, les princes Hohenzollern sont soumis aux mêmes devoirs, notamment à ceux de fidélité, d’obéissance, de respect à l’égard du chef suprême de la famille : « Nous avons la ferme confiance que tous les membres appartenant à la maison princière se maintiendront dans la grâce et l’affection de notre couronne royale comme dans celle de nos successeurs, qu’ils se montreront attentifs à recevoir nos ordres et que, s’ils fixent leur résidence dans notre Etat, on les verra soumis aux lois. » Par ordonnance du 18 octobre 1861, la ligne des Hohenzollern-Hechingen étant éteinte, le prince Antoine de Hohenzollern-Sigmaringen, jusque-là simple Altesse Sérénissime, reçut le titre personnel d’Altesse royale.

En résumé, jusqu’en 1848, les Hohenzollern-Sigmaringen, branche aînée et catholique, étaient de fort petits princes au regard de leurs cadets protestans de Brandebourg : toutefois, quelque petits qu’ils fussent, ils étaient indépendans dans leur principauté. À partir de 1849, ils deviennent les subordonnés de la maison royale de Prusse : d’abord politiquement, par le traité d’État de 1849, ensuite privément, par le pacte de famille de 1851, et ils en reçoivent comme marque de subordination une rente annuelle, collier de servitude attaché à leur cou.

Est-il un homme sensé et impartial qui, en présence d’actes aussi expressifs, puisse contester qu’à moins de se mettre en état de rébellion et de félonie et de perdre la grâce et l’affection du chef suprême de la famille, aucun prince de la maison Hohenzollern ne peut accomplir d’acte politique, surtout celui si grave d’accepter une couronne, sans demander et obtenir l’autorisation du chef politique et familial, le roi de Prusse ? Il s’est cependant trouvé un historien éminent, mais trop souvent aveuglé par le parti pris systématique, Sybel, pour soutenir qu’en cas d’offre d’une couronne, les princes de Hohenzollern-Sigmaringen ne relevaient que de leur volonté et qu’ils n’avaient pas plus d’autorisation à demander au roi de Prusse que celui-ci n’avait de titre légal pour émettre une défense[5].

« Le Statut de 1821, dit-il, spécifie quatre cas dans lesquels doit s’exercer l’autorité du chef de famille. Or, l’acceptation d’un trône n’y est pas comprise. » Je le crois bien ; ce ne sont pas des hypothèses qu’on prévoit ; mais le cas entre par un a fortiori évident dans l’interdiction d’accepter sans autorisation un service civil ou militaire à l’étranger. Une royauté, n’est-ce pas la forme la plus complète et, si je puis dire, la plus intense, du service civil et militaire ? Un de mes amis diplomates a entendu le roi Guillaume, reprenant ses fonctions royales après une maladie, dire : « Je viens de reprendre le service. » Comment le consentement indispensable pour le moins ne le serait-il pas pour le plus ? En outre, si le Statut énumère particulièrement quelques cas où s’exerce l’autorité du chef de famille, cette énumération n’est pas limitative, et les cas qu’elle ne prévoit pas n’en restent pas moins soumis à ce pouvoir exercé depuis 1851 par le roi de Prusse.

Enfin, le cas de l’offre d’une couronne, fût-il en dehors du Statut familial, tombait sous l’autorité du Statut politique. Or, ce Statut exige en termes dont la rigueur précise ne permet aucune équivoque : fidélité, respect, obéissance ; obéissance dans tous les actes politiques. Serait-ce pratiquer l’obéissance que de s’en aller à la sourdine courir une aventure royale, sans l’autorisation de celui aux ordres duquel on doit soumettre tous ses actes ?

Il y a plus : En admettant que le consentement du roi de Prusse ne fût pas nécessaire, celui du père légitime le serait encore moins. En quelle qualité le donnerait-il ? — Comme souverain, il a vendu sa souveraineté au roi de Prusse. Comme père, il lui a transféré sa puissance de chef de famille. De telle sorte qu’un jeune prince, qui ne pourrait passer quinze jours à l’étranger, ni épouser qui que ce soit sans un consentement formel, n’aurait à consulter que ses convenances pour exposer le nom, l’honneur, la fortune de sa famille par la plus hasardeuse des résolutions ! Sybel finit par comprendre la puérilité de sa thèse : il concède que le prince devrait demander conseil et que, dans ce cas, le conseil aurait une force décisive : un conseil ayant une force décisive, en bon français, c’est un ordre…

Ici l’évidence éblouit. Du reste, les meilleurs commentateurs des statuts Hohenzollern, ce ne sont ni moi, ni Sybel, ni tout autre : ce sont les princes Hohenzollern eux-mêmes. Laissons-donc les raisonnemens et voyons les faits.


VIII

Le prince Antoine, chef de la famille médiatisée des Hohenzollern-Sigmaringen, était un homme bon, éclairé, judicieux, agréable, très instruit, au courant de toutes choses, ayant une fortune considérable (on parlait de cinq à six millions de rentes), des relations très étendues, une haute autorité morale dans toute l’Allemagne. De son mariage avec la fille du feu duc de Bade et de la princesse Stéphanie, vicomtesse de Beauharnais, fille adoptive de Napoléon 1er, il avait une belle famille, affectueusement, groupée autour de lui, pour laquelle il nourrissait de vastes ambitions. Son fils aîné, le prince héréditaire Léopold, avait épousé la princesse Antonia, sœur du roi de Portugal (12 septembre 1861). Sa fille Marie s’unit plus tard à Philippe de Belgique, comte de Flandre ; ses deux autres fils, Charles et Antoine, servaient dans l’armée prussienne. Le prince Charles, lieutenant au 2° régiment de dragons de la garde, était un beau jeune homme de vingt-sept ans, intelligent, sérieux, appliqué à son devoir militaire.

Nonobstant ses liens d’alliance avec la famille des Napoléon, le prince Antoine était aussi peu Français de sympathies que le plus fougueux des professeurs membres du Nalionalverein : il partageait toutes les rancunes et nourrissait toutes les ambitions allemandes. Le régent l’avait appelé à la tête de son premier ministère ; il était actuellement général d’infanterie, président de la commission des ingénieurs, gouverneur militaire de la province rhénane et de la province de Westphalie. Il avait conservé les relations les plus amicales et les plus confiantes avec le roi Guillaume. Quand il venait à Berlin, il descendait au palais royal, et il s’y rendait à tous les anniversaires de famille. On ne sait pas exactement comment fut conçue l’offre qui lui fut faite de la couronne de Roumanie pour son fils Charles. Voici ce que j’ai pu démêler. Les moteurs révolutionnaires principaux de la conspiration contre Couza, Bratiano et Rosetti s’étaient partagé la tâche : Rosetti, demeuré à Bucharest, y organisait le coup de main matériel ; Bratiano, venu à Paris, y préparait l’opinion française et cherchait un remplaçant au prince dont il tramait le renversement. Je l’ai connu chez Michelet : il était beau, charmant, tout flamme et séduction. Dans le monde d’opposition où il évoluait, il rencontra Mme Cornu, amie intime de la famille Hohenzollern-Sigmaringen et toute dévouée à ses intérêts. Lequel des deux, la révolution une fois consommée à Bucharest, pensa d’abord au prince Charles ? Quand l’idée fut-elle accueillie par tous les deux ? Quelles mystérieuses négociations s’engagèrent entre le chef de la famille Hohenzollern, Bratiano et Mme Cornu ? Je ne le sais pas.

Le prince Antoine accueillit avec satisfaction la perspective d’un trône pour son fils ; toutefois son premier mot, aux ouvertures de Bratiano transmises par Mme Cornu, fut : « Il faut avant tout que f obtienne l’autorisation du Roi, sans laquelle je ne puis rien ; et, comme je suis certain que cette autorisation ne me sera pas accordée si je ne me suis pas préalablement assuré l’assentiment de Napoléon III, il n’y a aucune communication à faire à Berlin avant que vous ayez obtenu cet assentiment. » Mme Cornu s’en chargea et l’obtint. L’Empereur avait déjà de la bienveillance pour une famille qui lui était alliée ; mais il eût suffi qu’elle se rattachât à la famille royale de Prusse pour qu’elle fût assurée de ses bonnes grâces.

Bratiano, sûr de Napoléon III, se rendit à Dusseldorf auprès du prince Antoine (30 mars 1806). Il lui annonça que, suivant en cela l’avis de l’empereur Napoléon, il avait l’intention de proposer au peuple roumain l’élection de son second fils Charles. Le jeune prince, en garnison à Berlin, se trouvait opportunément en congé chez son père. Bratiano put donc s’aboucher directement avec son candidat et lui faire ses propositions. Le prince, après quelques excuses de modestie, répondit ce que son père avait dit : « qu’il ne pouvait prendre aucun engagement précis, parce qu’il ignorait les intentions du roi de Prusse, CHEF DE LA FAMILLE, SANS LA PERMISSION DUQUEL il ne pouvait entreprendre un pas aussi important[6]. »

Il pria donc Bratiano de ne pas continuer de nouvelles démarches pour le moment. Celui-ci repartit pour Paris rendre compte à Mme Cornu et, par elle, à l’Empereur de l’issue de sa démarche. Il alla ensuite à Bucharest organiser la manifestation plébiscitaire qui permettrait de solliciter et d’obtenir l’agrément indispensable du roi de Prusse.

Ainsi, à leur première apparition sur la scène européenne, les Hohenzollern-Sigmaringen, loin de contester leur subordination, leur devoir d’obéissance, l’affirment, comme ils n’ont cessé de le faire depuis en toute occasion, sentant que cette union avec la couronne de Prusse était pour eux une force, un prestige, une gloire.


IX

La manœuvre plébiscitaire de Bratiano eut un plein succès. Un moment une émeute séparatiste à Jassy troubla le scrutin : l’archevêque, revêtu de ses vêtemens sacerdotaux, marchait à la tête des émeutiers ; les soldats, en partie Moldaves, ne s’étaient décidés à faire feu qu’après avoir vu tomber deux des leurs ; mais l’émeute avait été réprimée, les chefs arrêtés : l’archevêque s’était enfui. L’ordre rétabli, le plébiscite fut voté par 685 969 voix contre 224 (du 14 au 21 avril 1866). Les familles les plus considérables s’y rallièrent. Le prince Stirbey le signa et accepta d’être envoyé en mission auprès du prince Charles. Aucun des Bibesco ne songea à troubler la manifestation nationale, quoique, à défaut du Hohenzollern, la France eût certainement vu avec plaisir l’avènement de l’un d’eux, et surtout du prince Georges, brillant officier de son armée, que signalaient le charme de sa personne, sa vaillance et un remarquable talent d’écrivain. Mais, bons fils et bons patriotes, ils s’étaient rappelé que leur père avait le premier, pendant son règne[7], prononcé le mot de Principautés Unies ; soutenu le premier dans le Divan ad hoc, l’union sous un prince étranger, et cela, quoiqu’il eut obtenu une imposante majorité en Valachie ; enfin, qu’il avait contribué plus que personne à créer l’unanimité autour de la candidature de Couza, bien qu’elle eût été inventée contre la sienne. Le prince Brancovan, présent depuis une dizaine de jours à Bucharest, ayant été empêché par la maladie de prendre part au scrutin, vint dès le lendemain porter son adhésion et offrir ses services à la lieutenance princière. Il ne crut pas nécessaire d’adhérer publiquement au plébiscite ; aux ministres qui le lui demandaient, ii se contenta de rappeler fièrement ses services : depuis sept ans, il n’avait cessé de lutter, par sa fortune et par son influence, auprès du ministère des Affaires étrangères et de l’Empereur ; le pacte de la conspiration avait été signé dans sa maison ; il lui eût été facile de se faire élire, il ne l’avait pas voulu.


X

Le soir du dépouillement du scrutin plébiscitaire, Bratiano expédie à Dusseldorf le télégramme suivant : « Cinq millions de Roumains acclament pour leur souverain le prince Charles, fils de Votre Altesse royale ; tous les temples sont ouverts, et la voix du clergé s’élève avec celle du peuple tout entier vers l’Éternel pour le prier de bénir leur élu et de le rendre digne de ses ancêtres et de la confiance que la nation entière a mise en lui. » Le prince Antoine considérait tellement le roi Guillaume comme le maître de l’affaire que c’est à lui et non à son fils qu’il manda ce télégramme, et c’est le Roi qui le communiqua au prince Charles, le 16 avril à huit heures du matin.

Il ajoutait à cette communication : « Ton père t’a probablement communiqué la proposition, il faut que tu restes absolument réservé, car il y a de grosses objections, la Russie et la Porte étant jusqu’ici contre un prince étranger. » Le prince répondit : « Je reconnais parfaitement les grandes objections politiques qui sortent au premier plan. Je me guiderai toujours d’après les prescriptions de Votre Majesté[8]. » Toutefois, emporté par sa fougue ambitieuse de jeunesse, il écrit le même jour à son père « qu’il est fermement décidé d’accepter la couronne roumaine et de se rendre à Bucharest en dépit de l’avis de la Conférence. » Le père le calme, le rappelle à la raison : « Ton idée part d’un bon sentiment, mais rien que la considération de la discipline de famille la rend déjà irréalisable. »

Les Roumains, qui n’avaient pas à se préoccuper de la discipline de famille, trouvaient l’idée du prince si peu irréalisable qu’ils se mettaient en mesure de la réaliser. Leur gouvernement provisoire, sans tenir aucun compte de la décision de la Conférence, avait convoqué une Constituante. Cette assemblée, composée de 114 députés, dont 36 Moldaves, déclara, pour la dernière fois, que : « la volonté immuable des Principautés est de rester pour toujours une Roumanie une et indépendante, sous la souveraineté héréditaire d’un prince étranger, et que le prince héréditaire de la Roumanie est le prince de Hohenzollern, que l’assemblée vient à son tour de proclamer sous le nom de Charles Ier (13 mai 1866). »

Comme le prince Antoine, les puissances attendaient la décision du roi Guillaume. Drouyn de Lhuys, quoique ignorant le manège Cornu-Braliano, sur les ordres de son maître, chargea Benedetti d’exprimer sa satisfaction de l’événement heureux qui allait s’accomplir dans la famille royale de Prusse. La Russie et la Turquie, par des raisons diamétralement opposées, n’éprouvèrent pas la même satisfaction : la Russie ne voulait pas de la constitution d’un État indépendant qui diminuerait son action dans les Balkans ; la Turquie redoutait un premier affaiblissement des traités qui protégeaient son intégrité contre les empiétemens de la Russie ; elle eût préféré les Principautés livrées à l’Autriche plutôt qu’indépendantes.

Palmerston, voulant empêcher l’intronisation du Duc de Nemours en Belgique, Napoléon III celle du fils de la reine d’Angleterre en Grèce, s’étaient adressés, non aux Belges ou aux Grecs, mais l’un au roi Louis-Philippe, l’autre à la reine Victoria, et les avaient sommés de refuser un consentement auquel était subordonné l’effet de l’élection. Ce procédé était conforme aux règles internationales. Un peuple n’est tenu, dans le choix d’un souverain, à quoi que ce soit envers qui que ce soit : ses convenances sont sa seule règle. Les chefs des grands États européens, au contraire, sont obligés de respecter la règle qu’ils se sont réciproquement imposée de ne pas troubler l’équilibre des forces ou des influences, en mettant un de leurs princes sur un des trônes d’Europe, sans avoir l’assentiment général. La Russie et la Turquie se conformèrent à ces précédens incontestés, et leurs ambassadeurs d’Oubril et Aristarchi demandèrent au roi de Prusse de défendre à un membre de sa famille de déférer aux vœux des populations moldo-valaques.

Le Roi avait à choisir entre trois partis : défendre, conseiller, permettre. Cette élection lui était agréable aussi bien par des raisons personnelles que par des raisons politiques ; il aimait beaucoup la famille et il était satisfait de ses bonnes fortunes ; mais précisément parce qu’il l’aimait, il se préoccupait des difficultés redoutables auxquelles l’un d’eux allait s’exposer en acceptant d’aller régir un peuple turbulent. Il n’était pas fâché que l’Autriche fût contenue sur le Danube par un prince de sa famille dévoué aux intérêts de la patrie prussienne, mais, s’il se souciait peu du déplaisir de la Turquie, très vivement prononcée contre cette élection, il tenait beaucoup à ne pas froisser la Russie. En outre, il répugnait à lancer les autres autant que lui-même dans des aventures quand il n’y était pas contraint.

Il ne conseilla donc pas d’accepter ; il recommanda la prudence : « Réfléchissez ; il serait mieux de ne pas préjuger les décisions de la Conférence. » Il se garde encore plus de défendre : « Après tout, si cela convient à votre famille, faites à vos risques et périls. » Or, laisser faire, quand d’un mot on peut empêcher de faire, c’est permettre. Permettre sans conseiller dégage certainement de toute responsabilité vis-à-vis de celui auquel on se borne à accorder libre carrière, non vis-à-vis de ceux dont les intérêts seront lésés par la permission que l’on aurait pu refuser.

D’Oubril et Aristarchi ne regardèrent pas de près à l’équivoque de cette permission de faire, qui n’était cependant pas un conseil. De ce que le Roi affirmait qu’il resterait étranger à la détermination du prince et ne rengageait pas à se rendre aux vœux des Roumains, ils conclurent qu’il le désapprouvait, et ils télégraphièrent à leurs cours qu’il n’y avait pas à s’inquiéter du plébiscite roumain, que le Roi n’en permettrait pas la réalisation.

Bismarck, moins touché que le Roi des convenances personnelles, l’était autant que lui des considérations politiques. Tout en ne demandant pas mieux que de saisir l’occasion inespérée, offerte par Napoléon III, d’établir, à la veille de la guerre, un Prussien au flanc de l’Autriche, il était très soucieux, lui aussi, de ne pas s’aliéner la Russie, sur l’amitié fidèle de laquelle reposaient toutes ses combinaisons présentes et futures. Il répondit très prudemment aux congratulations de Drouyn de Lhuys : « Sa Majesté serait touchée de l’intérêt que l’Empereur témoignait à la famille royale ; mais, quant à lui, il ne lui conseillerait d’accueillir la combinaison que si elle était agréée par la Russie en même temps que par la France. Alors, nous nous en montrerons reconnaissans ; mais, même dans ce cas, nous déclinerons tout ce qui pourrait rendre la Prusse solidaire à un titre particulier quelconque[9]. » Ce qui n’empêcha pas plus tard le Roi, quand le prince Charles fut installé, de dire : « Maintenant que mon cousin Charles est en Roumanie, nous avons, sinon par des traités, du moins moralement, le devoir de le soutenir aussi bien et autant que possible[10]. »


XI

On ne pouvait cependant demeurer immobile dans l’incertitude des délibérations. Bismarck, qui, comme Napoléon III, avait sa politique officielle et sa politique officieuse, se chargea de dénouer l’imbroglio. Malade, hors d’état de sortir de sa chambre, il envoya (19 avril) Keudell prier le prince Charles de passer chez lui : « Je ne vais pas vous parler, lui dit-il, comme homme d’Etat, comme ministre, mais, si vous me le permettez, comme conseiller et ami. Un peuple vient de vous élire souverain à l’unanimité ; prenez une résolution audacieuse, partez directement pour la Roumanie. »

Le prince lui objectant la nécessité du consentement du Roi comme chef de sa famille : « Vous n’avez pas besoin dans ce cas, répondit Bismarck, de demander directement l’approbation du Roi, mais simplement un congé pour l’étranger. Le Roi est assez fin pour deviner vos intentions ; il vous accordera votre congé, et, de l’étranger, vous demanderez plus tard un congé définitif. Vous pourrez alors vous rendre dans un strict incognito chez l’empereur Napoléon à Paris : il y a bien des moyens de lui parler en secret. Ce n’est que par son intermédiaire que vous pourrez atteindre votre but. Mais, devant la conférence de Paris, les choses pourraient traîner en longueur, attendu que la Russie et la Porte combattent énergiquement l’élection d’un prince de Hohenzollern et que la Prusse ne serait pas en état d’appuyer cette élection directement. Pour cette raison, comme premier ministre prussien, je devrais me prononcer contre votre élection, quelque difficile que ce me soit, car je ne devrais pas amener une rupture avec la Russie et engager des intérêts d’Etat en faveur d’intérêts de famille. Mais une action entreprise pour votre propre compte contribuerait à tirer le Roi d’une situation pénible pour lui, et je suis convaincu qu’il ne s’opposerait pas à cette idée, que je lui communiquerais de vive voix s’il voulait me faire l’honneur d’une visite. Votre Altesse une fois en Roumanie, la question serait beaucoup plus facile à résoudre : la Conférence se trouverait en face d’une chose faite, et les puissances intéressées de plus près commenceraient par protester, mais elles devraient finalement reconnaître un fait qu’on ne peut plus supprimer. Vous n’avez rien à craindre de l’Autriche, je me propose de l’occuper pendant quelque temps ; quant à la Russie, dès qu’elle se trouvera en présence du fait accompli, elle le reconnaîtra. Du reste, vous ne mettez pas grand’chose au jeu, et, en cas d’échec, vous vous en retirerez comme d’une aventure piquante[11]. »

Le prince alla raconter au Roi cette conversation. Le Roi ne parut pas se ranger à l’avis de son ministre : « Les difficultés sont énormes et multiples ; il serait plus sage d’attendre les résolutions de la conférence de Paris. D’ailleurs n’était-il pas indigne d’un prince de la Maison de Hohenzollern de se mettre sous la suzeraineté d’un Turc ? » Le jeune homme insiste : — Il saura se libérer par les armes de cette suzeraineté qu’il accepterait pour un moment ; il affranchira le pays qui l’élit et lui conquerra sur le champ de bataille sa complète indépendance ; il fera toujours honneur à son nom, quelle que soit la situation dans laquelle il pourra se trouver. — Le Roi cependant ne dit pas oui, ne dit pas non ; il lui donna le congé pour aller s’entendre à Dusseldorf avec son père et, le serrant dans ses bras, il lui dit : « Que Dieu te protège ! »

A Dusseldorf, le jeune homme ne trouve pas plus de décision qu’à Berlin. Sa mère et sa sœur, tendrement inquiètes, s’opposaient ; son père ne savait à quoi se résoudre. Le Roi lui écrit ce qu’il avait fait entendre à son fils : il n’envoie pas un refus direct, il insiste seulement sur l’opposition des puissances. Mais Mme Cornu, consultée par lettre et par messager, presse pour qu’on ne se préoccupe pas de la Conférence, qu’on aille de l’avant, et qu’au plus tôt on crée le fait accompli. Elle promet l’aide de l’Empereur. Bratiano, accompagné d’un ancien aide de camp de Couza, accourt, appuie le conseil de Mme Cornu et promet le succès. Alors le prince Antoine se rend à Berlin ; il ne peut se décider à prendre un parti quelconque sans s’être mis d’accord avec celui qui est la lumière et l’autorité de la famille. Là tout est discuté ET REGLE[12] avec le Roi, dans le plus grand secret. Suivant une distinction digne du plus Escobar des casuistes, il « n’autorisera pas, mais il entrera avec inquiétude dans les projets du prince[13]. »

On en arrive donc finalement au scénario proposé par Bismarck dès l’origine : le prince quittera la Prusse, non en rebelle à l’autorité du chef de famille, non en déserteur de l’armée, mais avec le consentement tacite de ce chef de famille et muni d’un congé accordé pour l’étranger par le commandant suprême de l’armée. Dès qu’il aura franchi la frontière prussienne, il enverra sa démission, dont l’acceptation lui était garantie d’avance.


XII

Le 22 mai 1806, le prince Charles entrait triomphant à Bucharest, ayant traversé sans encombre l’Autriche tout en armes et en surveillance. De Salzbourg, il envoya sa démission d’officier prussien. Bratiano l’avait rejoint pour jouir de la victoire à côté du roi qu’il avait inventé. « On l’attendait, écrivait notre consul, comme les Israélites attendaient le Messie. » Les ovations frénétiques de la population ne furent, du reste, qu’un heureux pressentiment, car, dans la situation la plus difficile, le nouveau prince s’est montré un chef d’Etat aussi remarquable par la sagacité et la prudence que par la vigueur et la persévérance, et il a été un glorieux créateur de royaume.

Bismarck annonça lui-même le fait aux ambassadeurs accrédités auprès de lui, en leur manifestant à tous sa surprise et ses regrets. « C’était sans l’assentiment du Roi et à son insu que le prince s’était rendu dans les Principautés. » Il affirma que S. M. prussienne ne se séparait pas des autres cabinets et déclinerait toute solidarité avec l’entreprise du prince, malgré les liens de parenté qui l’unissaient à la famille royale. D’Oubril se plaignit aigrement de la fausse sécurité où on l’avait mis par des paroles endormeuses. Aristarchi fut violent : il rappela les assurances qui lui avaient été données par le Roi ; il n’admettait pas que le prince eût pu se résoudre à méconnaître les intentions de Sa Majesté ; il se plaignit que sa bonne foi avait été surprise, en des termes tels que Bismarck lui déclara qu’il se retirerait, s’il persistait dans un tel langage.

Benedetti, ignorant la part que son souverain avait prise en cette affaire, reçut la communication avec beaucoup plus de sérénité : « Je ne doute pas de la sincérité de vos assurances, dit-il, mais on croira bien difficilement que le prince ait pris sur lui d’abandonner le service du Roi pour se rendre dans les Principautés sans s’être préalablement muni du consentement de Sa Majesté et se soit ainsi constitué à l’état de déserteur. On ne croira pas que ce soit pour rien que le prince Antoine a fait il y a deux semaines environ une apparition à Berlin, qu’il a vu le Roi et qu’il a reçu la visite du président du Conseil[14]. »

Drouyn de Lhuys, qui n’était pas davantage dans la confidence, ne fut pas content. Il télégraphia à notre ambassadeur à Pétersbourg : « Vous pouvez affirmer hautement que le prince est parti à notre insu. (Il aurait dû dire : à mon insu.) Le prince, ajoutait-il, est membre de la famille royale ; il occupe un grade dans l’armée : je ne m’explique pas qu’il ait pu, dans les circonstances présentes, s’éloigner sans l’agrément formel du Roi[15]. » Quant à Napoléon III, il se réjouit du succès de son protégé.

Clarendon apprécia très sévèrement la conduite du gouvernement prussien el, malgré les assurances de Bernstorff, son ambassadeur, que le prince avait agi à l’insu du Roi, il ne douta pas du contraire. Mais en même temps il laissa voir sa conviction « que la Prusse n’aurait pas toléré cette aventure sans s’être ménagé les bonnes dispositions de la France[16]. »

A Vienne, Mensdorff insista plus que Clarendon sur la connivence française, accusant notre agent à Bucharest d’avoir encouragé l’élection. « Je nie le fait, télégraphiait à d’Avril Drouyn de Lhuys, car il serait trop contraire à vos instructions. » — « Vous pouvez nier, répondait d’Avril, personne ne pouvait ni encourager ni décourager (23 mai). » Le démenti n’était pas cru, et, en effet, s’il valait pour Drouyn de Lhuys, il ne valait rien pour l’Empereur.

Le ministre italien à Berlin, Barral, le télégraphiait à La Marmora : « Le gouvernement prussien était certainement de connivence avec le départ et l’acceptation de la couronne du prince de Hohenzollern ; mais, maintenant qu’il espère qu’à l’aide du vœu des populations et du fait accompli, le prince pourra se maintenir, il manœuvrera de manière à ne pas heurter la politique de la Russie, qu’il a le plus grand intérêt à ménager[17] (31 mai 1866). » Moustier, alors ambassadeur à Constantinople, télégraphiait : « On comptait sur le refus du prince de Hohenzollern. On se croyait d’autant plus fondé à l’espérer que les nouvelles reçues de Berlin semblaient rassurantes à cet égard (30 mai 1866). »

De Vienne, Mosbourg écrivait : « L’opinion publique consent difficilement à ne voir dans cette entreprise aventureuse qu’un acte d’initiative personnelle. On accuse généralement la Prusse d’avoir inspiré la résolution du jeune officier, membre de la famille royale, dans l’espérance que les divisions et les agitations auxquelles donnerait lieu sa présence dans les Principautés seraient de nature à créer pour l’Autriche un surcroît de graves difficultés[18]. »

Ainsi, dans l’Europe entière, l’opinion fut que le prince était parti avec l’autorisation du roi Guillaume et de l’empereur Napoléon III. Le monde considéra comme une plaisanterie cette affirmation, « que, sous un roi d’une volonté aussi forte que Guillaume Ier, assisté d’un ministre aussi énergique que Bismarck, un prince prussien eût pu prendre une telle initiative sans l’assentiment royal[19]. »

Cette conviction excita en France les murmures des politiques de l’école de Talleyrand et de Thiers ; le brillant chroniqueur de la Revue des Deux Mondes, Eugène Forcade, s’en fit l’interprète : « On ne comprend pas que l’équipée du prince de Hohenzollern dans les Principautés ail été tolérée. On ne saurait admettre que le nouvel hospodar, officier de l’armée prussienne, ait quitté comme un déserteur son pays et ses frères d’armes à la veille d’une grande guerre et d’un grand péril. Nous croyons pour l’honneur du prince qu’il a informé le gouvernement de ses résolutions, et qu’il est parti muni des autorisations nécessaires. Comment la cour de Berlin a-t-elle pu donner une autorisation semblable sans en faire prévenir la France, ne fût-ce que par l’intermédiaire de l’Italie ? Et, si la France a été avertie, comment a-t-elle consenti à cette aventure[20] ? »

D’autres écrivains manifestèrent le même étonnement. Et cette candidature royale d’un Hohenzollern, même en une région éloignée, excita, dès 1866, les ombrages et les susceptibilités françaises, et l’on reprocha à l’Empereur de l’avoir tolérée. Que n’eût-on pas dit si l’on eût su qu’il l’avait favorisée ! Les partisans des nationalités approuvèrent le laisser faire donné par l’Empereur. L’Opinion nationale soutint une thèse opposée à celle de Forcade. En cela, Guéroult, son rédacteur en chef, esprit indépendant, caractère honorable, n’obéissait pas à une déférence affectueuse pour le prince Napoléon : il se montrait fidèle aux convictions de toute sa vie.


XIII

Les opinions étaient unanimes : restait à savoir ce que seraient les actes.

Chez Gortchakof, la résolution n’allait jamais au-delà des phrases. D’ailleurs, son souverain ne lui aurait pas permis d’être méchant envers son oncle bien-aimé. Sa grande colère se réduisit donc à prescrire à son agent de Bucharest la plus grande réserve : « Il attendrait, pour apprécier autrement la démarche du prince, de savoir comment elle serait jugée par la Conférence. Si elle se trouvait trop accommodante au fait accompli, il s’en retirerait. »

Les Turcs furent agressifs comme leur ambassadeur de Berlin l’avait été. Le prince Charles, en prenant possession de son gouvernement, expédia un télégramme de soumission au Grand Vizir : « Appelé par la nation roumaine à être son Prince, j’ai cru de mon devoir d’écrire au Sultan pour lui exprimer mes sentimens de dévouement et la ferme résolution que j’ai de respecter les droits de la Sublime Porte. » Cette marque de déférence n’apaisa pas. Aali télégraphia à Sawfet, son ambassadeur à Paris, « que le gouvernement ottoman ne voyait plus d’autre moyen de faire respecter dans les Principautés les traités et les décisions de la Conférence que l’occupation militaire (24 mai 1866). »

La Conférence se réunit aussitôt (25 mai 1866). Sawfet déposa sa protestation et lut à titre officieux la dépêche menaçante reçue la veille. Cette communication ne donna lieu qu’à un échange d’observations, et ce fut contre la Turquie et non contre les Roumains que les braves diplomates se prononcèrent : ils lui notifièrent à l’unanimité que la Porte ne pouvait, en aucun cas, intervenir sans une entente préalable avec les cours garantes, aux termes de l’art. 27 du traité de Paris et de la Convention du 19 août 1858.

Sur le fond même de l’affaire, l’intérêt fut dans le dialogue entre Budberg et Goltz. Budberg demanda : « Comment se fait-il que le prince de Hohenzollern, appartenant à l’armée prussienne, ait pu quitter le service pour se rendre dans les Principautés ? S’il avait agi sans autorisation, il se trouverait en état de désertion et alors le gouvernement croirait sans doute devoir prendre des mesures très sévères à son égard. » — Goltz répondit avec un embarras visible : « Le Prince avait demandé et obtenu un congé pour se rendre auprès de son père à Dusseldorf et y attendre ce que résoudraient les Puissances ; c’est de là qu’il était parti inopinément en envoyant sa démission. La Prusse, ajoutait-il, décline toute responsabilité dans cette résolution d’un sujet prussien qui a agi spontanément et n’a pris conseil que de lui-même. »

Rien de mieux, si le Prince avait été un simple sujet prussien ; mais, Goltz ne l’avait pas nié, il avait des liens avec la famille royale. A cet égard, comme une réponse, même captieuse, était impossible, Goltz éluda : « Il ne m’appartient pas, dit-il, de discuter ici les conséquences de la résolution du prince de Hohenzollern en ce qui touche la position de Son Altesse en Prusse et ses rapports vis-à-vis du Roi. »

Affaire du Roi, non de l’Etat : ainsi argumentaient ceux qui, n’ayant pas l’improbité de nier contre l’évidence l’immixtion du chef de la famille Hohenzollern, voulaient dégager, le gouvernement prussien de toute solidarité et le préserver des censures de l’Angleterre et des déplaisirs de la Russie. Cet argument pouvait avoir quelque apparence dans une monarchie parlementaire où le pouvoir ministériel est distinct du pouvoir royal. Dans une monarchie personnelle de droit divin, telle que celle du roi Guillaume, il n’avait aucune valeur : car, dans un tel gouvernement, tout ce qui lie le roi engage l’Etat ; aucune distinction ne peut être établie entre le roi et l’Etat. Qui donc l’a dit ? Bismarck lui-même., il y a quelques jours, dans l’affaire du Lauenbourg. Notez bien soigneusement, je vous prie, dans votre mémoire, ces paroles que je vous rappellerai plus tard : « Le vice de cette prétention est de séparer le roi de l’Etat. Séparation impossible en Prusse de toute façon, en droit, en fait, et politiquement.[21] » Et l’argument tiré de cette réponse de Bismarck était d’autant plus péremptoire que le droit du roi de Prusse n’était pas un droit dérivé de la nature comme celui du prince Antoine, mais un droit tout politique, que ne lui eût pas conféré la parenté, s’il n’avait été roi de Prusse, et qui, avant comme après lui, appartenait à tout roi prussien quelconque.

La Conférence se contenta de prescrire aux agens de Bucharest de n’entretenir que des relations officieuses avec le gouvernement provisoire. Gortchakof ne se montra pas satisfait que Brunow se fût contenté d’aussi peu et il pensa même un instant à le rappeler. La menace des Turcs d’entrer dans les Principautés était plus inquiétante : elle fut conjurée par la Prusse et par la France. Bismarck annonça qu’il protesterait énergiquement contre toute occupation militaire des Principautés. Drouyn de Lhuys télégraphia à Moustier[22] : « L’occupation militaire des Principautés serait à nos yeux le plus grand danger pour la Porte, et pour l’Europe la plus fâcheuse complication. Faites vos efforts pour détourner le Divan de cette pensée. »

Moustier, favorable aux Roumains, n’avait pas attendu ces instructions pour calmer l’effervescence turque. — Entrer dans les Principautés, leur avait-il représenté, pouvait être honorable et même facile ; mais serait-il aussi facile d’en sortir honorablement ? — L’attitude câline et prudente de la Conférence frappa beaucoup les ministres turcs ; ils remarquèrent, non sans surprise, que Budberg avait été le premier à faire sentir la gravité des résolutions à prendre et la nécessité d’agir avec lenteur et maturité. D’un autre côté, Lyons, le ministre anglais, sans leur donner aucun conseil positif, s’abstenait de fournir aucun encouragement. Quelques ministres, plus méfians à l’égard de la Russie que Fuad et Aali, engagèrent leurs collègues à se préoccuper un peu de l’intérêt évident du cabinet de Saint-Pétersbourg à les pousser à des mesures inconsidérées et dispendieuses. A la suite de cet ensemble de conseils, le langage du ministre des Affaires étrangères se modifia sensiblement. La thèse de principe descendit tout à coup à une simple susceptibilité de forme : pourquoi le prince n’était-il pas venu d’abord à Constantinople ? tout se serait arrangé. Aali reconnut que l’occupation des Principautés serait une mesure des plus graves et des plus dangereuses, à laquelle la Porte n’aurait recours que pour mettre sa dignité a couvert, et il se déclara prêt à entrer dans toute voie conduisant au même but et qui lui serait suggérée par la Conférence.

La Conférence ne lui en indiqua aucune. Elle se réunit de nouveau, à la demande de la Russie (25 mai). Budberg proposa l’envoi d’un commissaire ottoman accompagné d’un délégué désigné par les représentans des cours garantes à Constantinople. Son exposé des motifs persistait à rendre le gouvernement prussien responsable des actes du prince Charles : « Dans le cours des délibérations, dit-il, les Puissances signataires des traités ont unanimement adressé aux Principautés l’invitation solennelle et réitérée de se conformer aux stipulations internationales, seule garantie des immunités dont elles jouissent. La Prusse s’est associée à ces démarches, et cependant, c’est un membre de sa famille, un officier de son armée, qui a commis cette usurpation. »

Les ambassadeurs turcs se rallièrent à la proposition Budberg. Drouyn de Lhuys, gagné par l’Empereur au prince Charles, la combattit : « Une intervention militaire, conséquence de la proposition russe, ne manquerait pas de déchaîner une lutte sanglante, prélude de complications européennes. » L’ambassadeur d’Angleterre se rallia à cette manière de voir, ainsi que le ministre d’Italie. L’ambassadeur prussien dit qu’il en référerait à son gouvernement. Metternich exprima une opinion favorable, en principe, à la proposition, ne réservant que la question d’opportunité. Ces divergences tirent qu’on ne prit aucune résolution.

Gortchakof, fatigué d’être berné, se retira en notifiant sa retraite en termes amers, et il prit acte de la brèche pratiquée dans les traités dont on avait la prétention d’imposer le respect intégral à la Russie : « Le premier soin de la Conférence a été d’inviter le gouvernement provisoire à se borner au maintien de l’ordre sans préjuger les décisions des grandes Puissances : le gouvernement provisoire n’en a tenu aucun compte. La Conférence a prononcé l’exclusion de tout prince étranger : il y a été répondu par le plébiscite qui appelait au trône le prince Charles de Hohenzollern. La Conférence a déclaré l’élection du prince illégale : il a été acclamé, et il a pris possession du pouvoir qu’on lui avait décerné. Il était impossible de se jouer plus audacieusement des décrets de l’Europe, et, en présence de ces actes de prépotence d’un État de quatrième ordre, la Conférence ne trouve rien à faire que de s’incliner devant les faits accomplis et de laisser à la révolution le soin de défaire son propre ouvrage. Nous ne saurions nous associer à une pareille comédie… » Il ajoutait cependant : « L’intention de Sa Majesté n’est pas que vous entriez dans aucune récrimination : l’aveu de M. Drouyn de Lhuys, que la Conférence n’a plus de but pratique, nous en dispense. Il y a assez de complications en Europe pour que nous désirions éviter d’en ajouter une de plus. Si, en adhérant à la dissolution de la Conférence, M. Drouyn de Lhuys renouvelait sa déclaration quant au traité de 1856 et à la convention de 1858, vous pourrez faire observer que le cabinet impérial a toujours pratiqué pour sa part le respect des transactions existantes, mais sous la réserve que le respect sera réciproque et qu’on ne saurait maintenir aucun article isolé d’un traité quelconque, pas, plus l’article 27 que tout autre, si les autres articles du même traité se trouvaient enfreints par l’une des parties que ces stipulations concernent (12 juin 1866). »

Ces lamentations du chancelier russe n’émouvront pas l’histoire, car elles s’adressaient mal. Sans doute la Russie venait d’être mystifiée, mais non par le peuple roumain. Le mystificateur avait été l’ami de Berlin, niant sa coopération, prétendant n’avoir rien su et désavouant pour la galerie ce qu’il eût été en son pouvoir d’empêcher par un seul mot. Et, contre celui qui l’avait vraiment joué, le chancelier russe n’osait pas répéter la plainte de son ambassadeur à la Conférence.

La protestation contre l’heureuse aventure, grâce à l’appui de Napoléon III, se borna donc au refus du Sultan de recevoir de l’envoyé roumain Golesco la lettre dans laquelle le prince exprimait ses regrets que la situation intérieure des Principautés l’ait forcé de passer par Bucharest avant de se rendre à Constantinople comme il en avait l’intention.

Dès qu’on s’en remettait aux négociations, l’affaire était pacifiée ; les négociations, c’est comme l’établissement d’une commission dans un parlement : le moyen de ne rien faire, en se donnant l’air de faire quelque chose.

Le prince Charles put installer en paix son gouvernement, envoyer son armée sur les frontières turques, appeler en toute hâte des instructeurs prussiens pour la défranciser et l’encadrer ; et l’attention publique ne fut plus détournée, par cet incident latéral, du drame qui s’engageait entre les deux Puissances germaniques.


EMILE OLLIVIER.

  1. La Tour d’Auvergne à Drouyn de Lhuys. 9 mars 1866. Nigra, dans son fameux rapport au prince de Carignan, dit que l’Empereur chargea, en même temps que La Tour d’Auvergne, Gramont d’une démarche pareille à Vienne. J’ai entre les mains toute la correspondance officielle et confidentielle du duc de Gramont. Il n’est pas question d’une démarche de cette nature à ce moment-là. C’est en juin et en août, qu’il sera question de la cession de la Vénétie, la première fois sur l’initiative de l’Angleterre, la seconde fois sur celle de l’Autriche elle-même.
  2. Stilfried et Archivar Marcker ont établi dans les Monumenta Zolleriana l’existence de l’ancêtre commun.
  3. Schmid, Die Atteste Geschichte des Gesammthauses Hohenzollern, p. 193 et 55.
  4. Schulze, Die Hausverfassung der Hohenzollern.
  5. L’analyse donnée par Sybel du Statut de famille n’est pas complètement exacte. Cet acte ne refuse pas le titre d’Altesse royale aux Hohenzollern, pas plus que le droit de succession éventuel qui avait été formellement réservé à titre de prétention par le traité de 1849. On n’y retrouve mention ni de l’un ni de l’autre de ces faits : on dit simplement que les privilèges réservés aux Hohenzollern seront primés par ceux des agnats aptes à succéder, ce qui n’avait jamais été contesté, car les Hohenzollern ne s’étaient réservé leur prétention à succéder qu’au cas d’extinction des agnats mâles de Brandebourg. Enfin, l’acte ne rattache pas l’obéissance et le respect à la qualité de chef de famille ; il dit, au contraire, que les devoirs existaient avant que le roi de Prusse eût obtenu les droits attachés à cette qualité par la transmission qui en avait été faite le 26 mars 1851.
  6. Mémoires du prince Charles de Roumanie, traduction française faite à Bucarest, tome I, p. 6.
  7. Le prince Georges Bibesco a écrit sur le gouvernement de son père un beau livre qui est à la fois un acte touchant de piété filiale et une très intéressante restitution historique.
  8. Mémoires du prince Charles, p. 7. — Confirmé par Benedetti à Drouyn de Lhuys, 6 avril 1866.
  9. De Benedetti, 16 avril 1866.
  10. Mémoires du prince Charles, p. 136.
  11. Mémoires du prince Charles, p. 7.
  12. Expression du prince Charles dans ses Mémoires, loco citato.
  13. Ibid.
  14. De Benedetti, 22 et 23 mai 1866.
  15. Drouyn de Lhuys à La Tour d’Auvergne, 22 mai 1866.
  16. De La Tour d’Auvergne, 23 mai et 24 avril 1866.
  17. La Marmora, Un po piu di luce, p. 260.
  18. 25 mai 1866.
  19. Sybel, VI, 353-354. — Sybel ajoute, il est vrai, que cette opinion n’était pas conforme aux faits, parce que le « prince avait agi d’une manière complètement indépendante et n’avait ni sollicité ! ! ! ni reçu du roi la permission d’agir. » On n’escamote pas plus lestement les documens.
  20. Revue des Deux Mondes du 15 juin 1866.
  21. Discours du 3 février 1866.
  22. 27 mai 1866.