La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/05

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La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 514-546).
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V.

PREMIÈRE DÉFECTION DE FRÉDÉRIC. — L’ESCALADE DE PRAGUE.


Le soulèvement armé de la Hongrie en faveur de Marie-Thérèse produisit en Europe une impression considérable. Plus d’un de ceux qui avaient vu la courageuse princesse partir pour ce pays encore réputé semi-barbare s’imaginait qu’elle n’échapperait pas aux périls qu’elle allait braver. Ce fut un étonnement général de la voir, au contraire, prête à revenir suivie d’une foule guerrière que sa voix avait fait lever du sol. Les vieilles provinces héréditaires d’Autriche dont le dévoûment commençait à fléchir devant l’adversité, rougissaient de se voir prêcher d’exemple par la terre classique de la révolte et de l’indiscipline. Les pays qui craignaient d’être le théâtre des combats s’alarmaient de voir fondre sur eux un flot d’hommes plus semblable à une invasion qu’à une armée. En France, les imaginations naguère exaltées par l’espérance de la conquête de l’Allemagne étaient ébranlées, presque retournées, et la sympathie pour l’illustre vaincue remplaçait dans beaucoup de jeunes têtes, et surtout dans des cœurs de femmes, la séduction jusque-là exercée par la victoire. En Angleterre, c’était bien plus encore : l’admiration touchait à l’enthousiasme. Des souscriptions furent immédiatement ouvertes pour subvenir ta l’armement des populations fidèles, et la vieille duchesse de Marlborough, la fameuse amie de la reine Anne, sortant de sa retraite à plus de quatre-vingts ans, s’inscrivait la première pour quarante mille livres sterling (un million) tirées des épargnes accumulées qu’elle devait aux victoires de son époux. M. d’Arneth nous dit bien, à la vérité, que l’effet de toutes ces démonstrations fut moral plutôt que matériel, et qu’en définitive, cette levée en masse tourna comme toutes les démonstrations du même genre, qui font plus de bruit que de besogne et dépensent plus d’encre et de paroles qu’elles ne mettent d’hommes en ligne. Mais l’espérance à elle seule est une force, et l’avoir fait renaître pour une cause qui semblait perdue, ce n’était pas, même à défaut d’autre, un médiocre résultat.

Ce qui disposait les esprits à ce retour d’opinion, c’est que la confiance inspirée par les premiers succès des alliés diminuait insensiblement, à mesure que se ralentissait l’activité qui avait caractérisé leurs premières mesures. Une méfiance mutuelle, qui est le mal ordinaire des coalitions, se glissait dans leurs rangs, et par suite, l’hésitation et l’incertitude dans leurs résolutions. Les Français furent les premiers à murmurer, non sans motif, du mauvais état où ils trouvaient les troupes bavaroises, de l’insuffisance de leurs préparatifs et de leurs armemens. Ils se plaignaient tout haut que rien ne leur avait manqué tant qu’étant en territoire neutre ils pourvoyaient eux-mêmes à leurs besoins, et que tout, au contraire, leur faisait défaut depuis que, arrivés chez le souverain dont ils étaient les auxiliaires, c’était de lui et de ses intendans qu’ils devaient attendre leur subsistance.

Puis les résultats des arrangemens équivoques et provisoires adoptés par Belle-Isle ne tardèrent pas à se montrer plus fâcheux encore qu’on ne l’avait prévu. En décernant à l’électeur le commandement suprême des forces coalisées, Belle-Isle avait bien compté que son ascendant personnel suffirait pour rendre cette suprématie purement nominale, et ce calcul eût été probablement justifié si, comme il l’espérait, il fût arrivé à temps pour prendre part aux premières opérations militaires. Mais en attendant sa venue, les troupes françaises n’étant commandées que par un officier-général qui n’avait pas même de titre définitif, ce qui ne devait être qu’une apparence devenait une réalité : mécompte d’autant plus regrettable que l’électeur, se sentant peu fait pour commander, déléguait tous ses pouvoirs à son ministre favori, le maréchal Torring, aussi peu capable que lui, mais beaucoup plus présomptueux. Or, l’absence de Belle-Isle, qui ne devait finir qu’après l’élection de l’empereur, se prolongeait bien malgré lui de jour en jour, sans terme défini ; car l’archevêque de Mayence, de qui dépendait la convocation de la diète, inventait prétexte sur prétexte et entassait retard sur retard, afin de laisser les événemens se dessiner et la fortune se prononcer avant lui entre les compétiteurs. Irrité de ces délais, tourmenté de se voir partagé entre deux devoirs également impérieux, Belle-Isle essayait de suppléer à l’action qu’il ne pouvait exercer, en adressant tantôt à ses lieutenans, tantôt à l’électeur et à son ministre, une correspondance active et intarissable, mais dont le ton impérieux compliquait les difficultés mêmes qu’il voulait trancher et aigrissait entre les deux armées les rapports qu’il aurait fallu adoucir[1].

La conséquence immédiate de cette défaillance dans le commandement fut de faire abandonner, contre toute attente, la marche directe sur Vienne, à laquelle, dans la capitale aussi bien qu’au dehors, tout le monde était préparé. Il faut toujours faire, dit à ce sujet, avec raison, Voltaire, ce que l’ennemi craint; et la terreur répandue chez les Viennois indiquait bien, en effet, que c’était là, au cœur même de l’ennemi, qu’il fallait porter le coup décisif. Frédéric, dont le coup d’œil se trompait rarement et qui n’a jamais laissé échapper la fortune, donna, à plusieurs reprises, le conseil de saisir cette occasion au vol, soit dans des lettres pressantes, soit par l’organe de son envoyé auprès de l’électeur, le maréchal de Schmettau. Il ne fut point écouté : tout le mois de septembre, les armées piétinèrent sur place devant Lintz, et quand elles se mirent en mouvement, au commencement d’octobre, ce fut en laissant Vienne sur leur droite pour aller entreprendre la conquête de la Bohême et le siège de Prague.

Très justement contrarié de cette faute, qu’il trouvait plus contraire encore à la saine politique qu’à l’art militaire, Frédéric en a, depuis lors, imputé la cause à un sentiment de jalousie mesquine du cardinal de Fleury, qui craignit, suivant lui, de donner à l’électeur, en le rendant maître de la capitale de l’Autriche, un triomphe trop éclatant. On a même prétendu que le marquis de Beauvau, envoyé de France à Munich, avait eu la maladresse de laisser échapper devant le ministre prussien l’aveu de ce misérable calcul. J’ai eu entre les mains la correspondance intime du marquis de Beauvau avec Belle-Isle et avec son ministre et je n’y ai rien trouvé de pareil, même sous forme d’insinuation. Le marquis, suivant l’électeur à l’armée, se désole au contraire habituellement de le trouver si peu propre au poste suprême où il aspirait[2]. Il est probable que la correspondance de l’envoyé prussien est muette également sur ce sujet, sans quoi M. Droysen, qui paraît en avoir eu communication, n’aurait pas manqué de confirmer une accusation qui, comme toutes les calomnies prussiennes, a fait fortune, surtout parmi les historiens français, et dont Voltaire lui-même n’a pas craint de se faire l’écho. Les raisons qui motivèrent une résolution si fâcheuse, sans être beaucoup meilleures, sont moins machiavéliques : ce fut, d’abord, le bruit qui se répandit que la reine de Hongrie, abandonnant ses possessions italiennes, rappelait toutes les troupes qu’elle entretenait au-delà des Alpes pour les ramener sur Vienne en traversant la Bavière. L’électeur s’effraya de la pensée qu’il allait être pris à revers pendant qu’on passerait sur le corps de ses états. L’électrice, épouvantée d’être laissée seule à Munich, supplia qu’on gardât les armées à portée de la secourir. Quand cette panique, assez ridicule, fut dissipée, l’automne était avancé, la saison s’assombrissait, et les fortifierions de Vienne étaient mises en état de défense. Ce fut Belle-Isle qui alors insista pour qu’on ne tentât pas une entreprise dont l’échec eut été mortel pour la cause commune. Peut-être, après l’épreuve qu’il venait de faire de la timidité de l’électeur, ne se souciait-il plus de lui confier une opération qui voulait être menée comme un coup d’audace. Si, à ce motif de défiance, il joignit une arrière-pensée plus cachée, ce ne put être que celle-ci, qui ne devait être plus tard que trop bien justifiée. En portant contre Vienne tout l’effort de la campagne, on dégageait par là même la Silésie, car il était certain que le maréchal Neipperg, qui défendait encore la partie méridionale de cette province et quelques places fortes, se mettrait tout de suite en devoir de se replier pour venir protéger la capitale. Était-on sûr que, dans cette retraite, il serait poursuivi bien vivement par l’armée prussienne? Frédéric, une fois maître du lot qu’il s’était adjugé, mettrait-il beaucoup d’ardeur à venir de sa personne porter aide à ses alliés ? Pour maintenir avec lui une action combinée, n’était-il pas plus prudent d’aller le chercher dans le Nord, où il avait besoin d’appui, que de l’attendre dans le Midi quand il n’aurait plus rien à craindre? C’est la pensée que je crois lire à travers les lignes dans cette réflexion que je retrouve plus d’une fois sous la plume du maréchal : Il faut songer que pour le roi de Prusse tout est déjà fait, tandis que pour nous tout est encore à faire. » À ces causes de dissentiment qui gênaient la conduite des opérations militaires s’en joignaient d’autres plus graves que faisait naître le partage anticipé des dépouilles de l’ennemi commun. Sur ce point, nulle difficulté ne venait du côté de la France, qui n’élevait aucune prétention personnelle. Mais il n’en allait pas de même entre la Bavière, qui se portait héritière de tout le patrimoine autrichien, et la Prusse, qui en voulait sa part. Pour le moment, à la vérité, la Silésie suffisait à Frédéric, mais à la condition d’y joindre quelques lisières de territoire et quelques places fortes qu’il jugeait nécessaires pour assurer la défense de sa nouvelle possession. C’était là un point qui ne pouvait être réglé que par un traité à débattre entre les deux prétendans, donnant lieu à plus d’une contestation

Encore, avec l’électeur de Bavière, aurait-on pu s’entendre assez facilement, car le bon prince, d’humeur accommodante et d’un esprit peu perspicace, défendait mal ses intérêts et se laissait aisément séduire par les caresses de Frédéric; l’illusion allait même parfois jusqu’à donner un peu d’impatience à Belle-Isle. « Le roi de Prusse, écrivait-il dans un jour d’humeur, envoie journellement des lettres pleines d’affection et de promesses à l’électeur, accompagnées des cajoleries dont il n’est pas chiche, car, suivant les expressions de sa lettre, l’électeur peut disposer du roi de Prusse, de ses trésors et de sa propre personne. Bien entendu qu’il ne lui prête pas un écu et veut lui prendre la citadelle de Glatz[3]. « Mais la difficulté fut plus grande lorsque intervint une troisième partie prenante : la Saxe, enfin décidée par les exhortations de Maurice et par le tour que prenaient les événemens à entrer dans la coalition. Le concours de l’armée saxonne, forte d’environ vingt mille hommes, était très précieux, surtout pour seconder l’agression qu’on allait porter en Bohême. Seulement il fallait le payer à sa valeur; aussi la France et la Bavière étaient-elles décidées à s’acquitter généreusement en cédant d’avance à Auguste III toute la Moravie. Mais Frédéric était plus avare : de là des dissidences nouvelles habituellement envenimées par le caractère emporté et le dévoûment fraternel de Maurice, à qui le roi Auguste confiait la défense de ses intérêts[4].

Je ne sais si ce fut la connaissance des divisions de ses ennemis et l’espoir d’en profiter qui décidèrent Marie-Thérèse à laisser enfin fléchir, même sur le point qui lui tenait le plus au cœur, sa fière obstination : mais toujours est-il qu’à peine sortie de ses difficultés avec ses sujets de Hongrie et avant de reprendre les hostilités avec le concours des forces nouvelles qu’elle attendait, d’eux, on la voit, comme si elle eût lait à l’école de Frédéric de véritables progrès en diplomatie, engager deux négociations en sens divers, qui, ne pouvant aboutir toutes deux puisqu’elles tendaient à des résultats contradictoires, avaient évidemment pour but principal de jeter la discorde entre les alliés. En même temps, presque le même jour, elle fit parvenir des ouvertures à Fleury et à Frédéric. A Fleury elle offrait, pour le compte de la France, la cession du Luxembourg, et pour l’électeur de Bavière aussi bien que pour le roi d’Espagne, telle partie du Milanais et des Pays-Bas dont on pourrait convenir à l’amiable, moyennant renonciation de la part de l’électeur à toute candidature à l’empire aussi bien qu’à toute prétention sur les domaines autrichiens d’Allemagne. A Frédéric (ce qui devait plus coûter à son orgueil) elle promettait de faire droit à toutes les concessions demandées dans l’ultimatum qu’avait rapporté Robinson. Il est vrai qu’elle y mettait la condition expresse et à peu près inacceptable que le roi engagerait sa voix électorale pour le grand-duc et qu’il tiendrait au besoin un corps de dix mille hommes à sa disposition pour l’aider dans ses difficultés. Ces deux propositions avaient au moins un point commun ou, si l’on veut, un but pareil, bien que poursuivi par des moyens opposés : c’était l’élévation du grand-duc à l’empire, intérêt de cœur et de politique de premier ordre qui primait évidemment tout autre dans la pensée de la princesse. C’est comme sa signature mise au bas des deux documens ; seulement on peut se demander ce qu’elle aurait fait si elle avait obtenu des deux parts une réponse affirmative.

C’est un embarras qui, de la part de la France au moins, lui fut tout de suite épargné, car le refus même d’entrer en pourparlers fut immédiat et catégorique. Ce n’est pas qu’elle n’eût fait de ce côté de véritables efforts pour faire agréer son offre. Elle avait pris sur elle d’écrire encore de sa propre main à Fleury une lettre touchante, le suppliant, au nom de l’humanité et de l’évangile, d’épargner le sang de ses sujets, car (disait-elle par une allusion heureuse au dévoûment des Hongrois), « quoique femme, le courage ne me manque pas, et si cette dernière tentative ne réussit pas, il faudra venir à des extrémités bien cruels, et j’ai bien des sujets qui sauront soutenir mes droits, et plutôt que me voir avilie, tout hasarder et même savoir périr. » Elle promettait en même temps au cardinal, s’il consentait à écouter ses ouvertures, de lui en garder rigoureusement le secret : pour l’en assurer davantage, elle lui faisait passer sa lettre directement par l’intermédiaire du chargé d’affaires de France à Vienne, à l’insu de ses propres ministres, dont elle avait lieu de se méfier, ajoutait-elle, car la plupart étaient plus Anglais que Robinson lui-même. Lettre et réponse devaient être confiées à un messager obscur sans caractère qui pût le faire reconnaître[5]. » Avec les mêmes précautions de mystère, elle fit aborder Belle-Isle à Francfort, par deux agens peu connus, MM. de Wied et de Koch, dont l’un avait déjà été employé par son père pendant la guerre précédente pour les négociations du traité de 1735. Ils demandèrent un rendez-vous de nuit et en dehors de l’ambassade[6].

L’accueil absolument pareil fait à ces discrètes ouvertures par Fleury et par Belle-Isle présente un caractère vraiment singulier. Ministre et ambassadeur semblent tous deux inquiets, presque épouvantés et de la démarche elle-même et du mystère qui l’enveloppe : on dirait qu’ils n’ont qu’une pensée, c’est d’abord de fermer la bouche à leur interlocuteur, puis, s’ils n’y réussissent pas, de se boucher les oreilles pour ne pas l’entendre et si, décidément, il faut finir par prendre connaissance de sa proposition, d’en faire parvenir à Frédéric un avis prompt et public avant qu’aucune indiscrétion, calculée ou non, ait pu devancer leur confidence. Avant tout, ils craignent d’être pas dans un piège et de fournir à une amitié qui coûte si cher et qui tient si peu ferme un prétexte de rupture fondée sur l’ombre d’un soupçon.

Fleury attend quinze jours pour accuser réception à Marie-Thérèse de sa lettre, c’est-à-dire tout le temps nécessaire pour que Valori, avisé de tout, ait pu tout communiquer à Frédéric. Puis quand enfin il se décide à répondre, le ton est bien changé; plus de douceur paternelle, plus d’onction ni de gentillesses; l’épître est sèche comme si on craignait ou même si on désirait qu’elle fût interceptée : « Nous ne sommes plus libres, nous ne pouvons plus entrer dans aucune négociation que de concert avec nos alliés. » Belle-Isle, de son côté, fit attendre plusieurs jours l’envoyé Koch avant de le recevoir, et à sa première audience, dès les premiers mots échangés, sans lui laisser le temps d’achever sa communication : « Connaissez-vous, lui dit-il, le traité d’alliance qui existe entre le roi, le roi de Prusse et l’électeur de Bavière? » Et comme l’autre le regardait avec quelque embarras : « Je vous déclare donc, lui dit-il, que le roi est en alliance avec ce prince et avec l’électeur de Bavière et que tout ce que vous proposez aux uns ou aux autres de ces princes se communique sur-le-champ... Soyez persuadé que ces princes ne se sépareront plus et qu’il faut que la reine les satisfasse tous ou se résolve à continuer une guerre qu’elle ne saurait soutenir... Je ne connais plus à la reine de Hongrie aucun secours humain ni aucune ressource, en Europe et il n’y a que celui du ciel qu’elle puisse attendre; mais il y a plutôt lieu de croire qu’elle en est abandonnée, puisqu’elle éprouve l’effet le plus marqué de sa colère par l’étrange aveuglement dont ses ministres sont frappés[7]. »

Valori avait l’instruction de transmettre, à lettre vue, au roi de Prusse le texte de ces franches et hautaines assurances. En retour, il crut pouvoir affirmer, preuves en main, que le roi avait repoussé de son côté les offres de Marie-Thérèse avec une sincérité égale et dont l’expression même était, suivant son usage, encore plus brutale. D’abord les premières ouvertures étant apportées de nouveau à son camp par l’infatigable Robinson, Frédéric déclara qu’il ne voulait pas même le voir. « Faites partir ce faquin d’Anglais, écrivait-il à Podewils : dites-lui pour toute réponse que je croyais qu’il se moquait de moi, qu’il savait ce que je lui avais dit en partant, que je ne lui parlerais même pas et que je vous avais défendu de négocier avec lui ; dites-lui tout cela d’un air piqué... et qu’il parte dans vingt-quatre heures de Breslau. » Et revenant à la charge le lendemain : — « Faites-moi partir ce coquin de négociateur que je ne puis souffrir: il serait infâme à moi d’entrer en négociation avec l’Autriche et l’Angleterre... Chassez-moi ce coquin et comptez que s’il reste plus de vingt-quatre heures à Breslau, je prends l’apoplexie. Envoyez-moi un courrier quand vous l’aurez chassé que je le sache dehors : si je le rencontre ou si je le trouve sur mon chemin je le dévisagerai, et sa... de reine de Hongrie et son fol de roi d’Angleterre n’ont qu’à être les dupes, l’un de son orgueil et l’autre de sa sottise... S’il vous demande encore une audience, refusez-le tout à plat. » Une petite note en allemand au bas de la lettre engageait Podewils à en donner communication à Valori pour qu’elle passât sous les yeux du cardinal[8].

Robinson, congédié de la sorte, ne pouvait reparaître. Restait toujours lord Hyndfort, agent officiel du roi d’Angleterre, avec qui on n’était pas en guerre, et qu’on ne pouvait traiter si cavalièrement. Il fallait bien recevoir ses communications ou ses visites. Mais Frédéric s’y prit de manière à ne laisser aucun doute à Valori sur l’accueil qu’il lui faisait.

« Je dois, écrivait cet ambassadeur à Belle-Isle, le 4 septembre (du camp de Neudorf, où il avait suivi Frédéric), vous rendre compte, monseigneur, d’un fait qui marque également et la franchise du roi et la prodigieuse alarme de la cour de Vienne... Ce matin, dans le temps que le roi de Prusse mettait son armée en bataille pour la mettre en colonne, lui à cheval, et la faire marcher par sa gauche, arrive un courrier de lord Hyndfort. J’avais l’honneur d’être auprès de lui, et, après avoir lu la dépêche et la pièce qu’elle contenait, il m’appela et me dit tout haut : « Tenez, monsieur de Valori, lisez cela; je crois que ces gens deviennent fous. » C’était un projet de traité qui n’avait pas seulement le titre de projet, mais qui était couché de manière à n’avoir que la signature à y mettre. La reine de Hongrie y cède toute la Basse-Silésie, la ville de Breslau comprise : la Neisse doit en faire la limite... En faveur de ce sacrifice, on exige de Sa Majesté prussienne qu’elle donne sa voix électorale au grand-duc, qu’elle entre en liaison avec les électeurs de Saxe et de Hanovre en faveur de la cour de Vienne, et qu’elle joindra dix mille hommes aux troupes de M. de Neipperg, et qu’il s’engagera de toutes ses forces à trouver des dédommagemens aux dépens des ennemis de cette cour : en un mot, de défendre la pragmatique. Mylord Hyndfort accompagne cette pièce d’une lettre, disant qu’il a les pleins pouvoirs pour terminer et qu’il a une lettre du grand-duc pour Sa Majesté, dont il ne doit faire usage que selon le bon plaisir de Sadite Majesté. Le roi de Prusse m’a dit qu’il était curieux de voir cette lettre, qu’il la ferait venir et répondrait honnêtement. — Mais, a-t-il ajouté, je lui témoignerai toute ma surprise et ne lui laisserai aucun doute qu’il est nécessaire qu’il satisfasse la France et la Bavière. — Je supprime, monseigneur, toutes les réflexions et les plaisanteries que ce prince m’a fait; mais je ne dois pas supprimer les réflexions à faire sur la nature de son procédé ; il en use avec une franchise qui ne laisse rien à désirer sur ce qu’il a promis. Il m’a dit seulement qu’il fallait qu’on eût bien mauvaise opinion de sa sincérité ou de sa politique pour revenir si souvent à la charge. « Ou ils me croient un fourbe, dit-il, ou le plus malhabile du monde. — Je ne conçois rien, ajoutait-il encore quelques jours après, avant de donner l’audience qu’il devait accorder à lord Hyndfort, à cette opiniâtreté du roi d’Angleterre... Je croyais m’être expliqué assez clairement pour être délivré de ces importunités. — Et puis, disait-il encore par moment, est-ce que le roi de France est vraiment si désintéressé? est-ce qu’il ne veut tirer aucun avantage de la guerre qu’il soutient? est-ce que nous ne ferons rien pour lui[9] ? »

Enfin, après l’audience accordée, le ministre anglais faisait encore mine de vouloir rester au camp; mais Frédéric eut grand soin d’envoyer tout de suite à Valori un officier supérieur de son état-major pour le rassurer à cet égard. M. de Goltz (le nom est bon à retenir, on verra tout à l’heure pourquoi), écrit Valori le 23 septembre, sort de ma chambre, et m’a dit avoir ordre du roi son maître de conseiller à lord Hyndfort de ne pas prolonger davantage son départ de l’armée. S’il ne se rend pas à cette insinuation et à ce conseil d’ami, il doit lui dire qu’ayant eu du roi une réponse positive et invariable, un plus long séjour à l’armée ne pourrait lui être agréable, puisqu’il ne pouvait produire d’autre effet que de donner de l’ombrage à ses alliés, ce qu’il voulait éviter soigneusement, de manière qu’il partira aujourd’hui pour Breslau. « Vous voyez, monseigneur, par cette conduite, combien le roi de Prusse est soigneux de tout ce qui peut donner des preuves de sa sincérité. Je lui dois cette justice qu’il n’en laisse pas échapper la plus petite occasion[10]. »

Et Belle-Isle, touché jusqu’aux larmes de cette attention, en témoignait lui-même sa reconnaissance à Frédéric en ces termes : «On ne peut être plus touché que je ne le suis de l’attention pleine de bonté avec laquelle Votre Majesté a daigné me faire part de la négociation infructueuse des Anglais, qui montre qu’avec les qualités éminentes dont Votre Majesté est douée, elle joint encore la grâce qui accompagne toutes ses actions[11]. »

Ces effusions de tendresse ne devaient cette fois encore durer que peu de jours. Les courriers qui portaient les lettres si confiantes de Valori n’avaient pas encore eu le temps d’arriver à leur adresse que déjà l’horizon s’assombrissait et la couleur du ciel était changée. Sans prétexte, sans préparation, le roi se remit subitement à se plaindre de tout, sur un ton comminatoire, et un déluge de récriminations et d’exigences inattendues vint fondre sur la tête du malheureux ambassadeur. Et ce qu’il y avait de plus surprenant pour lui dans cette bourrasque imprévue, c’est qu’aucun de ces griefs improvisés n’était nouveau et ne paraissait, la veille encore, exciter tant de colère. Ainsi les fautes trop réelles commises par l’électeur dans la conduite de ses troupes n’étaient jusque-là l’objet que de critiques justes et modérées. Sans que rien fût venu les aggraver, tout à coup Frédéric n’en put plus parler qu’avec des accès de rage. Le prince naguère accablé de tant de caresses n’était plus qu’un âne : les généraux français et bavarois ne valaient guère mieux, les Saxons étaient des c..., et, à moins que Belle-Isle ne vînt sur-le-champ prendre le commandement, il serait impossible de continuer la guerre sur ce pied-là. Puis des points du traité de partage qui paraissaient réglés étaient subitement remis en question avec une vivacité impérieuse. La ville forte de Glatz, par exemple, située sur la frontière de Silésie et de la Bohème, d’abord revendiquée par la Prusse, avait été, après quelques discussions, cédée de bonne grâce à l’électeur, qui se confondait encore dans toutes ses lettres en remercîmens. Du soir au matin, il se trouva de nouveau que la possession de Glatz était indispensable pour la sécurité de la Silésie, et il fallait qu’elle fût rétrocédée sans débat, séance tenante sans quoi tout était rompu, et il n’y avait plus à parler de rien. C’était ensuite la présence d’un agent autrichien à Versailles (politesse diplomatique convenue d’avance entre les alliés pour attester le désintéressement personnel de la France dans les conflits intérieurs de l’Allemagne) qui devenait l’objet de soupçons injurieux. Pourquoi le cardinal tenait-il tant à garder un moyen de communiquer subrepticement avec la reine de Hongrie? Enfin, ne sachant qu’inventer, Frédéric trouvait à redire même au traité de neutralité signé avec le Hanovre. Cette convention avait été faite trop vite, sans sa participation ; s’il eût été prévenu à temps, il aurait demandé des avantages pour lui, et la France n’avait pensé qu’aux siens. Bref, comme conclusion de cette série de chicanes sans valeur et d’algarades incohérentes, il déclara qu’il allait faire le siège de Neisse, la dernière place importante qu’il lui restât à conquérir en Silésie, après quoi ses troupes, qui travaillaient depuis un an et avaient besoin de se reposer, prendraient leurs quartiers d’hiver et n’en bougeraient jusqu’au printemps. Après tout, ce n’était pas sa faute si, en négligeant de prendre Vienne quand on le pouvait, on avait manqué l’occasion de terminer la guerre d’un seul coup. Il ne pouvait pourtant pas passer son temps à faire à lui seul les affaires et à réparer les fautes des autres[12].

Valori avait trop bien appris aux dépens de son repos à quel caractère il avait affaire pour prendre au sérieux ces emportemens et pour ne pas se mettre en devoir de chercher tout de suite quel calcul se cachait derrière la colère. L’idée que tous ces griefs imaginaires n’avaient d’autre but que de préparer la voie à une rupture et de justifier un manque de foi se présentait tout naturellement, et quelque pénible qu’il dût lui paraître de se déjuger, du blanc au noir, à quinze jours de distance, dès le 7 octobre, il écrivait déjà à Belle-Isle en lui racontant sa désagréable surprise : « Ne penseriez-vous pas, monseigneur, que le changement d’avis et de dispositions du roi de Prusse sur la cession de Glatz est le commencement de ce qu’on appelle une querelle d’Allemand? Je vous avoue que je ne suis pas tranquille à ce sujet. » Et il avait d’autant plus lieu de ne pas l’être qu’il apprenait en même temps que, soit que le conseil porté par le colonel de Goltz à lord Hyndfort n’eût pas été donné assez clairement ou n’eût pas été suivi, cet agent n’avait quitté l’armée que pour s’arrêter à quelques lieues de là, se disant malade. Il restait dans le voisinage de Neisse, à égale distance des camps prussien et autrichien, et communiquant, grâce à son caractère diplomatique, librement avec l’un et l’autre.

Puis quand Frédéric commença, comme il l’avait annoncé, l’attaque de Neisse, Valori, qui avait des prétentions à se connaître dans l’art du génie militaire et qui endoctrinait volontiers sur cette matière, ne put s’empêcher de remarquer que le siège dont il était témoin avait une physionomie étrange qui ne ressemblait à aucun autre : ni assaillans ni assiégés ne jouaient franchement leur jeu ; les uns avaient l’air de n’attaquer que pour la forme, les autres de ne se défendre que par bienséance. De plus, l’armée du maréchal de Neipperg, campée dans le voisinage, ne semblait pas se mettre en peine de porter secours à la ville en détresse. Devant ces allures suspectes, Valori se demandait involontairement, sans oser tout à fait s’arrêter à cet odieux soupçon, s’il n’était pas le jouet d’une comédie[13].

A la vérité. Frédéric, qui suivait sur son visage le travail intérieur de son esprit, semblait de temps à autre prendre soin, sinon de le rassurer, au moins de le déconcerter. Aussi un soir, à souper, l’ayant, comme d’ordinaire, fait asseoir à ses côtés et recevant une lettre apportée par un trompette, il la lui fit encore cette fois passer après l’avoir lue, seulement sans y ajouter de commentaire. C’était une nouvelle missive de lord Hyndfort, qui pour le coup semblait découragé et prenait un congé définitif. « Je suis au désespoir, y était-il dit, de voir augmenter plutôt que diminuer l’inflexibilité des deux états. Je n’ai que la conscience d’avoir fait mon devoir, et comme ma santé est un peu rétablie, je m’en retourne aujourd’hui à Breslau, où j’attendrai les ordres de Votre Majesté. » Devant ce démenti catégorique donné à ses alarmes, Valori dut rougir intérieurement de son jugement téméraire. Mais, comme dès le lendemain les indices suspects reparaissaient, il se trouvait entièrement dérouté et ne savait plus que croire, ni surtout qu’écrire à ses chefs : il confessait lui-même avec désespoir à Belle-Isle la confusion d’idées contradictoires qui, se heurtant dans son cerveau, menaçaient de le faire éclater. « Plus j’avance, monseigneur, dans la situation où je suis et plus je suis convaincu de mon insuffisance. Je sens combien je suis peu propre à trouver des emplâtres aux manques de parole et à des variations de toute nature qui remplissent ma tête de soupçons auxquels je ne veux pas m’arrêter et encore moins vous les mander... Vous trouverez sans doute que mes lettres sont différentes et que je chante pour ainsi dire la palinodie; mais je crois ce ton de musique nécessaire dans ce pays de variations. »

Son trouble était d’autant plus grand qu’une extrême fatigue devait s’y joindre. Il n’osait perdre le prince de vue, comme s’il avait craint qu’il ne lui échappât, et celui-ci se faisait un malin plaisir de le promener au galop tout le long du jour, de poste en poste, le harcelant de railleries sur l’obésité qui lui rendait le métier de cavalier très pénible. Le soir venu, il y avait de quoi ne plus pouvoir se tenir sur ses jambes ni lier deux idées ensemble. Au bout de quelques jours de cet exercice, le roi l’engagea pourtant à aller se reposer à Breslau, où il ne tarderait pas à le rejoindre. Valori suivit cet avis charitable, mais sans pouvoir bannir de son esprit la pensée que la précaution avait aussi pour but de mettre un terme à ses observations indiscrètes sur les opérations du siège[14].

L’embarras de Valori lui fait honneur, car pour démêler le tissu d’intrigues qui passait sous ses yeux, il aurait fallu être capable d’en nouer soi-même la trame. Il ne l’était pas, et je ne sais, en vérité, sauf Frédéric, qui l’eût été. Depuis que le dessous des cartes nous est connu (puisqu’il a convenu aux archivistes prussiens de les mettre toutes sur la table), il faut avouer que jamais, dans aucune comédie à caractère, fourbe de profession ne recourut à de pareils tours de passe-passe. Voici, en effet, ce qui avait eu lieu:

Le colonel de Goltz était bien chargé, comme il l’avait dit, d’engager lord Hyndfort à s’éloigner, mais il avait négligé d’ajouter qu’à ce conseil était jointe une communication d’une tout autre nature. Le roi (avait-il commission de dire à l’envoyé anglais) trouvait les propositions de la reine de Hongrie parfaitement satisfaisantes et n’en demandait pas davantage. Mais, venant de signer avec les ennemis de la reine un traité en cours d’exécution, décemment il ne pouvait en conclure avec elle un tout contraire. La seule chose qui fût possible, c’était un accommodement provisoire qui ménagerait la transition et dont les termes seraient ceux-ci : « On laisserait l’armée prussienne s’emparer de Neisse, à peu près sans coup férir; la ville ne se défendant qu’en apparence et le maréchal Neipperg s’abstenant de la secourir. En retour, le roi, une fois la ville prise, laisserait le maréchal Neipperg s’éloigner avec son armée intacte et s’abstiendrait de toute autre action offensive contre la reine et ses alliés. Ensuite, après quelques mois écoulés, en décembre, par exemple, on verrait à convertir la trêve effective et secrète en paix ostensible et définitive. C’est ce que Goltz lui-même résumait le lendemain en ces termes, laissés par écrit entre les mains de Hyndfort : « Je puis vous assurer que, si le roi jouait seul, tout serait bientôt fait... mais nos alliés méritent des égards. Tout ce que nous pourrons faire pour le bien de la reine, qui ne nous est nullement indifférent, c’est de laisser aller son armée d’ici,.. de nous amuser en Silésie et de n’agir autre part contre qui ce soit au monde. Si cela vous convient, M. de Neipperg peut partir demain : s’il le veut, ma tête lui sera garante de ce que j’ai l’honneur de vous dire[15]. »

Hyndfort aurait bien pu penser que même la tête d’un colonel était une faible garantie de l’exécution loyale d’une proposition qui l’était si peu. Mais Marie-Thérèse avait un tel intérêt à recouvrer la libre disposition d’une de ses armées et à obtenir la neutralité de son plus redoutable adversaire qu’il n’hésita pas à transmettre la proposition à Vienne, restant lui-même, comme on l’a vu, sous prétexte de maladie, à portée d’attendre la réponse. Marie-Thérèse pensa comme lui et on peut supposer que ce qui lui. agréa le plus dans l’arrangement offert, c’était le retard apporté à la conclusion d’un traité définitif. Avec son indomptable confiance dans son bon droit, elle pouvait supposer que dans l’intervalle un retour de fortune lui permettrait d’obtenir des conditions plus avantageuses.

Les acteurs étant ainsi tous d’accord et les rôles distribués, il ne s’agit plus que d’assurer le succès de la représentation. On fixa à quinze le nombre des jours que durerait le siège fictif de la ville de Neisse et à deux cents le nombre de coups de canon qui seraient tirés de part et d’autre. La date du 16 octobre fut indiquée pour le commencement de la retraite de l’armée du maréchal Neipperg. Une petite difficulté s’éleva sur la désignation du lieu où l’armée prussienne prendrait ses quartiers d’hiver. Le général autrichien aurait voulu que ce fût uniquement dans la partie de la Silésie dont la cession était promise et que celle qui devait rester autrichienne fût ainsi immédiatement évacuée ; mais Goltz s’y opposa avec beaucoup de sens : « J’ai eu l’honneur de vous dire, fit-il observer, que nous voulons bien cesser de faire la guerre, mais que nous ne voulons pas paraître avoir cessé de la faire. Or ne pas prendre de quartiers dans la Haute-Silésie ne serait-il pas déclarer à tout le monde que nous en sommes convenus ou que nous sommes des imbéciles?.. Je vous dirai plus; c’est que, quand nous serons tous d’accord, il ne faut pas cesser de tirer de temps en temps quelques coups de pistolet; nous serons tout tranquilles sans faire un pas en avant; mais, de votre côté, il faut que vos hussards viennent quelquefois nous inquiéter, enlever quelques chariots et faire de petites hostilités pareilles. Ne me parlez donc plus de ces malheureux quartiers. » La remarque parut juste. La Haute-Silésie fut abandonnée à Frédéric pour tout l’hiver, sous la seule condition de n’y point lever de contributions de guerre, et dans le protocole qui fut préparé il fut stipulé en propres termes que quelques hostilités auraient encore lieu pro forma[16].

Ce document, dont nous avons le texte, est un simple procès-verbal rédigé par Hyndfort et qui ne porte que sa signature. Le roi avait déclaré qu’il ne mettrait la sienne au bas d’aucun écrit et qu’on devait se contenter de sa parole royale. Mais encore fallait-il l’entendre sortir de sa bouche. Une rencontre était donc nécessaire pour qu’il pût prendre lecture du protocole et y donner son assentiment verbal. Le rendez-vous dut avoir lieu le 9 octobre au soir, dans un petit village appelé Klein-Schnellendorf, à peu de distance de Friedland, où le camp prussien venait d’être transporté. Frédéric prit toutes les précautions pour que sa sortie du camp et son déplacement ne pussent attirer l’attention. Il fit savoir que, ce jour-là, il dînerait tout seul, ayant beaucoup d’affaires à régler, et, afin que cette absence fût moins remarquée, il fit inviter Valori à dîner chez un de ses généraux, le prince d’Anhalt. Avant de se mettre en chemin, l’idée lui vint (du moins il faut le croire) qu’il serait plaisant d’adresser à Belle-Isle, ce jour-là même, de nouvelles assurances propres à l’entretenir dans l’illusion d’un prochain triomphe. Il lui écrivit donc de sa propre main qu’il venait d’expédier tous les pouvoirs nécessaires pour conclure le traité de partage avec la Saxe et la Bavière. « Puis, disait-il, j’ai le plaisir d’admirer le grand rôle que joue ici le roi de France, de soutenir l’électeur, de confondre les mauvais desseins de l’Angleterre, de désunir les Hollandais et de porter la guerre jusqu’aux portes de Pétersbourg. Il était réservé à Louis XV d’être l’arbitre des rois et à M. de Belle-Isle d’être l’organe de sa puissance et de sa sagesse. Je suis avec toute l’estime et l’amitié imaginables, mon cher maréchal, votre très fidèle ami. » Et en post-scriptum : « M. de Valori vous informera de nos opérations. J’ai toujours l’ennemi devant moi et six mille hussards par derrière. » Après avoir fermé cette lettre avec le sourire sardonique qui était l’expression habituelle de sa physionomie, le fidèle ami sortit, suivi d’un seul page, pour aller porter dans l’ombre un coup mortel aux espérances qu’il venait lui-même d’exalter[17].

En approchant du lieu désigné, Frédéric laissa en arrière même le page qui l’accompagnait et entra seul dans la maison où l’attendaient le ministre anglais, le colonel de Goltz et deux officiers supérieurs autrichiens, le maréchal Neipperg lui-même et le major-général Lentulus. « L’abord du roi, dit lord Hyndfort dans son compte-rendu, fut très poli et très prévenant, surtout pour le maréchal. Après la lecture du document, auquel il ne fit aucune objection, il s’assit et resta près de deux heures à causer sur le ton de l’intimité. Rien n’égalait, disait-il, son contentement de voir la reine et le grand-duc, qu’il avait toujours aimés, se relâcher enfin de leur obstination ; sans cela, à la vérité, il les aurait poursuivis à outrance. Mais maintenant il était très ému de leur malheur et ne demandait pas mieux que de leur rendre tous les services. La reine avait-elle besoin d’argent, il pouvait mettre 50,000 écus à sa disposition pour l’aider à passer l’hiver. Puis il s’entretint avec Neipperg de la campagne que l’armée autrichienne allait avoir à faire en Bohême, et lui donna ses conseils sur la manière de la conduire. « Réunissez toutes vos troupes, répétait-il ; puis frappez fort, avant qu’on ait pu vous frapper vous-même. » — « Au cas où Neipperg serait heureux (dit lord Hyndfort, qu’il faut ici citer textuellement, tant un lecteur candide aura de peine à en croira même ses yeux), il donna à entendre qu’il se mettrait du côté de la reine ; mais si elle était encore malheureuse, il faudrait bien qu’il pensât à lui-même. » Neipperg, ayant alors mis la conversation sur l’élection future, Frédéric fit observer qu’ayant engagé sa voix à l’électeur de Bavière, il ne pouvait la retirer immédiatement, mais il dépendait de l’archevêque de Mayence de traîner la chose en longueur et de lui laisser ainsi le temps de se rendre libre. Avant de sortir, il s’épuisa en recommandations sur la nécessité de garder le secret. « C’est Valori surtout qu’il faut tromper, » disait-il, et il dicta à peu près les termes de la lettre que lord Hyndfort devait lui écrire pour se plaindre d’être éconduit. « On m’apportera, ajouta-t-il, cette lettre pendant le souper ; j’aurai fait mettre Valori à côté de moi et je la lui montrerai[18]. » Pour la complète édification du lecteur, et aussi pour la pleine intelligence des caractères, il n’est peut-être pas sans intérêt de rapprocher du récit qu’on vient de lire ce passage d’une lettre confidentielle écrite le même jour, 9 octobre, par le brave et candide électeur, de son quartier-général, au maréchal de Belle-Isle ; « Il faut certainement, mon cher maréchal, rendre justice au roi de Prusse; on ne saurait, comme vous le dites, agir avec plus de franchise et de bonne foi qu’il ne fait, de façon qu’il est bien juste qu’on agisse aussi de même de notre part. En conséquence de quoi vous avez très bien fait de lui communiquer sur-le-champ les captieuses propositions de la reine. Je n’ai pas eu de peine à en démasquer la fausseté, et M. le cardinal jugeait très bien, croyant que c’est encore un coup d’essai à leur façon pour jeter de la méfiance entre le roi de Prusse et moi. Mais nous nous renvoyons la balle, de façon que nous prendrons toujours notre brigue ensemble, et, sous la puissante protection du roi, rien au monde ne sera capable de nous séparer[19]. »

Comme, malgré les précautions prises, ou va voir que la transaction ne put rester secrète, et comme d’ailleurs le texte même du protocole a été publié dans le cours des démêlés subséquens de l’Autriche et de la Prusse, Frédéric n’a pu se dispenser, dans l’Histoire de mon temps, de tenter au moins quelques explications de sa conduite. D’ordinaire, en racontant ses traits d’audace ou d’adresse, il ne s’en justifie guère : c’est beaucoup quand il ne s’en glorifie pas. Ici cependant, la dose de déloyauté étant un peu forte, il a daigné essayer une sorte de plaidoyer. Il convient que l’opération était scabreuse ; mais, dit-il, il ne voulait pas achever la ruine de Marie-Thérèse parce qu’il s’était aperçu que le dessein de la France était de partager l’Allemagne en plusieurs royaumes égaux, tous incapables de lui résister et se faisant échec les uns aux autres, ce qui mettait en péril la liberté germanique. De plus, il était sûr que le secret demandé à la reine ne serait pas gardé par elle. L’arrangement, résilié ainsi sans sa faute, devait tomber de lui-même, et il restait libre de venir en aide à ses alliés dans la mesure qui lui conviendrait. Enfin il avait lieu de soupçonner que Fleury ouvrait l’oreille aux propositions de paix faites par l’impératrice et se laissait séduire par la proposition de la cession du Luxembourg: il avait donc dû prendre les devans et se mettre en garde. En alignant des raisons de cette force, Frédéric avait sans doute mesuré d’avance l’étendue de la sottise et de la crédulité humaines, Il faut croire qu’il n’en avait pas trop présumé, puisque beaucoup d’historiens n’en ont pas demandé davantage pour se déclarer satisfaits. En réalité, ces deux excuses, qui ne valent pas mieux l’une que l’autre et qui d’ailleurs se contredisent, ne méritent pas même d’être traitées sérieusement. Que la France, en portant ses armées au-delà du Rhin, eût le dessein d’empêcher l’Allemagne de rester ou de tomber sous la puissance redoutable d’un seul maître, et voulût la laisser divisée en plusieurs royaumes égaux, le fait est certain, mais la découverte n’était pas grande. Quand Frédéric ne cessait de rappeler à la France qu’elle avait intérêt à abaisser la maison d’Autriche, c’est à ce dessein apparemment qu’il donnait les mains, car il n’avait pas la simplicité de croire qu’à l’Autriche détruite la France laisserait substituer une puissance nouvelle de même étendue, élevant les mêmes prétentions à la prépondérance. Et lorsqu’il débattait et finissait par conclure un traité de partage des états autrichiens avec la Saxe et la Bavière, c’était lui-même qui se prêtait à l’exécution de ce projet et se proposait d’en profiter. Et quant à l’indiscrétion qu’il prévoyait, nul doute qu’il eut raison de s’y attendre : car le secret d’une comédie jouée à la face du soleil par deux armées de trente mille hommes n’avait aucune chance d’être gardé. Mais en quoi cette publicité, facile à prévoir, changeait-elle le caractère odieux de l’opération? Le marché avait-il moins pour effet de lui faire acquérir à lui, sans perte et sans péril, une place importante, à la charge de laisser partir intacte une armée autrichienne pour aller disputer à ses alliés l’entrée de la Bohême? Or faire ses affaires, de concert avec ses ennemis, aux dépens de ses amis, cela s’appelle une trahison dans toutes les langues et dans tous les pays du monde. Enfin, nous avons vu ce qu’il fallait penser des intentions prêtées à Fleury et des négociations clandestines supposées entre lui et Marie-Thérèse. Mais y eût-il eu, ce qui n’était pas, un fondement quelconque à ces soupçons, depuis quand, parce que l’on craint dans l’avenir une défection possible, est-il permis de la prévenir soi-même par un parjure certain et consommé?

Il faut remarquer pourtant que, quand Frédéric essayait de se contenter lui-même et de contenter la postérité par de si pauvres raisons, il ne se plaisait pas à donner sur les divers incidens de cette odieuse transaction tous les détails que nous devons aujourd’hui aux publications récentes. Il en atténuait, il en dissimulait même certains traits. Les historiens modernes de la Prusse n’usent point de tels ménagemens, et ce sont eux qui nous découvrent ce que leur héros, malgré le cynisme habituel de ses aveux, avait eu l’art de déguiser. Leur approbation n’en est pas moins complète, et chez tous, M. Droysen, M. Raumer, et le dernier, M. Grünhagen, archiviste de Breslau, on ne surprendrait ni une réserve, ni un scrupule. Tout semble céder au plaisir malicieux de voir des Français pris au piège par un souverain allemand. Seul, l’illustre M. Léopold Ranke, dont tout le monde connaît l’esprit élevé et philosophique, se pose un instant le cas de conscience, mais il ne tarde pas à le résoudre. « Le devoir politique des souverains, dit-il tristement, est souvent en conflit avec leur devoir moral. » Or, quel était ici, suivant lui, ce devoir politique? C’était d’assurer l’indépendance de l’Europe, menacée, d’une part, par la prépondérance française ; de l’autre, par l’alliance possible de l’Autriche et de l’Angleterre. Il fallait qu’une puissance nouvelle s’élevât qui n’entrât ni dans l’un ni dans l’autre système, une Prusse indépendante qui assurât à chacun sa liberté. On ne peut rien répliquer assurément à des considérations politiques et morales d’une telle force[20].

Quoi qu’il en soit, les choses se passèrent absolument comme on l’avait combiné. Le 2 novembre, la ville de Neisse se rendit, après un siège plus long seulement de quelques jours qu’on n’en était convenu, mais dont le jeu était si apparent qu’on disait couramment dans les corps de garde que les canons avaient ordre de ne faire de mal à personne. Il fallait réellement l’audace à toute épreuve de Frédéric pour avoir le front d’écrire comme il le fit à l’électeur : a que les bombes avaient causé un dégât épouvantable. » Il est vrai que, pour expliquer pourquoi la place s’était si mal défendue, il ajoutait que la garnison était « l’excroissance du genre humain. »

D’ailleurs, au moment où la ville se rendit, l’armée de Neipperg était en pleine et paisible retraite depuis quinze jours, ce qui achevait de dessiller les yeux des plus aveugles. Les plaisanteries et les nouvelles à la main annonçant la paix conclue avec la reine de Hongrie, circulaient dès lors librement dans les rangs, à tel point que le roi dut faire un ordre du jour menaçant de peines sévères ceux qui continueraient à tenir de pareils discours. « Il est à présumer, écrivait Valori, qu’il n’a pas été bien informé non-seulement des discours, mais des écritures, sans quoi il n’aurait pas manqué d’exemples à faire. » Une circulaire fut en même temps expédiée à tous les agens prussiens dans les cours étrangères, les autorisant à démentir les bruits répandus et à affirmer que le roi ne se prêterait jamais à aucun accommodement à l’insu de ses alliés. Mais telle était l’estime déjà accordée à la parole du roi, que ce document ne rencontra que des incrédules[21]. Quand les choses parlaient si haut, peu importe de savoir si à ces indices matériels de la trahison se joignirent des indiscrétions calculées de la part des généraux ou des diplomates autrichiens. Frédéric l’a beaucoup dit et rien n’est plus vraisemblable. Ces agens auraient eu mauvaise grâce, en effet, à nier contre l’évidence un fait qui leur était si avantageux. Aussi, en un clin d’œil, la nouvelle que le roi de Prusse faussait compagnie à l’alliance franco-bavaroise fut-elle répandue comme une fusée d’un bout de l’Europe à l’autre, et rien n’égale le désarroi que la seule annonce d’une telle infidélité jeta dans les mouvemens militaires, aussi bien que dans les opérations diplomatiques des alliés.

D’abord l’électeur, qui était en pleine marche sur Prague, s’arrêta tout intimidé, craignant de trouver en face de lui ou sur ses derrières, à la place de l’auxiliaire qu’il venait chercher, une armée ennemie sur laquelle il n’avait pas compté. Il était hanté aussi par la pensée qu’en son absence, la reine de Hongrie, désormais libre de ses mouvemens, allait pousser une pointe sur Munich. — « Comment faire des conquêtes, écrivait-il avec désespoir, quand ma maison brûle? » — Et comme son expédition était d’ailleurs très pauvrement conduite, ce brusque temps d’arrêt avait pour effet de laisser toutes ses troupes, et principalement les françaises, dispersées sur une ligne beaucoup trop étendue et à cheval sur les deux rives du Danube dans une position impossible à garder.

Belle-Isle, moins facile à alarmer, n’était pourtant pas moins déconcerté. Au premier moment, quand les bruits sinistres se répandirent, il se refusa absolument à y ajouter foi, et il donnait pour motif (effectivement très légitime) de son incrédulité, l’envoi fait aux agens prussiens des pouvoirs nécessaires pour accéder au traité de partage des états de l’Autriche. Cet envoi était certain et datait, on l’a vu, du jour même de l’entrevue secrète et confidentielle de Frédéric avec les généraux autrichiens à Klein-Schnellendorf, de sorte que le traité lui-même fut signé le 4 novembre, deux jours après la conquête fictive de Neisse, et au moment où commençait la retraite convenue du maréchal Neipperg. Un pareil degré de mauvaise foi, un tel luxe de machiavélisme paraissaient impossibles à supposer; Belle-Isle, surtout, ne pouvait se résigner à reconnaître qu’il eût été à ce point dupe de vaines flatteries. Il s’obstinait donc à donner de la conduite du roi de Prusse des explications qu’il s’efforçait de croire satisfaisantes. Mais force lui était de convenir que le mal produit par ces fâcheuses apparences était énorme. « Tous les esprits sont changés depuis quinze jours, écrivait-il dès le 27 octobre. J’ai

[22] trente lettres de différentes parties et villes de l’Europe, où les plus affectionnés au roi et à l’électeur sont intimidés, d’autres ébranlés, et tous les Autrichiens ranimés. J’apprends chaque jour sur cela des choses singulières. » Quant à Fleury, qui n’avait jamais eu plus de confiance dans Frédéric que de goût pour l’aventure où il était embarqué, il ne cherchait pas à se faire illusion, et, cavant au pire, il voyait déjà les armées prussiennes jointes à celles de Marie-Thérèse[23].

Après l’émotion et la colère, cette fois pourtant comme les autres la réflexion survint. A quoi bon, en effet, se fâcher trop fort ou se désoler sans profit? Le mal étant fait, à Francfort comme à Versailles, on pensa assez généralement qu’il ne fallait plus songer qu’à l’atténuer, et que les torts du roi de Prusse, quelque graves qu’ils fussent, n’étaient rien au besoin qu’on avait de son concours. Une explication trop vive, suivie des plus justes récriminations, en l’irritant davantage, ne ferait peut-être que le pousser à une extrémité plus fâcheuse encore que la neutralité momentanée dans laquelle il paraissait vouloir se renfermer. Nul doute, d’ailleurs, qu’il n’y répondît par des dénégations hautaines et impertinentes qui n’éclaireraient rien et ne convaincraient personne. La seule manière de ramener l’opinion était de le décider, si on pouvait, à faire sortir au moins une partie de son armée des quartiers d’hiver qu’il lui faisait prendre, à venir assister de sa personne l’électeur dans le siège de Prague. Cette coopération ostensible était le seul démenti possible aux bruits trop répandus de sa défection.

Valori eut ordre de lui demander audience pour faire un effort dans ce sens et, afin de lui préparer les voies, Fleury écrivait lui-même au roi une lettre de complimens où il abusait vraiment de sa profession ecclésiastique pour abjurer tout sentiment de rancune et même de dignité. « J’ai l’honneur, disait-il, de féliciter Votre Majesté sur la prise de Neisse, dont je n’étais pas inquiet, car on peut dire d’elle que ce qui serait pour un autre une entreprise difficile n’est rien pour Votre Majesté. Iter est Achillei. Vous entrez sur la scène de l’Europe sous un rôle bien brillant et vous faites voir que, dans votre longue retraite, où on ne vous croyait occupé que des amusemens littéraires, vous méditiez déjà les grands desseins que vous exécutez depuis un an. Vous êtes sorti général comme Lucullus… et ce qu’on ne peut trop louer, c’est que Votre Majesté après avoir fait connaître qu’on ne l’attaquait pas impunément, est disposée à s’attirer l’amour de ses nouveaux sujets par sa justice et sa modération... Les vœux que Votre Majesté daigne faire pour moi sont infiniment flatteurs, et la différence de religion n’influe jamais sur ceux que je fais avec ardeur pour Votre Majesté... M. de Valori, disait-il en terminant, est plein de zèle, et s’il marque quelquefois un peu trop de vivacité, ce n’est que par l’extrême envie qu’il a de consolider la parfaite intelligence entre les deux cours, car il est pénétré pour Votre Majesté du plus profond respect et il en fait à toute heure le panégyrique[24]. »

On a vu en quoi consistaient les panégyriques de Valori; quant à son excès de vivacité, s’il en avait jamais été coupable, elle dut être singulièrement tenue en bride par l’accueil que fit à sa demande d’audience le ministre Podewils. Ce fidèle serviteur, qui n’avait pas été prévenu de la convention de Klein-Schnellendorf et ne la connaissait que comme tout le monde par la rumeur publique, avait probablement éprouvé à ses dépens que son maître n’aimait pas à être serré de trop près sur ce point délicat. Car, du premier mot que Valori lui en toucha : « Ah ! prenez garde à vous, s’écria-t-il, n’allez pas aigrir le roi ; un rien l’allume en ce moment, et je ne l’ai jamais vu plus difficile à traiter que dans les circonstances présentes, et si elles tournaient désagréablement, c’est vous qui en seriez personnellement la victime, parce qu’il ne manquerait pas d’en rejeter sur vous les inconvéniens. » « Ce discours, fait observer prudemment Valori, m’a donné beaucoup à penser. »

Effectivement la première entrevue entre le roi et l’ambassadeur, qui ne s’étaient pas revus depuis la prise de Neisse, fut des plus orageuses. D’abord le roi se refusa à donner aucune explication sur les bruits qui circulaient. «Qu’y puis-je faire? dit-il. Puis-je empêcher les gens de mauvaise foi de les répandre et les sots d’y croire? — Mais, fit remarquer Valori, c’est du maréchal Neipperg lui-même qu’on les tient. — A-t-il dit cela? c’est un mensonge qui lui coûtera cher. » Mais ce fut surtout quand il fallut en venir à la demande de prendre part à l’expédition de Bohème que la conversation s’échauffa. — « Je ne ferai pas un pas en Bohême, s’écria le roi, il est trop tard : pourquoi l’électeur n a-t-il pas agi plus tôt? Tout au plus pourrais-je prêter un régiment de hussards pour bien montrer que l’accommodement dont on parle n’est pas fait. Mais rien de plus. » — Puis il ajouta : « En février, j’entrerai et verrai où on est, si je suis content des arrangemens et des magasins qu’on aura établis, j’agirai en conséquence, mais si je vois que les affaires ne prennent pas une consistance moralement sûre, je me contenterai de garder ce que j’ai, et de déplorer la mauvaise économie que vous aurez mis (sic) dans vos opérations militaires. Je ne veux pas faire la guerre en subalterne, je veux agir à ma fantaisie. Comptez sur ma parole d’honneur que l’accommodement n’est pas fait et ne se fera jamais que de concert avec mes alliés, mais je vous affirme avec la même vérité que mes troupes ne remueront pas de tout l’hyver. » — Puis, avant de lever la séance, il demanda s’il ne pourrait pas avoir un témoignage écrit des propos prêtés à Neipperg, et il répéta : — « C’est une impertinence qui coûtera cher à la reine, elle en sera pour quelques provinces de plus[25]. »

Un second entretien, qui eut lieu quelques jours après, ne se passa pas plus paisiblement. Cette fois, Valori, renonçant à solliciter un appui de l’armée prussienne, se bornait à demander que ses quartiers d’hiver ne fussent pas étendus sur la frontière de la Bohème de manière à disputer les moyens de subsistance aux armées alliées qui approchaient de Prague. C’était l’instruction formelle de Belle-Isle, qui, ayant eu beaucoup de peine à remettre par de pressantes objurgations l’électeur en mouvement, voulait au moins lui rendre ses premières opérations faciles. Mais cette fois Belle-Isle ne fut pus mieux traité que les autres. « M. de Belle-Isle veut-il donc faire le préteur en Allemagne ? Me croit-il d’humeur à me laisser traiter comme un enfant ? » Et comme Valori faisait observer, que puisqu’on était allié, au moins fallait-il opérer de concert : « Oh ! du concert, on vous en donnera et avec autant de violens que vous voudrez. » « Puis il ajouta, dit Valori, tant de choses extraordinaires, tantôt se fâchant, tantôt plaisantant, que je ne sais plus où j’en suis. » Et la dépêche se termine par cette expression mélancolique : « Quand je pense que le ministre de Danemark se plaint du peu d’égards qu’on a à Berlin pour les ministres étrangers, quels cris ne jetterait-il pas s’il avait essuyé comme moi une partie de la campagne dans l’armée du roi de Prusse[26] ? »

Valori péchait par excès d’humilité en prétendant ne rien comprendre au désordre des propos du roi ; une remarque pleine de finesse au contraire montre que, malgré cette confusion, il jugeait très bien le véritable état d’esprit de son interlocuteur. L’insistance avec laquelle Frédéric avait réclamé un témoignage écrit de l’assertion prêtée au maréchal Neipperg l’avait frappé, et il en concluait très justement que la négociation avec l’Autriche continuait toujours, puisqu’on réclamait de lui une pièce à mettre au dossier.

C’était la vérité : tout en se montrant très blessé de l’indiscrétion des agens autrichiens, en affirmant même avec colère dans son intimité que ce manque de parole le dégageait de toutes ses promesses, Frédéric n’en concluait nullement que tout fût rompu et ne décourageait en aucune manière la cour de Vienne de préparer (comme l’y autorisait formellement l’article 7 du protocole du 9 octobre), un traité définitif pour l’entrée de l’hiver. C’est ce que M. d’Arneth nous apprend et ce qui résulte aussi d’une lettre adressée par le colonel de Goltz à lord Hyndfort. Tout en avertissant le ministre anglais de l’extrême irritation éprouvée par le roi, Goltz en conclut seulement que la reine de Hongrie doit se montrer, à cause de cela même, plus large et plus pressée dans ses concessions : « C’est l’heure du berger, dit-il, pour la reine : aut nunc aut nunquam. » Frédéric avait ainsi deux traités à la fois sur le métier, l’un déjà signé avec la Bavière consommant la ruine de la monarchie autrichienne par le partage de ses états, l’autre en préparation à Vienne, destiné au contraire à sauver cette même monarchie, moyennant le sacrifice de tout ou d’une partie d’une seule province. De savoir maintenant auquel des deux il donnerait son adhésion définitive, c’est ce qu’il laissait décider à la fortune. Tout dépendait du succès des opérations qui allaient être tentées en Bohême par les armées alliées et dont il se proposait de rester tranquille spectateur. Si la France et la Bavière l’emportaient, il resterait de leur côté pour partager leur triomphe. Si le sort des armes leur était contraire, il les abandonnerait à leur malheur et se contenterait de son gain modeste. C’était du reste l’accomplissement de ce qu’il avait dit, en sens inverse, au maréchal Neipperg : « Soyez heureux, je suis avec vous; mais si vous succombez, je penserai à moi-même. »

Sans se rendre peut-être un compte aussi net de la situation, Belle-Isle comprit pourtant parfaitement que, n’ayant plus rien à attendre de l’amitié ni de la loyauté de Frédéric, la partie qui allait se jouer en Bohême était décisive. Si elle était perdue, le roi de Prusse lâchant tout à fait pied, la défection devenait universelle; il en voyait déjà tous les symptômes autour de lui dans ce langage, devenu subitement ambigu et réservé, des agens de tous les électeurs qui lui avaient promis leurs voix. Il n’avait plus le choix, il fallait jouer sur une seule carte la destinée de l’empire, de l’Allemagne, de la France, et sa propre fortune.

Or, en calculant les chances, son inquiétude devenait extrême. Lentement, péniblement, après bien des marches et des contre-marches, l’électeur avait fini par amener les armées en vue de Prague. Il disposait à peu près de cinquante mille hommes, ayant dû laisser à Linz une forte division sous les ordres du marquis de Ségur pour garder la possession de la Haute-Autriche et les communications avec la Bavière. Ces forces étaient suffisantes pour faire le siège de la place, qui ne contenait qu’une faible garnison, mais à la condition d’aller vite en besogne. Le moindre délai pouvait être fatal : la saison était avancée, et sous ce ciel du Nord, les premières rigueurs de l’hiver pouvaient rendre toute opération impossible ; de plus, les forces autrichiennes se concentraient rapidement en Moravie, où Neipperg, rendu à la liberté, avait fait sa jonction avec un corps d’armée recruté à la hâte, dans lequel figuraient déjà des contingens hongrois, et que commandait le grand duc lui-même. Si cette armée de secours arrivait sur les derrières des assiégeans avant que la ville eût ouvert ses portes, tout était remis en question. Les jours, les heures, les minutes même étaient précieuses. Comment attendre du caractère irrésolu de l’électeur la précision et la promptitude nécessaires pour agir à temps et arriver à point nommé ? Belle-Isle sentit qu’il ne pouvait s’en fier qu’à lui-même et il résolut de quitter Francfort pour se rendre de sa personne à l’armée[27].

C’était à quoi Fleury ne cessait de le pousser par une correspondance pressante, et ce que réclamaient à grands cris tous les généraux et les officiers de l’armée française, qui l’invoquaient comme un sauveur. Ce n’en était pas moins un très grand parti que de s’éloigner au moment même où l’archevêque de Mayence, dans une intention peut-être suspecte, venait de fixer l’ouverture de la diète aux premiers jours de décembre. Mais de deux inconvéniens (conséquences du double rôle qu’il avait eu le tort d’assumer) il fallait choisir le moindre, et d’ailleurs un de ces momens était venu où c’est le sort des armes qui décide même de la volonté des hommes. Ce n’était plus au fond de l’urne électorale, c’était sur les remparts de Prague que Charles-Albert pouvait trouver sa couronne impériale.

Belle-Isle se mit en route le 12 novembre, comptant passer par Dresde pour raffermir la volonté toujours chancelante du roi de Pologne, dont les troupes devaient apporter aux françaises, dans les opérations du siège, un concours indispensable. Malheureusement sa résolution était tardive. Le prodigieux travail auquel il se livrait depuis un an, les fatigues, les tracas, les inquiétudes de tout genre, les nuits passées dans des veillées laborieuses, avaient épuisé sa constitution, qui n’avait jamais été très forte. Le jour du départ, une forte douleur sciatique lui rendait déjà très difficile de monter en carrosse ; sur la route le mal s’aggrava ; et à son arrivée, quand Valori, qui était venu l’attendre à Dresde, le reçut sur les marches du palais d’Hubertsbourg, il recula avec une douloureuse surprise. Le maréchal était méconnaissable; à peine si de cruelles douleurs lui permettaient de mettre un pied devant l’autre, et une grosse fluxion sur l’œil déformait la moitié de son visage[28].

Il voulut cependant ce jour-là même entretenir encore le roi de Pologne. Mais le lendemain, quand il s’agit de quitter son lit, tout mouvement lui était devenu impossible, et il fallut bien reconnaître que, contrairement à ce que dit Bossuet, une âme guerrière n’est pas toujours maîtresse du corps qu’elle anime. Il dut se résigner à laisser partir seul son frère le chevalier, qui l’avait accompagné, en le chargeant de communiquer ses instructions et de faire prendre patience à ceux qui l’attendaient.

Il faut renoncer à peindre l’excès de sa douleur quand il se vit cloué sur un lit de souffrances loin des deux théâtres en sa présence était réclamée. Les premières lettres de son frère n’étaient pas faites pour le consoler. Le chevalier trouvait tout en désarroi, l’électeur éperdu, les généraux français refusant de lui obéir, l’artillerie saxonne en retard, ce qui rendait le commencement du siège impossible. On annonçait que Neipperg et ses farouches Hongrois n’étaient plus qu’à cinq lieues de la ville. À tout prix, fût-il porté à bras, on voulait voir arriver le maréchal. « Plus je vois l’état des choses, écrivait le chevalier, plus je me confirme dans l’indispensable nécessité où l’on est de votre présence pour prévenir les désastres et les catastrophes les plus affreuses. Je sens toutes les bonnes raisons que vous pouvez alléguer, la nécessité dont il serait que vous pussiez monter à cheval pour remédier à tout, mais je ne puis m’empêcher d’être convaincu que si vos infirmités vous empêchent de procurer le plus grand bien, votre présence sauvera des plus grands malheurs. J’ai été regardé comme un précurseur, et votre arrivée que j’ai annoncée produit un effet sur les troupes qui me revient de toutes parts. » Il ajoutait que, dans l’impossibilité de faire un plan raisonnable, on agitait les idées les plus absurdes, par exemple, celle de prendre la ville par surprise et par escalade, mais qu’il espérait être en mesure de combattre toutes les folies de cette espèce[29].

Belle-Isle, plus impotent que jamais, eut encore la force de dicter cette réponse : « Votre lettre met le comble à mon désespoir, je vois tous les malheurs auxquels ma présence peut-être pourrait remédier, et je me trouve de plus en plus hors d’état de pouvoir me rendre à l’armée dans la situation où je suis. Ce serait le comble de la folie de me faire porter jusque-là pour être dans mon lit ou sur un fauteuil avec impuissance physique d’en pouvoir remuer, quelque cas qui pût arriver. Je voudrais tenir une assiette et un point d’appui fixe, je m’y ferais transporter plutôt sur un brancard, car c’est cette cruelle situation qui m’agite à un tel excès qu’il est impossible que mon mal n’en empire et que je n’y succombe[30]. »

Quelques jours s’étaient écoulés dans cette affreuse angoisse, lorsque, tout à coup, la nouvelle se répandit dans Dresde que Prague était pris, et Belle-Isle reçut, parmi de nombreuses dépêches, ce petit billet d’une écriture qui lui était connue et d’une orthographe inimitable, sans accent, point, ni virgule :

« Monsieur vous avez désiré que Prague fût pri il ait pri; le gouverneur sait rendus à moy et je vous écri de sa chambre : je ne sauras au demeurant assez vous faire delloge de la valleur des troupes et surtout de la bonne conduite de M. Chever lieutenant colonel de Bosse, je sui un peu occupé à maintenir l’ordre se qui n’est pas aissé dans une ville prise l’épée à la min[31].

« MAURICE DE SAXE. »


Le hardi Saxon avait le droit de donner le premier la nouvelle ; car c’était grâce à lui que le prodige était accompli et, vanité de la prudence humaine! grâce à une de ces équipées téméraires que le chevalier taxait de folies, et que le maréchal, s’il eût été présent, aurait probablement déconseillée.

Mais, en réalité, était-ce croyable? Dans un temps où la foi au merveilleux était fort ébranlée et où la guerre était déjà une science très régulière, le moyen de supposer qu’une ville de plus de cent mille âmes, raisonnablement fortifiée, allait se rendre en quelques heures de nuit avant même qu’une tranchée fût ouverte devant ses remparts, sans presque tirer un coup de canon, en quelque sorte à l’arme blanche, comme aux beaux jours des Amadis et des Roland. C’était une prouesse à reléguer dans les romans de chevalerie.

L’incroyable était vrai cependant; c’était Maurice qui, averti par un paysan, avait soupçonné que, sur la rive droite du cours d’eau qui traverse Prague (la Moldau), opposée à celle qu’occupait le camp des alliés, un point des remparts, faiblement gardé, pouvait être abordé sans travaux préparatoires et enlevé par surprise. Il alla lui-même s’en assurer sous un déguisement et revint convaincu que le coup pouvait être joué. Mais quand il développa son projet au conseil de guerre de l’électeur, l’opposition fut d’abord à peu près unanime; le chevalier de Belle-Isle, on l’a vu, ne fut pas de ceux qui le combattirent le moins vivement : « C’était bien là, disait-on, une idée de ce cerveau brûlé et sa manière de mener hommes et choses à la Tartare

Cependant que faire? L’extrémité devenait d’heure en heure plus urgente : temps et moyens de siège réguliers manquaient également, et d’un instant à l’autre le maréchal Neipperg et le grand-duc pouvaient apparaître : « Nous étions dans le cas, disait plus tard l’intendant Séchelles, de recourir aux empiriques. » Soutenu par l’avis du général qui commandait l’armée saxonne et surtout par la voix impérieuse de la nécessité, Maurice finit par l’emporter. Il fut décidé que trois attaques seraient tentées à la fois : deux sur la rive droite de la Moldau : l’une, par les Français; l’autre, par les Saxons, celle-ci seulement ayant quelque chance de réussir. Au moment où ce déploiement de forces et d’artillerie attirerait toute la garnison de ce côté, Maurice essaierait dans l’ombre, sur la rive gauche, la téméraire surprise, dont, avec une troupe d’élite, il courrait seul tous les risques.

Le nombre d’hommes que comportait un pareil mystère était restreint; aussi Maurice les choisit-il avec le plus grand soin : sa petite troupe dut être divisée en deux escouades. Quatre compagnies de grenadiers des régimens de Beauce et d’Alsace, et quatre cents dragons durent être chargés de l’assaut nocturne, qui était l’opération vraiment périlleuse. Le reste, composé de mille hommes d’infanterie et environ douze cents cavaliers, dut rester en arrière pour entrer dans la ville avec Maurice lui-même si les assaillans, parvenant à se glisser dans l’intérieur, réussissaient à en ouvrir les portes. Quand il s’agit de désigner les officiers de chacun des deux groupes, il y eut concurrence dans la jeune noblesse de l’armée : c’était à qui voulait courir la grande aventure. En définitive, le commandement de cette périlleuse avant-garde fut remis à deux chefs aussi différens d’âge que de position et qui ne se ressemblaient que par leur valeur : l’un était le comte de Broglie, jeune fils du maréchal, officier très distingué, qui, servant depuis l’âge de quinze ans, à vingt-quatre ans comptait déjà neuf années de campagnes, et commandait le régiment de Luxembourg; l’autre, un simple lieutenant-colonel, du régiment de Beauce, modeste officier de fortune, François de Chevert, qui, sans aucun protecteur, était péniblement parvenu, dans la maturité de sa vie, à un grade encore secondaire. Ce jour-là cependant, par un juste honneur pour le mérite éprouvé et pour l’expérience, mais au grand déplaisir du jeune colonel, ce fut l’inférieur qui eut la préséance. Chevert dut monter le premier avec les grenadiers, et Broglie le suivre avec les dragons. Partie du petit village de Couratiz à dix heures du soir, la troupe arriva à une heure du matin, par une sombre nuit de novembre, devant le ravin qui bordait le pied du rempart. Maurice, après être descendu avec Chevert lui-même pour déterminer le point d’attaque, revint prendre place avec sa réserve, que commandait le marquis de Mirepoix, de l’autre côté du fossé, sur une petite éminence faisant face au bastion principal. Des échelles furent alors posées au lieu désigné ; comme on les avait prises au hasard dans les villages voisins parmi celles qui servaient ordinairement aux maçons et aux couvreurs, elles se trouvaient naturellement de dimension peu convenable et il fallut en ajuster trois l’une à l’autre pour atteindre le sommet du mur. Quand l’attache fut enfin solidement établie, Chevert, se retournant vers ses grenadiers, demanda quel était le brave à trois poils qui voulait mettre le pied le premier. Un sergent du régiment d’Alsace, nommé Pascal, sortit du rang, et c’est alors que s’engagea le dialogue d’une simplicité héroïque que la tradition a conservé : — « Tu veux monter le premier, camarade? — Oui, mon colonel. — Quand tu seras sur le mur, la sentinelle va te crier: Wer da? (Qui va là?) — Oui, mon colonel. — Tu ne répondras rien. — Non, mon colonel. — Elle tirera sur toi. — Oui, mon colonel. — Elle te manquera. — Oui, mon colonel. — Tu la tueras. — Oui, mon colonel. »

Ce qui fut dit fut fait; seulement, dès que le grenadier eut pris pied sur le mur, le factionnaire, surpris, tira en l’air et s’enfuit, et huit grenadiers avec Chevert, quatre dragons avec le jeune Broglie, étaient déjà sur le parapet du bastion avant que du corps de garde voisin on eût pris l’alarme. À ce moment, Maurice, qui suivait le mouvement, s’apercevant au bruit des armes que l’éveil était enfin donné, se leva en criant d’une voix forte : « A moi, dragons! » pour détourner l’attention de son côté. La garde du poste, encore tout étourdie, fit en effet feu dans le sens où elle entendait la voix, Maurice fit riposter les hommes qui étaient avec lui, et, pendant que la fusillade s’engageait ainsi d’un bord à l’autre du ravin, l’escalade continuait silencieusement : grenadiers et dragons se hâtaient de monter avec un tel empressement que plusieurs échelles surchargées se rompirent sous le poids des hommes. Mais dès qu’une compagnie fut formée, elle se mit en marche vers le corps de garde au son du tambour, en criant : Vive le roi ! Au même moment éclatait, à l’autre extrémité de la ville, le bruit des deux attaques dont on était convenu, et toute la garnison courant pour y faire face, il ne resta personne pour venir en aide au poste surpris. Chevert s’empara sans peine du corps de garde, puis de la porte voisine, dont il fit abattre le pont-levis, et Maurice entra avec sa cavalerie et tout son monde. Il traversa au petit jour les rues désertes. D’Argenson raconte, je ne sais d’après quel récit, qu’il y avait bal cette nuit-là dans le quartier et que les officiers français, rencontrant les dames qui en sortaient, leur offrirent galamment le bras pour les conduire chez elles. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’y eut ni désordre ni pillage. Maurice arriva tout droit chez le gouverneur, qui n’était prévenu de rien et se laissa constituer prisonnier sans résistance.

Le bruit de l’événement se propageant rapidement, la garnison ne se défendit pas longtemps contre les deux autres attaques. Les Saxons, passant les premiers, se précipitèrent en foule pour aller féliciter leur compatriote. Ils avaient deux officiers supérieurs qui prétendaient tous deux être ses frères; le chevalier de Saxe, seul reconnu en cette qualité, et le général de Rustowski, qui se vantait que sa mère avait eu, même avant la belle Aurore, les faveurs d’Auguste II. Maurice, en les voyant entrer, leur sauta au cou, en leur disant : « Canailles ! vous voyez bien que je suis votre aîné, puisque je suis arrivé avant vous. » L’électeur vint ensuite, suivi de tout son état-major, pleurant de joie et embrassant tout le monde[32].

L’effet du coup de théâtre fut complet, Belle-Isle en tressaillit de joie sur son lit de douleur, et la surprise lui causa une révolution qui commença sa convalescence, ce qui ne l’empêcha pas d’affirmer quelques jours après que tout s’était passé par ses ordres et d’après ses instructions.

Marie-Thérèse, qui attendait de jour en jour la nouvelle d’une victoire dont son cher mari partagerait l’honneur, pleura, dit-on, des larmes de rage. « Voilà Prague perdue, écrivait-elle à son fidèle confident, et les suites en seront bien mauvaises... Voilà, Kinski, l’époque où il faut avoir du courage, où il faut conserver la patrie et la reine, car je suis une pauvre princesse sans celle-ci (sic). La résolution de mon côté est prise, qu’il faut tout risquer et perdre pour soutenir la Bohême, et sur ce système vous pouvez travailler à faire toutes les dispositions. Je ne dis pas que je l’aurai ruiné et qu’en vingt ans elle ne se remettra, mais je veux avoir Grund und Boden (le sol et le fond), et pour cela il faut que toutes mes armées et tous les Hongrois fussent tués avant que je céderais quelque chose seulement. Enfin voilà le moment critique, ne ménagez pas le pays, il faut le soutenir... Vous direz que je suis cruelle, c’est vrai, mais je sais fort bien que toutes ces cruautés que je fasse faire à cette heure pour soutenir le pays, je serai en état de ersetzen hundertfältig (les rendre au centuple), je le ferai; mais à cette heure, je ferme mon cœur à la pitié[33]. »

Ces sentimens ne devaient étonner personne, chez la princesse, mais ce qu’il serait plus curieux de savoir, c’est ce que ressentit Frédéric. Certainement surpris, fut-il contrarié ou satisfait d’un événement qui, en lui ouvrant de nouvelles chances, l’obligeait de remettre au jeu? J’imagine qu’il pensa comme un navigateur qui, après avoir longtemps attendu d’où viendrait le vent, le voyant enfin s’élever, au lieu de rentrer au port, se décide à reprendre le large. Toujours est-il que, dès le 30 novembre, il félicitait chaudement Belle-Isle de sa glorieuse conquête et, en témoignage de satisfaction, mettait à son service six escadrons de dragons et dix escadrons de hussards pour l’aider à en recueillir les fruits. Il paraît que la fatigue de ses troupes était passée ou qu’elles avaient déjà eu le temps de se reposer. — « Je souhaite de tout mon cœur, écrivait-il encore quelques jours après, le 9 décembre, mon cher ami, que votre santé revienne au plus tôt. Dès que vous saurez où restera Néipperg, je vous prie de m’envoyer le chevalier de Belle-Isle et de m’informer près de lui de toutes vos idées, afin que nous puissions causer ensemble, car les doigts me démangent d’agir avec éclat et utilement pour mon cher électeur. » « Je comprends, dit Belle-Isle, en recevant ses protestations tardives ; il vient à notre secours quand nous n’avons plus besoin de lui. » — De mauvais plaisans firent aussi la remarque qu’il avait donné une gratification généreuse au premier courrier qui lui apporta la bonne nouvelle, ce qui, avec ses habitudes d’économie, n’était pas un médiocre témoignage de contentement[34].

A Valori, qui avait vu les choses de plus près, il était moins facile d’expliquer et surtout de rendre croyable un si brusque revirement. Aussi Frédéric crut-il devoir réitérer, cette fois avec force sermens, l’assurance que jamais il n’avait songé, même en imagination, à traiter avec la reine de Hongrie. « Je vous défie, disait-il, de me montrer un écrit de moi qui le prouve, même un papier grand comme la main. » Et comme Valori lui rappelait avec un sourire de méfiance la soumission suspecte de la ville de Neisse : — « Et vous, dit-il, ne venez-vous pas d’entrer à Prague sans résistance et ne pourrais-je pas dire à mon tour que vous vous entendez avec la reine ? » — Puis, à dîner, il porta le premier la santé du nouveau roi de Bohème, et entendant prononcer devant lui le nom de lord Hyndfort : « Voulez-vous, dit-il, que nous rompions tout de suite la neutralité promise au roi d’Angleterre ? Je suis votre homme, J’ai un vieux dogue à lâcher contre ce roi. » — « Vous vous souviendrez bien, monseigneur, écrivait Valori en transmettant à Belle-Isle cette étrange proposition, que ce prince vous a dit que tout était anglais chez lui, et j’ai eu lieu de m’apercevoir qu’on n’y était pas Français[35]. »

Mais tout cela n’était rien encore auprès des démonstrations de tendresse et de loyauté envoyées par la poste à Versailles. Comment le cardinal avait-il pu douter de la sincérité de son plus fidèle allié ? — « L’artifice que la cour de Vienne a employé pour nous désunir, écrivait Frédéric le 3 décembre, est d’autant plus grossier, qu’il est visible et qu’il saute aux yeux des moins politiques que je ne pourrais faire de démarche plus contraire à ma gloire et à mes intérêts que de faire une paix plâtrée avec mes ennemis, qui conserveraient naturellement le levain dans leur cœur contre moi, qu’ils regardent comme l’auteur de leurs infortunes… Le voisinage de l’électeur de Bavière me convient beaucoup mieux que celui des Autrichiens, avec lesquels je ne saurais vivre en sûreté et auxquels je puis dire avec Cicéron : « Non, Catilina, vous ne vivrez point dans l’endroit où je suis. Fuyez, Catilina ; il faut que des murs nous séparent. »… Les vrais principes politiques de ma maison demandent qu’elle soit étroitement unie avec la France, puisque, moyennant cette union, le rôle que nous jouons en Europe est infiniment plus beau que celui que nous jouerions à la suite de l’Angleterre et de la Hollande… Mais je ne m’aperçois pas que j’abuse à mon tour des loisirs de l’Atlas de l’Europe. Si je vous écris de longues lettres, c’est, monsieur, que j’aime à m’entretenir longtemps avec vous et que l’amitié est bavarde[36]. »

Enfin qui dut s’apercevoir surtout de ce changement d’humeur, ce fut l’Anglais Hyndfort lorsque, le 1er  décembre, il vint, un peu naïvement peut-être, demander si le roi était en disposition de procéder, comme on en était convenu à Klein-Schnellendorf, à un traité définitif avec l’Autriche. Frédéric le reçut comme s’il avait peine à croire qu’un politique fût assez simple pour supposer que les promesses tenaient encore quand les circonstances avaient changé. A peine, pour se dégager de sa parole, essaya-t-il un instant de se servir du prétexte que pouvait lui fournir l’indiscrétion prétendue de l’Autriche. Après quelques mots sur ce sujet : « Tenez, mylord, dit-il, je veux parler franchement avec vous. Les Autrichiens ont fait la folie de se laisser prendre Prague à leur barbe sans risquer un combat. S’ils avaient été heureux, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Maintenant nous avons cent cinquante mille hommes contre eux soixante-dix mille ; il est à croire que nous les battrons, et alors il ne leur restera plus qu’à faire la paix comme ils pourront. — Mais, dit Hyndfort, si l’Autriche publie l’arrangement du 9 octobre, comment l’expliquerez-vous ? — Si elle le fait, elle montrera sa sottise et peut-être qu’on ne la croira pas. » Puis, pour bien montrer que tout était rompu, il se mit à lever des contributions de guerre sur la partie de la Silésie qu’il avait promis de ménager. « En résumé, écrivait Hyndfort à son ministre, il n’y a rien à faire avec ce roi tant que ses entreprises obtiendront tant de succès[37]. »

Hyndfort avait raison de juger ainsi, mais tort d’être surpris. A quoi serait-il bon en ce monde de s’affranchir de sa parole si ce n’était pas pour être plus libre de servir la fortune ? Frédéric lui-même n’écrivait-il pas d’ailleurs quelques jours après à Voltaire, avec une teinte de mélancolie philosophique : « La supercherie, la mauvaise foi et la duplicité sont malheureusement le caractère dominant de la plupart des hommes qui sont à la tête des nations et qui devraient en être l’exemple. C’est une chose bien humiliante que l’étude du cœur humain dans de pareils sujets ; elle me fait regretter mille fois ma chère retraite, les arts, mes amis, et mon indépendance[38]. »


Duc de Broglie.
  1. Le marquis de Beauvau à Belle-Isle, 16 septembre, 15 octobre 1741. — Belle-Isle à Beauvau, 10 octobre. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères. — Correspondance du Ministère de la guerre, passim.)
  2. Dans cette correspondance, le marquis de Beauvau paraît toujours d’avis de la marche sur Vienne, c’est constamment Belle-Isle qui la déconseille. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères, 9-11 octobre, et passim.)
  3. Belle-Isle à Amelot, 26 septembre 1741. (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.)
  4. Le maréchal de Belle-Isle à Amelot, 6-19 septembre et octobre 1741. — Maurice de Saxe à Belle-Isle, 15 septembre 1741. (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.)
  5. Marie-Thérèse à Fleury. — Vincent à Amelot, 27 septembre 1741. (Correspondance de Vienne. — Ministère des affaires étrangères.)
  6. Belle-Isle à Amelot, Francfort, 7 octobre 1741. (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.)
  7. Belle-Isle à Amelot, Francfort, 7 octobre 1741. (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.)
  8. Pol. Corr., t., p. 319-320.
  9. Valori à Belle Isle, 30 août, 11-22 septembre 1741. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  10. Valori à Belle-Isle, 23 septembre 1741. (Ibid.)
  11. Belle-Isle au roi de Prusse, à Frédéric, 20 octobre 1741. (Ibid.)
  12. Valori à Amelot et à Belle-Isle 7, 9, 17, 30 octobre 1741. (lbid.) — M. Droysen résume lui-même tous ces griefs, auxquels il paraît encore attacher une valeur sérieuse.
  13. Valori à Belle-Isle, 7 octobre 1741. (Ibid) — Mémoires de Valori, t. I, p. 128.
  14. Valori à Belle-Isle, P, 12 octobre. — A Amelot, 17 octobre. (Ibid.) — Mémoires de Valori.
  15. Le colonel de Goltz au comte de Hyndfort, 25 sept. 1741. — Pol. Corr., t. I, p. 355. — D’Arneth, t. I, p. 331, 334. — Grünhagen, Geschichte des ersten schlesischen Kriegs. Gotha, 1881, t. II. p. 10 et suiv. — D’après ces deux derniers historiens, ce serait dès le 15 septembre que des pourparlers auraient été engagés entre le colonel de Goltz, le maréchal de Neipperg et lord Hyndfort, pour la conclusion de cet étrange arrangement. La duplicité et la mauvaise foi de Frédéric seraient ainsi encore plus complètes.
  16. Goltz à lord Hyndfort, 30 sept. 1741. — Pol. Corr., t. I, p. 359, 371.
  17. Frédéric au maréchal de Belle-Isle, 9 octobre 1741. — Pol. Corr., t. I, p. 473. Cette pièce est insérée dans la Correspondance politique à une page de distance du texte du protocole signé par lord Hyndfort et porte la même date.
  18. Raumer, Beitrage zur neuen Geschichte (loc. cit.) — Cet écrivain a eu communication des dépêches de lord Hyndfort et les cite textuellement. Le dernier narrateur de la campagne de Silésie, M. Grünhagen, archiviste de Breslau, dans un ouvrage récent, ajoute à ce récit des extraits du mémorandum adressé par Neipperg à la reine de Hongrie à la suite de la conférence. Il n’y a entre les deux récits aucune différence importante. (Grünhagen, t. I, p. 24-45.)
  19. L’électeur à Belle-Isle (9 octobre 1741) (Ministère des affaires étrangères.)
  20. Léopold Ranke, Zwôlf Bücher Preussischer Geschichte, livre VIII, p. 470.
  21. Valori à Belle-Isle, 4 nov. 1741. — (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Frédéric à l’électeur de Bavière, 2 nov. 1741, Pol. Corr.
  22. t. I, p. 398. — La circulaire diplomatique ne se trouve pas dans la correspondance prussienne; elle est insérée sous la date du 4 novembre dans les dépêches de Valori.
  23. Belle-Isle à Amelot, 27 oct. 1741 et passim. (Correspondance de l’ambassade auprès de la diète. — Ministère des affaires étrangères.)
  24. Fleury à Frédéric, 19 nov. 1741. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  25. Valori à Belle-Isle, 4 nov. 1741. — (Correspondante de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  26. Valori à Belle-Isle, 22 nov. 1741. (Ibid.)
  27. Belle-Isle à Breteuil, ministre de la guerre. 22 novembre 1741. (Ministère de la guerre.)
  28. Belle-Isle à Amelot, 17, 19, 22 nov. 1741. (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.) — Mémoires de Valori, t. I, p. 135.
  29. Le chevalier de Belle-Isle au maréchal. Prague, 24 novembre 1741. (Correspondances diverses. — Ministère de la guerre.)
  30. Le maréchal au chevalier, 17 novembre 1741. (Ibid.)
  31. Le comte de Saxe à Belle-Isle, 2(5 novembre 1741. Correspondance diverses. — Ministère de la guerre.)
  32. La relation de la prise de Prague fait l’objet de plusieurs rapports officiels dans la correspondance du ministre de la guerre. Il y a de plus un récit fait par le duc de Chevreuse, témoin oculaire, à son père, le duc de Luynes, et inséré dans les Mémoires de ce dernier, t. IV, p. 482. — Enfin M. Saint-René Taillandier a publié récemment une lettre de Maurice lui-même racontant sa prouesse au chevalier de Folard. Naturellement ce dernier compte-rendu doit inspirer plus de confiance que tous les autres ; mais il est cependant sur plusieurs points difficile à concilier avec les rapports officiels. Quant au dialogue de Chevert et du grenadier, c’est une anecdote du temps, devenue légendaire. L’auteur de la notice de Chevert, dans la Biographie universelle de Michaud, dit l’avoir entendu raconter par cet officier lui-même, dans sa vieillesse, et je l’ai recueillie, dans mon enfance, de personnes qui la tenaient certainement du comte, depuis maréchal de Broglie. Je possède aussi une lettre de M. de Broglie se plaignant que, dans le récit officiel de l’événement, ou n’ait parlé que de Chevert sans mentionner la part qu’il y avait prise.
  33. D’Arneth, t. I, p. 414.
  34. Frédéric à Belle-Isle, 30 nov., 9 décembre 1741. (Pol. Corr., t. I, p. 415). — Belle-Isle à Amelot, 15 décembre 1741. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  35. Valori à Amelot et à Belle-Isle, déc. 1741. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  36. Frédéric à Fleury, 3 décembre 1741. — Pol. Corr :, t. I, p. 420.
  37. Raumer, Beitrage zur neuen Geschichte.
  38. Frédéric à Voltaire. Correspondance générale, 3 février 1742.