La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/10

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La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 721-757).
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III.

MORT DE PLEURY. — LOUIS XV VEUT GOUVERNER LUI-MÊME.



I.

Si l’on peut accuser d’injustice la sévérité du jugement qui attendait Belle-Isle à Paris après sa courageuse sortie de Prague, il ne serait pas possible de contester que l’impression générale de désenchantement et de profonde tristesse qui régnait même après cet heureux événement à la cour, comme dans le public, n’était que trop bien fondée. Après deux années de combat, aucune des espérances qu’on avait conçues sur la foi de Belle-Isle, au début de cette guerre cruelle, n’était réalisée, et moins que toute autre la plus chère aux cœurs dévoués à la royauté, la seule qui leur eût fait prendre longtemps en patience les malheurs publics, celle de voir la personne du souverain, réveillée par le bruit des armes, secouer enfin la dépendance sous laquelle elle languissait. Louis XV n’avait pris part ni aux victoires ni aux revers de ses armées ; il n’avait ni paru sur un champ de bataille, ni dirigé, même de loin, aucune opération militaire. A trente ans passés, déjà père d’un fils adolescent, il demeurait toujours un grand et docile enfant sous la férule d’un pédagogue. De tous les reproches qu’on faisait à Belle-Isle, le plus grave peut-être était d’avoir ménagé à dessein cette disposition indolente, dans la pensée secrète d’en profiter lui-même un jour, et d’avoir porté la guerre à des distances telles que le roi, ne pouvant songer à l’y joindre, ne pouvait ni lui disputer le commandement ni même exercer à côté de lui une action efficace. N’était-il plus temps de réparer cette double faute et ne pouvait-on pas trouver des serviteurs assez dévoués pour l’entreprendre ? En tous cas, le moment était venu où, soit de gré, soit de force, il fallait bien tenter une nouvelle épreuve ; car cette émancipation de la volonté royale, que personne n’avait voulu ou su provoquer, la mort, si longtemps sourde aux vœux des ambitieux comme des sujets fidèles, se chargeait enfin de l’accomplir.

L’appel de deux favoris, d’Argenson et Tencin, au conseil royal était, en effet, chacun le sentait, le suprême effort de l’existence ministérielle de Fleury. Le cardinal trouvait dans ces choix la garantie que personne ne commanderait à sa place, mais nullement la force de continuer à commander lui-même. Sa main restait ainsi toujours mise sur la toute-puissance, mais cette obstination ne lui rendait la faculté ni d’en jouir ni d’en user. On eût dit un avare mourant, qui, déjà privé du souffle et incapable de mouvement, saisit encore par une contraction nerveuse l’objet précieux de sa passion pour en repaître au moins ses regards. Cette agonie, qui était celle d’un pouvoir encore plus que d’un homme, se prolongea plusieurs mois au milieu d’un attente générale ; nous en avons le compte-rendu presque quotidien dans les correspondances du ministre de Prusse, Chambrier, qui en note tous les progrès avec un mélange singulier d’observations politiques et médicales, et une crudité de détails digne d’un infirmier d’hôpital :

« Malgré le plaisir que je fis hier au cardinal (écrit-il le 9 septembre) en lui portant de bonnes paroles de la part de Votre Majesté, je le trouvai triste et abattu, comme un homme qui sent qu’il se meurt : l’estomac ne va plus bien et les ressorts sont usés, et, quoique l’esprit se soutienne encore, la vue baisse beaucoup : le fond des yeux est terne, quand il se laisse aller ; il n’entend plus aussi facilement qu’il faisait, car j’étais presque entre ses genoux pour me faire entendre, sans parler trop haut, et l’entendre à mon tour. Cependant il se ranima tant qu’il put et fît quelques pas pour m’accompagner assez vigoureusement ; il a une si bonne constitution qu’il vivra tant qu’il y aura de l’huile dans la lampe. »

Et quelques semaines après, le 19 novembre : « Le cardinal a eu dernièrement un dévoiement qui l’avait mis assez bas ; mais il est mieux depuis quelques jours ; plus il avance dans sa carrière, plus il devient soupçonneux et jaloux, voulant tout faire par lui-même, et le cardinal de Tencin, qui le connaît, ne se hasarde sur rien, prenant garde de ne rien faire qui puisse le faire repentir de l’avoir mis dans le conseil. » Puis le 26 : « On doit regarder la santé du cardinal comme une lumière qui tire à sa fin, laquelle, à mesure qu’elle semble s’éteindre, se ranime, mais toujours avec moins de force qu’auparavant ; la saison est mauvaise pour le vieillard. » Et le 30 : « Le cardinal est resté à Issy, où il est encore, pour un peu s’y reprendre, suivant lui, car il croit toujours que la nature fera un nouvel effort pour lui prolonger la vie pendant quelque temps, ne pouvant se persuader que le moment de délogement approche, et qu’il faut qu’il quitte cette autorité et cette domination dont la conservation lui est si chère que, malgré l’état de décadence où il se voit, il ne peut se résoudre de mettre un intervalle entre la vie et la mort. » Le 10 décembre : « Le cardinal est toujours retiré à Issy. Le contrôleur-général et les quatre secrétaires d’état travaillent avec le roi et rendent compte de tout au premier ministre. Ce que nous voyons ici pour le présent, c’est un premier ministre de quatre-vingt-dix ans qui tire à sa fin, faible de plus en plus de corps et d’esprit, et voulant, malgré tout, conserver son autorité ; un roi dont on ne connaît pas les talens, mais qui ne veut pas chagriner le cardinal ; les autres ministres, qui dépendent en tout de ce premier, quoiqu’il ne soit plus en état de donner d’attention aux affaires, cela dans la situation la plus critique où la France se soit trouvée depuis longtemps. » Le 14 décembre : « La santé du cardinal est toujours de plus en plus mauvaise, quoiqu’il tâche de faire croire le contraire et qu’il se porte mieux. Il prend depuis trois jours du lait de chèvre pour arrêter son dévoiement. Les effets en sont si médiocres qu’on ne sait qu’en penser et, si on en croit les médecins, ce lait ne vaut rien pour les vieillards, mais il l’a voulu. L’amour de la vie est si enraciné dans l’âme de ce prélat qu’il croit toujours qu’il pourra se rétablir. Tout roule sur ce vieillard jaloux de son autorité… Son premier souci est d’exister avec le sentiment du pouvoir entre ses mains. »

Enfin, dans les premiers jours de janvier : « Le cardinal est agonisant et le roi de France ne veut se déterminer sur rien tant qu’il voit le cardinal vivant ; les ministres ne savent comment faire pour la direction des choses importantes par la crainte qu’ils ont que, s’ils prenaient quelque chose sur eux, le cardinal ne le trouvât mauvais et ne leur en voulût du mal… Ainsi tout reste dans l’inaction. » Et Chambrier constate en même temps que, si c’était le plus souvent l’inertie et l’irrésolution qui prévalaient dans cet état presque cadavéreux du pouvoir, on pouvait craindre aussi que, d’un moment à l’autre, quelque détermination irréfléchie ne fût arrachée au mourant, presque à son insu et faute de force chez lui pour y résister. Ainsi il rapporte que, discutant, au moins pour la forme, le plan de campagne de l’année suivante, on lui entendit dire une fois d’un ton découragé : « J’ai tout fait pour empêcher que ces engagemens ne s’augmentent ; mais puisque je ne puis y parvenir, je jette mon bonnet par-dessus les moulins et je me prépare à tout[1]. »

Des témoins plus intéressés ne suivaient pas avec moins de soin les moindres incidens de ce déclin, dont les progrès si lents lassaient leur curiosité impatiente. « M. le cardinal se meurt, écrivait l’abbé de Broglie à son frère, mais il gouverne toujours, ne veut entendre parler de rien et ne veut pas qu’on en parle au roi. Il s’est tenu hier un comité, à Issy, sur les affaires les plus importantes ; le cardinal a fait entrer les ministres et les a fait passer par une porte secrète dans sa bibliothèque, afin de faire croire qu’il a présidé au comité, ce qu’il n’a pas fait, n’étant pas en état de faire autre chose que de jouer la comédie, ce qu’il fera jusqu’au dernier moment[2]. » Et le prudent duc de Luynes lui-même : « Le roi fut avant-hier à Issy voir M. le cardinal ; il en sortit avec l’air fort triste, cependant sans pleurer… M. le cardinal était mieux, à ce que l’on disait, cependant dans un prodigieux abattement… La difficulté d’avaler subsiste ; on a envoyé quérir Gendron, qui lui a mis un emplâtre sur la gorge ; mais il n’a pu le soutenir. Malgré cet état, avant-hier il voulut voir M. de La Chétardie, qui arrive de Russie ; il lui fit plusieurs questions et lui rappela des détails qu’il lui avait mandés il y a dix-huit mois[3]. » Une autre correspondance rapporte qu’un matin, en plein janvier, on vit arriver le cardinal à Versailles, sortant de son lit à l’improviste, et qu’il passa trois quarts d’heure avec le roi. Le lendemain, à la vérité, cette équipée lui valut un gros rhume qui le mit si bas qu’il demanda à recevoir le viatique, mais le soir il était déjà mieux et parlait d’affaires[4]. Enfin, après cette journée d’épreuves, il trouvait encore quelques-uns de ces traits gracieux et fins qui avaient toujours caractérisé sa conversation ; à une vieille dame, qui était presque sa contemporaine et qui lui faisait demander de ses nouvelles, il répondait : « Vous avez plus d’esprit que moi, madame la maréchale, car vous avez celui de vivre, et je vois bien que je ne l’ai plus. »

Du parterre, à Paris, on suivait ces alternatives avec autant d’anxiété qu’à Versailles des premières loges. — « Il y a bien du mouvement à la cour, écrit l’avocat Barbier… Le cardinal de Fleury est toujours malade à Issy : il a eu de fortes faiblesses auxquelles il n’a résisté que par la force de son tempérament. C’est une espèce de longue agonie qui pourrait coûter beaucoup à la France dans une guerre assez mal commencée et aussi mal suivie que celle-ci… Les ministres vont pour la forme travailler avec lui à Issy. Comme la tête n’y est plus, on ne résout quoi que ce soit… Mardi, on le dit mort à Paris, et M. l’archevêque étant allé à Issy dans l’après-midi, on crut que c’était pour jeter de l’eau bénite ; mais point du tout, mercredi il s’est trouvé mieux[5]. » « Le public commence à s’impatienter, dit un autre chroniqueur, que M. le cardinal traînasse si longtemps. »

L’inquiétude principale qui se renouvelait à chacune de ces phases, et qui s’accroissait, loin de se calmer, en se prolongeant, portait toujours sur le point de savoir ce que préparait en silence ce roi qui paraissait triste de la perte prochaine de son précepteur et qui pourtant n’en pleurait pas. Qu’allait-il faire quand cet appui manquerait enfin à sa faiblesse en même temps que le joug cesserait de peser sur sa volonté ? Chercherait-il tout simplement un autre maître, ou le verrait-on enfin, comme un autre Louis à la mort d’un autre cardinal, se résoudre à penser et à agir, on aurait dit volontiers : à être par lui-même ? Quelque longue et souvent trompée qu’eût été l’attente, rien pourtant, jusqu’à ce moment décisif, n’était encore désespéré. L’incertitude était si grande et le désir d’en sortir si général que deux entreprises se firent au même moment dans l’entourage le plus intime du souverain, pour le préparer à une résolution virile : l’une et l’autre tendant au même but, dans des conditions très différentes et par des moyens qui ne l’étaient pas moins. Ce furent deux grands seigneurs de très haute lignée, mais ne se ressemblant que par ce point seul, qui se mirent en tête, sans s’être concertés, de profiter des derniers jours qui précédaient l’instant critique pour enseigner au roi la seule chose qu’on sait d’instinct ou qu’on ne saura jamais : je veux dire à régner. A eux deux, ils organisèrent, au chevet même du lit du mourant, une double intrigue dont les incidens variés forment tous les élémens d’une comédie piquante qu’un successeur de Molière aurait pu appeler le Roi malgré lui.

Le premier de ces deux personnages et le plus en vue n’était pas moins que le maréchal duc de Noailles, chef d’une des plus illustres maisons de France, dont il avait lui-même accru le crédit, d’abord en épousant dans sa jeunesse la nièce préférée de Mme de Maintenon, et plus récemment par le mariage d’une de ses sœurs avec le comte de Toulouse, le meilleur des fils légitimés du grand roi. C’est un caractère historique que le lecteur de nos jours a quelque peine à apprécier, car il nous a été présenté à peu d’années de distance, dans des publications d’une importance presque égale, sous deux aspects absolument opposés. S’il fallait en croire le plus éloquent des peintres, jamais monstre pareil ne mérita mieux d’être voué à l’exécration de la postérité : — « Le serpent qui perdit Eve, dit Saint-Simon, qui renversa Adam par elle, et qui perdit le genre humain, est l’original dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte, la plus fidèle, la plus forte autant qu’un homme peut approcher des qualités d’un esprit de premier ordre et du chef de tous les anges précipités du ciel. » — Le portrait, ainsi ébauché d’un seul trait, est poursuivi dans tous les détails avec la même fougue de pinceau et la même noirceur de coloris ; rien n’y manque : « C’est une profondeur d’abîme, c’est une fausseté à toute épreuve, une perfidie aisée et naturelle accoutumée à se jouer de tout ; » — « une noirceur d’âme qui fait douter s’il en a une, » — « un homme qui s’étend à tout, qui entreprend tout, qui, pris sur le fait, ne rougit de rien,.. et se replie prestement comme le serpent, dont il conserve le venin. » — Et, après avoir doté son sinistre modèle de tous les vices du démon, l’incomparable artiste met la même générosité à lui en accorder aussi tous les arts et tous les talens : « On ne saurait, dit-il, avoir plus d’esprit, et de toute sorte d’esprit, plus d’art et de souplesse à accommoder le sien à celui des autres ; aisé, accueillant, propre à toute conversation, sachant de tout, parlant de tout, l’esprit orné bien que d’écorce. » Il ne lui reproche « que l’excès de son imagination, la foule de vues, l’obliquité de tous les desseins qu’il bâtit en nombre et à la fois, et les croisières qui se font des uns aux autres… et qui mettent dans sa tête une confusion de laquelle il ne peut sortir[6]. » Par malheur, mon excellent ami, M. Rousset, a tiré naguère des archives du dépôt de la guerre, dont il avait la garde, toute une correspondance intime du même duc de Noailles avec Louis XV, qui commence au moment même de l’histoire où ce récit est parvenu et se poursuit sans relâche pendant deux ans, et en présence de cette révélation qui est presque une résurrection, il n’est plus possible d’ajouter foi à aucune des hyperboles de Saint-Simon, pas plus à l’invective qu’à l’éloge. Sur ces traits rendus à la vie, la vérité ne permet de placer ni tant d’ombre ni tant de lumière. Si l’auteur de cette correspondance, en effet, eût eu l’âme imbue de la profonde perfidie que Saint-Simon lui prête, le vice se trahirait lui-même à toutes les lignes, et un critique aussi exercé que M. Rousset n’eût pas eu de peine à le découvrir. Le duc de Noailles que M. Rousset nous fait connaître est au contraire un homme de bien, pénétré d’un dévoûment sincère pour son roi, et d’un véritable amour du bien public, méritant, en un mot, la qualification que son biographe lui donne d’honnête courtisan, et celle plus rare encore qu’il y ajoute de bon citoyen. Il faut donc bien convenir qu’un ressentiment expliqué, justifié peut-être par des griefs personnels, a égaré ici le jugement de Saint-Simon, et qu’en cette occasion, comme en plusieurs autres, il faut admirer dans ses vigoureuses diatribes plutôt la force que l’éloquence prête à la haine que la lumière qu’elle jette sur la vérité.

En revanche, M. Rousset me permettra de lui dire que l’on ne retrouve pas davantage dans le duc de Noailles, tel qu’il nous le montre, ni les ressources infinies d’esprit, ni l’adresse supérieure dont son implacable ennemi, en ce point trop libéral, a trouvé bon de le gratifier. On voit en lui, en mettant tout au mieux, un bon esprit, un jugement sain, mais un peu court ; nulle trace d’invention personnelle, un regard, au contraire, constamment fixé sur des modèles pris dans le passé et une fidélité un peu trop docile à des traditions reçues. S’il eut jamais, comme d’autres témoins l’attestent, une imagination vive, servie par une ardeur éloquente, ces qualités brillantes furent de bonne heure amorties par les glaces de l’âge, ou par le poids de la responsabilité du commandement ; il n’en reste plus de trace dans les documens que nous possédons. Le défaut de toute originalité est d’autant plus sensible pour nous, que le mélange opposé de talens et de défauts est ce qui nous a frappé chez Belle-Isle, et que le contraste fait apprécier la différence. C’est chez Belle-Isle qu’on trouve cette exubérance et souvent cette incohérence de vues, ces inspirations soudaines qui tour à tour égarent et éclairent et qui lui donnaient l’apparence et faisaient autour de lui l’illusion du génie. Rien de pareil chez Noailles, homme d’état, peut-être homme de guerre beaucoup plus correct, mais à qui personne ne sera tenté d’appliquer ce qu’on a pu dire du petit-fils de Fouquet, qu’il avait été arrêté à moitié route, en chemin de devenir un grand homme. Il n’y a pas jusqu’au style et même à l’écriture des deux maréchaux qui ne révèle cette dissemblance : ici ce sont des dépêches bien régulières, tracées d’une main posée, sans un trait vif, ni une expression saillante ; là, la furie et les saccades d’une plume qui a peine à suivre l’impétuosité de la pensée.

Ce fut cette capacité moyenne (je ne dis pas médiocre, ce qui serait trop sévère), jointe à l’éclat du nom et des alliances, qui valut à Noailles, d’abord l’avantage de faire partie des grands conseils ministériels, — organisation éphémère que le duc d’Orléans forma au début de la régence, — puis le commandement de divisions importantes pendant les guerres qui suivirent. Il s’acquitta de ces fonctions assez honnêtement pour que personne ne fût surpris de le voir compris dans une promotion de maréchaux. Dans cet aréopage militaire, il siégeait entre Broglie et Belle-Isle, plus jeune que l’un, plus ancien que l’autre d’âge comme de grade. Ce fut en cette qualité qu’il dut être appelé au conseil de guerre où fut débattu l’envoi de l’armée du maréchal de Maillebois, en Allemagne, et il fut presque seul (je l’ai dit) à conseiller cette expédition ; avis qui eut la bonne fortune d’obtenir non-seulement le consentement du roi, mais son adhésion plus nettement et plus vivement exprimée que de coutume.

Les jours suivans, il sembla à ceux qui savaient lire dans le jeu des physionomies que le roi, satisfait de s’être prononcé lui-même, savait gré à celui qui avait provoqué son intervention. « Avant-hier, écrit le duc de Luynes, à la date du 26 août, le roi demanda à M. le maréchal de Noailles s’il n’allait pas à Saint-Germain. Le maréchal lui demanda s’il avait quelque chose à lui ordonner. Le roi lui dit : « Il faudra que vous voyagiez. — Sire, répondit le maréchal en souriant, je suis bien vieux pour faire des voyages. » — Mais le roi avait cessé de rire, et comme il partait pour la chasse, il invita le maréchal à venir le trouver au retour. L’entretien eut lieu le soir, après le tiré dans le grand parc, les vêpres et le débotté, et, commencé à huit heures un quart, ne se termina qu’à neuf. Le cardinal, fatigué, était absent ce jour-là : trois quarts d’heure de conversation en tête-à-tête avec le roi n’étaient pas une faveur ordinaire. La confidence parut plus précieuse encore quand le maréchal apprit qu’il allait être chargé du commandement des places de Flandre et du soin de défendre les provinces du Nord contre les attaques dont cette frontière pouvait être l’objet dès que l’armée de Maillebois aurait cessé de la couvrir. Comme c’était lui qui avait été d’avis qu’on devait affronter le péril, il ne pouvait se plaindre qu’on le chargeât d’y faire face ; mais, ayant appelé l’attention du roi sur les difficultés de là tâche, il fut surpris de trouver le prince prêt, non-seulement à l’écouter, mais à discuter avec lui sur tous les points, ce qui supposait qu’il avait pris cette fois, par extraordinaire, la peine d’étudier et de réfléchir. — « Le roi, dit encore Luynes, répondit à merveille sur tous les articles. » Noailles se retira plein de la conviction que le roi songeait sérieusement à sortir de son inaction, et de la pensée plus flatteuse encore, que c’était lui qui était choisi pour servir de guide à ses premiers pas[7].

Il n’avait garde de laisser se dissiper de si bonnes dispositions, ni se fermer cette ouverture. Aussi, à peine arrivé à son poste, il se crut autorisé à correspondre directement avec le roi pour lui rendre compte de la situation, assez précaire et assez misérable, où il trouvait les provinces confiées à sa garde, et des mesures urgentes qui étaient nécessaires pour les mettre sérieusement en état de défense. Mais il en prenait occasion pour faire comprendre que ces précautions de détail seraient impuissantes si elles n’étaient mises en accord avec un plan général d’opérations, et pour solliciter, sous une forme indirecte, mais très claire, la permission d’étendre lui-même le champ de ses observations comme de ses conseils :

« Bien n’est si capital, Sire, disait-il, que de prendre des arrangemens pour former sur cette frontière une armée capable d’arrêter les entreprises de vos ennemis déclarés, d’imposer aux ennemis secrets de votre état et de rassurer vos alliés… Mais j’ose représenter à Votre Majesté que, dans des conjonctures aussi importantes et aussi difficiles que se trouvent actuellement les affaires de votre état, il est presque impossible de former aucun plan en particulier sans embrasser le tout. Les affaires se tiennent par des liaisons qui les mettent dans une dépendance nécessaire les unes des autres, et ce n’est que par la combinaison de toutes les parties qu’on doit se décider sur ce qu’il est le plus avantageux de faire pour chacune d’elles en particulier. Mais quels que soient le zèle et le dévoûment qui puissent remplir les cœurs les plus pénétrés de respect et d’amour pour Votre Majesté, une infinité de raisons que sa pénétration lui fera aisément découvrir retiennent ceux mêmes qui seraient le mieux intentionnés et le plus en état de la servir. Ainsi jusqu’à ce qu’il plaise à Votre Majesté de me faire connaître ses intentions et sa volonté, me bornant uniquement à ce qui regarde la frontière dont elle m’a donné le commandement, je parlerai avec franchise et liberté sur l’objet qui est confié à mes soins, et je me tairai sur tout le reste, toujours prêt, cependant, à vous exposer, Sire, lorsque vous le voudrez, ce qu’un zèle sans bornes, l’attachement le plus véritable, l’amour de la vérité, quelques études, et quelque méditation soutenue d’une expérience de près de cinquante ans, peuvent m’avoir acquis de connaissances au service de Votre Majesté et au bien de son royaume. Mais, si vous voulez, Sire, qu’on rompe le silence, c’est à vous de l’ordonner[8]. »

La réponse, qui ne se fit pas attendre, n’était pas faite non plus pour décourager le maréchal. Le roi lui assurait bien encore qu’il avait consulté le cardinal et obtenu son assentiment aux mesures militaires qui lui étaient proposées ; mais il. était moins probable, et Louis XV ne disait nullement qu’il eût donné connaissance à personne du post-scriptum suivant : « Le feu roi mon bisaïeul, que je veux imiter autant qu’il me sera possible, m’a recommandé en mourant de prendre conseil de toutes choses et de chercher à connaître le meilleur pour le suivre. Je serai donc ravi que vous m’en donniez : aussi je vous ouvre la bouche comme le pape aux cardinaux et vous permets de me dire ce que votre zèle et votre attachement pour moi vous inspireront. Je vous connais assez et depuis assez longtemps pour ne pas mettre en doute la sincérité de vos sentimens et votre attachement à ma personne[9]. »

Tous les mots de cette lettre étaient précieux pour l’heureux correspondant qui la reçut, et cependant rien ne dut lui causer plus de joie que l’invocation faite au souvenir de Louis XIV et le dessein annoncé de l’imiter, car rien ne s’accordait mieux avec le plus vif et aussi le plus sincère de ses sentimens. Élevé dans toutes les splendeurs du grand règne, admis de bonne heure dans l’intimité royale, Noailles gardait dans le plus profond de son cœur le culte du demi-dieu qu’avait adoré son enfance ; aucun nuage n’était venu troubler cette pieuse fidélité. Ni les malheurs des derniers jours, suite des entraînemens du pouvoir absolu, ni les modifications déjà sensibles de l’esprit public qui ne permettaient plus à la royauté les allures d’une domination absolue, — aucune de ces leçons de l’expérience, — aucun de ces signes des temps nouveaux ne frappaient l’imagination captivée, et la raison étroite du neveu chéri de Mme de Maintenon. Louis XIV était toujours le modèle unique et accompli, peut-être inimitable du vrai monarque ; le copier, dût-on même ne pas l’égaler, était le seul but qu’on pût proposer au suprême effort de son petit-fils. C’est M. Rousset qui nous raconte qu’admis plus tard dans le conseil royal, quand Noailles prenait la parole, c’était toujours pour commencer par ces mots : « Sire, votre auguste bisaïeul,.. » et que, devant ce refrain attendu, les assistans se prenaient à sourire. On peut juger avec quel plaisir lui-même il entendait pour la première fois sortir de la bouche du roi la phrase même dont il devait ensuite se faire l’écho.

Aussi ne crut-il pas pouvoir mieux répondre à la pensée royale qu’en préparant sur-le-champ un long mémoire où il ne traitait, en réalité, ni de la situation politique du moment ni de l’ensemble des opérations militaires, mais où il se bornait à faire passer sous les yeux du roi et à commenter l’instruction donnée par Louis XIV à son petit-fils Philippe V, quand il l’envoyait régner en Espagne. A vrai dire même, ce n’était pas l’instruction tout entière composé ? de trente-neuf articles qui fit l’objet du commentaire, mais uniquement la phrase finale ainsi conçue : « Ne vous laissez pas gouverner, soyez le maître. N’ayez jamais de favori ni de premier ministre. Écoutez, consultez votre conseil, mais décidez. Dieu, qui vous a fait roi, vous donnera toutes les lumières qui vous sont nécessaires tant que vous aurez de bonnes intentions. » Évidemment ce n’était pas là un avis qu’on pût donner tant que le premier ministre en exercice gardait encore l’apparence du pouvoir et se flattait même par momens d’un retour de vie. Mais le soin extrême avec lequel ce mémoire est rédigé, l’abondance de pièces historiques empruntées aux exemples de la royauté passée, le travail qu’il a dû coûter, ces divers indices font croire à M. Rousset, — et je partage entièrement son avis, — que le maréchal le prépara d’avance, à tête reposée, afin de se tenir tout prêt à le faire partir par le retour du courrier, qui annoncerait enfin le terme attendu.

J’ai dit que, dans cette entreprise passablement aventureuse et en tout cas un peu tardive d’apprendre à un roi son métier, Noailles trouva, sans le savoir, un auxiliaire qui ne lui ressemblait guère. Si, comme on l’a souvent prétendu, chacun de nous conserve toute la vie l’empreinte ineffaçable des premières impressions qu’a reçues sa jeunesse, cette remarque explique assez bien comment le faible écart qui sépare deux générations suffit souvent pour que des hommes élevés dans les mêmes conditions, placés dans le même rang social, issus parfois des mêmes familles, ne présentent presque aucun trait commun. C’était le cas de Noailles et d’un de ses proches, mais plus jeunes parens, duc et pair comme lui et portant un nom décoré d’un lustre moins ancien, mais plus éclatant : celui de Richelieu.

Les deux ducs avaient bien commencé l’un et l’autre leur carrière aux pieds du trône du grand roi ; mais ils avaient paru devant lui à vingt années de distance, et ces vingt années étaient précisément celles pendant lesquelles l’astre de Louis XIV, encore dans tout son éclat après Ryswyk, s’était chargé de tous les sombres nuages de la vieillesse et du malheur. Entre ces deux dates, non-seulement le roi, mais tout l’aspect de la cour avait changé. Attristé et vaincu, le maître, qui faisait encore plier devant lui toutes les volontés, avait perdu le don d’éblouir les imaginations et d’enflammer les cœurs. Aussi, tandis que Noailles restait pénétré d’un dévouaient à toute épreuve, le jeune duc de Fronsac (c’est le nom que Richelieu portait alors), amené à Versailles par son père à l’âge de seize ans pour n’y entendre parler que de deuil et de ruines, s’était regimbé tout de suite contre le régime de privation et d’ennui qu’une dévotion maussade imposait à l’hypocrite servilité des courtisans. Beau comme l’Amour, dit un contemporain, né pour tous les plaisirs et brûlant de s’y livrer, il avait donné à l’impatience de ses désirs un éclat assez étourdi pour mériter d’aller en faire pénitence quelques mois à la Bastille. Quel était son crime ? Était-ce d’avoir attiré sur sa charmante figure les yeux trop complaisans de la duchesse de Bourgogne ? On l’a beaucoup dit ; mais lui-même, qui n’a jamais péché par modestie, ne l’a pas prétendu. S’il y eut un peu de vérité dans cette médisance, ce fut tout au plus quelque enfantillage, quelque échange de regards malins surpris par Mme de Maintenon entre la princesse et le bel adolescent, tels que dans les familles les mieux réglées, les jeunes témoins s’en permettent souvent devant les travers et les ridicules d’un vieux ménage.

Mais il n’en fallut pas davantage pour engager Richelieu dans cette réaction plus vive que sérieuse qui suivit la mort de Louis XIV. Il figura au premier rang dans ce groupe de jeunes fous qui, comme des écoliers trop longtemps comprimés, se hâtèrent de profiter de l’absence du pédagogue pour secouer toutes les règles, non-seulement du devoir, mais de la décence. La rencontre qu’il fit alors d’un compagnon de plaisir inattendu décida, sinon du tour que devait prendre sa destinée, au moins du singulier éclat qui allait s’attacher à son nom. Car ce n’était pas moins que Voltaire lui-même qui avait su se faire parmi ces échappés de l’Œil-de-bœuf, par droit de conquête et à la pointe de l’esprit, une place où ses relations naturelles ne l’appelaient pas et où sa fierté eut, comme on sait, plus d’une fois à souffrir.

L’amitié de jeunesse qui s’établit ainsi entre Voltaire et Richelieu, et qui s’est prolongée pendant près de quatre-vingts ans, est certainement un des faits les plus singuliers, je dirai même les plus caractéristiques du XVIIIe siècle. Rien ne peint mieux l’alliance qui s’établit pendant cet âge de combat entre les vices de la société qui périssait et les confuses aspirations de celle qui se préparait à naître. Grâce à cette liaison de hasard et aux complimens du grand dispensateur de la faveur publique, Richelieu a pu devenir le plus vicieux et demeurer le plus impertinent des grands seigneurs sans perdre une popularité de faux brillant qui est arrivée jusqu’à nous. Ce type achevé de tous les travers et de toutes les insolences qui ont perdu l’aristocratie de l’ancien régime ; cet académicien par droit de naissance qui ne sut jamais l’orthographe ; ce héros, ce vétéran de débauche qui, en cheveux blancs, se faisait encore gloire de troubler la paix des humbles ménages ; ce guerrier dont la bravoure même a toujours un air de parade et dont les exploits conservent jusque sur le champ de bataille je ne sais quelle tournure d’opéra-comique ; ce conquérant qui a déshonoré la victoire par l’ostentation du pillage ; c’est lui, c’est vraiment lui qui figure parmi les correspondans préférés de Voltaire, entre les précurseurs des temps modernes et les réformateurs attitrés de la morale publique et sociale. Au fait, cette place pouvait lui être due en raison des services que lui et ceux qui lui ressemblèrent ont rendus à la révolution, dont ils ont été sans le savoir les instrumens les plus efficaces. — Bien qu’à la veille même de la chute de la monarchie Richelieu, averti par un trop juste pressentiment, se soit rejeté avec vivacité et même avec exagération dans les opinions les plus contraires au mouvement nouveau de la société, il n’en demeure pas moins le modèle de cette noblesse étourdie qui a couru elle-même au-devant de son sort en favorisant toutes les doctrines qui préparaient sa ruine pendant qu’elle étalait tous les désordres qui pouvaient la justifier. Ce sont eux, ce sont ces petits-maîtres revêtus d’un vernis, — Saint-Simon aurait dit d’une écorce de littérature et de philosophie, — qui ont semé des fleurs jusqu’aux bords mêmes du gouffre où l’antique monarchie allait s’engloutir et donné aux premiers actes de la plus sombre tragédie qui fut jamais toute la gaîté d’un divertissement de théâtre. Rien n’a plus contribué que leurs exemples à accréditer l’erreur fatale de toute une génération qui a cru sérieusement se préparer aux épreuves de la liberté par les caprices du libertinage et qui n’a réussi qu’à frayer la voie, par la licence des mœurs, à toutes les témérités de la pensée.

Mais, pour l’heure présente, la surface de la société étant encore tranquille et l’orage ne grondant que dans le lointain, Richelieu ne justifiait la prédilection de Voltaire que par un dédain affecté, non-seulement de tous les scrupules, mais aussi des croyances qui les inspirent : on citait de lui, à cet égard, des traits d’une hardiesse d’incrédulité encore rare à cette époque. Ainsi, on disait qu’envoyé à Vienne pour une ambassade de cérémonie où il avait plus brillé par son luxe et ses bonnes fortunes que par son habileté diplomatique, il s’était amusé à divertir la société en faisant publiquement des sortilèges pour évoquer l’apparition du diable, afin de constater son existence. Lui-même s’amusait aussi à raconter qu’un nécromancien avait prédit à l’illustre ministre dont il portait le nom que cent ans juste après sa mort, un de ses héritiers gouvernerait comme lui la France. Or, comme la date arrivait en 1742, ou les oracles ne signifiaient rien, ou c’était lui qui allait être appelé à de si hautes destinées. Un libertin de si belle humeur n’avait pu manquer d’être des premiers à déclarer que, pour rendre à Louis XV le sentiment de sa dignité d’homme et de roi, le plus pressé était de l’affranchir des pieuses leçons de son enfance et des liens de son intérieur conjugal. C’était même lui qui avait donné à cette pensée si répandue, comme j’ai eu occasion de le dire, dans les antichambres de Versailles ce tour vif et cynique : « Pour que le roi soit son maître, il est indispensable de lui faire avoir une maîtresse. » Et, après avoir donné l’avis, il veillait à l’application. Aussi, depuis que le roi était sorti de sa réserve, il n’était ni partie de plaisir à Marly ni à Choisy souper intime qui ne fût préparé par les soins délicats de cet amateur consommé et animé par un esprit piquant qui se jouait de tout et n’épargnait personne.

Seulement Richelieu était bien obligé de convenir que, pour le choix principal qu’il avait dû faire, il n’avait pas eu la main heureuse. Des deux demoiselles de Nesle offertes ensemble aux regards du roi, aucune n’avait pu rendre le service qu’on espérait d’elles, celui d’agir sur la politique par l’amour. Mme de Vintimille avait paru un instant comprendre son rôle ; mais sa fin prématurée était venue laisser dans le cœur du roi des regrets, presque des remords, que Mme de Mailly, agitée elle-même de troubles de conscience, n’avait pas su calmer. La pauvre femme, d’ailleurs de nature assez débile, entraînée au vice par faiblesse plus que par corruption, sans énergie pour le mal comme pour le bien, croyait trouver dans la fidélité le seul mérite qui pût racheter ses torts. Sincèrement éprise du roi, qui était lassé d’elle, elle restait aussi attachée à Belle-Isle, malgré sa disgrâce. L’attrait de ses charmes s’était usé en même temps que le prestige de son ami ; il n’y avait plus rien à tirer d’elle ; on s’en serait aperçu à ce seul fait que le cardinal, cessant de la craindre, cessait aussi de la ménager. C’est ce que Richelieu exprimait encore à sa manière en disant du roi avec un léger haussement d’épaules : « Tant qu’il sera dans les bras de Mme de Mailly, il restera aux pieds du cardinal, et nous n’aurons pas le moyen de l’en relever[10]. »

Force était donc bien de chercher ailleurs ; mais il ne fut pas nécessaire de chercher loin, car on n’avait pas épuisé les ressources qu’offrait la maison de Nesle : trois sœurs restaient encore, deux, Mmes de La Tournelle et de Flavacourt, mariées à des gentilshommes sans fortune, et la troisième attendant un établissement que la situation toujours gênée de la famille rendait difficile à trouver. Toutes trois étaient faites pour plaire ; la plus âgée, la marquise de La Tournelle, était la plus belle : une taille de nymphe, un teint éblouissant, des yeux d’un bleu plein d’éclat et de profondeur, formaient un ensemble de majesté et de séduction qui arrêtait les regards des plus indifférens. Ce charme avait frappé les yeux du roi, qui, la rencontrant par hasard chez le duc d’Antin, s’était écrié à demi-voix : « Ah ! mon Dieu ! qu’elle est belle ! » Richelieu, placé à côté de lui, avait noté cette impression au passage, pensant qu’il pourrait être à l’occasion utile, de la raviver, et plutôt diverti d’avance qu’arrêté par le scandale qui en pouvait sortir ; il crut bientôt le moment venu de s’en souvenir, surtout quand, ayant pris des informations, il put se convaincre que, sous cet extérieur séduisant, Mme de La Tournelle cachait autant d’ambition que la pauvre Mailly avait de faiblesse, et que son cœur, pour parler comme une grande dame du temps, était haut comme les monts.

La révolution de palais, je devrais presque dire de sérail, qui allait substituer Mme de La Tournelle à Mme de Mailly dans la faveur du roi, a fait l’objet, dans les écrits contemporains, de tant de commentaires satiriques, et, par la suite, de tant de contes grivois, de tant de récits romanesques, enfin de tant de mémoires apocryphes qui ne diffèrent guère des romans et ne méritent pas plus de créance, qu’il serait impossible d’en tirer un récit exact, et le sujet n’étant guère attrayant en lui-même, je laisserais volontiers se démêler dans cette confusion les amateurs, si nombreux aujourd’hui, de commérages posthumes et de médisances rétrospectives ; mais, malheureusement pour la France et pour la mémoire de Louis XV, des faits de cette nature, trop nombreux dans tous les temps, ont exercé cette fois une action trop importante pour qu’il soit possible de les négliger.

Je me bornerai pourtant, au narré le plus bref, tiré des rapports les plus authentiques, ceux qui visent le moins au scandale, comme les correspondances inédites et la gazette semi-officielle du duc de Luynes. Si même dans des documens de cette espèce se trouvent encore des détails qu’on préférerait passer sous silence, le seul fait qu’ils s’y rencontrent sans paraître causer aucune surprise, — le fait, par exemple, qu’un courtisan à la fois dévot et discret comme Luynes, aussi scrupuleux sur les convenances que sur la morale, se croit obligé, à certains jours, de se faire lui-même le maître des cérémonies d’aventures galantes et d’en dresser protocole, c’est là un indice assez tristement remarquable des mœurs du temps pour mériter d’être signalé. Je suis d’ailleurs de ceux qui pensent que toute vérité historique, quand l’intérêt en est sérieux, doit être dite sans détour, et que le devoir est d’autant plus étroit pour l’historien qu’il lui en coûte davantage de le remplir. La vérité a toujours une utilité qui lui est propre. Je crois avoir montré, dans un récit précédent, ce qui restait de grandeur et d’héroïsme même dans le déclin de cette vieille monarchie française trop calomniée. Il est temps peut-être, en ne déguisant rien de ses fautes et de ses faiblesses, de justifier aussi la Providence, qui l’a si cruellement châtiée. C’est une leçon du passé dont l’avenir peut profiter.

La première opération à faire était d’amener à Versailles la beauté qu’on destinait à y régner : ce n’était pas la plus facile, car les logemens, à Versailles, étaient limités, leur distribution réglée par l’étiquette, et le rang peu élevé qu’avait occupé dans l’armée M. de La Tournelle ne permettait pas à sa veuve de prétendre à une telle distinction. Loin de là, elle vivait retirée, avec ses deux sœurs, chez leur tante, la duchesse de Mazarin, logées toutes trois un peu par charité, et se plaignant, même avec quelque aigreur, de ne participer que de loin, et faiblement, à la bonne fortune qui était échue à leur aînée. Reproche injuste, car Mme de Mailly, très discrète dans l’emploi d’une faveur dont elle rougissait, ne vivait elle-même que de ses appointemens de dame du palais et des dons irréguliers, et toujours modiques, du roi. Ce fut pourtant cet état de gêne, et presque de misère, que Richelieu mit à profit pour franchir le pas décisif ; car Mme de Mazarin étant venue à mourir et le ministre Maurepas, son héritier, ne paraissant pas disposé à continuer son hospitalité à ses parentes, les trois dames se virent menacées d’être, à la lettre, jetées sur le pavé. C’était la coutume de toute la noblesse de cour, dans ses embarras pécuniaires, de recourir, comme on disait, aux grâces du roi. De si intéressantes victimes de la mauvaise fortune n’y pouvaient manquer. Seulement, pour éviter des détours inutiles, on leur conseilla non de faire passer leur demande par l’intermédiaire de leur sœur (ce qui eût été naturel), mais de se jeter tout droit elles-mêmes aux pieds du roi et du cardinal. Ce ne fut pourtant pas Mme de La Tournelle (c’eût été trop tôt éveiller le soupçon), mais la seconde sœur, Mme de Flavacourt, qui se chargea de porter la supplique. On raconte que, pour la remettre, cette dame se fit conduire dans la cour de Versailles en chaise à porteurs et resta ainsi toute la journée, disant aux gens de sa connaissance qui venaient l’aborder qu’il fallait bien qu’elle s’habituât à vivre à la belle étoile, puisqu’elle n’avait plus de toit pour abriter sa tête. Le roi, averti et appelé à la fenêtre, vit de ses yeux ce spectacle touchant et en exprima tout haut sa compassion. Était-ce de pitié seulement qu’il était ému, ou s’y mêlait-il déjà quelque souvenir de la beauté inconnue qui avait frappé ses regards et quelque désir caché de la revoir ? Quel que fût son sentiment, il ne manqua pas de gens pour lui indiquer un moyen tout naturel de le satisfaire.

La mort de Mme de Mazarin laissait vacante une place de dame du palais qui semblait toute préparée pour une des malheureuses abandonnées. A la vérité, la survivance était à peu près promise à des dames du plus haut rang, et, quand l’idée fut mise en avant, elle fut vivement combattue par Fleury, encore assez en vie pour prendre ombrage de tout ce qui ne venait pas de lui, et par Maurepas, brouillé avec ses cousines, qui l’accusaient d’avoir aggravé leur infortune. Mais toutes les convenances s’effacèrent et toutes les objections firent silence quand on sut qu’au moment de dresser la liste qui devait passer sous les yeux de la reine, le roi avait écrit en tête, de sa propre main, le nom de Mme de La Tournelle. On n’avait pas à craindre que cette préférence ouvrît les yeux ou blessât la fierté de la reine. La bonté de cœur, qualité dominante de la vertueuse princesse, la rendait charitable pour toutes les misères, et aveugle, peut-être même indulgente, pour bien des faiblesses. D’ailleurs, La Vallière et Montespan avaient bien fait partie ensemble de la maison de la vertueuse Thérèse d’Autriche ; les complaisances qu’une infante n’avait pas refusées à Louis XIV, Marie Leczinska n’était pas d’humeur à les disputer à Louis XV ; c’est beaucoup si elle ne savait pas gré à Mme de Mailly de n’avoir jamais abusé de sa situation pour lui manquer de respect dans son service[11].

Mais c’était Mme de Mailly elle-même, qui, laissée de côté avec une certaine affectation, aurait dû, si elle eût eu le moindre génie d’intrigue, se plaindre et s’inquiéter. Qui l’aurait cru ? ce fut le contraire, et rien n’égala la surprise générale quand on la vit, non-seulement ne témoigner aucune jalousie de la faveur qui appelait sa sœur de La Tournelle au palais, mais fournir elle-même à sa sœur de Flavacourt la facilité de l’y rejoindre en donnant la démission de sa propre place. Si ce fut Richelieu, comme on lui en fit honneur, qui la décida à ce sacrifice, jamais coup de partie ne fut plus habilement joué. La bonne âme se laissa persuader, a-t-on dit, que la reine, lui sachant gré de cet acte de renoncement, lui en tiendrait compte, et la mettrait à la tête de la maison de sa future belle-fille, l’infante d’Espagne, déjà promise au dauphin, et dont le mariage devait s’accomplir dès que les fiancés auraient l’âge nubile. Tant de crédulité est pourtant peu vraisemblable. L’indécence de donner la maîtresse du père pour guide et pour compagne à l’épouse du fils dépassait encore la mesure, déjà assez large, du scandale à laquelle la cour était habituée. J’aime mieux penser que la favorite, toujours humble et portant à regret les chaînes dorées de son déshonneur, fut séduite par la pensée de réparer, en assurant le bien-être des siens, le tort qu’elle avait fait à la bonne renommée de la famille. Un instant pourtant, un trait de lumière traversa son esprit, et, se rendant brusquement à Paris chez Mme de La Tournelle : « Ma sœur, lui dit-elle en l’abordant, serait-il possible ? .. — Impossible, ma sœur, reprit l’autre, en se redressant, avec un accent d’indignation qu’on put prendre pour celui de la sincérité. » Tout fut dit, et le lendemain la démission et les deux nominations nouvelles, publiées à la cour, étaient enregistrées par le duc de Luynes dans son livre d’étiquette. « Hier soir, dit le prudent duc, il fut déclaré que Mme de Mailly cédait sa place de dame du palais purement et simplement, avec les appointemens, à Mme de Flavicourt. Cela fait un changement dans les semaines, que je marquerai. » Mais la plume semble lui partir dans la main, et il ne peut s’empêcher d’ajouter : « Cette démarche de Mme de Mailly est regardée avec raison comme une grande marque de générosité de sa part. On juge avec raison qu’on peut la regarder comme imprudente, et qu’un peu plus de prévoyance pour l’avenir aurait dû l’empêcher d’exécuter ce projet[12]. »

La preuve que personne ne se trompait sur cet avenir, c’est que la dernière demoiselle de Nesle, jusque-là peu recherchée, trouva tout d’un coup un mari, et du plus haut rang. A la vérité, M. de Lauragnais était un homme déjà mûr, veuf et père de plusieurs enfans. Mais il portait un titre de duc et devait hériter de son père la pairie de Brancas. La duchesse de Brancas, sa mère, était une vieille connaissance de Richelieu, et, pour entrer dans les vues de son ami, comme pour faire honneur au mariage de son fils, ce fut elle qui se prêta à accommoder un dernier détail qui n’était pas sans importance : il fallait trouver un appartement convenable pour Mme de La Tournelle, à qui Mme de Mailly, quelles que fussent ses illusions, ne pouvait pourtant pas céder le sien. Richelieu, qui ne doutait de rien, proposa celui de l’évêque de Rennes, aumônier du roi, mais pour le moment envoyé en Espagne en qualité d’ambassadeur, et ce fut la duchesse de Brancas qui (elle le raconte elle-même) se chargea d’en avertir le prélat[13].

La place, ainsi cernée de toutes parts, n’était pourtant pas encore emportée. Le roi, disait Richelieu (inépuisable en aphorismes en des matières où il était docteur), « sera toujours le même en affaires comme en amour, et en amour comme en affaires. » En effet, en ce genre, comme en tout autre, l’esprit d’entreprise manquait au roi. Il resta plus d’un mois sans oser rompre avec Mme de Mailly et sans presque parler à Mme de La Tournelle. Il est vrai que, détrompée bientôt par sa froideur et son embarras, Mme de Mailly, avec la maladresse qui paraît propre aux amantes délaissées, éclata en scènes de jalousie. Ce n’est pas ainsi (les faiseurs de romans nous l’ont assez dit) qu’on peut réveiller un sentiment éteint ; mais c’était assez pour qu’un reste de compassion, la crainte d’un bruit scandaleux, une répugnance égoïste à affliger ses regards par le spectacle du désespoir, vinssent arrêter sur les lèvres du roi un congé formel qui lui coûtait à prononcer comme un arrêt de mort. De son côté, Mme de La Tournelle, par une réserve inattendue, semblait fuir plutôt qu’appeler ses regards. Elle se dérobait à la foule des hommages que les courtisans éclairés (dit une chronique du temps) s’empressaient à lui rendre. Les gens habiles ne voulaient voir dans cette réserve qu’un jeu de coquetterie ; mais d’autres prétendaient (et le cœur humain a de tels replis qu’on peut tout croire) qu’elle restait attachée par un tendre sentiment au jeune comte d’Agénois, qui avait emporté à l’armée ses sermens de fidélité, et qu’au moment de manquer à la foi jurée elle flottait, partagée entre l’amour et l’ambition. Il suffisait sans doute, pour faire justice de ses hésitations un peu tardives, d’une insistance passionnée, qui, de la part d’un roi, n’aurait été qu’une manière de déguiser un ordre. Mais cet ordre n’arrivait pas, et le roi paraissait s’ennuyer d’avoir à prendre la peine de le donner.

Heureusement, il avait dans Richelieu un serviteur prêt à tous les offices et, pour parler encore avec Saint-Simon (car quelles expressions ce merveilleux écrivain ne trouve-t-il pas pour peindre les incidens et les caractères de cour), un ami fait à rompre les glaces sur tous les sujets. Ce fut lui qui se chargea de faire toutes les ouvertures qui coûtaient au roi. Il parla raison, presque sentiment, à Mme de Mailly et lui fit entendre qu’on ne regagne pas par la violence un amour qui s’échappe. Un sacrifice volontaire, lui dit-il, la complaisance pour une fantaisie qui pouvait être passagère, un éloignement momentané, étaient peut-être les meilleurs et en tout cas les seuls moyens de faire vibrer encore ce qui pouvait rester de sensibilité dans un cœur volage. « Vous le croyez ? dit la pauvre femme ; j’en mourrai, mais tout est dit, et ce soir je serai à Paris. » Puis, d’une des sœurs Richelieu passa en droiture à l’autre : le comte d’Agenois était son neveu et son élève dans l’art de la galanterie, il lui suffit de faire lire sa correspondance à Mme de La Tournelle pour la convaincre que les distractions de la garnison avaient devancé les séductions de la cour et qu’au lieu d’avoir une parole à tenir à un amant fidèle, elle avait tous les droits du monde de se venger d’un inconstant.

Enfin, pour mettre le roi tout à fait à l’aise, il prépara toute une représentation de comédie. Il décida le prince à faire invasion avec lui, par surprise, un soir, chez Mme de La Tournelle ; mais, pour éviter d’être reconnu sur le passage par les gens de service, il lui fit prendre et endossa lui-même le costume des médecins du palais. Il avait remarqué, dit la duchesse de Brancas, qu’on a souvent sous le masque, à l’Opéra, l’assurance qui manque dans le monde. L’entreprise réussit à souhait ; Mme de La Tournelle, en voyant entrer cette mascarade, dont peut-être elle était prévenue, feignit bien pendant quelques momens l’étonnement et la colère. Mais elle ne tarda pas à se laisser fléchir, et la conversation s’établit sur un pied de gaîté familière qui mit le roi de la plus belle humeur. Le malicieux spectateur, fier de son œuvre, n’eut garde de l’avertir que ce qui prêtait le plus tristement à rire, c’était de voir le roi de France en perruque et en bonnet carré, comme un figurant de la cérémonie du Malade imaginaire, se livrant à de pareils ébats dans la chambre d’un évêque. Pour arriver à relever la dignité royale, le chemin était un peu détourné[14].

Assurée alors de sa puissance et l’ambition ou le dépit étouffant dans son cœur les derniers regrets de l’amour, Mme de La Tournelle ne songea plus qu’à retarder sa victoire le temps justement nécessaire pour en assurer l’éclat et la durée. L’exemple de sa sœur si facilement privée sous ses yeux d’une faveur dont elle avait si peu profité était instructif ; elle ne voulait ni vivre d’angoisses et d’aumônes pendant quelques jours d’une grandeur passagère, ni dépendre d’un froncement de sourcil, ou d’un caprice nouveau qui la ferait d’une heure à l’autre retomber dans le néant. Il lui fallait tout l’appareil extérieur d’une situation officielle et toutes les garanties d’une fortune établie. Ces prudentes précautions étaient le fruit des conseils politiques de Richelieu. « Il faut, lui avait-il dit, qu’il soit plus difficile et plus glorieux pour les gens de cour d’être admis dans votre antichambre qu’il ne l’était de causer en tête-à-tête avec votre sœur. » De là une diplomatie d’un genre inusité qui se prolongea plusieurs jours avec tant de publicité que le ministre Chambrier en rendait gravement compte au roi de Prusse, comme d’une véritable négociation de chancellerie. « La marquise de La Tournelle, écrivait-il, demande que le roi de France lui forme une maison, qu’il vienne publiquement chez elle, qu’il la fasse duchesse, qu’il lui donne de quoi tenir une table, outre douze mille livres par mois pour ses habits, ses domestiques et son jeu, et vingt-cinq mille livres de pension quand elle se retirera. » Toutes ces conditions débattues furent accordées l’une après l’autre, sauf le titre de duchesse, dont le brevet fut retardé jusqu’à ce qu’on eût pu trouver un apanage suffisant pour l’asseoir. Après quoi toutes les difficultés de l’exécution (pour parler le langage vraiment administratif de Mme de La Tournelle) étant résolues, la cour eut connaissance de la conclusion définitive par l’annonce d’un voyage à Choisy dont les trois sœurs de Nesle durent faire partie.

La rumeur et le scandale furent cette fois assez forts pour pénétrer jusque dans l’intérieur de la reine, qui leva, assure-t-on, les yeux au ciel et s’écria en soupirant qu’il ne fallait plus s’étonner des malheurs qui fondaient sur la France. « Elle me fait une mine de chien, écrivait Mme de La Tournelle à Richelieu ; c’est le droit du jeu. » La vertueuse duchesse de Luynes, première dame de la reine, déclina l’honneur d’être du voyage, et le roi, bien que d’un ton un peu sec, dut agréer ses excuses. Mais le duc lui-même, qui avait eu le courage d’approuver et d’appuyer sa femme, ne s’en crut pas moins obligé de faire son service ce jour-là comme les autres, et nous tenons de lui une description faite avec une précision minutieuse de l’appartement occupé à Choisy par Mme de La Tournelle ; c’était celui de Mme de Mailly elle-même, encore tendu d’une draperie de soie bleue et blanche que la pauvre abandonnée avait filée de ses propres mains, à quoi le narrateur officiel ajoute sans même avoir l’air de sourire : « Allant à Choisy dans le carrosse, le roi tira une tabatière de sa poche, et l’y remit sur-le-champ : le lendemain cette tabatière se trouva entre les mains de Mme de La Tournelle qui l’a montrée à M. de Meuse[15]. »

Si Mme de La Tournelle venait de déployer pour établir sa situation de véritables talens politiques, il faut lui rendre la justice que, docile à la consigne qu’elle avait reçue, elle ne perdit pas un seul jour pour faire profiter les intérêts de l’état de sa conquête. On pouvait craindre qu’elle n’usât de son crédit pour satisfaire des intérêts et des ressentimens privés. Maurepas tremblait déjà d’être sacrifié, et le bruit même se répandit qu’elle ne laisserait pas le cardinal achever en paix son agonie. L’habile conseil de son maître politique, de celui qu’on appelait déjà à Paris le président de La Tournelle, la détourna de recourir à cet étalage inutile de son pouvoir. C’eût été user ses forces contre un obstacle qui allait disparaître de lui-même. Elle ne demanda donc rien ni pour ni contre personne, pas plus faveurs que disgrâces. Mais au roi, qui lui parlait de son amour, elle ne tarda pas à répondre en lui parlant de sa gloire et de la France, qui attendait un mot de lui pour se relever de son déclin. Ce langage dans la bouche d’une femme aimée avait un charme flatteur et nouveau qui réveillait chez le souverain quelques étincelles d’un amour-propre trop longtemps assoupi. Parfois pourtant, l’impatience le prenait de voir la politique envahir les heures qu’il aurait voulu garder tout entières pour le plaisir. « Savez-vous comment elle me traite ? disait-il à la duchesse de Brancas ; elle ne se mêle des affaires de personne, elle ne trouve pas cela digne d’elle, mais des ministres, de la paix, de la guerre, elle ne cesse de m’en parler : cela me désole. Je lui ai dit plusieurs fois que cela me tuait et savez-vous ce qu’elle m’a répondu ? Tant mieux, sire, il faut qu’un roi ressuscite. — C’est, lui répliqua la duchesse, que son amour n’est pas une faiblesse, et qu’elle a la passion de votre gloire. — Vous avez peut-être raison, dit le roi en souriant[16]. »

Cette attitude de Mme de Châteauroux, bientôt connue dans Paris, où rien ne reste longtemps ignoré, tempéra un peu l’indignation que causaient à tous les cœurs honnêtes de coupables arrangemens domestiques dont les cours ou les familles d’Orient avaient seules jusque-là donné le spectacle. Le désir était si vif de ne pas désespérer tout à fait de ce roi qui portait à lui seul toute la fortune de la France ! C’est ce qui explique que la nouvelle favorite put recevoir, en même temps que beaucoup de flatteries servîtes ou d’outrages mérités, quelques hommages sincères dictés par un patriotisme plus chaleureux que délicat. Tel est le sentiment que je rencontre dans quelques pièces égarées au milieu de grossières satires dont je me garderais bien de salir ces pages, et auxquelles on a le tort de faire aujourd’hui l’honneur de l’impression.

Voici des vers, par exemple, dont le fond et même la forme ne manquent pas d’une certaine élévation.

Ah ! consacre du moins le temps de ta faveur,
Chasse du gouvernail un nocher imbécile :
Il faut pour nous guider une main plus habile.
Comme une autre Sorel, fais entendre à ton roi
Que, seul, dans ses états il doit donner la loi.
Charles se réveilla sous cette fille illustre,
Et la France, à sa voix, reprit son premier lustre.
Dès qu’amour eut parlé, le monarque français
Rentra dans ses foyers et terrassa l’Anglais.
C’est ce même ennemi, dont l’éternelle envie
Veut imposer encore un joug à la patrie.
Pour animer Louis que du justes sujets !
Amour, conduis son cœur, assure ses projets[17] !


On voit maintenant comment Richelieu et Noailles, par des voies étrangement différentes, étaient arrivés à faire retentir aux oreilles du roi le même son. Le concert était pourtant, jusque-là, si peu prémédité, qu’au premier moment tout ce qui portait le nom de Noailles à la cour avait embrassé avec chaleur les intérêts de Mme de Mallly. C’était l’exemple donné par la sœur du maréchal, la comtesse de Toulouse, amie de longue date de Mme de Mailly, et qui se piquait de rester fidèle dans la disgrâce à celle dont elle avait trop complaisamment peut-être accepté la faveur. Malgré cette liaison qui nous surprend, la comtesse jouissait d’une réputation intacte et d’une autorité sociale qui était pour son frère un puissant appui. Son hôtel à Paris était le rendez-vous de tous les amis de la maison de Noailles et le centre de l’influence de cette puissante famille. C’était là que Mme de Mailly, désespérée et sans asile, s’était fait conduire par le carrosse même aux armes royales qui l’emportait loin de Versailles. C’est de là que, pendant les jours d’incertitude qui suivirent, elle adressait des lettres plaintives à son ancien amant, qui, à plusieurs reprises, ne dédaigna pas d’y répondre. Mais c’est là aussi que, quand tout fut décidé, on lui fit savoir que même ce commerce épistolaire devait cesser, et Mme de Toulouse ayant encore essayé une intercession timide : « Voilà un an que cette femme m’ennuie ! lui fit dire sèchement le roi ; il me semble que c’est assez long. » La comtesse elle-même dut alors se le tenir pour dit. Tout ce qu’elle put obtenir pour son amie, ce fut une pension suffisante et un logement honnête où, sous la conduite d’un directeur janséniste (toute la maison de Noailles inclinait vers ce parti religieux), on lui fit faire une pénitence moins généreuse que celle de La Vallière, comme sa faute avait été moins touchante[18].

Rien, dès lors, ne s’opposa plus à l’union des deux influences, ou, si l’on veut, des deux intrigues qui tendaient, au moins pour le premier moment, au même but. Il ne restait plus qu’à trouver un intermédiaire pour les rapprocher. Ce genre d’officieux n’a jamais manqué, pas plus autrefois dans les cours qu’aujourd’hui dans nos couloirs parlementaires ; mais cette fois celui qui se chargea de ce rôle ne fût pas moins qu’un prince de l’église, ce même cardinal de Tencin que Fleury avait fait venir de Rome pour l’associer à son pouvoir, en le désignant en quelque sorte à sa succession. Tencin, en entrant au ministère, s’était bien un instant leurré de cette brillante perspective, mais, très avisé comme il l’était, il ne lui avait fallu que quelques jours d’observation pour se convaincre que la France était lasse du gouvernement d’un ecclésiastique, et que, si le roi avait encore à subir le joug d’un favori, il ferait du moins à l’opinion régnante la concession d’en changer l’extérieur et le costume. Il s’en serait convaincu par ce seul fait que, dans les conseils auxquels Fleury n’assistait plus, le roi ne lui offrait jamais la préséance qui aurait semblé appartenir à son rang sacerdotal. Du moment que la place suprême ne pouvait lui revenir, il convenait à Tencin qu’elle restât vacante. Richelieu, aussi bien que Noailles, étaient donc assurés d’avance de trouver en lui à qui parler.

Il est même probable qu’il n’attendit pas qu’on lui offrit la conversation. En sa qualité d’élève et d’ami du fameux cardinal Dubois, il était aussi peu sévère sur les principes que peu délicat dans le choix de ses connaissances. Son austérité ne repoussait aucun moyen d’accroître son crédit, et l’occasion présente devait lui convenir, s’il est vrai, comme le dit un de ses amis, le président Hénault, qu’on le trouvait surtout sublime dans des intrigues de femme de chambre. Mais eût-il éprouvé quelque répugnance à engager sa robe et son état dans une aventure équivoque par l’entremise d’un libertin, il avait auprès de lui, dans son intimité, un auxiliaire tout préparé à le mettre en règle avec les convenances ; car lui aussi avait une sœur, qui n’était pas, celle-là, une grande dame, ni une princesse se piquant de vertu, mais bien une femme légère et spirituelle qui, par un singulier mélange d’art et d’aventure, avait su se faire une place à part dans la société politique et littéraire du temps.

Alexandrine de Tencin, mise au couvent de Grenoble, dès son enfance, dans une maison dont la règle était très relâchée, relevée de ses vœux de bonne heure (mais trop tard pourtant puisqu’elle y avait déjà manqué), était non-seulement l’appui, mais en réalité l’auteur de la fortune de son frère. C’était elle qui, grâce à ses relations de nature peu douteuse avec le cardinal Dubois, avait introduit le jeune abbé pendant la régence dans les régions voisines du pouvoir, et depuis lors elle avait eu l’habileté d’y rester elle-même avec lui, de manière à lui venir constamment en aide à tous les pas de sa carrière. Outre les gens en place et en crédit, de qui elle savait toujours se faire agréer, elle réunissait autour d’elle une classe d’hommes dont l’influence n’a jamais été nulle en France et allait devenir souveraine : celle des littérateurs et des savans. Elle leur ouvrait un salon où ils pouvaient rencontrer des gens de cour, qu’ils auraient eu peine à aborder ailleurs ; car le grand art de Mme de Tencin (c’est le nom qu’elle portait en sa qualité de chanoinesse) était d’avoir su, malgré une noblesse des plus minces, que son genre de vie personnel n’avait pas rehaussée, s’élever et se maintenir à une condition, je devrais dire à un niveau social convenable, même suivant les préjugés du temps, pour la sœur d’un ministre et d’un cardinal. Les libertés qu’elle se permettait étaient contenues dans une mesure discrète qui ménageait cette décence de surface. Douée d’un talent littéraire distingué, elle écrivait des romans assez libres, mais sous le voile de l’anonyme, pour ne pas être confondue avec les lettrés de profession. Vivant de ses galanteries, elle gardait assez de réserve apparente pour n’être pas rangée parmi les courtisanes. Trente ans plus tard peut-être, préjugés et mœurs s’étant relâchés, elle aurait usé de moins de réserve, elle eût signé de son nom le Siège de Calais et n’eût pas pris tant de soin pour cacher la naissance irrégulière d’un fils qui devait s’appeler d’Alembert[19].

Il était impossible que Richelieu, parmi toutes les aventures galantes qu’il avait courues, n’eût pas été mêlé au moins un jour à quelque incident d’une telle vie. Mais ce caprice, qui avait à peine marqué dans deux existences aussi remplies et se perdait chez l’un comme chez l’autre au milieu d’une rapide succession de souvenirs, n’avait laissé, entre lui et Mme de Tencin, d’autre trace qu’une liaison familière dont la politique aujourd’hui pouvait profiter. Voici alors comment s’établit sans effort une entente qui naissait en quelque sorte d’elle-même. Par l’entremise de Richelieu, Mme de Tencin et Mme de La Tournelle, très bien faites pour s’entendre, se mirent rapidement en amitié. Mme de Tencin, à son tour, fit partager à son frère les vues de son ami, et le cardinal, que des rapports d’affaires rapprochaient naturellement de Noailles, le trouva tout disposé à y entrer. Il ne fut pas plus difficile d’y engager la plupart des ministres, séduits d’avance par l’idée de ne plus reconnaître de supérieur, et comptant profiter de l’inexpérience du roi pour étendre chacun pour leur compte, dans leur propre département, leur indépendance. Et ainsi se trouva formée, au jour désigné, comme une chaîne qui enlaçait Louis XV à son insu, une coalition d’influences diverses toutes décidées à le faire régner, en dépit qu’il en eût, et à l’émanciper bon gré mal gré.


II

La représentation était prête et tous les rôles distribués, lorsque la mort donna le signal du lever du rideau devant le public impatient. « M. le cardinal de Fleury mourut enfin hier, 29 janvier, à midi, » dit le marquis d’Argenson dans son Journal. — « Enfin, le sort a décidé, dit Barbier. M. le cardinal est mort mardi, 29, à midi un quart. » Et tout de suite le bruit se répandit dans Paris qu’aux ministres Amelot et Maurepas, venant lui apporter la nouvelle, le roi avait répondu : « Eh bien ! messieurs, me voilà premier ministre. » — A quoi la voix publique fit elle-même cette réplique : « Le cardinal est mort : vive le roi ! »

Que cette mise en scène fût vraie ou arrangée après coup pour l’effet à produire, il est certain que la résolution du roi de ne pas donner de successeur à Fleury était réelle et ne tarda pas à être officielle. Louis XV prit lui-même, et lui seul, pendant les jours qui suivirent, la présidence de son conseil, travailla en tête-à-tête avec les secrétaires d’état, et une circulaire qui existe encore aux archives des affaires étrangères transmit à tous les agens diplomatiques l’ordre de correspondre directement avec le souverain, en adressant leurs dépêches à sa personne, comme c’était l’usage sous Louis XIV. Ces premiers essais d’autorité personnelle plaisant à sa vanité novice, il y mit cette bonne grâce qui coûte si peu aux princes et dont on leur sait tant de gré. Le contentement public s’éleva alors jusqu’à l’enthousiasme.

« A chaque heure, dit d’Argenson, la réputation du roi se raccommode dans le public, et bientôt elle éclatera comme celle d’Henri IV, tant l’opinion chemine. » — « On continue, dit Barbier, à être dans l’admiration du roi : il est accueillant, il parle à merveille, il rend justice et travaille avec connaissance de cause. » — Quelques sceptiques cependant hochaient la tête avec un air d’incrédulité. « Ils pensent, écrivait Chambrier, que le projet du roi est au-dessus de ses forces, parce qu’il commence à l’exécuter trop tard, et que le genre de vie qui y est contraire a trop pris racine en lui[20]. » De plus avisés encore auraient peut-être pensé qu’il n’y a de durables que les résolutions spontanées, et que le faible prince n’avait peut-être jamais montré moins d’indépendance véritable qu’au moment où il prenait des grands airs de commandement.

Sa fermeté fut cependant tout de suite mise à deux épreuves critiques où elle ne fléchit pas. Il écarta d’une main très résolue tous ceux qui semblaient se présenter et qu’on avait autrefois désignés pour recueillir la succession de Fleury. La peine ne fut pas grande avec Tencin, qui se rangeait de lui-même avec une prudence à laquelle les spectateurs, qui s’en amusèrent, ne rendirent pas complètement justice. Mais Chauvelin, à qui une longue absence n’avait pas permis la même étude du terrain, fit la faute d’envoyer sur-le-champ au roi lui-même un mémoire confidentiel, qui n’était qu’une explication détaillée de toutes les fautes qu’il avait épargnées au cardinal, pendant leur administration commune, et une critique de toutes celles qui avaient été commises depuis leur séparation. Le roi se montra très irrité d’un blâme rétrospectif, dont il crut par dignité devoir prendre sa part, et n’eut rien de plus pressé que de montrer le mémoire à Maurepas, en lui demandant ce qu’on pouvait ajouter au châtiment d’un exilé. Après s’être fait un peu prier, Maurepas insinua que le choix de la résidence pouvait beaucoup aggraver ou atténuer les peines de l’exil, et à la place de Bourges où la vie était encore supportable, il proposa de reléguer l’insolent proscrit dans la petite ville d’Issoire, en Auvergne, se rappelant, dit-on, que c’était le lieu même où le cardinal de Richelieu avait envoyé en disgrâce le garde des sceaux Chateauneuf. L’idée comme le souvenir plurent au roi, qui fit expédier un ordre en conséquence le jour même et annonça sa décision en plein souper, paraissant jouir de la surprise et du désappointement qui se peignirent sur plus d’un visage[21].

Mais où on l’attendait surtout, où on était, pour parler comme Chambrier, « aux écoutes, » c’était à l’accueil qu’il allait faire au maréchal de Belle-Isle, quand le héros, désormais privé de son auréole, et presque transformé en aventurier, se décida à reparaître à la cour. On savait que de tout le conseil, le roi était le seul qui (peut-être par l’influence de Mmes de Toulouse et de Mailly) n’eût pas partagé, à l’égard de Belle-Isle, l’injustice et l’inconstance communes. Sans le défendre bien vivement, ce qui n’eût pas été dans son caractère, il ne s’était jamais associé aux détracteurs de son ancien favori. Belle-Isle en était prévenu et ménagea sa rentrée en conséquence, de manière à faire habilement appel à tous les souvenirs qui pouvaient toucher une âme royale. Il parut à Versailles chamarré de tous les ordres qu’il avait reçus, dans des jours de prospérité, en témoignage de la reconnaissance des souverains allemands, mais pâle, défait, appuyé sur le bras d’un ami, et boitant plus bas que jamais, comme s’il lui eût été plus difficile de monter les marches de l’escalier d’un palais que de gravir les montagnes glacées de la Bohême : c’était rappeler, par une poignante image, à la fois ses services et ses souffrances.

Le roi, en le voyant, se montra affectueux et ému ; il lui donna, dès le lendemain, l’audience qu’il réclamait et reçut de sa main un long mémoire justificatif, dans lequel deux personnes étaient accusées de tous les malheurs publics : Frédéric et le maréchal de Broglie, mais le second bien plus encore et bien plus vivement que le premier. Le roi prit le document de bonne grâce et chargea les ministres des affaires étrangères et de la guerre de conférer avec le maréchal sur toutes les questions diplomatiques et militaires encore pendantes. La plus grande déférence lui fut témoignée dans ces entretiens ; mais il ne put pourtant s’empêcher de remarquer qu’en s’informant auprès de lui des faits passés et de l’état présent des affaires, on ne lui faisait part d’aucun projet pour l’avenir. A ces marques d’égard, d’ailleurs, dont il fallait bien paraître touché, d’autres furent jointes auxquelles Belle-Isle fut peut-être moins sensible. C’était un intérêt tendre, mais pressant, pour sa santé et une promptitude obligeante à lui accorder tous les congés qu’il demandait, pour aller se rétablir par le repos dans son domaine de Bizy. Rien ne fut épargné pour ôter l’apparence d’une disgrâce à cette retraite, qui en eut cependant tous les effets.

Belle-Isle ne s’y trompait pas, car il écrivait lui-même à son ami l’évêque de Rennes, ambassadeur en Espagne… « Je n’ai que lieu d’être content de la manière dont tout s’est passé de la part du roi, et comme les remèdes que je fais exigent beaucoup de régime et fort peu de mouvement, je n’ai pu faire ma cour qu’une ou deux fois la semaine, et ce n’a jamais été sans que le roi m’ait demandé des nouvelles de ma santé et que Sa Majesté ait eu la bonté de marquer d’y prendre intérêt : cela n’empêche pas que l’on dise journellement toutes sortes de choses et qu’on m’envoie en exil à Bizy, parce que j’ai dit vouloir y aller, comme en effet c’est mon projet. Il est vrai que je suis trop bon citoyen pour n’être pas affligé de tout ce que je vois faire de mal depuis six mois,.. mais vous jugez bien qu’avec les dispositions dont je viens de vous parler à mon égard, on ne m’a pas consulté depuis mon retour d’Égra, on m’a encore moins fait part des projets qu’on avait[22]. »

Les spectateurs voyaient encore plus clair que l’intéressé : « Le crédit de M. de Belle-Isle baisse de plus en plus, écrit Chambrier, le ministère ne le ménage plus et ne place pas ses affidés. On m’a assuré que le comte d’Argenson avait fait connaître de la part du roi de France au maréchal de Belle-Isle de ne plus conserver aucune correspondance avec les affaires dont il a été chargé, Sa Majesté très chrétienne voulant que désormais rien ne passe à cet égard que par les ministres. Enfin, il paraît que ce ministre fait tout ce qu’il peut pour mettre ledit maréchal dans la situation la plus désolée. » Et le public, qui peint toujours en grosses couleurs, ajoutait que le maréchal, délaissé et tentant de se raccrocher à quelque branche, avait fait demander à Mme de La Tournelle une audience qui lui avait été dédaigneusement refusée, ce qui lui avait causé dans son intérieur et devant ses confidens intimes de véritables accès de rage. Enfin, le 19 de mars, un terme fut mis à tous les propos et la situation définitivement arrêtée par l’appel, dans le conseil des ministres, du maréchal de Noailles, déjà commandant en chef de l’armée qui devait faire campagne sur le Rhin. Tout était dit dès lors : Belle-Isle était bien plus que destitué : il était remplacé et allait être oublié, conditions plus dures (l’expérience de tous les ambitieux peut le dire) que l’adversité même pour ceux qui ont goûté la jouissance d’être, suivant l’expression de l’écriture, dans la bouche des hommes. Cette ombre d’oubli devait désormais se répandre sur toute l’existence de Belle-Isle. Sa carrière politique et militaire n’était pas finie ; le crédit, le pouvoir même, lui devaient revenir encore en partage, mais c’en était fait de la gloire et même de l’espoir de la conquérir. Ses facultés, toujours distinguées, ne devaient plus retrouver ni cet éclat, ni cet élan que donnent la poursuite d’un grand dessein et l’aspiration vers la renommée. Ministre, général, il devait rester désormais confondu parmi ces vulgaires dépositaires d’une puissance éphémère, à qui des hommages d’un jour n’assurent pas un souvenir pour le lendemain : le roman de sa vie était fini[23]. Le roi une fois remis à la tête de son gouvernemental ne restait plus qu’une chose à faire : c’était de le remettre aussi à la tête de son armée. Mais c’est à quoi il n’y avait pas moyen de songer tant que la guerre se poursuivait sur un théâtre lointain) où l’on n’aurait pu, sans péril pour l’état, aventurer la personne royale. Le plus pressé était donc de quitter sans délai l’Allemagne.

Sur ce point, les nouveaux conseillers du monarque avaient la bonne fortune de se rencontrer avec l’opinion unanime de leurs concitoyens. Évacuer cette terre de malheur, où, depuis deux années, bataillons sur bataillons semblaient s’engouffrer pour fondre dans les boues et dans les neiges, revenir attendre l’Autrichien ou chercher l’Anglais soit sur ces bords du Rhin, soit dans ces plaines de Flandres, illustrées par le souvenir de tant de victoires, c’était le cri général dont l’écho était sans cesse renvoyé de l’armée à la cour. — « Quand donc reviendrez-vous ? » écrivaient les familles impatientes aux officiers gémissant dans tous les postes de l’armée de Bavière : — « Quand nous rappellerez-vous ? » répondait-on par le retour des courriers. — « Il y a peu de gens ici, écrivait Chambrier, qui ne croient que la France serait en meilleure situation si elle rappelait ses troupes d’Allemagne pour se retirer sur ses frontières. Ils sont presque tous de l’opinion qu’ils sont invincibles quand ils sont chez eux, et le désir qu’ils ont d’y être leur rend encore la chose plus croyable. » — « Il se répand ici, disait-il encore, une déplaisance contre la guerre en Allemagne qui ne fait que croître et embellir à mesure que les officiers qui en viennent se communiquent les uns aux autres. »

Le sentiment à cet égard était si vif dans toutes les classes, que, dans le courant du mois de mars, le comte de Saxe étant venu à Paris, envoyé de Bavière par le maréchal de Broglie, le bruit se répandit qu’il venait demander formellement le rappel de l’armée, et cette opinion contribua beaucoup à l’accueil triomphal qui lui fut fait dans tous les lieux publics, y compris les coulisses des théâtres, où il avait laissé tant de souvenirs. La croyance n’était pas fondée, Maurice n’en demandait pas tant, il venait seulement avertir, de la part du maréchal, que la retraite serait nécessaire si on n’envoyait pas de nouveaux renforts à ses troupes épuisées. Mais la manière dont il sollicita cet envoi, le peu d’insistance qu’il y mit, firent assez voir que, pas plus lui que le chef dont il était l’ami et le confident, ne mettaient beaucoup de prix à l’obtenir[24]. Ce qui paraîtra peut-être plus singulier, mais ce qui n’est pas moins attesté par tous les documens, c’« st que ce désir d’opérer l’évacuation de l’Allemagne et de concentrer toute la lutte, comme en un champ clos, dans les provinces flamandes et rhénanes, était commun, sauf une seule et grande exception, à tous les belligérans et même à tous les témoins intéressés de la grande partie diplomatique et militaire qui se jouait depuis deux années. Pour commencer, entre Charles VII et Louis XV, il y avait au fond une entente tacite dont aucun d’eux ne voulait convenir, mais qui tendait également des deux parts à se dégager l’un de l’autre. J’ai dit quelle mission Belle-Isle, quittant son armée, avait été chargé de remplir en passant par Francfort. Il devait inviter l’empereur à provoquer lui-même, par un rescrit impérial, le départ de ses auxiliaires, après quoi, rentrant paisiblement dans sa capitale déjà reconquise, il remettrait, soit à la diète germanique, soit à un congrès européen, le soin de terminer le litige pendant entre les maisons de Bavière et d’Autriche. Naturellement, cette proposition, qui n’était qu’un abandon à peine déguisé, fut assez mal accueillie par Charles VII, et Belle-Isle eut quelque peine à la développer tranquillement jusqu’au bout. Une scène assez vive s’ensuivit, mêlée de colère, de récriminations et de larmes et terminée par des épanchemens mutuels du prince et du général sur les fautes et les malheurs dont ils étaient tous les deux victimes.

Mais, au même moment et même avant cette entrevue orageuse, des émissaires de l’empereur avaient déjà été chargés d’aller à Berlin, à Londres et jusqu’à Vienne sonder le terrain pour savoir à quelles conditions il pourrait être admis en grâce et laissé sans contestation à la tête de tout l’empire. Il ne paraissait pas mettre à sa réconciliation avec son implacable ennemie un prix trop élevé : qu’on lui assurât seulement, avec la reconnaissance de sa dignité impériale, un revenu suffisant pour en relever l’éclat ; — que le titre royal fût attribué à son propre électorat et ainsi assuré à ses héritiers ; — que l’Autriche, en lui restituant la partie de son patrimoine bavarois qu’elle détenait encore, consentît à joindre quelques parcelles de territoire pris, soit au sud, du côté du Tyrol, soit au nord, vers la Bohême, soit à l’est, sur les rives supérieures du Rhin, il était clair que, moyennant ces légères consolations données à son orgueil, il consentirait avec joie à sortir à la fois des agitations belliqueuses et des embarras pécuniaires, et donnerait sans regret son congé à la France ; ce lot modeste contenterait une ambition mortifiée par de si cruelles disgrâces[25]. Ce n’était pas l’Angleterre qui pouvait refuser de le satisfaire à de telles conditions, car elle y trouvait elle-même au contraire tous ses avantages. L’Allemagne pacifiée, c’était à ses yeux, dans un temps donné et probablement assez court, l’Allemagne réunie tout entière contre l’ennemi commun. L’empereur, une fois détaché de la France et dégoûté de son patronage, ne tarderait pas, pensait-on à Londres, à subir de nouvelles influences et se laisserait facilement entraîner par le courant d’hostilité qui, déjà même dans son propre entourage, se déchaînait contre son ancien allié. Il apporterait alors à une coalition antifrançaise, sinon un secours matériel, efficace, au moins l’appui moral, toujours puissant, du chef nominal de l’empire. En attendant, dès qu’on cesserait de se battre en Allemagne, l’électoral du Hanovre, si cher au monarque anglais, serait mis définitivement à l’abri des chances de la guerre, et on ferait droit aisément aux réclamations impatientes de Marie-Thérèse sans hasarder, à de périlleuses distances, les corps de troupes, toujours peu nombreux, qu’on pouvait détacher de l’armée britannique, ou payer par les subsides du parlement. L’Autriche, de son côté, mise en pleine sécurité sur ses possessions allemandes, serait libre de consacrer une plus grande partie de ses forces à tenir tête en Italie à l’ambition espagnole, et en portant un coup, peut-être fatal, à la puissance des royautés de la maison de Bourbon, dans la Méditerranée, servirait indirectement à la prépondérance maritime de leur rivale. Enfin, si le théâtre de la lutte était rapproché des Pays-Bas, il deviendrait plus facile de réaliser le concours que les états-généraux de Hollande ne cessaient de promettre à George II comme à Marie-Thérèse, mais qu’ils ne s’étaient pas encore résolus à lui prêter d’une manière effective. Ces riches et prudens républicains, qui hésitaient à se lancer dans une expédition lointaine, ne pouvaient manquer de prendre l’éveil et de se mettre en garde dès qu’ils entendraient le bruit des armes résonner à proximité de leurs frontières. Sous l’empire d’un sentiment ainsi partagé, comme on le voit par ceux mêmes dont les intérêts étaient le plus opposés, des propositions de paix partant de tous les côtés, soit officieuses, soit officielles, tantôt publiques, tantôt secrètes, ne cessèrent de se multiplier pendant tout l’hiver de 1743, et il serait aussi long d’en énumérer la série que fastidieux d’en rapporter le détail ; d’autant plus que ce ne sont, en général, que des diversions assez insignifiantes sur ce thème unique : le repos de l’empire assuré par un accommodement équitable offert à son chef, ce qui était le désir commun. Une seule volonté s’y refusa, assez énergique et assez impérieuse pour tout empêcher. Je n’ai pas besoin de dire laquelle. Aux yeux de Marie-Thérèse, cette lutte, qui lassait tout le monde, ses ennemis comme ses alliés, ne faisait que commencer et ne devait être terminée que le jour où la guerre lui aurait rendu tout ce qu’elle lui avait coûté. Cette âme inflexible, oubliant les périls auxquels elle venait d’échapper si merveilleusement, n’était sensible qu’au souvenir, presque au remords des sacrifices qu’elle avait dû faire pour les conjurer. Les dérogations qu’elle avait laissé apporter au droit qui faisait sa force lui semblaient autant de faiblesses qu’en conscience, avant de poser les armes, elle était tenue de réparer.

Dans cette pensée, voici quel était le terrain où elle se plaçait et dont aucune insistance diplomatique ne put la décider à se départir. Elle repoussait comme une sorte de sacrilège toute proposition de paix qui lui paraîtrait consacrer d’une manière définitive la perte de la dignité impériale pour la maison d’Autriche et l’aliénation d’une partie notable de son patrimoine : ces deux points lui tenaient également au cœur ; et tout au plus se résignait-elle à admettre, pour l’un, un ajournement, et, pour l’autre, une compensation. L’empereur, étant déjà âgé, et, par ses infirmités, plus vieux que son âge, à la rigueur, elle pouvait consentir à lui laisser terminer péniblement ses derniers jours sur le trône, mais sous l’expresse condition qu’une nouvelle diète électorale immédiatement réunie et où la reine légitime de Bohême ferait cette fois entendre sa voix, déférerait au grand-duc son époux, avec le titre de roi des Romains, l’assurance de la succession. Puis, en échange de la Silésie perdue, il lui fallait obtenir quelque part, aux dépens de ses adversaires, un dédommagement territorial équivalent. En attendant qu’on l’eût trouvé, la Bavière, dont les armées autrichiennes possédaient encore une partie et dont elle espérait pouvoir, par un léger effort, reconquérir la totalité, était un gage qu’elle ne voulait pas lâcher. Si Charles tenait à recouvrer son bien, il n’avait qu’un moyen de se rendre digne de cette restitution : c’était de s’associer avec elle pour enlever à la France les portions autrefois détachées de l’empire : l’Alsace, violemment ravie par Louis XIV, la Lorraine obtenue par Louis XV en vue d’un engagement qu’il n’avait pas tenu. Dans le partage des dépouilles, on pourrait s’entendre, et chacun trouverait à se contenter. Mais, pour avoir droit aux fruits de la victoire, il fallait prendre part à la lutte, et la neutralité seule ne suffisait pas ; une hostilité déclarée contre la France, une entrée immédiate en campagne contre l’étranger, c’étaient les témoignages que Charles VII devait à l’Allemagne de sa bonne foi et de son repentir. Telle fut l’attitude hautaine que Marie-Thérèse maintint envers et contre tous et principalement dans ses rapports avec l’Angleterre. Car c’était sa prétention (peut-être fondée) qu’en lui arrachant sa signature pour le traité de Breslau, l’envoyé anglais, Hyndford, lui avait murmuré à l’oreille la promesse qu’on l’aiderait à réparer ses pertes. Aussi la seule pensée qu’on lui demanderait encore une concession territoriale, si petite fût-elle, la faisait littéralement bondir, et une proposition en ce sens, envoyée de La Haye par lord Stairs, fut accueillie par un torrent d’éloquence si passionnée que Robinson n’osa pas même achever sa communication. Elle ne prit pas avec moins d’impatience et de hauteur une déclaration du cabinet anglais, notifiée à Francfort et à Berlin, et qui semblait promettre en son nom, d’une manière certaine et prochaine la restitution intégrale de la Bavière. Intimidés par cet accueil intraitable, les ministres britanniques osèrent à peine insister. Une telle raideur apportée dans une négociation complexe et délicate, où tant de parties étaient engagées et tant de passions aux prises, en paralysait tous les ressorts et ne pouvait, en définitive, manquer de la faire échouer[26].

C’était bien le dessein de la reine, car tout autour d’elle respirait la guerre. Des avantages importans obtenus au même moment en Italie par les armées réunies du Piémont et de l’Autriche venaient encore exalter ses espérances, et, comme il arrive aux plus nobles natures, dans l’enivrement du succès, une nuance de présomption et d’orgueil commençait à déparer la juste fierté qui avait fait jusque-là le fond de son caractère. Elle ne craignait pas le ridicule de s’occuper personnellement des moindres détails de l’armement de sa troupe et da donner de sa propre main, pour les mouvemens militaires, ses instructions à ses généraux. Son extérieur même, ses habitudes, jusqu’à ses délassemens, prenaient je ne sais quel air mâle, presque martial, qui aurait étonné naguère la jeune fille assise au foyer paternel, et la jeune mère veillant auprès du berceau de ses enfans.

« Le 2 janvier, raconte Robinson, il y eut un grand carrousel en l’honneur de la prise de Prague. La reine y figura en personne avec les dames de sa cour ; il y avait huit cavalières à cheval et huit autres en phaéton artistement travaillé, argenté en dehors, et garni de velours et d’étoffes riches en dedans. Les cavalières étaient superbement habillées en amazones et faisaient quatre quadrilles. Sa Majesté la reine était à la tête de la première quadrille à cheval, dont l’habillement était de velours pourpre, l’équipage blanc brodé en or… Sa Majesté la reine et les chevalières descendirent au manège par l’escalier du château ayant fait plusieurs tours à droite et à gauche, les chevalières à cheval, l’épée à la main, et, celles en phaéton, la lance… Tous les spectateurs furent remplis d’admiration pour la dextérité et l’adresse de Sa Majesté, laquelle remporta non-seulement le premier prix de la lance à juste titre, mais n’aurait pas manqué d’en avoir plusieurs autres si elle n’avait déclaré d’avance qu’elle ne voulait pas priver les autres chevalières[27]. »

A Prague, où elle se rendit peu de temps après pour prendre possession de sa royauté reconquise, cette altération d’humeur se fit remarquer chez la princesse par des indices plus sérieux. Cette ville infidèle avait supporté, suivant elle, de trop bonne grâce le joug étranger ; aussi n’y rentrait-elle qu’avec une irritation mal contenue et avec le désir de faire justice de ceux qui, par un serment prêté au conquérant, avaient trahi la foi due à l’autorité légitime. Seulement ces mauvais serviteurs pouvaient se croire garantis par un article de la capitulation accordée à Chevert, portant expressément qu’aucun habitant ne serait inquiété pour sa conduite pendant la domination étrangère. De toutes les concessions arrachées à Lobkowitz par l’amour de sa ville natale, aucune n’avait été plus vivement blâmée à Vienne que cette disposition, pourtant assez sage, et qu’une politique prudente aurait dû conseiller. La reine recourut, pour se soustraire à l’accomplissement de cette promesse, à un artifice peu digne d’elle : elle déclara qu’une amnistie aussi générale dépassait les pouvoirs du négociateur et qu’il avait dû n’y comprendre que ceux qui justifieraient que, dans l’abandon de leurs devoirs, ils avaient obéi à une contrainte matérielle. En conséquence, une commission de justice fut nommée pour examiner les actes des principaux coupables. Le tribunal s’acquitta de sa tâche avec promptitude et sévérité : des membres des plus illustres familles, des personnages du plus haut rang furent condamnés à la peine du bannissement et à la confiscation de leurs biens. Un scrupule un peu tardif empêcha pourtant d’aller plus loin, et un seul fonctionnaire, condamné à la peine capitale, reçut sa grâce au pied même de l’échafaud[28]. Au nombre des proscrits figurait l’archevêque de Prague, qui avait prêté son ministère au sacre de Charles VII, comme roi de Bohême. Il était assez naturel que Marie-Thérèse, venant elle-même pour ceindre à son tour la couronne, ne voulût pas la recevoir, à un an de distance, des mêmes mains que l’usurpateur et faire ainsi prendre, aux yeux des peuples, à une cérémonie sainte l’apparence de la répétition d’une comédie. Mais sa répugnance pour le rôle qu’elle devait y jouer elle-même se manifesta encore par d’autres traits. Rien ne lui plaisait, ni les rites auxquels elle devait se prêter, ni même le costume qu’elle devait revêtir. A chaque détail nouveau qu’on lui donnait : « C’était bien mieux en Hongrie, » disait-elle. — Afin d’en finir plus tôt, elle ne donna que quatre jours pour faire les préparatifs, et, comme on lui faisait observer que le dimanche qu’elle avait choisi étant le lendemain d’un jour de jeûne et les portes de l’église s’ouvrant de très bonne heure, ceux qui voudraient y trouver place n’auraient pas le temps de prendre leur repas avant de s’y rendre : « Il n’y a pas de mal à ce qu’ils fassent maigre, » dit-elle. Évidemment l’idée de mêler un peu de pénitence à la fête lui agréait assez. Quand on lui fit essayer la couronne qu’elle devait porter, elle la trouva incommode et disgracieuse : « Elle est plus lourde que celle de Hongrie, dit-elle ; elle ressemble aux bonnets que portent les fous. » Son humeur ne se rasséréna que quand elle put voir dans les regards de la foule immense qui la contemplait que, malgré quelques défections passagères, la masse populaire gardait encore pour la fille de ses rois un dévoûment héréditaire. L’affluence ne fut ni moins grande ni moins touchante à la réception qui suivit, et plus d’un, en baisant sa main, la mouilla des larmes de son repentir. Satisfaite de ces hommages, la reine retrouva sa grâce accoutumée et assista de bonne humeur à un grand bal qui lui fut donné ; l’hôte, à la vérité, était un des seigneurs qui lui étaient restés fidèles : elle n’aurait pas mis le pied chez un autre. La nouvelle, arrivée ce jour-là même, d’un succès obtenu par le prince Charles de Lorraine en Bavière acheva de dissiper les dernières traces de son mécontentement.

Ses vœux, en effet, étaient exaucés et le terrible jeu des combats allait recommencer. Ne pouvant ni vaincre ses résistances ni se refuser à ses réclamations, le cabinet anglais, après bien des hésitations et des lenteurs, se décida enfin à agir. Il y était poussé d’ailleurs, presque contraint, par le mouvement de l’opinion publique anglaise, toujours très belliqueuse et très fortement déclarée en faveur de Marie-Thérèse. L’opposition parlementaire, formée des anciens amis de Walpole et des nouveaux mécontens que, dans des temps de parti, tout ministère rencontre devant lui au bout d’un an de pouvoir, ne cessait de harceler Carteret, en lui reprochant de ne pas faire plus que celui qu’il avait remplacé et, après s’être fait voter d’importans subsides, de n’employer l’or anglais qu’à enrichir et à défendre le Hanovre. Pour faire justice de ces attaques, qui pouvaient menacer même sa couronne, George II prit le parti d’aller lui-même sur le continent se mettre à la tête de ses troupes pour les conduire en Allemagne.

L’armée placée sous ses ordres devait être composée de plus de cinquante mille hommes, soit dix mille Anglais, six mille Hessois à la solde de l’Angleterre, seize mille Hanovriens et vingt mille Flamands levés par l’Autriche dans les Pays-Bas. On lui donna le nom d’armée pragmatique pour bien indiquer qu’elle venait prêter force au droit et non porter atteinte à l’indépendance germanique ; on espérait qu’elle serait grossie par des contingens hollandais, la plus importante des Provinces-Unies, celle qu’on appelait la Hollande proprement dite, s’étant déjà prononcée pour une action immédiate. Sous la direction suprême du roi, lord Stairs, l’impitoyable ennemi de la France, lut placé à la tête des divisions anglaises et auxiliaires, tandis que l’autrichienne était confiée au duc d’Aremberg. Le plan de campagne consistait à entrer en Allemagne par le Palatinat, en franchissant le Mein, puis à se diriger sur la Bavière pour tendre la main à Lobkowitz et au prince de Lorraine, qui, venant, l’un de Bohême, l’autre d’Autriche, prendraient ainsi dans un cercle de feux croisés l’armée française, encore campée sur le Danube.

Naturellement, quand ces dispositions furent connues ou devinées à Versailles, le gouvernement français dut songer à y faire promptement obstacle. Le maréchal de Noailles proposa au conseil, dont il faisait partie, d’aller lui-même, à la tête d’une armée formée de recrues nouvelles et des débris de celle de Bohême, disputer aux Anglais le passage du Mein et l’entrée du territoire germanique. La résolution, bientôt connue, fut accueillie partout avec un entrain et une confiance qu’on ne connaissait plus depuis nos derniers malheurs. Un nouveau général à suivre, un nouvel ennemi à combattre, un nouveau champ de bataille, il n’en fallait pas davantage pour secouer l’abattement et ranimer l’esprit militaire de toute une jeune noblesse d’autant plus pressée d’aller guerroyer sur le Rhin qu’elle échappait ainsi à la crainte d’aller languir en Allemagne. C’était le tour de Noailles d’être un héros pour quelques jours.


Duc DE BROGLIE.

  1. Chambrier à Frédéric, 7 septembre, 19 et 26 novembre, 10, 14, 24 décembre 742, 18 et 21 janvier 1743. (Correspondance interceptée. Ministère des affaires étrangères.)
  2. L’abbé de Broglie à la maréchale, 14 janvier 1743. (Papiers de famille.)
  3. Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 393.
  4. Mme de Tencin à Richelieu.
  5. Barbier, Journal, t. II, p. 339 et 345.
  6. Saint-Simon, à qui les répétitions ne coûtent guère, surtout quand il se livre à sa passion, a fait deux fois le portrait physique et moral du duc de Noailles dans les chapitres CCCXIII et CCCXVIII.
  7. Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 211.
  8. Le maréchal de Noailles au roi, 20 novembre 1742. — Rousset, t. I, p. 7-9.
  9. Le roi au maréchal de Noailles, 26 novembre 1742. — Rousset, t. I, p. 11.
  10. Chambrier à Frédéric, 14 décembre 1742. (Ministère des affaires étrangères.) — Fragment des Mémoires de la duchesse de Brancas, inséré dans les Lettres de Lauraguais (Paris, 1802), p. 210. Ce fragment de mémoires a certainement été retouché par le petit-fils de la duchesse, le spirituel Lauraguais ; mais on doit croire que Lauraguais, beau-fils d’une demoiselle de Nesle, a pu avoir une connaissance personnelle des faits qu’il raconte.
  11. Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 224 et suiv. — Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 201 et suiv., — L’histoire de l’entrée de Mme de Flavacourt dans la cour de Versailles en chaise à porteurs est rapportée dans la compilation de Soulavie intitulée : Mémoires de Richelieu, qui mérite peu de foi. M. de Lescure, en en publiant une édition abrégée, s’est proposé de n’y laisser que les faits qui lui ont paru avérés. Je n’oserai dire qu’il y a réussi.
  12. Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 237. — Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 266.
  13. Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 226, 266, 267. — Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 207.
  14. Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 213, 220. — Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 264, 270. — Journal du marquis d’Argenson, t. IV, p. 38. — Chronique de Bois-Jourdain, t. II, p. 235-237.
  15. Chambrier au roi de Prusse, 12 novembre 1742. (Ministère des affaires étrangères. — D’Argenson, t. IV, p. 38. — Mémoires du duc de Luynes, t. II, p. 271, 278, 290. — Lettre de Mme de La Tournelle à Mme de Richelieu, citée par M. de Goncourt dans les Maîtresses de Louis XV, t. I, p. 82, et provenant du cabinet d’autographes de M. Martin. — Chronique de Louis XV (Revue rétrospective), t. IV, p. 62 et suiv.
  16. Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 224.
  17. Cette pièce est insérée dans la nouvelle réimpression de Chansons historiques sous la date de 1739 comme adressée à Mme de Mailly. Il y a là une erreur manifeste. En 1739, époque de l’entrée à la cour de Mme de Mailly, la France n’était pas en guerre avec l’Angleterre et n’avait rien à craindre de cette puissance.
  18. Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 267 et suiv., 295, 304, 304, 449. — Revue rétrospective, t. IV, p. 67.
  19. Voir sur les débats de Mme de Tencin, Saint-Simon, chap. DCCCXVII.
  20. Journal de d’Argenson, t. IV, p. 49 et 50. — Journal de Barbier, t. II, p« 348, 350. — Revue rétrospective, Chronique de Louis XV, t. V, p. 229. — Chambrier à Frédéric, 1er février 1743. (Ministère des affaires étrangères.)
  21. Journal de d’Argenson, t. IV, p. 32, 58 et 59. — Journal de Barbier, t. II, p. 351. — « Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 407, 408.
  22. Barbier, t. II, p. 360. — Luynes, t. IV, p. 414-422, 424-461, 471. — D’Argenson, t. IV, p. 52, 57. — Belle-Isle à Vauréal, ambassadeur en Espagne, 26 mars 1743. (Correspondances diverses du maréchal de Belle-Isle. Ministère des affaires étrangères.)
  23. Chambrier à Frédéric, 25 mars 1743. (Ministère des affaires étrangères.) — Revue rétrospective, t. IV, p. 245, 249.
  24. Chambrier à Frédéric, 22, 25 février, 2 avril 1742. (Ministère des affaires étrangères.) — Revue rétrospective, t. V, p. 241. — Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 417, 426. — Journal de Barbier, t. II, p. 358.
  25. Sur les négociations tentées par l’empereur à Vienne, à Berlin et à Londres pendant l’automne de 1742 et l’hiver de 1743, consulter Droysen, t. II, p. 16, 27, 29. — Robinson à Carteret, 10 octobre, 15 décembre 1742, 13 janvier 1743. (Correspondance de Vienne. Record Office.) — Hyndford à Carteret, 30 juillet, 17 décembre 1742, 4 janvier 1743. (Correspondance de Prusse. Record Office.) — Pol. Corr., t. II, p. 252, etc.
  26. Robinson à Carteret, 14 octobre 1742, 13 mars, 6 avril 1743. (Correspondance de Vienne. Record Office.) — La correspondance de Bussy, ministre de France à Londres, fait voir que le cabinet anglais n’a jamais cessé de désirer la paix au moyen de concessions faites par Marie-Thérèse, mais qu’il n’osait pas les proposer lui-même à cause des engagemens pris par Hyndford au moment du traité de Breslau. Il chargea notamment une fois le ministre de Prusse de faire la proposition à sa place en lui expliquant son embarras. — Bussy à Araelot, 13 décembre 1742. (Correspondance d’Angleterre. Ministère des affaires étrangères.) — D’Arneth, t. II, p. 204, 205, 507.
  27. Correspondance de Vienne. Record Office. 2 janvier 1743.
  28. D’Arneth, t. II, p. 226, 242.