La Première page

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La Fin de SatanJ. Hetzel & G-A. Quantin (p. 31-47).

===I. L’ENTRÉE DANS L’OMBRE===

 
I

Noë rêvait. Le ciel était plein de nuées.
On entendait au loin les chants et les huées
Des hommes malheureux qu’un souffle allait courber.
Un nuage muet soudain laissa tomber
Une goutte de pluie au front du patriarche.
Alors Noë, suivi des siens, entra dans l’arche,
Et Dieu pensif poussa du dehors le verrou.

Le mal avait filtré dans les hommes. Par où?

Par l’idole ; par l’âpre ouverture que creuse
Un culte affreux dans l’âme humaine ténébreuse.
Ces temps noirs adoraient le spectre Isis-Lilith,
La fille du démon, que l’Homme eut dans son lit
Avant qu’Eve apparût sous les astres sans nombre,
Monstre et femme que fit Satan avec de l’ombre
Afin qu’Adam reçût le fiel avant le miel,
Et l’amour de l’enfer avant l’amour du ciel.
Eve était nue. Isis-Lilith était voilée.
Les corbeaux l’entouraient de leur fauve volée ;
Les hommes la nommaient Sort, Fortune, Ananké ;
Son temple était muré, son prêtre était masqué ;
On l’abreuvait de sang dans le bois solitaire ;
Elle avait des autels effrayants. Et la terre
Subissait cette abjecte et double obscurité :
En bas Idolâtrie, en haut Fatalité.

Aussi depuis longtemps tout était deuil et crainte.
Le juste - un seul restait - attendait la mort sainte
Comme un captif attend qu’on lève son écrou.

Le tigre en sa caverne et la taupe en son trou
Disaient depuis longtemps : l’homme commet des crimes.
Une noire vapeur montait aux cieux sublimes,
Fumée aux flots épais des sombres actions.
Depuis longtemps l’azur perdait ses purs rayons,
Et par instants semblait plein de hideuses toiles
Où l’araignée humaine avait pris les étoiles.



Car dans ces temps lointains, de ténèbres voilés,
Où la nature et l’homme étaient encore mêlés,
Les forfaits rayonnaient dans l’espace, en désastres,
Et les vices allaient éteindre au ciel les astres.
Le mal sortait de l’homme et montait jusqu’à Dieu.
Le char du crime avait du sang jusqu’à l’essieu ;
Le meurtre, l’attentat, les luxures livides
Riaient, buvaient, chantaient, régnaient ; les fils avides
Soufflaient sur les parents comme sur un flambeau ;
Ce que la mort assise au seuil noir du tombeau
Voyait d’horreurs, faisait parler cette muette.
La nuit du cœur humain effrayait la chouette ;
L’ignorance indignait l’âne ; les guet-apens,
Les dols, les trahisons faisaient honte aux serpents ;
Si bien que l’homme ayant rempli son âme immonde
D’abîmes, Dieu put dire au gouffre : Emplis le monde.

L’urne du gouffre alors se pencha. Le jour fuit ;
Et tout ce qui vivait et marchait devint nuit.
Eve joignit les mains dans sa tombe profonde.


II

Tout avait disparu. L’onde montait sur l’onde.
Dieu lisait dans son livre et tout était détruit.
Dans le ciel par moments on entendait le bruit

Que font en se tournant les pages d’un registre.
L’abîme seul savait, dans sa brume sinistre,
Ce qu’étaient devenus l’homme, les voix, les monts.
Les cèdres se mêlaient sous l’onde aux goémons ;
La vague fouillait l’antre où la bête se vautre.
Les oiseaux fatigués tombaient l’un après l’autre.
Sous cette mer roulant sur tous les horizons
On avait quelque temps distingué des maisons,
Des villes, des palais difformes, des fantômes
De temples dont les flots faisaient trembler les dômes ;
Puis l’angle des frontons et la blancheur des fûts
S’étaient mêlés au fond de l’onde aux plis confus ;
Tout s’était effacé dans l’horreur de l’eau sombre.
Le gouffre d’eau montait sous une voûte d’ombre ;
Par moments, sous la grêle, au loin, on pouvait voir
Sur le blême horizon passer un coffre noir ;
On eût dit qu’un cercueil flottait dans cette tombe.
Les tourbillons hurlants roulaient l’écume en trombe.
Des lueurs frissonnaient sur la rondeur des flots.
Ce n’était ni le jour, ni la nuit. Des sanglots,
Et l’ombre. L’orient ne faisait rien éclore.
Il semblait que l’abîme eût englouti l’aurore.
Dans les cieux, transformés en gouffres inouïs,
La lune et le soleil s’étaient évanouis ;
L’affreuse immensité n’était plus qu’une bouche
Noire et soufflant la pluie avec un bruit farouche.
La nuée et le vent passaient en se tordant.
On eût dit qu’au milieu de ce gouffre grondant
On entendait les cris de l’horreur éternelle.



Soudain le bruit cessa. Le vent ploya son aile.
Sur le plus haut sommet où l’on pouvait monter
La vague énorme enfin venait de s’arrêter,
Car l’élément connaît son mystère et sa règle.
Le dernier flot avait noyé le dernier aigle.
On n’apercevait plus dans l’espace aplani
Que l’eau qui se taisait dans l’ombre, ayant fini.
Le silence emplissait la lugubre étendue.
La terre, sphère d’eau dans le ciel suspendue,
Sans cri, sans mouvement, sans voix, sans jour, sans bruit,
N’était plus qu’une larme immense dans la nuit.


III

Dans ce moment-là, tout étant dans l’insondable,
Un fantôme apparut sur l’onde formidable.
Ce géant était trombe, ouragan et torrent.
Des hydres se tordaient dans son œil transparent ;
Il semblait encor plein de la tempête enfuie ;
Sa face d’eau tremblait sous ses cheveux de pluie ;
Et voici ce que l’ombre effarée entendit :


Le géant se tourna vers le gouffre maudit,

Fit trois pas, et cria : — Chaos, reprends ce monde !

Une tête sortit de la brume profonde ;
Aveugle, énorme, horrible, à l’autre bout des cieux ;
Ayant deux gouffres noirs à la place des yeux ;
Se dressa, pâle, et dit : — Je ne veux pas, déluge !


IV

                  LE DELUGE.
Reprends-le.

                  LE CHAOS.
                   Non.

                  LE DELUGE.
                            Il est rejeté.

                  LE CHAOS.
                                                Par quel juge ?

                  LE DELUGE.
Par Lui.


                  LE CHAOS.
              Pourquoi ?

                  LE DELUGE.
                           Le ver s’est glissé dans le fruit.
Le condamné d’en bas a soufflé dans la nuit
Le mal au cœur de l’homme à travers la nature ;
L’homme, ouvert à l’erreur, au piège, à l’imposture,
Jusqu’au crime de vice en vice descendu,
Est devenu vipère, et sa bouche a mordu ;
Le talon du Seigneur a senti la piqûre ;
Et voilà ce qu’a fait, du fond de l’ombre obscure,
L’être qui vit sous terre au Dieu qui vit au ciel.
Ce monde était méchant et noir, l’être éternel
Le laisse tomber, monstre, et tu peux le reprendre.

                  LE CHAOS.
Pourquoi me l’a-t-il pris, si c’est pour me le rendre ?

                  LE DELUGE.
J’ai roulé sur les monts le flot sombre et tonnant.
Tout est mort. J’ai fini ; c’est à toi maintenant.
Reçois ce monde au fond de l’abîme où nous sommes.

                  LE CHAOS.
J’ai déjà les dragons, je ne veux pas des hommes.


V

L’éclair cria : — Silence aux pieds d’Adonaï ! —
Et le chaos se tut dans le gouffre ébloui.


Et l’archange qui veille entre deux pilastres
Du seuil mystérieux plein d’yeux qui sont les astres,
Se courba sous l’azur sans oser faire un pas
Et dit au Dieu vivant : Le chaos n’en veut pas.
Et Dieu dit : Je consens que ce monde revive.

II. LA SORTIE DE L’OMBRE[modifier]

 
I

L’eau baissa, comme un flux qui s’en va d’une rive,
Et les flots monstrueux, décroissant par degrés,
Descendirent du haut des monts démesurés.
Au-dessus de la terre une voix dit : Clémence !
Le crâne décharné de la noyée immense
Apparut, et l’horreur éclaira sous les cieux
Ce cadavre sans souffle et sans forme et sans yeux,
Les rochers, les vallons, et les forêts mouillées
Qui pendaient à son front de marbre, échevelées

L’antre, où les noirs arrêts dans l’ombre étaient écrits,
Semblait la bouche ouverte encor pleine de cris ;
Les monts sortaient de l’eau comme une épaule nue.
Comme l’onde qui bout dans l’airain diminue,
L’océan s’en allait, laissant des lacs amers.
Ces quelques flaques d’eau sont aujourd’hui nos mers.
Tout ce que le flot perd, la nature le gagne.
L’île s’élargissant se changeait en montagne ;
Les archipels grandis devenaient continents.
De son dos monstrueux poussant leurs gonds tournants,
Le déluge fermait ses invisibles portes.
Les ténèbres dormaient sur les profondeurs mortes,
Et laissaient distinguer à peine l’ossement
Du monde, que les eaux découvraient lentement.
Soudain, réverbérée au vague front des cimes,
Une lueur de sang glissa sur les abîmes ;
On vit à l’horizon lugubrement vermeil
Poindre une lune rouge, et c’était le soleil.

Pendant quarante jours et quarante nuits sombres,
La mer, laissant à nu d’effroyables décombres,
Recula, posant l’arche aux monts près d’Henocha,
Puis ce lion, rentré dans l’antre, se coucha.




II

Dieu permit au soleil de jeter l’étincelle.
Alors un bruit sortit de l’ombre universelle,
Le jour se leva, prit son flambeau qui blêmit,
Et vint ; le vent, clairon de l’aube, se remit
A souffler ; un frisson courut de plaine en plaine ;
L’immensité frémit de sentir une haleine,
La montagne sourit, l’espace s’éveilla,
Et le brin d’herbe au bord des eaux, dit : Me voilà !

Mais tout était hagard, morne et sinistre encore,
Et c’est dans un tombeau que se levait l’aurore.


III

Derrière ces grands monts où plus tard l’aube a lui
Et que nous appelons les Alpes aujourd’hui,
Un marais descendait vers l’océan sans borne.
Dans ce désert vaste, âpre, impénétrable et morne,
Comme un ver qui se glisse à travers les roseaux,
Un fleuve, né d’hier, traînait ses pâles eaux,
Et découpait une île au pied d’un coteau sombre,
Sans savoir qu’en ces joncs, pleins de souffles sans nombre,
Germait, foetus géant, la plus grande des Tyrs.
Le coteau, qui plus tard fut le mont des martyrs,
Lugubre, se dressait sur l’île et sur le fleuve.
L’oiseau, l’être qui va, la bête qui s’abreuve,
Etaient absents ; l’espace était vide et muet,

Et le vent dans les cieux lentement remuait
Les sombres profondeurs par les rayons trouées.
Dans la fange expiraient des hydres échouées.

C’est dans cet endroit-là, tout étant mort, pendant
Que les nuages gris croulaient sur l’occident
Comme de grands vaisseaux qui dans la nuit chavirent,
C’est là que les forêts et les collines virent
Soudain, tout se taisant dans l’univers détruit,
Un voile blanc marcher droit dans l’ombre et sans bruit ;
Et l’ombre eut peur ; et l’arbre, et la vague, et l’étoile,
Et les joncs, frissonnaient de voir passer ce voile.
Il allait, comme si quelqu’un était dessous.
Les êtres du passé, dans la vase dissous,
Semblaient, cherchant encore à tordre leurs vertèbres,
Rouvrir quand il passait leurs yeux pleins de ténèbres.
Le ciel qui s’entr’ouvrait referma son azur.

Tout à coup une voix sortit du voile obscur ;
Le flot, qui sous le vent redevenait sonore,
Se tut, et quatre fois cette voix vers l’aurore,
Vers le sud, vers le triste occident, vers le nord,
Cria : Je suis Isis, l’âme du monde mort !



IV

Un long frisson émut le cadavre ; la fange,
Pleine de monstres morts, fit une plainte étrange ;
Et le spectre se mit à parler dans les vents :
Il a pu noyer l’homme et les êtres vivants,
Mais il n’a pu tuer l’airain, le bois, la pierre.
Or, nature qui viens de fermer la paupière,
Ecoute, écoutez-moi, flots, rochers, vents du ciel,
Car, ô témoins pensifs du deuil universel,
Il faut que vous sachiez ces sombres aventures :
Lorsque Caïn, l’aïeul des noires créatures,
Eut terrassé son frère, Abel au front serein,
Il le frappa d’abord avec un clou d’airain,
Puis avec un bâton, puis avec une pierre ;
Puis il cacha ses trois complices sous la terre
Où ma main qui s’ouvrait dans l’ombre les a pris.
Je les ai.
          Sachez donc ceci, vents, flots, esprits:

Tant qu’il me restera dans les mains ces trois armes,
Je vaincrai Dieu ; matin, tu verseras des larmes !
L’être qui vit sous terre et moi, nous lutterons.
Si Dieu veut sous les eaux engloutir les affronts,
Les haines, les forfaits, le meurtre, la démence,
Les fureurs, il faudra toujours qu’il recommence.
Oui, les déluges noirs, pareils aux chiens grondants
Qui veulent qu’on les lâche et qui montrent les dents,
Tant que le vieux Caïn vivra sous ces trois formes,
Pourront à l’horizon gonfler leurs flots énormes.


V

Le voile en s’écartant laissa voir dans deux mains
Un bâton, une pierre arrachée aux chemins,
Puis un long clou, semblable au verrou d’une porte ;
Et si, dans ce tombeau de la nature morte,
Quelque œil vivant eût pu rester dans l’ombre ouvert,
Sur le clou, sur le bois noueux et jadis vert,
Et sur l’affreux caillou pareil aux crânes vides,
Cet œil eût distingué trois souillures livides ;
Et le spectre montra ces trois taches au ciel,
Et cria : Cieux profonds ! Voici du sang d’Abel !


Alors une lueur sortit, sinistre et sombre,
De ces trois noirs témoins des temps qui sont dans l’ombre ;
L’être toujours voilé, blanc et marchant sans bruit,
Se pencha vers la terre et cria dans la nuit,
Et comme s’il parlait à quelqu’un sous l’abîme :
— O père ! J’ai sauvé les trois germes du crime !

Sous la terre profonde un bruit sourd répondit.

Il reprit : — Clou d’airain qui servis au bandit,
Tu t’appelleras Glaive et tu seras la guerre ;
Toi, bois hideux, ton nom sera Gibet ; toi, pierre,
Vis, creuse-toi, grandis, monte sur l’horizon,
Et le pâle avenir te nommera prison.