La Presse au XIXe siècle/04

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LA
PRESSE AMERICAINE
DEPUIS L'INDEPENDANCE



I.

La lutte de l’indépendance a été le plus beau temps de la presse américaine, peut-être même pourrait-on dire qu’en aucune occasion il n’a été donné à la presse périodique de jouer un rôle plus considérable et d’exercer sur les événemens une influence plus décisive. Dans une première étude sur l’histoire des journaux américains[1], nous avons essayé de montrer avec quelle vivacité la querelle entre les colonies anglaises et la métropole se débattit sur ce terrain avant de se vider sur les champs de bataille; on demeure frappé néanmoins de la disproportion entre les moyens employés et le résultat obtenu. De ces feuilles éphémères, publiées à de longs intervalles et vouées à une rapide destruction, quelques-unes à peine sont conservées aujourd’hui à la bibliothèque de la Société historique du Massachusetts et dans des collections particulières : à voir ces petits carrés de papier gris, imprimés avec des caractères de rebut, personne ne soupçonnerait en eux les instrumens tout puissans d’une révolution. Pourtant ce furent ces journaux qui instruisirent le peuple américain de ses droits, qui éveillèrent en lui le besoin de l’indépendance, et qui le jetèrent dans la lutte inégale d’où il devait sortir victorieux à force d’énergie et de persévérance. Mais ce n’est pas seulement la grandeur des événemens et l’importance des services rendus qui donnent un vif intérêt aux journaux de cette époque. Si la presse américaine eut alors une action si puissante sur les esprits, c’est qu’elle avait à sa tête tous les hommes éminens des colonies. Il ne fut possible à personne de garder la neutralité, et tous ceux que le rang, la fortune, le savoir investissaient de quelque autorité, tous ceux qui pouvaient tenir une plume durent prendre parti sous l’une ou sous l’autre bannière. Pour leur part, les journaux populaires offrirent une réunion de talens qu’on verra rarement égaler : Franklin, les deux Adams, Jefferson, Jay, Hamilton, tous ces noms appartinrent à la presse avant d’appartenir à l’histoire. Après avoir préparé la révolution par leurs écrits, ces hommes d’élite soutinrent pendant toute la durée de la guerre le courage de leurs concitoyens, et ce fut encore à eux qu’on s’adressa quand, au lendemain de la victoire, il fallut fonder un gouvernement. Ils déposèrent alors la plume pour devenir membres du congrès comme Carroll, Jay, Madison, ou ambassadeurs comme Franklin et Adams, ou ministres comme Jefferson et Hamilton, et la place qu’ils laissèrent vide dans les rangs de la presse ne fut pas remplie. Les gens instruits, bien élevés et capables de conduire les affaires, étaient peu nombreux dans les colonies : une grande partie des classes lettrées s’était prononcée contre la révolution, et la plupart des membres du barreau et du clergé avaient émigré ou étaient proscrits comme loyalistes. La jeune république n’eut donc pas trop, pour son gouvernement, pour ses chambres législatives, pour ses assemblées provinciales, de tous les hommes éminens qui avaient embrassé la cause populaire, et le recrutement de la presse devint de plus en plus malaisé.

Non-seulement les journaux tombèrent alors des mains des chefs de la révolution dans celles d’obscurs satellites ou de purs spéculateurs, mais les questions que les écrivains eurent à débattre perdirent en même temps de leur grandeur et de leur intérêt. Il ne s’agit plus désormais du salut de la nation, ni des libertés publiques, consacrées par la victoire; les luttes des partis tinrent le premier rang avec leur cortège de passions envieuses et de sourdes intrigues, et les rivalités de personnes se firent jour par des polémiques acharnées. En outre, les affaires intérieures des treize petits états qui composaient la confédération occupèrent dans les journaux une place de plus en plus considérable, et les querelles provinciales, toujours si fécondes en animosités et en scandales, achevèrent d’ôter à la presse américaine son autorité morale et sa dignité première. Aux argumentations savantes d’Hamilton, aux éloquentes philippiques d’Adams succédèrent des diatribes grossières, où le raisonnement disparaissait sous des flots d’injures : le moindre dissentiment sur une question locale semblait légitimer toutes les violences, et les personnalités, la diffamation même devinrent l’ordinaire ressource des écrivains contre leurs adversaires. Plusieurs voix s’élevèrent pourtant et protestèrent au nom des lettres contre cet abus de la presse. Francis Hopkinson, qui, avant d’être un des signataires de la déclaration d’indépendance, avait défendu les droits des colonies dans des pamphlets amusans et de spirituelles brochures, essaya de ramener la presse à la décence par le ridicule. De malicieuses satires qu’il laissa tomber de son siège de magistrat, — un Scandale dans une grande famille, le Projet d’une cour d’honneur, l’Art de laver son linge sale, — vinrent à plusieurs reprises mettre fin à de déplorables polémiques et imposer silence à des journalistes diffamateurs. C’étaient là par malheur de courts temps d’arrêt, après lesquels l’esprit de parti prenait sa revanche en suscitant de nouveaux scandales.

Un écrivain plus habile et plus accrédité qu’Hopkinson, Franklin lui-même, fut impuissant à lutter contre le mal. C’était une douleur de tous les jours, pour ce patriarche de la presse américaine, de voir quels successeurs étaient entrés après lui dans la carrière, et comment s’en allait en lambeaux cette bonne réputation qu’il avait voulu faire à l’art d’imprimer. Son chagrin se traduit en plaintes amères à toutes les pages de sa correspondance : comme écrivain, il s’indignait de voir d’éhontés pamphlétaires déshonorer les lettres et compromettre par leurs excès une liberté salutaire; comme patriote, il appréhendait que le retentissement de ces querelles ignobles et le spectacle de cette licence effrénée n’eussent pour effet d’affaiblir ou même de changer en mépris la sympathie que l’Europe avait d’abord témoignée pour la cause américaine. Dans les derniers jours de 1782, il écrivait de Passy à son ami Francis Hopkinson : « Vous avez bien raison de demeurer étranger à tous ces articles de personnalités qui se multiplient d’une façon si scandaleuse dans nos journaux. Le mal en est à ce point, que je n’ose prêter ici à personne les journaux américains avant de les avoir lus et d’avoir mis de côté ceux qui feraient honte à notre pays en provoquant sur notre compte, de la part des étrangers, la réflexion qu’inspira une fois à un homme comme il faut une querelle de café. Les deux parties, après s’être libéralement prodigué les noms de drôle, de misérable, de pendard et de coquin, se tournèrent vers leur voisin comme pour le faire juge entre eux. — Je ne sais rien ni de vous ni de vos affaires, leur dit-il, je vois seulement que vous vous connaissez parfaitement l’un l’autre. » Fidèle aux principes que, pour sa part, il avait toujours pratiqués, Franklin ajoute dans la même lettre : « Le directeur d’un journal devrait, à mon avis, se considérer comme responsable jusqu’à un certain point de la réputation de son pays, et refuser d’insérer des articles de nature à faire tort à cette réputation. Que les gens qui veulent imprimer le mal qu’ils ont à dire d’autrui fassent des brochures et les distribuent comme bon leur semble, il est absurde d’en fatiguer tout le monde, et c’est faire tort aux abonnés que de bourrer leur journal d’une littérature si malsaine et si désagréable. »

Franklin était encore en Europe quand il s’exprimait ainsi sur le compte des journaux américains. À son retour dans sa patrie, il trouva le mal bien plus grand encore qu’il ne l’avait imaginé. Ni la position sociale, ni la renommée, ni l’éclat des services ne mettaient personne à l’abri des imputations les plus odieuses et les plus insensées. Non-seulement les journaux de Pensylvanie faisaient activement leur partie dans ce concert d’injures et de calomnies qui s’élevait de la presse américaine ; mais cette chère cité de Philadelphie, où Franklin se flattait d’avoir donné de si bons exemples et d’avoir répandu tant de bonnes maximes, était un des foyers principaux de la contagion. Les journaux n’y étaient ni plus retenus ni moins ingrats qu’ailleurs. Franklin eut beau se plaindre, et prier, et prêcher: il ne gagna rien sur personne, et, tout gouverneur qu’il était, malgré son âge vénérable, malgré sa grande réputation, malgré l’estime universelle, il fut attaqué, bafoué, insulté comme le moindre des aldermen ou des députés. Cela ne laissa point de lui être sensible en dépit de toute sa philosophie, et à l’âge de quatre-vingt-deux ans il reprit la plume, sinon pour récriminer, au moins pour prémunir ses concitoyens contre ce qui lui paraissait être un danger sérieux. Le dernier écrit qu’ait tracé cette main si ferme encore, mais que la mort allait bientôt glacer, est une critique ingénieuse des écarts de la presse ; il a pour titre : Notice sur le Tribunal suprême de Pensylvanie, autrement dit le Tribunal de la Presse. C’est une satire allégorique, genre que Franklin a toujours affectionné. Quelques mois avant cette brochure, Franklin avait publié ce qu’on peut appeler son dernier article. Il s’était adressé, sous un nom supposé, au journal que lui-même avait fondé, à la Gazette de Pensylvanie, dirigée alors par les fils de son ancien associé David Hall, et avait demandé qu’on voulût bien y insérer une lettre qu’il prétendait avoir reçue d’un de ses amis de New-York. Il avait entendu dire, assurait-il, à l’éloge de la Gazette de Pensylvanie, que, depuis cinquante ans qu’elle existait, elle n’avait pas publié un seul article diffamatoire ; elle ne devait donc pas hésiter à publier une lettre qui montrait quelle mauvaise réputation les excès de la presse pensylvanienne faisaient à la province, et qui servirait peut-être d’avertissement à tous les écrivains des États-Unis. En effet, un journal d’Europe, accusé de calomnier souvent les Américains, avait pu alléguer, pour sa justification, qu’il n’avait rien imprimé de fâcheux sur leur compte qu’il ne l’eût emprunté tout au long aux journaux des États-Unis. Après cette introduction, destinée à piquer l’amour-propre national, venait la lettre du prétendu citoyen de New-York, caustique représaille des erreurs, des contradictions et des violences des journaux de Philadelphie.

Est-il besoin de dire que les épigrammes de Franklin ne corrigèrent point les journaux ? La fermentation était grande chez un peuple nouvellement appelé à l’indépendance et encore échauffé de la lutte ; les violences de la presse n’étaient que l’écho fidèle des passions populaires, et celles-ci parlaient trop haut pour que la voix de la raison pût se faire entendre. Du reste, malgré clés excès qui contristaient tous les esprits élevés et tous les bons citoyens, on n’aurait pu sans injustice envelopper toute la presse américaine dans un même arrêt de condamnation : quelques-uns de ses organes ne laissaient pas de rendre des services, et jusqu’en ce déclin rapide elle allait retrouver quelques jours d’éclat. Elle les dut à Alexandre Hamilton, qui, dans le tumulte des camps et accablé des occupations les plus diverses, trouvait le temps d’écrire pour éclairer ses concitoyens. La guerre avait révélé tous les inconvéniens du gouvernement improvisé qui régissait les États-Unis. L’absence de toute direction, le défaut d’unité dans le commandement, les conflits entre le congrès et les assemblées d’états, de continuels tiraillemens entre des autorités issues d’origines différentes, avaient en maintes occasions compromis la cause américaine. Hamilton fut un des premiers à se préoccuper du mal et à chercher le remède. Autour de lui, tous les esprits flottaient entre mille combinaisons chimériques ; le plus grand nombre songeaient à affaiblir encore la débile autorité du congrès ; les autres au contraire étaient prêts à faire bon marché de la souveraineté provinciale ; quelques-uns même pensaient à une monarchie. L’œil pénétrant d’Hamilton vit le salut de l’Amérique dans un meilleur partage d’attributions, qui laisserait l’administration aux assemblées locales et remettrait entièrement au congrès le règlement des intérêts généraux, — qui, en respectant l’indépendance mutuelle des anciennes colonies, substituerait une fédération durable à une alliance précaire. Il fonda un journal pour exposer ses idées, et il l’intitula le Continentaliste pour rendre hommage à sa thèse favorite de l’unité de la nation américaine. Plusieurs numéros de ce journal, ou plutôt de cette publication périodique, sont aujourd’hui introuvables ; ceux que l’on a conservés suffisent à faire connaître les vues de l’auteur : Hamilton y mettait à nu tous les défauts du gouvernement alors subsistant, et il y posait les bases de la constitution qui régit aujourd’hui les États-Unis.

Au Continentaliste succédèrent les Lettres de Phocion, publiées dans un journal de New-York à propos d’une loi présentée au congrès, et qui prononçait la peine de l’exil et de la confiscation contre tous les Américains demeurés fidèles à la métropole. Hamilton s’indigna qu’on voulût déshonorer la victoire populaire par d’inutiles proscriptions, et il combattit avec toute l’éloquence du cœur cette mesure de vengeance. Qui croirait aujourd’hui que cette intervention généreuse en faveur d’adversaires vaincus faillit lui coûter la vie ? Telle était encore l’irritation laissée dans les esprits par la guerre, qu’une association de jeunes gens se forma à New-York pour provoquer successivement Hamilton jusqu’à ce qu’il eût succombé. Par bonheur cette abominable conspiration vint à la connaissance d’un autre écrivain, de John Ledyard, adversaire d’Hamilton dans la polémique provoquée par la loi, mais adversaire loyal, et qui fit honte à ces jeunes gens de leur indigne projet. Bientôt après se réunit la convention chargée de donner une constitution aux États-Unis : les travaux de cette assemblée firent naître un journal qui est demeuré un livre immortel ; nous voulons parler du Fédéraliste, auquel concoururent Jay et Madison, mais dont la plus grande partie fut l’œuvre d’Hamilton. Cette publication eut à la fois pour objet de commenter et de défendre la constitution, d’en faire connaître l’esprit, d’en expliquer le mécanisme à la foule, et de réfuter les attaques contradictoires auxquelles le nouveau pacte fut en butte dès le premier jour. Mettre à la portée du vulgaire les plus hautes considérations de la politique n’est pas une tâche facile : Hamilton s’en acquitta avec un rare bonheur, et le Fédéraliste, chef-d’œuvre d’analyse, de clarté et de sagacité, vivra autant que la constitution dont il est le commentaire lumineux et dont il détermina l’adoption.

Ce fut là le dernier effort d’Hamilton, que la confiance de Washington, devenu président, appela aux plus importantes fonctions, et qui dut déposer la plume. Après l’auteur du Fédéraliste, on ne trouve plus que deux écrivains qui méritent une mention, Fisher Ames et J. Quincy Adams. Celui-ci collabora à un journal de Boston sous les pseudonymes de Publicola et de Marcellus : sous cette dernière signature, il défendit la politique de neutralité que Washington eut la sagesse d’adopter et le courage de suivre, même aux dépens de sa popularité. Quant à Fisher Ames, né dans le Massachusetts en 1758, il débuta au barreau et dans la presse à l’âge de vingt-trois ans, et se fit tout aussitôt remarquer par ses talens. En 1788, il fit partie de la convention chargée de ratifier la constitution fédérale, et Boston le choisit pour son représentant au premier congrès. Par ses connaissances étendues, par son éloquence, par l’intégrité de son caractère, Fisher Ames s’acquit une haute considération et devint en peu de temps l’âme du parti fédéraliste et son chef dans la chambre des représentans ; il semblait appelé à jouer un rôle important, mais il fut trahi par une santé toujours défaillante. Il donna sa démission de député lorsque Washington quitta le pouvoir, et déclina la présidence de l’université d’Harvard comme une tâche trop lourde pour ses forces épuisées. Il continua pourtant de consacrer à la presse les intervalles de repos que lui laissa la maladie jusqu’à sa mort, arrivée en 1808. J. Quincy Adams et surtout Fisher Ames furent les écrivains du parti fédéraliste, les défenseurs de la tradition puritaine, les adversaires de ce qu’on appelle aux États-Unis, non sans quelque raison, les idées françaises (french opinions).

Quand les hommes éminens, qui faisaient encore de rares apparitions dans la presse, eurent tout à fait renoncé à écrire, le ton des journaux américains descendit au-dessous de tout ce qu’il est possible d’imaginer. Les plus forcenées et les plus ignobles de nos feuilles révolutionnaires en donneraient à peine une idée ; mais les excès qui furent en France l’œuvre de quelques bandits et le produit passager de quelques mois de fièvre furent en Amérique le langage habituel de la presse et formèrent le fonds de sa polémique. On a peine à comprendre comment un peuple civilisé a pu, au milieu d’une tranquillité profonde et d’une prospérité croissante, supporter pendant de longues années, sans un invincible dégoût, un système régulier de diffamation et d’insultes contre tous ses fonctionnaires, tous ses magistrats et tous ses hommes publics. Aucun journal ne résista à la contagion, pas même la Gazette nationale, fondée en Virginie par Jefferson et Madison, et qui passa toutes les bornes dans ses attaques contre Washington et contre les chefs du parti fédéraliste. Néanmoins la palme de l’injure et de la calomnie appartint à un journal de Philadelphie, l’Aurora, rédigé, on a regret à le dire, par le petit-fils et le filleul de Franklin, Benjamin Franklin Bache, dernier et indigne héritier d’un nom glorieux. L’Aurora, publiée sous le patronage de Jefferson, et organe de toutes ses rancunes et de toutes ses passions, prit pour objet de ses attaques incessantes Washington, Jay, Adams, Hamilton, tous les hommes qui faisaient la force et l’honneur de la démocratie américaine. Disons tout de suite que l’Aurora eut le sort qu’elle méritait : elle n’enrichit aucun de ceux qui la rédigèrent. Elle passa des mains de Franklin Bâche en celles de Duane sans devenir plus modérée ni plus prospère, et en 1811, en attaquant avec acharnement Madison et Gallatin, que l’unanimité de la nation allait élever aux fonctions de président et de vice-président, elle se mit en opposition si directe avec l’opinion publique, qu’elle fut l’objet d’un abandon universel. Jefferson essaya de lui venir en aide ; mais ce fut en vain qu’il fit appel à ses amis personnels, il ne put obtenir d’eux aucun sacrifice en faveur de l’Aurora.

Les journaux de la Nouvelle-Angleterre n’apportaient pas dans leur polémique plus de retenue et de décence que ceux de la Virginie ou de la Pensylvanie. Un document officiel en fait foi. Elbridge Gerry, un des signataires de la déclaration d’indépendance et l’un des chefs du parti démocratique, avait été élu gouverneur de l’état de Massachusetts. Quoique son parti eût adopté comme un des points de son programme la liberté illimitée de la presse, Gerry voulut savoir à quoi s’en tenir sur les plaintes que beaucoup de bons esprits faisaient entendre au sujet de la licence des journaux, et il demanda un rapport au procureur-général et à l’avocat-général du Massachusetts. Ce rapport lui fut présenté dans les premiers jours de février 1812 ; il embrassait les journaux publiés à Boston depuis le 1er juin 1811. Il faut se rappeler qu’à cette époque les feuilles quotidiennes étaient l’exception : quelques-unes paraissaient trois fois, et le plus grand nombre une fois seulement par semaine. Les deux magistrats commençaient par faire observer qu’ils n’avaient pu se procurer de collections complètes des journaux soumis à leur examen ; ils ajoutaient qu’ils n’avaient pas tenu compte des articles calomnieux dirigés contre des gouvernemens autres que celui des États-Unis ou contre des étrangers de distinction, ni des imputations diffamatoires échangées de journaliste à journaliste. Malgré toutes ces défalcations, il résultait du rapport que dans cette courte période il avait paru dans les journaux de Boston 221 articles susceptibles de donner lieu à des procès en diffamation : à savoir, dans la Verge (the Scourge) 53, dans la Sentinelle 51, dans la Gazette de Boston 38, dans le Répertoire 34, dans le Palladium 18, dans le Patriote 9, dans la Chronique 8, dans le Messager 1, dans le Yankee 9. Le rapport donnait la date de tous les articles qu’il divisait en deux classes : les articles dont les auteurs auraient pu, en cas de poursuites, demander à faire la preuve, et ceux à propos desquels la preuve des faits n’était pas admissible. Cette statistique paraîtra sans doute une marque décisive de l’état d’abaissement dans lequel était tombée la presse américaine.

Toute législation eût été impuissante à arrêter un mal qui avait fait de tels progrès ; l’opinion publique d’ailleurs ne permettait pas qu’on essayât d’un semblable remède. Le président Adams, en butte aux attaques les plus odieuses pour être demeuré fidèle à la politique de Washington, avait bien obtenu du congrès une loi qui mettait au rang des délits les imputations calomnieuses contre les fonctionnaires publics, et qui autorisait le gouvernement à instituer des poursuites ; mais le seul effet de cette loi avait été d’attirer sur ceux qui l’avaient présentée l’animadversion de toute la presse et de déterminer la défaite du parti fédéraliste. Jefferson avait été élu président, et, en prenant le pouvoir, son premier acte avait été de faire abandonner les poursuites ordonnées par son prédécesseur. Ainsi la loi, sans être rapportée, avait été déchirée des mains mêmes de ceux qui auraient pu seuls l’invoquer. On ne pouvait songer à recommencer une pareille expérience, et depuis cinquante ans en effet il n’y a pas eu d’exemple de procès de presse intenté soit par les autorités fédérales, soit par les autorités d’aucun état. Les circonstances spéciales dans lesquelles l’Union américaine se trouve placée ont rendu la liberté illimitée et même les abus de la presse sans danger pour elle; mais si rien jusqu’ici n’est venu justifier les craintes exprimées au commencement de ce siècle par quelques-uns des hommes d’état américains les plus éclairés et les plus libéraux, on reconnaîtra du moins que les inquiétudes de ceux-ci étaient légitimes en présence des faits que nous venons de rapporter.

C’est à peine si dans cet abaissement général de la presse américaine on trouve une couple de noms en faveur desquels il soit possible de faire une exception. Nous citerons pourtant Théodore Dwight, qu’on pourrait considérer comme une sorte de trait-d’union entre les écrivains d’autrefois et la presse contemporaine, car, né en 1765, il débuta dans la carrière sous les auspices d’Hamilton, de Fisher Ames, d’Oliver Walcott et des autres chefs du fédéralisme, et il n’est mort qu’en 1846, à l’âge de quatre-vingt-un ans, après avoir appartenu à la presse pendant près d’un demi-siècle. Dwight, homme instruit, de convictions sincères et d’un caractère irréprochable, dirigea pendant plusieurs années à Hartford le Miroir (Mirror), le journal whig le plus influent du Connecticut. Sur les instances de ses amis politiques, il transporta sa résidence à New-York, où il fonda en 1817 le Daily Advertiser, qui existe encore sous le nom de New-York Express. Sous la même bannière que Dwight combattait William Wirt, avocat distingué du barreau de Richmond en Virginie. Wirt commença en août 1803, dans l’Argus de Richmond, une série de lettres ou d’articles évidemment imités du Spectateur, et qu’il signait l’Espion anglais (british Spy). C’était un tableau assez piquant des mœurs et des usages de la Virginie, avec des portraits des hommes les plus influons de cet état, alors le premier de la confédération. Ces lettres eurent un immense succès, elles furent reproduites par un grand nombre de journaux des états du nord, et elles furent réunies en un volume. Pareille vogue accueillit les trente-trois lettres d’un Vieux Célibataire (Old Bachelor), que le même écrivain adressa, de novembre 1810 à la fin de 1811, à l’Enquirer de Richmond, et qui, réunies en deux volumes, n’eurent pas moins de trois éditions. Wirt s’essaya aussi dans la politique. En 1808, il défendit dans l’Enquirer et réussit à faire adopter par la Virginie la candidature de Madison à la présidence. Il eut en cette occasion une polémique acharnée à soutenir contre le parti démocratique, qui se croyait maître du terrain en Virginie, et dont la fraction la plus ardente, avec John Randolph à sa tête, ne craignait pas de demander hautement la dissolution de la confédération. Après avoir puissamment contribué à la nomination de Madison, Wirt continua à défendre sa politique dans la presse, et ne déposa la plume que lorsqu’il fut appelé à un poste dans la magistrature.

Wirt et Dwight lui-même étaient des hommes médiocres qui n’arrivèrent à la réputation que grâce à l’infériorité intellectuelle et morale de tous ceux qui écrivaient autour d’eux. La presse américaine était vouée à une incurable stérilité faute de pouvoir se recruter dans un pays où l’instruction primaire est universelle, mais où une éducation supérieure est encore une exception. Le développement des publications religieuses, qui forment la principale lecture du peuple américain, la controverse et la littérature biblique absorbaient l’activité du clergé, obligé de vivre de l’autel et tenu sans cesse sur la brèche par la multiplicité des sectes rivales. Quant aux gens de loi, tous ceux qui avaient quelque valeur faisaient une fortune rapide au barreau et dans la politique à raison de leurs connaissances et de leurs aptitudes spéciales, et ceux qui ne réussissaient point à percer dans les états anciens étaient sûrs d’arriver au premier rang par le seul fait de leur émigration à l’ouest ; il leur suffisait de se transporter dans les états nouveaux, au milieu des pionniers, pour posséder aussitôt l’influence politique, qu’ils n’avaient pu acquérir dans leur état natal. Ce n’était donc pas au sein du barreau que la presse pouvait se recruter : au milieu de cette population laborieuse et affairée, il n’existait point encore, et on aurait peine à trouver aujourd’hui même, une classe lettrée et oisive vouée aux plaisirs et aux travaux de l’intelligence, et capable de produire des écrivains. Ajoutons que, par une autre conséquence du même fait, il n’y avait pas non plus aux États-Unis de lecteurs exigeans dont la sévérité fît du mérite littéraire une condition de succès pour les journaux. Pourvu que le public ne se plaignît pas, et Dieu sait s’il était aisé à contenter ! qu’importait tout le reste ? Lorsque des besoins d’un ordre plus élevé commencèrent à se manifester dans les grandes villes du littoral de l’Atlantique, ils reçurent satisfaction par la création des revues et magazines, dont la naissance fut une nouvelle cause de faiblesse pour les journaux. Les recueils périodiques enlevèrent en effet à la presse quotidienne le petit nombre d’écrivains de mérite qu’elle comptait dans son sein, et appelèrent à eux tous les jeunes talens. Si donc quelques hommes de valeur ont débuté dans la presse américaine, ils n’ont jamais fait que la traverser sans s’y fixer. C’est ainsi qu’Henry Wheaton, après avoir fait de 1812 à 1815 la fortune du National Advocate de New-York et avoir conquis à ce journal une grande influence pendant la guerre contre l’Angleterre, l’abandonna au bout de trois ans pour entrer dans la diplomatie, et n’écrivit plus que dans les revues. Vers la même époque, James Hall, qui, après avoir été soldat, est devenu un jurisconsulte éminent, fondait un journal à Shawneetown, dans l’Illinois: mais au bout de quelques années il déposait la plume pour entrer dans la politique, et il renonçait pour toujours à la presse.

La presse n’était donc point une carrière ; elle n’aurait pu en devenir une que s’il était né aux États-Unis comme en Angleterre de grands journaux s’adressant à de nombreux lecteurs, disposant de capitaux considérables et capables par conséquent de rallier autour d’eux et de retenir les hommes de lettres. C’est ainsi que le Times, le Chronicle, le Post, ont été autant de foyers littéraires autour desquels se sont toujours groupés des hommes d’une incontestable valeur. Il n’en pouvait être de même en Amérique à cause de la division du pays en un grand nombre de petits états. Quelle que soit l’importance des questions de politique générale, celles-ci pâlissent toujours devant les questions d’intérêt local, qui s’adressent aux besoins ou aux passions de tous les jours. Les dissensions intérieures de l’état, les rivalités personnelles, les débats de l’assemblée, les élections locales, voilà quelles étaient partout les premières et constantes préoccupations du citoyen américain. Les lecteurs recherchaient donc de préférence les journaux de leur état, et quelquefois même seulement les journaux de leur comté. Il en résultait que les journaux, même les mieux conduits, parqués dans un cercle excessivement restreint, ne pouvaient étendre leur clientèle ni acquérir, par l’accroissement de leur publicité, les moyens de se développer et de se créer une influence sérieuse. Rien n’était plus aisé que de fonder un journal ; point de nécessité de se faire autoriser, point de timbre, point de droit sur le papier, point d’impôt d’aucune sorte : il suffisait d’avoir à sa disposition, par argent ou par crédit, du papier et une imprimerie. Rien aussi n’était plus difficile que de donner au journal ainsi fondé un peu de notoriété et d’influence et une existence durable, parce qu’à chaque pas, dans la ville la plus proche et quelquefois dans le village voisin, il rencontrait des concurrens nés dans les mêmes conditions. Créé par la fantaisie et l’intérêt d’un individu, le journal demeurait nécessairement une œuvre toute personnelle ; sa carrière reproduisait toutes les vicissitudes de la fortune du fondateur. Que celui-ci vînt à s’enrichir ou à se fatiguer d’écrire, qu’il acceptât une place ou qu’il tombât malade, ou seulement qu’il fût pris de l’envie de voyager, c’en était fait du journal le plus prospère. Nous en avons déjà donné des exemples ; on en pourrait citer des centaines. Il n’est point de ville aux États-Unis qui n’ait vu ainsi naître et mourir un nombre considérable de journaux, aussitôt remplacés par des successeurs également éphémères. Disséminés sur toute la surface du pays et atteignant même les points les plus reculés, croissant continuellement en nombre et en popularité, mêlés à tous les intérêts et à toutes les passions, affranchis de toute entrave, les journaux exercent en Amérique une influence sans rivale, mais cette influence appartient à la presse prise en masse ; aucune feuille ne sort de la foule et ne peut revendiquer une place à part.

N’oublions pas d’ailleurs, pour être équitables, que la presse est placée aux États-Unis dans des conditions toutes spéciales, qui favorisent son développement rapide, mais qui lui rendent peu accessible la supériorité littéraire. En Europe, le journal, qui répond surtout à un besoin intellectuel, a devancé les annonces ; en Amérique, ce sont les annonces qui enfantent les journaux, et ceux-ci se ressentent nécessairement de leur origine toute mercantile. Si dans le vieux monde, au sein de nos villes populeuses, l’affiche est encore le moyen de publicité le plus général et le plus sûr, il n’en saurait être ainsi dans un pays tout neuf: aux États-Unis, l’affiche, quand elle n’est pas matériellement impossible, est improductive, parce que la population est clair-semée et disséminée sur de vastes étendues de terrain : il faut que l’annonce aille trouver le client jusque dans la solitude de la forêt ; elle est donc conduite nécessairement à emprunter la voie du journal, et où le journal n’existe pas, elle le fait naître. Le journal d’ailleurs est toujours le bienvenu au milieu des défrichemens ; il est une mine de renseignemens indispensables, il donne les jours de marché dans tout le district, il fait connaître le prix des denrées, il enseigne où l’on pourra trouver au plus près ce dont on a besoin ; en politique, il enregistre les décisions législatives et rappelle l’époque des élections, il indique les candidats en spécifiant leurs opinions et leurs titres : il sert à la fois d’almanach, d’annuaire et d’agenda, et souvent il est toute la bibliothèque du squatter. En France, le gouvernement ne se borne pas à nous gouverner ; c’est lui qui nous instruit de ce que nous avons à faire, qui nous renseigne sur ce que nous devons savoir, qui nous convoque quand nous devons nous réunir : peu s’en faut qu’on ne le charge du soin de nous loger et de nous nourrir. Un journal est donc pour nous un objet de luxe : en Amérique, où il est souvent le seul lien qui rattache au monde le colon isolé, le journal est un objet de première nécessité. Quand les chênes séculaires sont tombés sous la cognée, quand le feu a déblayé la plaine et que des cabanes s’élèvent où le buffle et le daim avaient jusque-là régné sans partage, les pionniers réunissent leurs efforts pour bâtir la maison de Dieu. Quand, à côté du temple achevé, s’élève la maison d’école, le village est né, mais son existence est encore incomplète. Bientôt un homme arrive avec quelques livres de caractères dans une couple de caisses ; cet homme s’intitule imprimeur, et le lendemain de sa venue il sera journaliste. Ce qu’il aura écrit le matin, il le composera le soir, souvent seul, quelquefois aidé d’un apprenti, de deux tout au plus ; il fera lui-même le tirage, car il lui serait presque impossible de trouver un manœuvre pour l’assister, et le lendemain matin deux ou trois enfans iront vendre pour un son une petite feuille de papier, imprimée d’un seul côté, dont la moitié, peut-être les trois quarts, seront occupés par les annonces les plus diverses. L’Aigle, le Courrier ou l’Indépendant de *** est né ; le village est devenu ville. Après le temple, l’école ; après l’école, le journal, tel est l’ordre invariable dans lequel les trois grands besoins de toute commune américaine reçoivent satisfaction. Quand le village s’est accru et qu’un peu de loisir fait éclore parmi les pionniers les discussions politiques, le journal prend couleur, et le parti contre lequel il se prononce fait des offres à quelque ouvrier imprimeur de la ville la plus proche. Un second journal est créé, qui engage aussitôt avec son aîné une polémique acharnée. Un troisième naîtra bientôt, qui se dira indépendant et qui recueillera les souscriptions et les annonces des neutres et des indécis. Puis, à mesure que la population croîtra et que les annonces se multiplieront, chacun des trois journaux, au lieu de se publier tous les huit jours, paraîtra deux fois, puis trois fois par semaine ; quelques années encore, et tous les trois seront quotidiens. Voilà ce qui s’est passé depuis le commencement de ce siècle dans les états qui s’intitulent anciens parce qu’ils ont au moins cinquante ans d’existence ; voilà ce qui se passe encore journellement dans les états nouveaux. Veut-on avoir une idée de cette rapide multiplication des journaux : les chiffres suivans paraîtront suffisamment éloquens. En 1775, il y avait aux États-Unis 37 journaux, dont 36 étaient hebdomadaires : un seul, l’Advertiser de Philadelphie, paraissait trois fois par semaine, parce qu’il se publiait dans la ville où siégeait le congrès ; vingt-cinq ans plus tard, en 1800, on comptait déjà 200 journaux, dont dix-sept quotidiens ; en 1810, 358 ; en 1828, 812 ; en 1839, 1555 ; en 1850, 2,800, et aujourd’hui le nombre des feuilles américaines approcherait de 4,000, si la période de calme que les États-Unis viennent de traverser n’avait coûté la vie à quelques centaines de journaux, créés à l’occasion des grands débats sur la question de l’esclavage. Il importe de faire remarquer que cette multiplication inouïe des journaux n’est pas due uniquement au développement de la population et à sa dissémination sur un plus vaste territoire; le nombre des journaux continue de s’accroître dans les états anciens, et d’autant plus rapidement même que ces états étaient déjà mieux pourvus. Ainsi l’état de New-York, qui avait 245 journaux en 1842, en avait 460 en 1850. Pareil fait s’est produit dans la Pensylvanie, l’Ohio et le Massachusetts.

Le tableau suivant, résumé des statistiques publiées par ordre du congrès à la suite du recensement de 1850, permettra d’embrasser d’un coup d’œil le développement qu’avait atteint dès-lors la presse américaine :


Exemplaires par numéro Feuilles par an
Journaux quotidiens 350 à 750,000 ou 235,000,000
— paraissant trois fois par semaine. 150 75,000 11,700,000
— paraissant deux fois par semaine. 125 80,000 8,320,000
— hebdomadaires 2,000 2,875,000 149,500,000
— semi-mensuels 50 300,000 7,200,000
— mensuels 100 900,000 10,800,000
— trimestriels 25 20,000 80,000
Totaux 2,800 à 5,000,000 ou 422,600,000

Ce sont là de merveilleux progrès; ajoutons que la presse américaine n’a point grandi sans s’améliorer. Nous avons été sévère pour elle, et il nous eût été facile d’accumuler les témoignages américains pour motiver une condamnation plus rigoureuse encore; mais on ne saurait, sans manquer à l’équité, ne pas reconnaître qu’elle compte aujourd’hui dans son sein quelques heureuses exceptions, et même qu’à la prendre en masse, elle n’est plus ce qu’elle était il y a trente ans. L’homme à qui revient l’honneur d’être entré le premier dans la voie du progrès existe encore, il tient encore la plume, et c’est justice de payer à sa verte et laborieuse vieillesse le tribut d’hommage auquel elle a droit. M. Robert Walsh est né à Baltimore vers 1782. Fils d’un négociant aisé, il reçut une éducation libérale, et, ses études terminées, il vint en Europe pour compléter son instruction. Pendant plusieurs années, il parcourut la Grande-Bretagne, la France et une partie du continent; il se familiarisa avec la civilisation et les mœurs du vieux monde, et il vit partout le spectacle d’une presse lettrée et polie, pour qui l’observation des convenances et la courtoisie étaient des conditions d’existence. Ce spectacle ne fut pas perdu pour une intelligence d’élite et pour un esprit observateur. Revenu en Amérique en 1808, à l’âge de vingt-six ans, M. Walsh établit sa résidence à Philadelphie et se fit recevoir au barreau. Toutefois la presse était sa carrière naturelle, et il ne tarda point à y entrer. Immédiatement après son retour, il avait publié, sur le caractère et les tendances du gouvernement de Napoléon Ier une brochure qui fit sensation aux États-Unis, et qui eut un grand retentissement en Angleterre. Ce succès lui ouvrit l’entrée du Portfolio, recueil mensuel alors fort en vogue. Deux ans plus tard, en 1811, il publia le premier numéro de la Revue américaine, recueil trimestriel sur le modèle de la Revue d’Édimbourg ; mais il n’y avait point encore aux États-Unis assez d’esprits lettrés, assez de lecteurs d’élite pour faire subsister une publication de ce genre, et la première revue américaine put à peine achever sa seconde année. Sans se laisser décourager, M. Walsh fonda en 1817 un recueil mensuel consacré à la politique, à l’histoire et à la statistique, qu’il intitula l’American Register, et qu’il rédigea presque seul. Enfin en 1821 il s’associa avec M. William Fry pour fonder à Philadelphie, sous le nom de Gazette nationale, un petit journal du soir qui paraissait d’abord trois fois par semaine, mais qui devint bientôt quotidien. M. Walsh en fut le rédacteur en chef. Il y donna aussitôt l’exemple d’un langage élégant et poli, d’une polémique courtoise, qui savait allier la liberté de discussion avec le respect de toutes les convenances. En outre, s’inspirant de ce qu’il avait vu en Europe, M. Walsh ne laissa point envahir exclusivement son journal par la politique, les nouvelles locales et les annonces ; il fit une place, et une place considérable, à la littérature, aux sciences et aux beaux-arts. Il rendit compte des représentations théâtrales, il apprécia les livres publiés en Angleterre et aux États-Unis dans des articles qui attestaient beaucoup de savoir et de conscience, et un sens très droit et très ferme. C’étaient là autant d’innovations, et elles obtinrent le succès qu’elles méritaient. Le public fut charmé de trouver dans un journal une lecture instructive et variée ; il fallut agrandir le format de la Gazette nationale, qui compta bientôt plus d’abonnés qu’aucun journal de Pensylvanie, et qui commença même à se répandre dans les états voisins. C’est le premier et presque le seul exemple d’un journal américain qui ait trouvé des lecteurs en dehors de l’état dans lequel il se publiait. Pendant quinze ans, M. Walsh dirigea la Gazette nationale, et le succès de ce journal ne se démentit point. En 1837, obligé de se rendre en Europe pour rétablir sa santé altérée, M. Walsh vendit sa part de propriété ; il est venu se fixer en France, et après avoir été longtemps le correspondant parisien du National Intelligencer de Washington, il est aujourd’hui le correspondant très lu et très goûté du Journal du Commerce de New-York.

Le succès de la Gazette nationale fut contagieux : il apprit au public qu’un journal pouvait être une œuvre honnête, sérieuse et utile ; il apprit aux écrivains que, pour arriver à la popularité, s’adresser à l’intelligence valait mieux que flatter les passions ; il rendit le public plus exigeant et les écrivains plus sévères pour eux-mêmes. Il fut donc véritablement le point de départ d’une réforme de la presse, et l’opinion publique ne s’y est pas trompée : elle associe invariablement le nom de M. Walsh avec l’amélioration qui s’est produite dans le ton et les habitudes de la presse depuis trente ans. C’est à New-York que M. Walsh trouva ses premiers imitateurs. Trois jeunes gens de talent, MM. Charles King, James Hamilton et Gulian G. Verplank, s’associèrent pour fonder le New-York American, qui se maintint pendant vingt ans au premier rang par l’habileté et l’honorabilité de sa rédaction, et qui exerça par contre-coup la plus salutaire influence sur les autres journaux de New-York. M. Charles King, qui en avait toujours été le rédacteur en chef, et qui en était resté le seul propriétaire, l’a réuni en mars 1845 au Courier and Inquirer, qui est aujourd’hui une des feuilles les plus accréditées et les plus répandues des États-Unis. À Philadelphie, l’héritage de M. Walsh a été recueilli par M. Joseph Neal, né en 1807, dans le New-Hampshire, mais qui vint de bonne heure s’établir en Pensylvanie. M. Neal prit en 1831 la direction du Pensyhanien, dont il fit en très peu de temps le journal le plus influent de l’état par un talent polémique qui unissait l’éclat et la vivacité à une extrême courtoisie. Au bout de treize ou quatorze ans, M. Neal, dont la santé avait succombé à l’excès du travail, s’est retiré du Pensylvanien pour se borner à la direction d’un recueil littéraire auquel sa grande réputation a assuré aussitôt la popularité. Citons encore, comme ayant appartenu à la même école, un journaliste du sud, P. H. Cruse, né à Baltimore en 1793 et mort du choléra en 1832. M. Cruse s’était destiné au barreau, mais un penchant irrésistible l’entraînait vers la carrière des lettres. Il délaissa le droit pour l’étude approfondie de l’antiquité, et quoiqu’il n’ait écrit que dans les revues et les journaux, il a laissé aux États-Unis la réputation d’un des écrivains les plus purs que l’Amérique ait produits. Il fut pendant près de dix ans le rédacteur en chef de l’Américain de Baltimore, auquel collaborait son ami Kennedy, comme lui déserteur du barreau, qui s’est fait connaître par des romans historiques avant de devenir un homme politique influent.

Les écrivains que nous venons de nommer appartenaient au parti whig. Dans les rangs opposés se trouve le poète W. C. Bryant. Né en 1794 à Cummington, dans le Massachusetts, Bryant vint s’établir à New-York en 1825, et débuta dans la Revue de New-York, pour laquelle il écrivit plusieurs de ses poèmes et des articles de critique. En 4827, il devint un des propriétaires et le rédacteur en chef de l’Evening-Post, fondé au commencement du siècle par Hamilton et Walcott pour être l’organe dirigeant des fédéralistes et des whigs leurs héritiers, et dont Bryant fit bientôt le journal le plus important du parti démocratique. Bryant suivit dans l’Evening-Post l’exemple donné par M. Walsh dans la Gazette nationale; il fit une place considérable à la littérature, il s’associa même en 1832 le littérateur Leggett, afin de pouvoir se consacrer exclusivement à la politique. Depuis trente ans en effet, Bryant a pris une part très active à toutes les luttes politiques, et il a exercé une incontestable influence sur l’opinion. Épousant avec ardeur les opinions démocratiques dans ce qu’elles avaient de plus absolu, il a été l’ennemi acharné de la banque des États-Unis, l’adversaire du pouvoir central et de ses prétentions à diriger lui-même des entreprises d’utilité publique, et le défenseur de la liberté illimitée des échanges. Seulement la vigueur et la droiture de son esprit l’ont toujours élevé au-dessus des passions et des préjugés de son parti, et il n’a cessé de réclamer, même pour ses adversaires, la plus entière liberté de discussion. Il a donc été conduit à combattre bien souvent ce qui est et ce qui demeurera aux États-Unis le fléau de la liberté, à savoir la tyrannie de la majorité, qui ne se contente pas de faire prévaloir sa volonté, mais qui veut trop souvent étouffer la voix du parti opposé. Il est demeuré pur de toutes les intrigues où sont trop souvent entrés des publicistes de son opinion, et avec un talent hors ligne qui aurait justifié toutes les prétentions, avec une influence que personne ne conteste, il n’a jamais voulu être qu’un simple écrivain. Le style de Bryant est clair, vif, animé; mais c’est à une évidente sincérité et à un accent de profonde conviction que ses articles doivent surtout leur succès et leur autorité.

Pour clore la liste des écrivains qui se sont fait un nom dans la presse américaine, il nous faut mentionner encore Nathaniel P. Willis et Mme David Lee Child. Tous deux sont avant tout des littérateurs, mais c’est à la presse quotidienne qu’ils ont dû leur succès. N.-P. Willis, né en 1807, à Portland, dans le Massachusetts, n’avait écrit encore que dans les magazines lorsqu’il entreprit un voyage en Europe. Il parcourut successivement la France, l’Italie, la Grèce, l’Asie-Mineure, et revint en Angleterre, où il séjourna deux ans. Pendant cette longue absence, il adressa au Miroir de New-York, sous le titre de Coups de Crayon sur la route (Pencillings by the way), une série de lettres ou d’impressions de voyage qui eurent le plus grand succès. Réunies en volumes, ces lettres ont été goûtées en Angleterre presque autant qu’aux États-Unis, et ont eu plusieurs éditions. M. Willis est aujourd’hui le directeur de la Feuille du Foyer (Home Journal), journal hebdomadaire qui se publie à New-York et qui est consacré presque exclusivement à la littérature. Mme Child a débuté dans les lettres en 182Zi, sous le nom de miss Lydia Francis : elle n’avait pas encore vingt ans. Elle a publié d’abord des romans, Hobomok, les Rebels, et un assez grand nombre d’ouvrages de morale et d’éducation. Devenue Mme Child, elle suivit son mari à New-York, et dans l’été de IS4l elle commença une série de lettres hebdomadaires dans le Courrier de Boston. Ces lettres, imitation américaine du courrier de la semaine de quelques feuilles parisiennes, étaient une chronique de New-York, mais avec une tendance morale très manifeste. Elles roulaient sur tous les thèmes que peut suggérer à un esprit élevé, sincère et légèrement utopiste le tableau d’une grande ville à une époque de fermentation politique et religieuse. Par leur grâce familière et leur vivacité piquante, les Lettres de New-York charmèrent le public ; elles furent reproduites par des journaux de tous les états et de toutes les nuances, elles furent longtemps l’événement de chaque semaine. Réunies en volumes, elles n’ont pas eu moins de succès sous cette forme : il s’en vendit vingt mille exemplaires en deux ou trois ans, et aujourd’hui encore elles sont fréquemment réimprimées.

On vient de suivre l’histoire politique de la presse américaine jusqu’à sa dernière période. C’est sur les conditions présentes de cette forme de publicité aux États-Unis que doit maintenant se porter notre attention.


II.

Il existe aujourd’hui dans les états riverains de l’Atlantique et dans toute la Nouvelle-Angleterre des journaux sérieux, faits avec honnêteté, sinon avec un grand talent, et qui ont, chacun dans son cercle d’action, une incontestable importance. À New-York, nous citerons le Courier and Enquirer, le Journal of Commerce, le Commercial Advertiser, l’Evening Post ; à Boston, le Courier et l’Atlas ; à Philadelphie, l’United north american Gazette et le Ledger. Aucune des feuilles que nous venons de nommer n’a cependant, soit comme organe politique, soit comme entreprise commerciale, l’importance des grands journaux de Londres ou de Paris, et n’exerce, à beaucoup près, une action aussi directe et aussi puissante sur l’opinion publique.

La cause de cette infériorité inévitable, on le sait déjà, tient à la constitution politique du pays. Bien que les États-Unis forment une nation homogène, ils sont avant tout une agrégation de petits états, dont chacun a sa métropole particulière et son foyer d’activité. Il en résulte qu’aucune ville n’a une influence un peu sérieuse au-delà d’un certain rayon, et surtout qu’il n’y a point de capitale en qui viennent se résumer les forces vives du pays, et d’où puisse partir en retour une impulsion prépondérante. Les journaux de Washington, où réside le président et où siège le congrès, doivent à leur position particulière certains avantages et certaines charges; mais, à tout prendre, l’importance de ces journaux s’efface devant celle des principales feuilles des grandes villes du littoral. Il est même à remarquer que le gouvernement américain n’a point jusqu’ici éprouvé le besoin d’un organe officiel et n’a attribué à aucun journal le rôle qui en France est l’apanage du Moniteur. Tout au plus peut-on dire qu’il existe une feuille semi-officielle. Cette situation a longtemps appartenu au National Intelligencer, dont l’établissement remonte à 1800, à l’installation même du gouvernement fédéral dans la capitale nouvellement fondée, et qui fut créé pour exposer et défendre la politique léguée par Washington à ses premiers successeurs. Malgré son origine fédéraliste et sa prédilection incontestable pour les whigs, le National Intelligencer a conservé pendant près de quarante ans des rapports plus ou moins étroits avec la présidence; mais en 1829, après la complète disparition des hommes qui avaient débuté dans la politique sous les auspices des fondateurs de la confédération, lorsque les partis se dessinèrent d’une façon plus tranchée et que la faveur populaire sembla bannir pour longtemps les whigs du pouvoir, les démocrates, victorieux avec le général Jackson, voulurent avoir à Washington un organe qui leur appartînt exclusivement, et le Télégraphe fut fondé à côté du National Intelligencer, qui, depuis lors, n’a plus été qu’un journal whig, rédigé avec talent et habileté, exclusivement consacré à la politique, — où l’on suit avec autant d’intelligence que d’exactitude le mouvement politique et littéraire de l’ancien monde, et qui se rapproche des journaux anglais plus qu’aucune feuille américaine. Le Télégraphe, qui avait remplacé le National Intelligencer dans le privilège des communications gouvernementales, a été à son tour dépossédé en 1834 par le Globe, auquel ont succédé depuis l’Union et la République. Maintenant presque chaque présidence voit naître un nouveau journal destiné à servir d’organe au ministère. Ce n’est pas que le gouvernement américain dispose de fonds à l’aide desquels il puisse contribuer à l’établissement d’un journal; mais au nombre des attributions du pouvoir exécutif est le droit de désigner l’imprimerie à laquelle sont confiées les publications officielles et les innombrables impressions que le congrès ordonne chaque année. Cette désignation équivaut à une fortune pour l’établissement qui en est l’objet, et aucun imprimeur ne croit acheter trop cher une pareille faveur en courant les chances de la fondation d’un journal à la rédaction duquel il est assuré de voir concourir les hommes influens du parti dominant. Placés au centre de la vie politique, les journaux de Washington peuvent suivre exactement les débats du congrès, en pressentir l’issue, en reproduire la physionomie : en outre ils sont à même, pendant toute la session, de recevoir les inspirations des chefs de parti, et ils se trouvent plus facilement et plus vite au courant des rivalités et des intrigues que ne manque jamais de faire naître l’approche d’une élection présidentielle. Cette double circonstance en rend la lecture indispensable aux hommes qui s’occupent de politique, elle leur assure une petite clientèle dans tous les états et leur donne ainsi un caractère d’universalité que n’ont point les journaux des autres villes. En effet, en dehors des chefs de partis qui ont intérêt à suivre le mouvement de l’opinion sur les divers points du territoire, et qui sont obligés de consulter assidûment les journaux des grandes villes, personne en Amérique n’a souci de ce qui se passe dans un autre état que le sien, de même qu’en France personne ne recherche les journaux du département voisin. C’est à peine si les feuilles des villes les plus considérables font exception à cette règle générale. Les journaux de Boston sont lus dans la Nouvelle-Angleterre, parce que le Massachusetts entraîne habituellement du côté où il penche le Maine, le Vermont et le Connecticut; les journaux de New-York sont assez répandus dans les états du centre et au Canada; ceux de Philadelphie pénètrent dans le sud et dans l’ouest : encore cela est-il vrai surtout des feuilles publiées en allemand, qui trouvent chez les nouveaux colons un débouché assuré. Un journal de New-York, le Herald, qui s’était posé franchement en défenseur de l’esclavage, a dû à cette circonstance une clientèle assez étendue dans quelques villes du sud, et spécialement à Baltimore et à Charleston. On voit, en somme, que les journaux les plus favorisés ne dépassent point un cercle assez restreint. On peut résumer ainsi la répartition de leur tirage : six dixièmes dans la ville même où ils se publient, trois dixièmes dans l’état, un dixième au dehors.

A part les causes déjà indiquées, les règlemens de la poste ont contribué à maintenir à la presse américaine son caractère purement local. Jusqu’à ces dernières années, la taxe était proportionnelle à la distance, et le journal le moins coûteux de New-York serait revenu très cher à un abonné de la Nouvelle-Orléans. Depuis 1853, la taxe est uniforme; elle est de 1 cent ou un peu plus de 5 centimes pour tout le territoire des États-Unis, sans excepter la Californie; mais elle n’est que d’un demi-cent dans l’intérieur de l’état où le journal se publie. Ajoutez que la poste ne distribue pas les journaux à domicile : il faut ou envoyer prendre chaque jour son journal, ou payer aux employés des postes une rétribution supplémentaire. Il y a donc tout avantage sous le rapport du prix, de la commodité et de la célérité d’information, à prendre un journal de la ville que l’on habite, quelle qu’elle soit, de préférence aux journaux de Boston, New-York ou Philadelphie. Ceux-ci en effet, tout en coûtant 20 ou 25 pour 100 plus cher, sont nécessairement en retard sur les feuilles locales, qui se font expédier par le télégraphe les nouvelles importantes, les cours des fonds publics et les mouvemens des marchés. Pour la majorité des habitans, les affaires locales ont d’ailleurs plus d’intérêt et d’importance que les nouvelles du dehors, et même que la politique fédérale. La meilleure preuve qu’on en puisse donner, c’est qu’il n’y a pas un seul journal qui n’accorde plus d’attention et plus de place aux débats de la législature de l’état qu’aux discussions du congrès. Les journaux de Washington sont les seuls qui publient régulièrement et in extenso les débats du congrès : les journaux des autres villes se contentent d’une analyse qui leur est envoyée par le télégraphe, et qui, dans les occasions les plus graves, ne dépasse guère une colonne. Seulement, quand il s’agit d’une de ces questions brûlantes qui ont le privilège de remuer l’opinion, ils manquent rarement de reproduire, d’après les feuilles de Washington, les discours des hommes considérables.

On doit comprendre maintenant que si, aux États-Unis, aucun journal n’a pu prendre le rôle ni acquérir l’importance des grands journaux européens, cela tient surtout aux conditions toutes spéciales dans lesquelles la presse américaine se trouve placée. Joignez-y une concurrence rendue très active par l’absence de toute entrave législative et de tout impôt, et la facilité de fonder un journal sans une avance de fonds considérable. New-York, qui, avec ses faubourgs et Brooklyn, présente une agglomération de 700,000 âmes, compte quinze journaux quotidiens, c’est-à-dire autant que Paris et Londres. Ces quinze journaux distribuent 130,000 feuilles par jour : six journaux à un et deux cents entrent pour les deux tiers dans ce chiffre ; ce qui ne permet pas d’élever au-dessus de quatre ou cinq mille le tirage moyen des meilleurs journaux de New-York. Boston, avec 140,000 âmes, compte douze journaux quotidiens ; Philadelphie, avec 340,000, en compte dix, et Baltimore six, avec 170,000. On peut évaluer à 15,000 numéros le tirage maximum des deux principaux journaux de Philadelphie ; aucun journal de Boston n’a une vente supérieure à 10,000 exemplaires. Dans les états du sud, où la population est beaucoup moins dense, et où elle est pour moitié dans les liens de l’esclavage, les journaux sont à la fois beaucoup moins nombreux et beaucoup moins répandus qu’au nord. En somme, au témoignage de M. Horace Greeley, directeur de l’un des principaux journaux de New-York, on ne saurait évaluer au-delà d’un million de feuilles par jour le tirage total des deux cent cinquante journaux quotidiens des États-Unis, ce qui donne un tirage moyen de 4,000 numéros par journal.

Avec une clientèle aussi peu considérable, les journaux américains, obligés par la concurrence à se vendre bon marché, ne peuvent faire que de faibles recettes et disposent de très peu de ressources. Aussi les conditions faites aux écrivains ne sont-elles pas de nature à retenir dans la presse les hommes à qui leur talent peut ouvrir une autre carrière. Le directeur d’un journal influent de New-York, interrogé à Londres en 1851 par la commission d’enquête sur le timbre, déclarait qu’il connaissait un écrivain en possession d’un traitement de 600 livres sterling, mais que c’était une exception : il évaluait de 100 livres à 300 le taux ordinaire des traitemens dans les principaux journaux. Pour apprécier combien est faible cette rémunération d’un travail tout intellectuel, qui exige des connaissances étendues et certaines aptitudes spéciales, il suffit de se rappeler que le taux des salaires aux États-Unis est de beaucoup supérieur à ce qu’il est en Europe. Un écrivain attaché à la presse gagne moins à New-York qu’un ouvrier mécanicien ou qu’un ébéniste un peu habile. Les journaux à bon marché, introduits, il y a vingt ans, aux États-Unis par une révolution toute semblable à celle qui s’accomplissait, à la même époque, dans la presse française, n’y ont pas, comme en France, amélioré la condition des écrivains. Il est probable que c’est de leur initiative que viendra cette réforme, mais elle ne se réalisera pas de quelque temps, parce que ces journaux sont encore à l’état d’exception, et surtout parce qu’ils s’adressent à un public spécial, qui n’a aucune exigence littéraire.

Le prix ordinaire des grands journaux quoditiens était, jusqu’en 1833, de 6 cents (31 centimes 1/2) par numéro. À ce prix, un journal qui avait un millier d’abonnés et quelques annonces suffisait à ses dépenses. D’une industrie qui ne donnait que des profits très médiocres, mais où les chances de perte étaient à peu près nulles, les journaux à bon marché ont fait une industrie précaire, mais où il est possible de réaliser de grands bénéfices. Leur concurrence a obligé les grands journaux à réduire leur prix à 3 ou à 4 cents, et même un peu au-dessous, pour les personnes qui s’abonnent aux 313 numéros de l’année à raison de 8 ou de 10 dollars. À vrai dire, l’abonnement, qui était autrefois la règle générale, est aujourd’hui l’exception. C’est là le changement le plus radical apporté par les journaux à bon marché dans la situation de la presse américaine. Autrefois toute personne domiciliée dans une ville et un peu connue recevait un journal sur sa simple demande ; hors de la ville, il suffisait de consigner d’avance au bureau de poste de sa résidence le port du journal pendant un trimestre. La grande majorité des abonnés n’acquittaient le prix de leur abonnement qu’à la fin du trimestre, souvent même pas avant la fin de l’année. Cet état de choses entraînait pour les journaux de très graves inconvéniens : la nécessité de faire des avances considérables, une grande irrégularité dans les recettes, et des pertes fréquentes. Nombre d’abonnés, par oubli ou par mauvaise foi, faisaient banqueroute au journal. Un spéculateur intelligent s’avisa qu’en substituant à l’abonnement la vente au numéro, on dispenserait un journal de tous frais d’administration intérieure, de toute écriture et de toute comptabilité, et on le mettrait à l’abri des non-valeurs. Réduire le prix à la dernière limite du bon marché pour attirer l’acheteur, ne demander à une vente, même considérable, que de couvrir les frais généraux, et attendre son bénéfice uniquement des annonces, tels furent les principes qui présidèrent à cette transformation de la presse; mais pourrait-on, en réduisant le prix des journaux, compter sur un accroissement considérable dans le débit? Cet espoir était permis aux États-Unis plus que partout ailleurs à raison de deux circonstances spéciales, — la diffusion de l’instruction primaire et le suffrage universel. Dans un pays où tout le monde sans exception sait lire et écrire, et où tout le monde est électeur, la lecture d’un journal est un besoin de première nécessité; on peut même dire que c’est un besoin plus impérieux pour les classes inférieures que pour les classes élevées, attendu que le journal seul peut guider les premières dans l’exercice de leurs droits politiques. Les faits d’ailleurs ont répondu. Les 700,000 habitans de New-York et des environs absorbent 130,000 exemplaires des journaux quotidiens, c’est-à-dire qu’un citoyen sur trois achète ou reçoit un journal. Les feuilles du matin sont obligées d’avoir terminé leur tirage pour l’heure à laquelle les ouvriers vont déjeuner, parce que la lecture du journal est pour ceux-ci l’assaisonnement indispensable du premier repas.

Le succès récompense rarement les inventeurs; les premiers journaux qu’on essaya de fonder à 1 cent le numéro ne parvinrent point à vivre; une nouvelle tentative, en portant le prix à 2 cents, fut plus heureuse et provoqua des imitations. Le Herald et quelques autres feuilles réussirent à faire une concurrence victorieuse aux journaux d’un prix élevé, et, quand ces feuilles mêmes eurent pris racine, elles virent naître un concurrent à 1 cent, le Sun, qui se fit à son tour la part du lion. C’était là une spéculation hasardeuse, s’il en fut. Quoique le Sun ne donnât que quatre pages d’impression au lieu de huit, le bénéfice sur chaque feuille vendue était tellement faible, qu’il fallait une vente régulière de 40,000 numéros pour couvrir les frais généraux de l’entreprise. Comme le Sun est arrivé à une vente moyenne de 43 à 45,000 numéros, les annonces ont afflué dans ses bureaux, et il a fait la fortune de ses heureux fondateurs. On a vu pour la première fois aux États-Unis un journal assez riche pour se loger chez lui. La construction de l’immense édifice où le Sun a installé ses ateliers et ses bureaux a coûté 500,000 francs. Après s’être enrichi, le propriétaire du Sun, M. Benjamin Day, l’a vendu 250,000 dollars (1,250,000 francs), et ce prix n’a point paru excessif, puisque la vente quotidienne du journal couvre les dépenses et que les annonces, qui presque toutes sont affermées à l’année, donnent un bénéfice net de 1,500 francs par jour de publication, c’est-à-dire d’environ 500,000 francs par an.

Sans approcher de pareils résultats, les journaux à 2 cents sont également des entreprises lucratives. Comme le Sun, ils attendent des annonces tout leur bénéfice, mais ils s’imposent pour la rédaction des sacrifices beaucoup plus considérables. Les deux plus prospères sont le Herald et la Tribune, qui, outre l’édition du matin, publient une édition du soir et une édition hebdomadaire, et dont le tirage total, sous ces diverses formes, s’élève jusqu’à 20 et 25,000 numéros. La Tribune, rédigée par M. Horace Greeley, date de 1841. Le 11 avril 1853, jour où elle accomplissait sa douzième année, elle a pris le format des plus grands journaux de New-York, c’est-à-dire qu’elle a paru sur huit pages, et ses propriétaires, en annonçant ce changement, déclaraient que le coût seul du papier sur lequel ils imprimaient leur journal dépassait la valeur de l’abonnement. C’est donc uniquement le produit des annonces qui couvre les frais de rédaction et d’impression, ainsi que toutes les dépenses de l’entreprise. On rattache généralement la Tribune au parti whig; mais elle est avant tout l’organe des doctrines socialistes. Elle a été longtemps l’avocat assidu du fouriérisme, et il n’est guère d’utopie venue d’Europe qui ne trouve dans ses colonnes un accueil empressé. Le Herald est aujourd’hui avec le Sun le doyen de la presse à bon marché; mais ce n’est point à cette circonstance qu’il doit d’être incontestablement le journal américain le plus connu et le seul répandu en Europe. Le procédé employé par son fondateur a été des plus simples : sans attendre les abonnemens, sans réclamer un échange que les exigences de la poste auraient rendu difficile et onéreux, il a adressé gratuitement son édition hebdomadaire aux principaux journaux d’Europe, aux clubs et aux cercles en renom. Il a poussé l’obligeance plus loin : il a fait pour l’Europe un tirage spécial de cette édition, afin d’y introduire un résumé des nouvelles américaines de la semaine, condensées avec soin. Les journaux sont œuvre d’improvisation, on y aime la besogne facile et surtout la besogne toute faite : les écrivains européens, généralement peu au courant des affaires américaines, ont transcrit purement et simplement les résumés du Herald en citant le journal auquel ils faisaient cet emprunt. Quand ils ont eu des jugemens à porter sur ce qui se passait aux États-Unis, c’est dans le Herald qu’ils ont puisé leurs renseignemens, ce sont ses opinions qu’ils ont adoptées ou combattues. Comme il n’y a guère que les journaux de Liverpool qui s’imposent la dépense de faire venir des journaux américains, le Herald s’est trouvé la seule feuille des États-Unis dont le nom se rencontrât jamais dans les feuilles européennes. Or tous les articles où il était question du Herald, qu’ils fussent laudatifs ou désapprobateurs, ont toujours été soigneusement reproduits dans les éditions américaines du journal, afin de constater qu’il est lu et discuté au-delà de l’Atlantique, et de diminuer, par le prestige de cette notoriété européenne, le discrédit dont il est frappé aux États-Unis. Le Herald en effet, malgré son incontestable succès, n’a point d’autorité, et, tout en faisant la part de l’inimitié et de l’envie dans un pays de concurrence acharnée, il faut bien dire que l’opinion générale ne lui est point favorable. Il doit cette sévérité ou cette injustice aux nombreuses excentricités qui ont signalé les premiers temps de son existence, excentricités qui ont contribué à son succès en éveillant la curiosité et en attirant de vive force l’attention, mais qui dépassaient souvent les bornes des convenances et du respect qu’on doit au public. En outre, le caractère agressif du fondateur du Herald, M. James Gordon Bennett, lui a valu de nombreuses et désagréables querelles, dont l’éclat fâcheux a rejailli défavorablement sur le journal[2]. Néanmoins on doit reconnaître que le Herald a rendu de grands services à la presse américaine ; il l’a tirée violemment de sa torpeur et de sa somnolence, et c’est à lui qu’elle doit une bonne partie des progrès qu’elle a faits depuis vingt ans. M. Bennett, quelle que soit sa valeur morale, sur laquelle nous n’avons pas à nous prononcer, est incontestablement un homme d’esprit et d’initiative aussi bien qu’un journaliste habile. Ce n’est point seulement à force d’audace et d’excentricité qu’il a conquis des milliers de lecteurs et un succès croissant, ç’a été surtout en déployant une infatigable activité et en accomplissant des tours de force analogues à ceux de certains publicistes anglais. Il a su hardiment et à propos jeter l’argent par les fenêtres pour avoir la primeur des nouvelles importantes, pour donner en entier des documens dont les autres journaux n’avaient que de maigres analyses ; c’est lui qui a imaginé d’envoyer des bateaux à vapeur au-devant des paquebots européens, obligés d’aller toucher à Halifax avant de venir à New-York ; c’est lui qui a fait du télégraphe électrique le collaborateur principal des journaux; c’est lui enfin qui a organisé le premier, sur une vaste échelle, tout un réseau de correspondances. Tous les propriétaires de journaux américains sont entrés dans cette voie, mais c’est à lui que doit rester l’honneur de l’avoir ouverte. Les excentricités sont demeurées; on peut extraire de ses colonnes bien des vanteries bouffonnes et bien des diatribes : ce cynisme et ces hâbleries sont, il faut le dire aussi, rachetés par un esprit vif et mordant, une verve railleuse, un grand fonds de bon sens écossais; le Herald a fait souvent une guerre heureuse aux rêveries socialistes ou mystiques des deux continens, aux exagérations puritaines, aux hypocrisies de l’abolitionisme américain. En politique, il n’a d’autre couleur que le succès, mais tel est le cas de la majeure partie des journaux américains : c’est ce qu’on appelle être indépendant.

Il serait fort malaisé d’établir le budget d’un journal américain, parce que la quotité des recettes et la nature des dépenses varient à l’infini suivant les localités. Le prix d’abonnement des journaux de premier ordre est de 8 et 10 dollars (43 fr. 20 et 54 fr.), non compris les frais de poste, qui sont à la charge de l’abonné. C’est un prix plus élevé que celui des journaux français, puisque les feuilles américaines ne publient que 313 numéros par an et sont exemptes de tout impôt, tandis que les feuilles parisiennes publient 360 numéros et sont assujetties au timbre, qui représente un tiers de la somme payée par le public. L’abonnement aux journaux à 2 cents est de 6 dollars. Le paiement en est maintenant exigé d’avance, mais l’abonnement est, on le sait, devenu l’exception, au moins à l’intérieur des villes. Il y a dans chaque quartier des agens qui prennent à forfait un certain nombre d’exemplaires des journaux et qui se chargent de les placer, soit qu’ils les fassent crier dans la rue, soit qu’ils les colportent à domicile. Les lecteurs préfèrent s’adressera eux, surtout dans les classes inférieures, parce qu’il leur est plus facile de faire tous les jours la dépense de 1 ou 2 cents que de payer en une fois le prix de l’abonnement, et parce que les agens se plient aux habitudes et aux exigences particulières de leurs pratiques. De leur côté, les journaux ont intérêt à favoriser un système qui simplifie leur comptabilité, qui leur assure une recette quotidienne et leur épargne les frais de distribution. Du reste, quelque rigoureuse économie qu’ils apportent dans leurs dépenses, le produit de l’abonnement ou de la vente représente à peine ce qu’ils donnent au public, et le plus souvent même ne couvre pas les frais matériels. Ce sont les annonces qui se chargent de combler le déficit et de rendre un bénéfice possible. Aussi les annonces tiennent-elles la première place dans les feuilles des États-Unis comme dans les habitudes du public américain. Nous ne saurions nous faire une idée du développement qu’ont pris les annonces au-delà de l’Atlantique. On se récrie bien souvent sur la prodigieuse quantité d’annonces que publient les journaux anglais, et les huit pages que le Times distribue à ses abonnés en sus de leur numéro régulier paraissent la dernière limite du possible. Cependant on n’évalue pas à plus de 2 millions par an le nombre des annonces publiées par tous les journaux anglais réunis, et en portant à 10 millions le nombre de celles que publient annuellement les feuilles américaines, on est plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité. Nous ne saurions trop le répéter, les journaux américains n’existent que par les annonces et que pour elles. On n’en saurait juger par les numéros des feuilles de Boston ou de New-York qui parviennent en Europe. Les journaux à 2 cents donnent à leurs lecteurs quatre pages de matière et quatre pages d’annonces ; les journaux à 1 cent consacrent aux annonces trois pages sur quatre. À mesure que l’on s’éloigne des bords de l’Atlantique, où le public a certaines exigences littéraires et où la concurrence commande d’offrir quelque pâture au lecteur, la part faite aux annonces va toujours en augmentant. Ainsi Saint-Louis du Missouri, ville de 44,000 âmes et métropole d’un état, possède un journal quotidien plus grand de format que le Times, imprimé en caractères beaucoup plus serrés et plus fins, mais qui est tout entier, sauf quatre colonnes, envahi par les annonces. Du reste, cette multiplication prodigieuse des annonces s’explique par l’absence de tout autre moyen de publicité et par un bon marché extrême. Une annonce de quatre lignes coûte 25 cents la première fois, et elle peut être répétée indéfiniment à raison de 12 cents par fois. Des arrangemens interviennent en outre entre les habitués et le journal, et il n’est pas rare dans l’ouest de voir le prix des annonces acquitté en nature. Cependant le mode le plus usité parmi les commerçans et les industriels consiste à louer à l’année un emplacement spécial, et toujours le même, dans un journal. Le locataire dispose souverainement de l’espace qui lui est attribué par son marché ; il peut faire usage d’une petite vignette représentant un bateau à vapeur, un cheval, une charrue, une botte, suivant qu’il est armateur, éleveur, mécanicien ou bottier. Il peut faire imprimer son annonce en renversant les caractères de telle sorte qu’il faille retourner le journal pour la lire, ou diagonalement, la disposer en losange ou en rond, la rédiger en prose ou en vers : c’est pour lui une affaire de goût, et le journal, à qui ces fantaisies rapportent le plus clair de son revenu, n’a garde de les décourager.

Si, dans les dépenses des journaux américains, les frais de rédaction entrent pour une très faible part, les frais matériels sont assez considérables[3]. Une des plus fortes dépenses des journaux américains leur est imposée par les innombrables dépêches télégraphiques qui en remplissent les colonnes. En vain les tarifs du télégraphe sont-ils infiniment moins élevés aux États-Unis qu’en Europe, les frais demeurent très considérables. Les cinq journaux à 2 cents de New-York se sont associés pour recevoir en commun l’analyse des débats du congrès de Washington, le compte-rendu des séances de l’assemblée législative à Albany, le résultat des élections, etc., et la dépense s’élève annuellement à 100,000 dollars, soit plus de 500,000 francs. Cela ne dispense pas chaque journal de consacrer des sommes très fortes aux dépêches particulières qui lui sont expédiées par ses correspondans. Comme les paquebots anglais doivent toucher à Halifax avant de venir à New-York, les feuilles de cette dernière ville envoient à frais communs ou séparément des bateaux à vapeur attendre les paquebots à la hauteur de Terre-Neuve, pour rapporter directement à New-York les paquets à leur adresse. Il n’est guère de journal américain qui n’entretienne à Halifax un correspondant chargé de lui transmettre par le télégraphe, aussitôt après l’arrivée de chaque paquebot, l’analyse des nouvelles d’Europe.

Après les dépêches télégraphiques, la dépense la plus considérable des journaux des États-Unis est leur correspondance. Non-seulement ils ont sur les points principaux du territoire des correspondans, avec mission de recourir au télégraphe et d’écrire chaque fois qu’un événement se produit, mais ils en ont également en Europe et dans toutes les villes un peu importantes de l’Amérique du Sud. Les journaux anglais se contentent des nouvelles du continent européen : un journal américain est comme un panorama du monde entier, il enregistre ce qui se passe au Brésil, au Pérou, au Chili, avec autant de soin et autant de détails que les nouvelles de Paris et de Londres, et une lettre de Chine y fait quelquefois suite à une lettre de Constantinople. Le Delta et les autres grands journaux de la Nouvelle-Orléans publient tous les jours des nouvelles de la Californie et de tous les points de l’Amérique du Sud, qu’ils se procurent régulièrement au prix de dépenses énormes, envoyant au besoin des exprès, avec ordre de noliser des navires quand les moyens de transport ordinaires manquent, ou sont trop lents. Quant aux nouvelles transatlantiques, ces mêmes journaux les publient toujours avant l’arrivée des malles ; elles leur sont transmises par le télégraphe d’Halifax, de Boston, de New-York, de Philadelphie, de tous les points où peut aborder un navire venant d’Europe.

Cette multitude de correspondances et de dépêches ne contribue pas médiocrement à l’aspect étrange que les feuilles des États-Unis présentent à l’œil du lecteur européen. Rien ne diffère plus d’un journal français qu’un journal anglais : cependant, avec un peu d’habitude, on se reconnaît aisément au milieu des immenses colonnes du Times ou du Chronicle ; chaque matière a sa place spéciale, où l’on est assuré de retrouver tous les jours les faits du même ordre. Bien de pareil dans les journaux américains ; quand on les ouvre, l’œil se noie dans une mer de caractères microscopiques où rien ne le guide, où rien ne lui sert de point de repère. Point de classement méthodique des matières ; aucune différence dans les caractères employés ne vient détacher l’un de l’autre des articles sans rapport entre eux, et appeler l’attention sur les parties importantes du journal. Des annonces au commencement, des annonces au milieu, des annonces à la fin, voilà ce qu’on aperçoit d’abord. De distance en distance, le haut d’une colonne est bariolé de sept ou huit titres à la suite desquels se trouve une note d’autant de lignes ; quelquefois il s’agit simplement d’une dépêche dont on a dépecé et retourné le texte avant de le donner purement et simplement. Trois colonnes plus loin, vous pouvez retrouver de nouveaux détails sur le même fait, ou une variante de la même dépêche, et rien autre chose que le caprice du journaliste ou de l’imprimeur ne peut vous expliquer pourquoi un article est à telle place plutôt qu’à telle autre. Quant à l’article éditorial, c’est-à-dire à l’article qu’on pourrait appeler le premier New-York ou le premier Philadelphie, il est toujours extrêmement court : il est très rare qu’il excède une demi-colonne ou trois quarts de colonne. Il est suivi d’une multitude de petits paragraphes, encore plus courts, qui traitent des matières les plus diverses. En revanche, une même question fait quelquefois l’objet de trois ou quatre notes successives qu’on n’a pas pris la peine de fondre en un seul article. Les nouvelles locales sont données à profusion, avec une abondance et une minutie de détails qui impatienteraient un lecteur français. A la suite des nouvelles locales, il est rare de ne pas rencontrer deux ou trois listes de candidats, car les élections sont perpétuelles : élections fédérales, élections pour l’état, pour le comté, pour la ville; élections de députés, d’aldermen, de juges, de collecteurs de taxes, d’inspecteurs de la voirie, etc. Un citoyen exact et zélé a toujours quelqu’un à élire à quelque chose entre son déjeuner et son dîner, et il faut que son journal lui fasse connaître les candidats au poste vacant. Viennent ensuite des statistiques où l’on compare les résultats des élections avec ceux des élections précédentes, pour savoir qui des whigs ou des démocrates a gagné ou perdu des voix. Enfin une grande place est réservée aux nouvelles commerciales, et l’esprit pratique de la nation américaine se retrouve là tout entier. Rien n’est plus lucide, plus sensé, plus nourri de faits et d’argumens que les articles où l’on rend compte du mouvement des valeurs, où l’on apprécie la situation des affaires. Les nouvelles sont classées avec ordre et méthode, résumées avec une concision qui n’ôte rien à la clarté. Quant aux variations des fonds et des denrées sur toutes les places des deux mondes, elles sont scrupuleusement enregistrées, parce que le moindre oubli, le moindre retard, mécontenteraient gravement les gens d’affaires. Presque chaque ligne de cette partie du journal représente une dépêche télégraphique, et lorsqu’on voit ces cotes, qui offrent pour la plupart l’aspect de véritables hiéroglyphes, remplir deux et trois colonnes, et quelquefois davantage, on est effrayé des dépenses que cette accumulation de renseignemens impose aux journaux américains. Lorsque les diverses matières que nous avons énumérées ne suffisent pas, avec les annonces, à remplir le journal, l’éditeur bouche le trou, car c’est là la véritable expression à employer, avec tout ce qui lui tombe sous la main, avec des pièces de vers, avec des citations empruntées aux bons auteurs, quelquefois avec un roman, qu’il découpe en morceaux suivant les besoins de l’imprimerie. En somme, si l’on retranchait d’un journal américain tout ce qui est oiseux et dépourvu d’intérêt, tout ce qui sent le caquetage de petite ville, il resterait souvent assez peu de chose à lire, et un écrivain anglais avait le droit de dire que toutes les nouvelles du plus grand journal des États-Unis tiendraient dans une seule page du Times ou du Daily-News.

Nous ne saurions terminer ces observations sur la presse politique des États-Unis sans dire quelques mots de sa situation morale. Ici encore la vérité ne permet point de conclusion trop absolue. Comme instrument de publicité, la presse américaine joue un rôle immense : on peut dire qu’elle fait partie de la vie même de la nation, et qu’elle est le complément nécessaire de ses institutions politiques. C’est la presse seule qui anime et vivifie cet immense système électif; c’est elle seule qui suscite et entretient les compétitions, sans lesquelles les élections dégénéreraient souvent en de pures formalités; c’est elle seule qui, en attachant une signification à des noms propres, en associant une nomination au triomphe d’une idée ou d’un parti, appelle au scrutin les masses populaires. A un autre point de vue, le journal n’a pas moins d’importance : lecture des classes laborieuses, il est le grand éducateur du peuple; c’est lui qui instruit l’ouvrier de ses droits, qui le guide dans l’exercice de ses prérogatives civiques, qui le renseigne sur les hommes et les choses, qui combat et qui trop souvent fortifie ses préjugés. Dans un pays de suffrage universel, quiconque dispose des masses est maître des destinées nationales : lors donc que la majorité de la presse s’accorde à pousser la nation dans une voie, vers la paix ou la guerre, vers l’annexion du Texas ou la conquête de la Californie, et qu’aucun événement imprévu ne vient absorber l’attention publique, cette incessante prédication finit toujours par déterminer un mouvement d’opinion auquel rien ne résiste. C’est là un pouvoir immense, mais chaque journal n’en possède qu’une minime fraction, et qui ne suffit point à faire un piédestal à un homme. La collaboration à un journal, même considérable, ne donne donc point aux États-Unis ce prestige qui en Europe s’attache aux écrivains politiques : elle mène rarement à l’influence, plus rarement encore à la renommée.

On pourrait citer, comme preuve de l’importance acquise par les écrivains, la présence de plusieurs journalistes au sein du congrès : il est certain qu’en 1851 on en comptait six dans la chambre des représentans et quatre dans le sénat, ce qui est beaucoup plus significatif; mais il est douteux que ces représentans et ces sénateurs aient été élus uniquement comme écrivains. En outre, la carrière politique est aux États-Unis la moins fructueuse de toutes; elle ne tente guère ceux qui ont une fortune faite, et encore moins ceux qui ont une fortune à faire. Dans les états nouveaux, on est quelquefois embarrassé pour trouver quelqu’un qui veuille quitter tous les ans sa famille et ses affaires pour aller, à trois ou quatre cents lieues, siéger au congrès, et quiconque veut bien consacrer son temps à la politique est sûr d’y arriver promptement à la situation de chef de parti. Seulement, s’il est aisé de devenir une notabilité sur les bords de l’Illinois ou de l’Arkansas, il faut franchir encore bien des échelons avant de faire entendre sa voix de la confédération entière, comme les Clay, les Calhoun et les Webster. Entreprise toute personnelle, le journal aux États-Unis n’a d’autorité et de valeur que celles qu’il reçoit de l’écrivain qui est le principal rédacteur, et celui-ci à son tour est jugé sur son œuvre. Dans les plus grandes villes, un homme de mérite qui conduit habilement et honnêtement un journal est sûr d’obtenir l’estime et la considération, mais il arriverait plus vite à la notoriété et à l’influence par la chaire ou par le barreau. Si, sur le littoral de l’Atlantique, il faut pour écrire dans la presse des connaissances et de l’aptitude, — dans les solitudes de l’ouest, le journaliste pourra n’être qu’un spéculateur sans éducation, et il sera apprécié suivant ses mérites. La statistique que nous avons donnée plus haut prouve que les deux tiers des journaux américains sont des feuilles hebdomadaires, c’est-à-dire de ces journaux à l’état rudimentaire dont nous avons expliqué la naissance, et dans lesquels un seul homme est à la fois rédacteur, compositeur et imprimeur. Partageant les travaux, les habitudes et les passions des populations rudes et turbulentes au milieu desquelles ils vivent, ces journalistes improvisés se font les échos fidèles des pionniers ou des planteurs qui les entourent : leur unique tâche est de servir des inimitiés de clocher, et comme la lutte politique se complique souvent de rivalités d’intérêt personnel, ils en viennent très vite à l’injure et aux violences, bientôt après aux voies de fait. De là ces provocations fréquentes, ces duels et même ces assassinats qu’enregistrent trop souvent les feuilles du Nouveau-Monde. On croit faire le procès de la presse américaine en représentant le journaliste écrivant avec des pistolets chargés sur son bureau, et ne sortant qu’armé jusqu’aux dents : ce portrait, qui peut être vrai sur les rives du Mississipi, qui ne serait qu’une fantaisie sur les bords de l’Océan, est simplement la condamnation des mœurs violentes de l’ouest et du sud. Si les journalistes se battent plus souvent et sont plus fréquemment assassinés que leurs voisins, c’est parce qu’ils sont plus en évidence, et que leur profession leur crée plus d’inimitiés.

Demander si la presse est libre aux États-Unis peut sembler une question paradoxale : on est cependant fondé à la faire. A défaut d’entraves législatives, les journaux américains sont dans la dépendance absolue d’un maître capricieux et despotique qui est tout le monde. Ce qui fait la grandeur et la noblesse des lettres, c’est la mission que l’écrivain semble avoir reçue d’éclairer et de guider l’opinion, et de la ramener au vrai quand elle s’égare. Malheureusement le public est prompt à former ses jugemens; il obéit à ses instincts plutôt qu’à la raison, et il faut quelque temps pour le détromper. Ce temps manque toujours à la presse américaine. N’ayant pas d’abonnés, elle n’a pas, comme les journaux européens, une clientèle captive qui assure son existence pendant la durée d’une crise; elle vit au jour le jour de la vente de ses numéros : lorsque la foule mécontente délaisse la feuille qui a été l’objet de sa prédilection, lorsque les crieurs et les agens restreignent leurs achats, la famine frappe à la porte, et le journal est obligé de se condamner au silence, ou de changer d’opinion et de hurler avec les loups. Il y a souvent pour procéder ainsi un mobile plus impérieux encore que la crainte de la ruine. La multitude est aussi absolue dans ses exigences que le despotisme, et elle n’a pas besoin comme celui-ci de recourir à l’hypocrisie. On a vu plus d’une fois aux États-Unis la populace envahir les bureaux d’un journal et les mettre à sac pour étouffer une contradiction qui déplaisait. Les journaux catholiques ont eu mille persécutions à endurer, et il est rare que du sein du parti vainqueur il ne sorte pas des menaces à l’adresse des journaux qui ont défendu et qui soutiennent encore l’opinion qui a succombé. Vingt fois l’écrivain le plus écouté du parti démocratique, Bryant, a dû élever la voix et réclamer pour ses adversaires la liberté de la contradiction. Lorsque la question du Nicaragua, assoupie plutôt que résolue par le traité Clayton-Bulwer, passionnait l’opinion publique et que les têtes tournaient à la guerre, le National Intelligencer garda un silence absolu. Ce mutisme fut d’autant plus remarqué, que ce journal, en relations alors avec le ministère des affaires étrangères, était plus en état qu’aucun autre d’éclairer le public et d’exprimer un avis sur la question en litige entre les États-Unis et l’Angleterre. Interpellé par ses confrères, le National Intelligencer se contenta de répondre : « Il est des sujets sur lesquels un journal quelconque ne peut entreprendre de dire la vérité sans risquer moins que la pendaison. » En enregistrant cet aveu, le Journal du Commerce de New-York le faisait suivre des réflexions suivantes : « On a souvent remarqué, et cela est parfaitement vrai, que l’opinion est moins libre, que la presse est plus enchaînée dans ce pays que dans aucun autre en possession d’institutions libérales. La presse des États-Unis a la licence sans avoir la liberté; elle sert d’organe à bien des calomnies, mais à fort peu de vérités. Elle a le courage de falsifier et de défigurer, et elle n’a pas l’énergie d’exprimer des opinions qui ne seraient point agréables à certaines cliques, ou qui seraient contraires au courant des préjugés aveugles. » Nous nous en tiendrons à cette appréciation, dont la sincérité ne saurait être suspecte, puisqu’elle émane d’une plume américaine.

Il est une justice à rendre aux journaux des États-Unis, c’est qu’ils sont généralement irréprochables au point de vue de la morale. Tout ce qui peut porter atteinte à la religion ou blesser une oreille délicate est soigneusement banni de leurs colonnes. Ils ont sous ce rapport des scrupules qui leur font honneur, et ils sont soutenus dans cette voie par le public. On a fait deux ou trois tentatives pour établir à New-York de petits journaux consacrés aux gaillardises et destinés à vivre de scandale : ils sont morts en naissant. L’expérience a rassuré les Américains sur les prétendus dangers que la liberté de la presse ferait courir aux mœurs. Il y a dix ou douze ans, quelques membres du clergé s’alarmèrent fort de la vogue immense qu’obtenait la publication par livraisons du Juif-Errant et d’autres romans équivoques traduits du français. Cette vogue fut passagère : au bout de deux ou trois ans, toutes ces publications ne donnaient plus que de la perte à leurs éditeurs, et on signalait un accroissement notable dans la vente des magazines et des publications irréprochables. Il en est de l’esprit comme de l’estomac, qui ne peut supporter longtemps qu’une nourriture saine et fortifiante. Les journaux américains ont créé et entretenu dans les classes laborieuses le besoin de lire, et ce besoin, qui a d’abord accepté toute pâture, sert puissamment aujourd’hui la cause de la morale et de la vérité.

Ceci nous amène naturellement à faire connaître un des élémens les plus recommandables de la presse américaine : nous voulons parler des journaux religieux, qui se publient en grand nombre et avec un remarquable succès. Ces journaux[4] sont destinés à fournir le dimanche une lecture instructive et morale aux familles, et ils sont rédigés avec beaucoup de soin. Presque tous contiennent une grande quantité de nouvelles politiques ou littéraires, mais sous la forme de résumés très serrés. La plus grande partie du journal est consacrée aux nouvelles religieuses, soit de l’intérieur de la confédération, soit des pays étrangers. Une place est également réservée à la polémique. Ces feuilles absorbent toute l’activité intellectuelle du clergé américain, et quoiqu’elles soient créées et soutenues par l’amour de la controverse qu’entretient aux États-Unis la rivalité des sectes religieuses, quoiqu’une part considérable y soit forcément faite à la théologie, on ne peut disconvenir qu’elles n’offrent un réel intérêt à ceux qui aiment les lectures sérieuses. Il existait depuis longtemps aux États-Unis des recueils consacrés spécialement aux matières de piété; mais le premier journal religieux rédigé sur le plan que toutes les publications du même genre ont adopté a été fondé à Boston en 1816 par le révérend Sydney E. Morse; il portait le titre de Boston Recorder. Il n’a point tardé à avoir beaucoup d’imitateurs, parce que chaque secte a voulu avoir son organe. C’est ainsi qu’à New-York seulement se publient : l’Observer, l’Evangelist, le Christian Advocate, le Presbyterian, l’Indépendant, qui tous ont un très grand nombre d’abonnés. Il existe aujourd’hui aux États-Unis 120 journaux de ce genre, et on ne peut évaluer à moins de 500,000 exemplaires leur tirage de chaque semaine.

Nous avons à peine besoin de dire qu’on publie aux États-Unis, comme en Angleterre, un très grand nombre de journaux spéciaux. Toute doctrine inconnue, toute opinion naissante a recours à la presse pour conquérir la faveur publique, et tout novateur commence par fonder un journal. La tempérance, l’abolition de l’esclavage, la franc-maçonnerie, l’agriculture, les sciences, la pédagogie, ont enfanté et enfantent tous les jours une multitude de feuilles. Il n’est point jusqu’aux sauvages qui n’aient des journaux rédigés dans leur langue : les Choctaws en ont un, les Cherokees en ont deux. L’immigration européenne a donné également naissance à des feuilles françaises, italiennes et allemandes. Les journaux allemands sont aujourd’hui au nombre de plus de cent; quelques-uns d’entre eux semblent n’avoir d’autre objet que de continuer en Amérique une polémique devenue impossible en Europe : ils sont exclusivement envahis par l’exposition des doctrines les plus contraires à tout esprit religieux et à tout ordre social. Ils obtiennent d’ailleurs le succès qu’ils méritent. Quelque haine que l’émigrant allemand ait apportée contre la société, une fois qu’il a un champ à mettre en culture et une famille à nourrir, il oublie ses préjugés; il délaisse la politique pour la cognée ou la charrue, et s’il ouvre un journal, ce n’est point pour y lire quelque tirade contre les tyrans ou contre la superstition, c’est pour y chercher le prix courant du froment et des salaisons.


III.

Les commencemens de la presse périodique ont été aux États-Unis plus pénibles et plus laborieux que ceux de la presse quotidienne. De longues années s’écoulèrent avant qu’un seul recueil mensuel, du genre de ceux qui sont aujourd’hui si répandus en Amérique, réussît à vivre. Cependant c’est un nom illustre, celui de Franklin, qui s’offre à nous le premier. Franklin fut séduit par le succès qu’obtenait en Angleterre le Gentleman’s Magazine, qui date de 1731 et qui existe encore, et dès 1741 il publia à Philadelphie, sous le titre de The general Magazine and Historical Chronicle, le premier numéro d’un recueil analogue. Franklin attachait beaucoup d’importance à cet essai. Une publication mensuelle lui paraissait avoir beaucoup d’avantages sur le journal : il y voyait un moyen précieux de répandre l’instruction parmi les masses, de combattre les préjugés, et de mettre, par des résumés substantiels, le public au courant de toutes les questions propres à l’intéresser. Il apporta donc un soin infini à la composition de son recueil, mais ce fut peine perdue : il lui fallut, faute de souscripteurs, s’arrêter après le sixième numéro. Un recueil rival, qu’un certain John Webbe s’était empressé de créer sous le titre d’American Magazine, était déjà mort après le second numéro. Deux tentatives furent essayées en 1757 et en 1769 pour faire revivre l’American Magazine : toutes deux furent également malheureuses. En juillet 1771, Aitkin fonda à Philadelphie le Pennsylvania Magazine, ou American Monthly Museum, dans lequel écrivirent Thomas Paine et Francis Hopkinson. Ce recueil acquit, grâce à leur collaboration, une certaine popularité, mais il dut suspendre sa publication en juillet 1776, lorsque éclata la guerre de l’indépendance. Au lendemain de la paix, en 1787, Matthew Carey ressuscita l’American Museum, qui ne put prolonger son existence au-delà de 1798.

Les essais tentés dans la Nouvelle-Angleterre pendant la même période ne furent pas couronnés de plus de succès. La plupart des recueils fondés à Boston de 1743 à 1796 ne fournirent qu’une courte carrière; quelques-uns même moururent dans l’année qui les avait vus naître. Il faut arriver jusqu’au commencement de ce siècle pour rencontrer aux États-Unis des recueils mensuels qui aient eu une existence sérieuse et une véritable valeur littéraire. En 1800, la démission du secrétaire d’état Pickering entraîna celle de Joseph Dennie, ancien avocat de Boston, à qui Pickering avait fait donner une petite place à Philadelphie. Dennie, esprit cultivé et causeur séduisant, fort recherché dans les salons et amoureux des lettres, s’était plié malaisément aux exigences d’une situation officielle : il dit de grand cœur adieu à la politique, et résolut de ne demander qu’à sa plume ses moyens d’existence. Il fut, avec le romancier Brockden Brown, le premier Américain qui fit franchement profession de n’être qu’un homme de lettres, et son exemple resta longtemps sans imitateurs. Il fonda en 1801 le Portfolio, recueil hebdomadaire qu’il rendit mensuel en 1809, et qui obtint un rapide succès. Écrivain recherché et un peu prétentieux, Dennie rachetait ces défauts par infiniment de vivacité et d’esprit : il eut d’ailleurs pour collaborateurs des hommes de mérite. John Quincy Adams publia dans le Portfolio de curieuses lettres sur la condition sociale et industrielle de la Prusse; Robert Walsh y fit ses débuts; Nicholas Biddle, le célèbre directeur de la banque des États-Unis, et James E. Halley travaillèrent assidûment. Dennie mourut en 1812, mais le recueil qu’il avait fondé lui survécut, et ne cessa de paraître qu’en 1820.

Depuis 1813, le Portfolio avait un concurrent redoutable dans l’Analectic Magazine, fondé également à Philadelphie par Moses Thomas, et auquel collaboraient Washington Irving, le romancier Paulding, et le célèbre ornithologiste Wilson. Le succès de l’Analectic Magazine fut très grand et s’étendit à toutes les parties de la confédération; mais les frais étaient excessifs. Malgré le grand nombre des souscripteurs, il fut impossible d’y faire face, et l’Analectic Magazine cessa de paraître après huit ou neuf ans d’existence. Il avait cependant ouvert la voie que des successeurs plus heureux ont parcourue avec honneur et profit. Aujourd’hui encore les magazines de Philadelphie l’emportent de beaucoup sur ceux de New-York et de Boston par la variété de la rédaction, par la beauté des gravures, et par le nombre des abonnés. Les plus prospères sont le Livre des Dames (the Lady’s Book) et le Graham’s Magazine. Tous deux ont commencé très modestement, et ne vivaient d’abord que des dépouilles d’autrui, choisissant dans les divers recueils publiés en Angleterre et aux États-Unis, et surtout dans les magazines anglais, les matériaux de leurs numéros mensuels. A mesure que leur clientèle s’est étendue et que leurs ressources ont augmenté, ils ont joint à ces articles d’emprunt un nombre de plus en plus considérable d’articles originaux, et ils ont fini par s’attacher à grands frais les meilleurs écrivains des États-Unis. Aujourd’hui le Graham’s Magazine est presque exclusivement composé d’articles et de romans inédits : c’est pour ce recueil que Fenimore Cooper a écrit les Ilots de la Baie (the Islets of the Gulph). Le Graham’s Magazine est le plus répandu de tous les recueils américains, car il tire au-delà de 35,000 numéros. Le Livre des Dames a environ 30,000 lecteurs; le Godey’s Magazine et le Sartain’s Magazine, qui se publient également à Philadelphie, en ont chacun de 15,000 à 20,000.

New-York n’a possédé aucun recueil littéraire digne de mention jusqu’en 1824, époque où fut fondé l’Atlantic Magazine, qui ne tarda pas à échanger ce titre contre celui de New-York Monthly Review, et qui dut quelques années de succès à la collaboration d’un écrivain spirituel, Robert G. Sands, et du poète Bryant. C’est aussi dans ce recueil que Dana a publié son premier poème, le Corbeau mourant (the Dying Raven). En 1832, le romancier G.-F. Hoffmann fonda le Knickerbocker Magazine, qui passa bientôt de ses mains dans celles de Timothée Flint, puis dans celles du rédacteur en chef actuel, Lewis Gaylord Clark. Le Knickerbocker a été un des recueils les plus brillans des États-Unis; il a eu pour collaborateurs assidus Washington Irving, Paulding, William Ware, qui y a publié son roman épistolaire de Zénobie, Bryant et Longfellow. C’est dans ses colonnes qu’ont débuté, comme critiques ou comme auteurs de nouvelles, presque tous les jeunes écrivains qui, depuis vingt ans, sont arrivés à la réputation aux États-Unis. Le magazine de New-York qui vient immédiatement après le Knickerbocker est celui de Putnam. La Revue démocratique, fondée à Washington en 1837 par M. O’Sullivan et transférée à New-York en 1841, est le recueil politique qui a eu le plus de succès aux États-Unis : elle a été dirigée à la fois avec habileté, dignité et bon goût. Le parti whig a cru devoir lui opposer un recueil mensuel qui se publie également à New-York : c’est la Revue américaine, établie en 1844 par George H. Colton.

À Boston se publient les recueils mensuels les plus anciennement fondés. Le premier en date est l’American Baptist Magazine, créé en 1803 par le révérend Thomas Baldwin. Après lui vient le Missionary Herald, qui ne porte ce nom que depuis 1820, et qui a été formé en 1808 par la réunion du Missionary Magazine, fondé en 1805, avec une publication rivale, le Panoplist, datant de 1806. Ces deux recueils, dont la circulation est très grande, ont pourtant, comme le titre l’indique suffisamment, un caractère religieux, et sont presque exclusivement rédigés par des membres du clergé protestant. Les recueils purement littéraires ont eu beaucoup plus de peine à se faire une place. En 1803, Phineas Adams forma à Boston, sous le nom de Club de l’Anthologie, une réunion de jeunes gens qui avait pour objet la culture des lettres et la discussion des matières philosophiques. Les principaux membres de cette société littéraire étaient le professeur Ticknor, connu depuis pour son Histoire de la Littérature espagnole, l’aîné des deux Everett, William Tudor, les docteurs Bigelow et Gardner, les ministres Buckminster, Thatcher et Emerson, père du philosophe. Un recueil fut fondé, sous le nom d’Anthologie, pour publier les productions des membres de la société ; il parut jusqu’en 1811. La guerre éclata alors avec la Grande-Bretagne, et l’élection de Madison à la présidence fut l’occasion d’une lutte acharnée entre les partis : au milieu de cette crise, la plupart des membres du club se dispersèrent ou se jetèrent dans la vie politique, et l’Anthologie discontinua sa publication. Ce recueil paraît avoir eu quelque valeur ; mais son principal titre est d’avoir été le berceau de la revue la plus estimable que possèdent les États-Unis, la Revue de l’Amérique du Nord, qui a eu, on le verra, les mêmes fondateurs. Aucun des recueils mensuels publiés à Boston ne s’est distingué jusqu’ici par un mérite exceptionnel. Le seul qui ait fixé l’attention et exercé une action sur les esprits n’a eu qu’une existence éphémère : c’est le Dial, recueil philosophique cî littéraire, établi en 1840 par Ralph Waldo Emerson, et qui fut rédigé presque entièrement par lui et la célèbre Marguerite Fuller[5]. Le Dial ne vécut que quatre années. Dans les états à esclaves, on ne trouve à mentionner que le Southern Literary Messenger, fondé en 1834 à Richmond, par T. W. White, et qui, à la mort du fondateur, est passé entre les mains de M. B.-B. Minor. La collaboration de quelques écrivains distingués de la Virginie et des hommes politiques les plus influens des états du sud ont donné de l’importance et de la valeur à ce recueil, qui se soutient honorablement à côté des publications analogues de New-York et de Philadelphie.

L’agriculture, la pédagogie, la jurisprudence et la médecine comptent aux États-Unis des organes spéciaux qui acquerront plus de valeur à mesure que les institutions scientifiques, en se développant, leur fourniront des collaborateurs plus assidus et plus nombreux. L’économie politique et la statistique sont représentées par deux recueils mensuels excellens : la De Bow’s Review, qui se publie à la Nouvelle-Orléans depuis 1846, et le Magasin du Marchand, fondé à New-York en juillet 1835 par M. Freeman Hunt. M. De Bow a entrepris la tâche difficile de défendre l’esclavage au nom et par les armes de la science économique : il y usera sans doute inutilement un savoir étendu, un esprit pénétrant et un grand talent de dialecticien. Une meilleure fortune est réservée à ses travaux de statistique. M. De Bow a été chargé de diriger le recensement de 1850, et il en a résumé les résultats en un petit volume rempli des détails les plus instructifs. Le Magasin du Marchand, de M. Hunt, est incontestablement le meilleur recueil d’économie politique qui existe dans aucune langue et dans aucun pays. La science théorique y occupe une place suffisante, et il est impossible d’imaginer rien de plus clair, de plus net et de plus substantiel que les travaux consacrés à suivre le mouvement de la richesse dans l’ancien et le nouveau monde. Il ne paraît nulle part un document statistique, un renseignement précieux, un livre instructif, qui ne soit ou reproduit ou analysé et commenté dans ce recueil, empreint à chaque ligne de l’esprit pratique et du génie commercial des Américains.

On ne saurait non plus donner trop d’éloges au Journal américain des Sciences et des Arts, publié à New-Haven par MM. Silliman père et fils, et qui tient aux États-Unis la même place que les Annales de Physique et de Chimie et les Annales des Ponts et Chaussées en France. Le recueil de MM. Silliman a paru longtemps quatre fois par an; il paraît maintenant tous les deux mois, et un inévitable progrès en fera une publication mensuelle. C’est une œuvre de dévouement et de patriotisme qui fait honneur au pays qui l’a vu naître et aux hommes qui l’ont entreprise. Les États-Unis ne comptaient en 1817 qu’un seul recueil purement scientifique, le Journal de Minéralogie, que la santé défaillante de son directeur condamnait à une disparition prochaine. Un homme de mérite, le colonel Gibbs, rencontrant M. Silliman, professeur de chimie, de minéralogie et de géologie, au collège de Yale, à New-Haven, lui témoigna qu’il y allait de l’honneur des savans américains de ne pas laisser la science sans organe aux États-Unis. M. Silliman fut aisément convaincu, et, après s’être assuré le concours d’un certain nombre d’écrivains, il fit paraître en juillet 1818 le premier numéro de son journal. En assumant cette tâche, il avait, dit-il, le sentiment que l’œuvre qu’il entreprenait absorberait sa vie entière, et une expérience de trente-cinq années lui a fait voir qu’il ne s’était pas trompé. Toutes les difficultés se réunirent en effet pour entraver son entreprise. Au bout d’un an, le Journal n’avait encore que 350 abonnés, et comme les recettes ne couvraient pas les dépenses, les éditeurs avec qui on avait traité ne voulurent pas continuer. Il fallut que M. Silliman leur garantît le remboursement de leurs frais, et empruntât en son nom personnel à une banque la somme nécessaire pour servir de fonds de roulement. Après le dixième volume, en février 1826, les éditeurs mirent M. Silliman en demeure de discontinuer la publication ou d’en prendre toutes les charges à son compte. Les frais avaient absorbé tous les produits du recueil, qui s’était agrandi, et de nouveaux fonds étaient nécessaires. Confiant dans son œuvre et convaincu de la nécessité de la persévérance, M. Silliman racheta sur sa fortune personnelle les exemplaires disponibles, remboursa les éditeurs, et se chargea désormais d’administrer aussi bien que de rédiger son recueil. Depuis lors, le Journal des Sciences et des Arts a continué sans interruption sa publication; mais malgré le soin merveilleux avec lequel il est fait, malgré sa grande et légitime réputation, il a été plus profitable à la science qu’à son propriétaire. Pendant bien des années, il a été complètement improductif, et maintenant encore c’est à peine s’il couvre ses frais matériels. On doit ajouter, il est vrai, à l’honneur de M. Silliman et de son fils, qu’il s’est associé en 1838, que le résultat aurait pu être tout autre, si le moindre calcul d’intérêt personnel les avait dirigés. Non-seulement les gravures et les planches qui accompagnent chaque livraison sont en quelque sorte des œuvres d’art; mais ils ont accepté et ils continuent des échanges onéreux avec presque toutes les publications scientifiques du monde, et jamais, aux États-Unis, les fondateurs d’un collège, d’une bibliothèque ou d’une académie, ne se sont adressés à eux sans recevoir gratuitement la collection complète de leur publication. Ce sont là des faits auxquels on ne saurait donner trop de retentissement, parce qu’ils honorent l’humanité. Il est beau devoir, au fond d’une université, dans une petite ville des États-Unis, deux hommes consacrer leur vie entière et le modeste salaire qu’ils gagnent par leur savoir et leur travail à élever un monument à la science, s’épuisant dans un labeur sans relâche pour maintenir leur pays au niveau des autres nations. Cependant on aurait tort de ne voir dans une pareille abnégation et dans un désintéressement si obstiné que le fruit du patriotisme ou l’inspiration d’une âme généreuse : le sentiment religieux a rendu les sacrifices faciles. Familier avec l’esprit qui anime encore les classes élevées de la Nouvelle-Angleterre, nous n’avons pas été surpris de lire à la fin de la préface du cinquantième volume du Journal des Sciences les lignes touchantes que voici : « Quand nous remontons le cours des années écoulées, et que nous songeons aux relations d’autrefois, une foule de pensées s’éveillent en nous, et le souvenir des collaborateurs qui ne sont plus jette une ombre épaisse sur le regard avec lequel nous embrassons le passé. L’attente de l’heure de la délivrance, quand viendra notre tour d’être appelés, arrête l’élan de notre pensée, et modère la confiance que la santé et l’intégrité de nos forces nous inspireraient sans doute, si nous n’étions avertis presque chaque jour par la mort d’un contemporain, d’un collaborateur, d’un ami ou d’un patron. Le moment même où nous écrivons est attristé par un semblable événement, mais nous continuerons à travailler, nous ferons en sorte d’être trouvés au poste que le devoir nous assigne, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à faire pour nous, remettant nos espérances pour une vie future entre les mains de celui qui nous a placés au milieu des splendeurs de ce bas monde, et qui n’a pas pris moins de soins pour notre passage dans un monde meilleur. » Depuis que ces lignes ont été écrites, plusieurs années se sont écoulées sans que les efforts de M. Silliman se soient ralentis, et les amis de la science espèrent qu’il pourra continuer longtemps encore son utile et honorable entreprise.

Nous ne pouvons quitter ce sujet sans donner quelques chiffres qui feront juger de l’accroissement des recueils mensuels aux États-Unis : on en comptait 26 seulement en 1810, 140 en 1835, et 175 en 1850 : le nombre actuel de ces recueils ne saurait être évalué au-dessous de 200.

Les recueils trimestriels auxquels, en Amérique comme en Angleterre, le nom de revues est plus spécialement affecté, sont de date récente aux États-Unis, et ont eu beaucoup de peine à se faire une place dans les rangs de la presse. Ils sont voués par nature aux discussions philosophiques et littéraires, et le contenu en est trop grave et trop sérieux pour un peuple qui, à aucun degré, n’a le goût de la métaphysique, et qui ne cherche dans la lecture qu’une distraction ou un moyen d’instruction rapide : en outre ils ont le tort, impardonnable en Amérique, d’être devancés sur toutes les questions par les recueils mensuels, et ils ne rachètent pas toujours ce retard inévitable par la supériorité de la rédaction ; mais le principal obstacle qui a arrêté le développement des recueils trimestriels aux États-Unis a été la concurrence qu’ils ont toujours rencontrée dans les revues anglaises. Il n’est en effet aucune de celles-ci qui, aussitôt après la publication à Londres ou à Édimbourg, et dans les quarante-huit heures qui suivent l’arrivée en Amérique, ne soit réimprimée à Boston, à New-Haven, à New-York et à Philadelphie. Or, comme les libraires américains qui se livrent à cette spéculation médiocrement honnête n’ont à supporter que les frais du papier et de l’impression, la Revue d’Édimbourg, la Quarterly Review, la Revue de Westminster non-seulement se vendent aux États-Unis meilleur marché qu’en Angleterre, mais y coûtent moins cher que les revues américaines, qui, outre leurs frais matériels, ont un personnel de rédaction à payer. La North British Review et le Christian Observer de Londres, organes des deux partis entre lesquels se divise l’église anglicane, et qu’on appelle la haute et la basse église, sont également réimprimés aux États-Unis aussitôt après la publication. Il en est de même du reste de la plupart des magazines anglais, et spécialement du Blackwood’s Magazine, recueil radical qui a plus d’abonnés en Amérique qu’en Angleterre, sans que ses propriétaires et ses rédacteurs en tirent le moindre profit. Il existe en outre aux États-Unis diverses publications périodiques, telles que le Magasin éclectique, le Magasin international, le Magasin de Harper, le Littell’s Living Age, qui ont pour unique destination de reproduire les meilleurs articles des recueils de Londres et d’Édimbourg. Ces réimpressions des publications étrangères ont fait aux recueils nationaux une concurrence d’autant plus irrésistible que les Américains ont été moins prompts ix secouer le joug de l’Angleterre en littérature qu’en politique.

Nous avons eu déjà occasion de dire que le premier essai d’une revue américaine fut l’œuvre de M. Robert Walsh, qui, en 1811, fonda à Philadelphie l’American Review of History and Politics. Cette tentative était prématurée, et le moment était d’autant moins favorable que la guerre absorbait l’attention de tous les esprits. Le recueil de M. Walsh ne vécut que deux années. Une existence plus courte encore fut le partage du General Repertory and Review, recueil de littérature et de théologie établi à la fin de 1812, à Cambridge près de Boston, par Andrews Norton avec le concours des professeurs de la plus florissante université du Massachusetts : la publication s’arrêta après le quatrième numéro. Enfin en 1815 naquit la Revue de l’Amérique du Nord, la plus ancienne et la plus prospère des revues américaines, et la seule jusqu’ici qui ait marqué sa trace. Faire l’histoire de cette revue, c’est presque faire l’histoire de la littérature aux États-Unis. Elle a eu pour fondateur un des membres de l’ancien club de l’Anthologie, William Tudor, qui en commença la publication avec ses ressources personnelles. Au bout de deux ans, il céda son droit de propriété à Willard Phillips, ou plutôt au club de l’Anthologie, reconstitué sous le nom de club de l’Amérique du Nord, et dont les membres les plus actifs étaient Edouard E. Channing, Richard H. Dana et Jared Sparks, l’historien de Washington, alors répétiteur à l’université d’Harvard. A la fin de 1819, M. Edward Everett, qui voyageait en Europe, fut élu professeur de littérature grecque à Harvard, et revint en Amérique après quatre ans d’absence. La rédaction en chef de la Revue de l’Amérique du Nord lui fut aussitôt confiée. M. Edward Everett, qui depuis la mort de Daniel Webster est le premier orateur des États-Unis, qui a été tour à tour secrétaire d’état et ambassadeur à Londres, jouit d’une réputation plus grande encore comme écrivain que comme homme politique. Profondément versé dans la connaissance des littératures anciennes, il possède en outre la plupart des langues de l’Europe. C’est un écrivain ingénieux et disert, dont le style abondant et flexible convient merveilleusement à la critique littéraire, et un savoir étendu lui fournit une mine inépuisable de rapprochemens heureux et d’instructives comparaisons. C’est sous sa direction que la Revue de l’Amérique du Nord a jeté le plus d’éclat. Dans le cours de quatre années, il écrivit pour elle près de cinquante articles, c’est-à-dire à peu près la moitié du recueil. Plusieurs de ces articles, notamment ceux sur la Grèce moderne, que M. Everett venait de visiter, et sur la littérature anglaise contemporaine, eurent l’honneur d’être reproduits et commentés en Angleterre. Aux États-Unis, la vogue fut très grande : il fallut réimprimer jusqu’à trois fois certains numéros. Ce succès attira sur M. Everett l’attention publique, et à la fin de 1823 il fut élu membre du congrès pour le Massachusetts; il avait alors vingt-neuf ans. Il résigna la rédaction en chef du recueil entre les mains de Jared Sparks, mais il en demeura encore pendant près de dix ans un des collaborateurs les plus assidus. On évalue à près de soixante le nombre des articles qu’il y a publiés pendant cette période, et qui sont le fruit des heures qu’il a pu dérober à une vie politique des mieux remplies. M. Jared Sparks dirigea la Revue de l’Amérique du Nord jusqu’à la fin de l’année 1829 : il abandonna alors la rédaction en chef pour se consacrer à ses travaux historiques, et pour commencer la publication en douze volumes de la Correspondance diplomatique de la révolution américaine, suivie bientôt de la Vie de Washington. Depuis l’achèvement de ces grands travaux, c’est-à-dire depuis 1839, M. Sparks est professeur d’histoire ancienne et moderne à Harvard. Il eut pour successeur dans la direction de la revue M. Alexandre Everett.

Plus âgé que son frère de quatre ans, M. Alexandre Everett, né à Boston en 1790, débuta dans l’Anthologie presque au sortir du collège. Il entra de bonne heure dans la carrière politique, où son savoir étendu et sa rare capacité hâtèrent ses progrès. Dès 1818, il fut envoyé en Hollande avec le titre de chargé d’affaires, et il y demeura jusqu’en 1824. Les loisirs de ses fonctions officielles furent consacrés par lui à des études sur l’économie politique, qui aboutirent à la publication d’une réfutation de Malthus. Il adressa en outre d’Amsterdam au recueil que dirigeait son frère quelques articles sur la littérature et la philosophie françaises au XVIIIe siècle, dont il avait fait une étude spéciale. En 1824, il alla représenter son pays à Madrid, où il continua d’écrire sur l’économie politique. Le service le plus grand qu’il ait rendu aux lettres pendant son séjour à Madrid a été d’user de sa situation et de son crédit pour ouvrir à Washington Irving, à Prescott, à Ticknor et à Longfellow les archives et les bibliothèques de l’Espagne, et de contribuer ainsi à faire naître trois ouvrages remarquables : la Vie de Christophe Colomb, l’Histoire d’Isabelle et de Ferdinand, et l’Histoire de la littérature espagnole. De retour aux États-Unis à la fin de 1829, il acquit la propriété de la Revue de l’Amérique du Nord, où il traita personnellement les questions d’économie sociale et de politique intérieure. Supérieur peut-être à son frère Edward pour la profondeur du savoir et la portée d’esprit, M. Alexandre Everett est toujours demeuré au-dessous de lui comme critique et comme écrivain. Il céda sa revue au docteur Palfrey en 1835 pour rentrer dans la politique active, et depuis lors il n’a guère écrit que dans la Revue de Boston ou dans la Revue démocratique de New-York. Des mains du docteur Palfrey, la Revue de l’Amérique du Nord est passée, en 1842, dans celles de M. Francis Bowen.

Outre Jared Sparks et les deux Everett, presque tous les écrivains éminens des États-Unis ont collaboré à la Revue de l’Amérique du Nord. Elle a compté parmi ses rédacteurs le célèbre jurisconsulte Story, M. Henry Wheaton, connu par ses écrits sur le droit international et par son Histoire des invasions des Normands, Daniel Webster, l’historien Prescott, qui, au retour de ses voyages, y publia des articles sur la littérature italienne et sur l’Espagne, enfin l’émule de Prescott, M. Bancroft. Le premier poème de M. Cullen Bryant, Thanatopsis, a paru en 1818 dans la Revue de l’Amérique du Nord. Un nom glorieux manque à cette liste, celui de Fenimore Cooper, dont cette revue critiqua amèrement le premier roman américain, l’Espion, et pour qui elle est toujours demeurée fort injuste. La critique littéraire, dans la Revue de l’Amérique du Nord, était confiée à Richard H. Dana, qui fut le premier en Amérique à s’affranchir de la tutelle des aristarques anglais. Les écrivains de la Quarterly Review et de la Revue d’Edimbourg étaient encore à cette époque les fidèles gardiens de la tradition du XVIIIe siècle : ils ne juraient que par Pope et par les contemporains de la reine Anne, et pendant qu’ils conservaient à des productions aussi glaciales que régulières une admiration exclusive, ils accueillaient avec une impitoyable sévérité les débuts de Byron, de Moore et de toute l’école nouvelle. Comme il arrive toujours, les littérateurs de Boston, les universitaires d’Harvard et de Cambridge renchérissaient encore sur les rigueurs de Jeffrey. Dana rompit avec les défenseurs de la règle, et tout en blâmant la recherche, la prétention et les écarts des premiers essais de Moore, il osa trouver à louer et chez Moore et chez Byron; au grand scandale de tous les classiques, il se fit le preneur de Wordsworth, de Coleridge et de Southey. A ceux qui reprochaient aux poètes lakistes de s’affranchir de toute règle, de déserter la réalité et de se perdre continuellement dans les régions du mysticisme et de l’abstraction, Dana répondait en défendant le droit de la poésie à poursuivre l’idéal et à s’aider de l’imagination pour s’élever par-delà le monde sensible. Trop libéral et trop éclairé pour apporter dans le jugement des œuvres de goût un esprit étroit et des préventions exclusives, Edward Everett s’affranchit, comme Dana, de tous les préjugés du passé. Longfellow, qui vint ensuite, renchérit sur tous les deux et appliqua à la critique les règles d’une esthétique obscure et raffinée qui ressemblait trop à une importation malheureuse de la métaphysique allemande. Tout au contraire le docteur Cheeve, ministre congrégationaliste à Salem, qui débuta dans la Revue de l’Amérique du Nord en 1832, apporta dans la critique littéraire toutes les qualités d’un esprit à la fois ferme et pénétrant et une grande sûreté de jugement unie à une diction élégante. M. Cheeve a considérablement écrit sur la littérature et la théologie dans les recueils périodiques de la Nouvelle-Angleterre. Beaucoup plus jeune que ses devanciers, M. E. Whipple, qui n’a commencé à écrire qu’en 1843, a fait preuve d’une facilité élégante et spirituelle, mais sa critique est essentiellement laudative.

La Revue de l’Amérique du Nord n’a pas rendu moins de services aux études philosophiques qu’à la littérature. Au commencement de ce siècle, les doctrines de Locke régnaient encore sans partage dans toutes les écoles de la Nouvelle-Angleterre; c’est à peine si dans quelques cours de timides emprunts faits à Reid et à Dugald-Stewart venaient mitiger la philosophie dominante. La première attaque contre l’école sensualiste partit de la Revue de l’Amérique du Nord; elle était l’œuvre d’un jeune étudiant en théologie d’Andover, James Marsh, aujourd’hui docteur en théologie et président de l’université du Vermont, où il professe la philosophie. Esprit vigoureux et lucide, M. Marsh entreprit de réhabiliter le spiritualisme dans des articles qui remuèrent les universités et les séminaires. Il fut suivi bientôt dans cette voie par Orestes Brownson, qui se déclara ouvertement le disciple de M. Cousin et de l’école spiritualiste française; par le docteur Walker, professeur de philosophie à Harvard; par le révérend Théodore Parker, et par un métaphysicien original et profond, le révérend W. R. Greene. La défaite de la philosophie sensualiste fut complète, et l’honneur d’avoir porté le premier coup appartient à la Revue de l’Amérique du Nord. Cependant les spiritualistes victorieux n’ont pas tardé à être dépassés et compromis par les transcendentalistes, qui, sur les traces de Ralph Waldo Emerson, sont allés se perdre dans les nébuleuses régions du mysticisme. Ces exagérés n’ont pas eu d’adversaire plus habile et plus résolu que M. Francis Bowen, qui a pris, en 1842, la direction de la Revue de l’Amérique du Nord. M. Bowen, dont toutes les études ont porté sur la métaphysique et sur la philosophie du droit, est un esprit net et pénétrant, un logicien vigoureux et un écrivain plein de nerf. Il a fait une guerre acharnée au transcendentalisme, qu’il définit un mélange de prétentions, de sentimentalité et de déraison, et sa polémique contre Emerson et son école est ce que la philosophie a produit de plus solide aux États-Unis.

La Revue de l’Amérique du Nord est le seul recueil trimestriel qui ait parcouru une longue carrière; on ne trouve à mentionner à côté d’elle que des publications éphémères ou de fondation toute récente. La Revue Américaine, établie en 1827 à Philadelphie par M. Robert Walsh et rédigée dix années par lui avec un grand succès, disparut en 1837, lorsque son fondateur quitta les États-Unis pour l’Europe. L’existence de la Revue trimestrielle du Sud a été plus courte encore. Ce recueil avait dû pourtant un grand éclat à la collaboration de quelques hommes de talent tels que Hugh Legaré, Stephen Elliott et W. G. Simms. Legaré, né à Charleston en 1792 et tué par accident en 1843, lorsqu’il était ministre de la guerre sous la présidence de M. Tyler, était d’origine française. Il vint en 1818 à Paris pour étudier la philosophie et le droit, et il passa ensuite quelque temps à l’université d’Edimbourg. A son retour aux États-Unis, il débuta dans le barreau à Charleston et se plaça immédiatement au premier rang des avocats et des hommes politiques de la Caroline du sud. Lorsque la Revue trimestrielle du Sud fut créée en 1827 à Charleston pour défendre les intérêts et les opinions des états du sud en matière de politique et de finances, Legaré en devint le principal collaborateur, et ses articles en firent le succès. Legaré a été souvent mis en balance, aux États-Unis, avec Edward Everett; le savoir de tous les deux était immense, et si le second avait dans le style plus de souplesse et d’éclat, le premier passait pour avoir un talent plus ferme et plus vigoureux. La Revue du Sud ne survécut point au départ de Legaré pour Bruxelles, où il fut envoyé en 1833 comme chargé d’affaires. Elle a été ressuscitée en 1842 par le révérend Whittaker, mais elle n’a point jusqu’ici jeté un vif éclat. La Revue du Massachusetts, qui se publie à Boston, l’American Register de Stryker, et les autres recueils trimestriels de la Nouvelle-Angleterre n’ont jamais pu s’élever au-dessus de la médiocrité. Une seule revue eut un moment de vogue, dû à l’attrait de la curiosité : c’est la Revue trimestrielle de Brownson, ainsi appelée du nom de son fondateur. M. Orestes Brownson, né dans le Vermont en 1802, est l’un des écrivains les plus remarquables et les plus discrédités des États-Unis. En politique, il a été tour à tour whig et démocrate; en philosophie, il a professé, puis combattu l’éclectisme; en religion, il a été successivement déiste, universaliste, unitaire, et depuis 1844 il est catholique ultramontain. On a dit malignement de lui que, si tous ses écrits et ses discours étaient recueillis et classés chronologiquement depuis Charles Elwood, le roman qui fut son début dans les lettres, jusqu’à son dernier article en faveur du catholicisme, ils formeraient l’étude psychologique la plus curieuse et la plus intéressante. Ce qu’on ne lui conteste point, c’est un grand savoir, beaucoup de subtilité et de ressources d’esprit, un talent puissant et nerveux.

C’est M. Brownson qui fit connaître aux États-Unis, vers 1830, les travaux de l’école philosophique française. Il ne jurait que par Royer-Collard, Cousin et Jouffroy, qu’il a fort attaqués depuis. S’é- tant associé de toutes ses forces à la réaction qui se produisit alors en Amérique contre la philosophie de Locke, il écrivit dans le Christian Examiner, sur la métaphysique, des articles éloquens et fort remarqués. En 1836, il publia ses Vues nouvelles sur le Christianisme, la Société et l’Église, qui signalèrent sa rupture avec les unitaires, et en 1838 il commença la Revue de Boston, qu’il rédigea presque seul, pendant cinq années, avec un talent et une originalité qui lui valurent une grande réputation. La métaphysique, la théologie et la politique étaient ses sujets de prédilection, et il y déployait une égale supériorité. A la fin de 1842, il se décida à fondre la Revue de Boston avec la Revue démocratique de New-York; mais il ne put s’entendre avec les directeurs de ce recueil, et en 1844 il ressuscita son ancienne revue, qu’il a depuis lors rédigée presque seul, et qui a naturellement reflété toutes les variations du fondateur.

Les seuls recueils trimestriels qui aient une existence assurée aux États-Unis sont ceux qui s’adressent à une secte religieuse en particulier, et dans lesquels la littérature et la philosophie cèdent la première place à la théologie. Les revues religieuses réunissent en effet les deux conditions qui peuvent donner de la vitalité et de la valeur à une publication périodique, d’une part une clientèle fidèle, de l’autre des traditions et l’esprit de suite. Le départ ou la mort d’un homme ne suffit pas pour faire périr le recueil le plus florissant : il se trouve toujours quelque membre du clergé ou quelque professeur de séminaire pour reprendre et poursuivre l’œuvre commencée. On ne sera donc point surpris de trouver aux États-Unis des revues religieuses qui comptent déjà de longues années, et au double point de vue du mérite littéraire et de l’influence, elles l’emportent peut-être sur les recueils politiques et littéraires. La plus ancienne est aujourd’hui le Christian Examiner, établi en 1818, mais qui succédait immédiatement au Christian Disciple, fondé à Boston en 1812 par Noah Worcester, un des premiers apôtres de la doctrine unitaire. Le Christian Examiner a eu dans la Nouvelle-Angleterre une popularité et une influence qui s’expliquent par la collaboration de tous les membres éminens du clergé unitaire. Le docteur Dewey, qui était le métaphysicien de la secte, Channing, qui en était le moraliste, les deux Ware, qui en étaient les théologiens, ont été pendant de longues années les rédacteurs assidus de l’Examiner, et c’est à côté d’eux que M. Brownson a débuté dans la carrière des lettres. Le Répertoire biblique, qui se publie depuis 1824, est l’organe d’une école théologique renommée, le collège de Princeton. La Revue chrétienne, qui remonte à 1835, a eu pour rédacteurs principaux les docteurs Wayland, Sears, Williams, et autres notabilités du clergé baptiste. Le New-Englander a été fondé en 1843, à New-Haven, par les congrégationalistes. Néanmoins tous ces recueils s’effacent devant une revue qui a droit à une mention spéciale à cause de l’action puissante qu’elle a exercée.

Les études théologiques ont toujours été florissantes aux États-Unis : la rivalité des sectes n’a pas faiblement contribué à ce résultat en entretenant une vive émulation entre les membres des différens clergés ; mais ici encore l’impulsion venait des universités et des écoles d’Angleterre, envahies depuis longtemps par le relâchement et la routine. La théologie semblait avoir presque entièrement pour objet la controverse, surtout la controverse avec le catholicisme, et quoique l’étude de l’hébreu fût cultivée plus généralement et avec plus de succès aux États-Unis qu’en Angleterre et en France, elle était invariablement ramenée à l’interprétation littérale des textes sacrés. Les commentaires sur la Bible pullulaient, mais les commentateurs semblaient n’envisager les deux Testamens que comme matière obligée de sermons et de lectures édifiantes, et leurs écrits n’étaient pour la plupart que de longues dissertations morales, émaillées de citations plus ou moins nombreuses. Quant aux immenses travaux dont les livres saints ont été l’objet en Allemagne depuis soixante ans, s’ils n’étaient pas tout à fait inconnus aux États-Unis, ils y étaient peu compris et peu goûtés. Une véritable révolution s’est enfin accomplie, il y a trente ans, dans les études théologiques. Elle a été l’œuvre de deux hommes et d’une revue. Edward Robinson, né dans la Nouvelle-Angleterre en 1796, se destina de bonne heure au ministère sacré. Après avoir terminé une éducation brillante, il s’appliqua tout entier à l’étude de la théologie et des antiquités judaïques. Doué d’une volonté peu commune et d’une incroyable puissance de travail, il épuisa bientôt, dans un labeur sans relâche, toutes les ressources que les États-Unis offraient à l’instruction d’un hébraïsant ; il recourut alors aux travaux de l’érudition allemande, qui lui devinrent promptement familiers. Appelé malgré sa grande jeunesse à professer au séminaire d’Andover, dont il devait faire la première école théologique des États-Unis, il enflamma de son ardeur les jeunes disciples qui se pressaient autour de lui. Il publia coup sur coup divers écrits qui furent lus avidement dans les universités de la Nouvelle-Angleterre, et provoquèrent des travaux analogues. Le mouvement imprimé par Robinson fut secondé par son ami Moses Stuart, auteur de savans ouvrages sur la langue et la littérature hébraïques. Tous les deux cependant comprirent que des livres isolés ne suffiraient pas pour commencer la réforme des études théologiques, et que des publications périodiques seraient un moyen d’action infiniment plus puissant. Ils fondèrent en 1831, à Andover, un recueil trimestriel sous le nom de American Biblical Repository. L’objet de cette revue était de faire connaître aux étudians des universités américaines les résultats les plus importans et les moins contestables de la critique germanique, et de suivre le mouvement des études théologiques dans le monde.

Longtemps l’American Biblical Repository fut rédigé presque entièrement par Robinson, et par Stuart, et comme ce recueil embrassait l’exégèse, la philologie et l’archéologie hébraïques, l’interprétation des livres saints et toutes les branches de l’érudition biblique, il imposa à ces deux savans hommes des efforts extraordinaires. Le résultat obtenu fut très grand. Le Biblical Repository pénétra dans toutes les écoles de théologie, et y détermina la rénovation de l’enseignement. La réputation du Repository ne demeura pas longtemps circonscrite dans les limites des États-Unis : elle s’étendit jusqu’en Europe. Après la publication des premiers numéros, un professeur de l’université anglaise de Cambridge, le docteur Lee, reconnaissait que l’Angleterre n’avait aucun recueil ni même aucun livre qui fût comparable à cette publication américaine. Quelques années plus tard, le célèbre professeur de théologie de l’université de Halle, Tholuck, proclamait le Biblical Repository un livre vraiment classique. La direction de ce recueil n’empêchait pas Robinson de poursuivre un grand ouvrage, les Recherches bibliques (Biblical Researches), qui devaient être le résumé de tous ses travaux, et qui ont obtenu l’admiration de Ritter et de toute l’Allemagne savante. Désireux d’y mettre la dernière main et de vérifier par lui-même la géographie des lieux-saints, Robinson partit à la fin de 1837 pour Jérusalem; mais son absence se prolongea plus qu’il n’avait pensé, car, après avoir visité la Palestine et la Syrie, il passa deux années entières à Berlin pour revoir et compléter son livre. A son retour à Andover en 1843, il annonça, sous le titre de Bibliotheca sacra, la publication d’un recueil trimestriel, exclusivement consacré à l’exégèse, qu’il rédigea seul pendant six ans. Après le départ de Robinson, Stuart, aidé des professeurs Park et Shepard et des autres membres du séminaire d’Andover, avait continué avec un succès croissant la publication du Biblical Repository. Après avoir absorbé en 1833 un recueil du même genre, le Quarterly Observer, le Repository absorba en 1839 l’American Spectator, et en 1850 ce fut le tour de la Bibliotheca sacra elle-même. Le Biblical Repository est toujours au premier rang des recueils théologiques des États-Unis, et on a plusieurs fois imprimé en Angleterre, avec un grand succès, un choix de ses meilleurs articles.

Nous voilà arrivé au terme de la tâche difficile que nous nous étions imposée. Nous nous sommes efforcé de dire le bien et le mal sur la presse périodique des États-Unis avec une équitable impartialité, et quoique nous n’ayons dissimulé ni les écarts des publicistes américains, ni les progrès qu’il leur reste à accomplir, nous croyons que l’opinion qui demeurera dans les esprits sera plutôt favorable que contraire. La presse américaine n’est encore aujourd’hui qu’un levier puissant, mais elle contient déjà tous les germes d’un grand mouvement intellectuel. A mesure qu’une prospérité sans exemple augmentera et fortifiera aux États-Unis les classes qui peuvent élever leurs idées au-dessus du culte des intérêts matériels, des besoins nouveaux se révéleront, qui ne trouveront leur satisfaction que dans les jouissances de l’esprit. Alors les lettres tiendront dans la vie des Américains la place qui leur revient de droit chez toutes les nations civilisées, et la presse, qui aura préparé et rendu possible ce triomphe de l’esprit sur la matière, en recueillera sa bonne part.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez la livraison du 1er août 1853; pour la Presse en Angleterre, voyez les livraisons du 15 décembre 1852 et du 1er janvier 1853.
  2. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er juin 1856, l’article intitulé Mœurs et Caractère du Journalisme américain.
  3. On nous permettra de citer à ce sujet quelques détails purement techniques. Le papier qu’emploient les éditeurs américains, si léger et si mince qu’il soit, est plus résistant qu’il ne parait; il est en général d’une nuance agréable à l’œil et propre à faire ressortir l’impression. Le caractère, quoique très fin, est toujours fort lisible; l’impression est nette et d’une belle venue. Le mérite est ici d’autant plus grande qu’il s’augmente de la difficulté vaincue. La concurrence impose en effet l’obligation d’un tirage extrêmement rapide : il faut pouvoir mettre en vente une seconde ou une troisième édition une heure au plus tard après l’arrivée d’un paquebot d’Europe ou la réception d’une nouvelle importante. Aussi, sous ce rapport, les journaux des États-Unis laissent loin derrière eux leurs confrères européens et le Times lui-même. La Tribune et le Herald se servent de presses à cylindres horizontaux qui impriment régulièrement 10,000 exemplaires à l’heure; mais les presses du Sun, qui paraissent jusqu’ici le dernier mot de la mécanique, peuvent tirer jusqu’à 20,000 feuilles à l’heure, et le tirage moyen de ces presses n’est jamais au-dessous de 18,000 feuilles. Elles impriment donc de 5 à 6 feuilles par seconde : c’est une rapidité qui confond l’imagination. On n’obtient de pareils résultats qu’avec des machines puissantes, d’un établissement et d’un entretien très coûteux, et qu’au prix d’une usure très rapide du caractère.
  4. D’un format in-quarto, imprimés très fin, pouvant contenir la valeur de 150 pages in-12; ils paraissent une fois par semaine, et ne coûtent que 2 dollars par an.
  5. Voyez, sur Marguerite Fuller, la Revue du 1er avril 1852.