La Presse daté du 16 mars 1883/Le monopole des fabriques

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La Presse du 16 mars 1883 (p. 1).
PARIS, 16 MARS 1883

LE MONOPOLE DES FABRIQUES


Nous avons applaudi à la décision de la Chambre qui, dans la future loi municipale a dispensé les communes de toutes les dépenses du culte qui ne concerneraient point l’entretien des immeubles leur appartenant. C’est là une réforme importante qui fera de la liberté de conscience une vérité, les communes où la majorité n’est point catholique n’étant plus obligées d’entretenir les ministres d’un culte qu’elle réprouve. Ces communes ne sont peut-être pas bien nombreuses en ce moment ; quelques grandes villes profiteront seules sans doute de la permission qui va leur être octroyée de laisser les ouailles entretenir leur pasteur. Mais avec le temps et selon les progrès de la libre pensée toutes les communes de France adopteront le système de la séparation de l’Église et de la commune.

Une autre réforme tout aussi importante et intéressant à un aussi haut degré la liberté de conscience est à l’ordre du jour. Celle-ci serait d’une application immédiate et quotidienne.

On sait que les fabriques ont le monopole des Pompes funèbres. C’est l’Église catholique, apostolique et romaine qui est chargée de faire enterrer les catholiques orthodoxes et aussi les libres-penseurs, les protestants, les juifs, les mahométans, les grecs schismatiques, les anglicans, les bouddhistes et généralement les individus de toute religion plus ou moins répandue qui meurent sur le territoire continental de la France. L’Église, il est vrai, n’impose point aux hérétiques autres que les libres-penseurs le personnel et les emblèmes qui servent aux catholiques ; il n’en est pas moins humiliant pour les juifs et les protestants d’être obligés de recourir aux fabriques de leur ennemie pour leur propre enterrement. Quant aux libres-penseurs, on sait quelle lutte ils ont à soutenir toutes les fois qu’un des leurs rentre dans le néant sans avoir nettement exprimé ses dernières volontés ; l’Église s’empare de son cadavre et il est bien difficile de le lui faire lâcher.

Depuis douze ans, en province, surtout, des conflits éclatent quotidiennement a ce sujet ; pour peu qu’un membre de la famille du défunt entre dans les saintes vues de l’Église, le libre-penseur qui n’a pratiqué et admis aucune religion est bel et bien enterré selon le rite catholique, escorté d’un prêtre et de chantres qui répètent tout le long du chemin des antiennes lamentables.

Le mort ne les entend pas, et cela ne lui fait ni bien ni mal, à coup sûr ; mais ces chants et cet appareil froissent les amis qui partagent les idées philosophiques du défunt. C’est une mensonge d’autant plus déplaisant que l’Église catholique compte ses adhérents par le nombre de gens qu’elle baptise et qu’elle enterre, ce qui en comptant les libres-penseurs portés en terre catholiquement, mais malgré eux, permet de dire que la religion catholique est celle de la majorité des Français.

M. Lefebvre, député de Seine-et-Marne, a présenté une proposition ayant pour objet d’enlever aux fabriques le monopole des inhumations pour attribuer ce service aux municipalités. Ce principe a déjà été inscrit dans la loi municipale actuellement en délibération devant la Chambre. Mais il s’agit d’en régler l’application. M. Waldeck-Rousseau, ministre de l’intérieur et la commission chargée d’élaborer une loi spéciale sur cet objet se sont entendus hier.

Le mode d’inhumation sera réglé dans chaque commune par la municipalité, sous réserve de l’approbation préfectorale. Aucun établissement public ne pourra se rendre entrepreneur du adjudicataire du service des inhumations ; cette mesure a pour but d'écarter les fabriques, déjà exclues en tant que détentrices d’un monopole.

La loi détermine le strict minimum de matériel que la commune devra posséder. Ce matériel sera le même pour toutes les croyances et dépourvu de tout emblème religieux.

La faculté est donnée aux héritiers ou exécuteurs testamentaires d’ajouter à ce matériel tout ce qu’ils jugeront convenable. Ils pourront, de même, traiter avec les fabriques pour tout ce qui concerne les cérémonies religieuses.

Le tarif des inhumations sera dressé par le conseil municipal. L’inhumation des indigents devra se faire gratuitement et d’une manière décente.

Cette loi sera la bienvenue. Il y a longtemps qu’elle est attendue. D’autant mieux qu’indépendamment de tous les motifs qui intéressent la liberté de conscience il en est de purement matériels mais presque aussi graves. Les fabriques, en sus de leurs visées fanatiques ont des préoccupations de lucre qui leur font négliger beaucoup de convenances. Que de fois n’a-t-on pas vu des caisses de mort se briser sur la voie publique et laisser échapper leur contenu parce que le défunt était un pauvre diable qui n’avait pas laissé de quoi payer une boîte confortable.

Les municipalités feront les choses plus convenablement. Elles établiront cette égalité devant la mort qui dans une démocratie est aussi essentielle que la liberté de conscience.