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La Princesse à l’aventure/La Fontaine Catherine

La bibliothèque libre.
& Charles Verrier
(p. 65-85).


VI. — LA FONTAINE CATHERINE


Elle monta sur la levée du fleuve. Elle marchait vite et elle avait peur, parce que la campagne était noire et déserte autour d’elle. La pie dormait sur son épaule. L’accordéon ballottait sur son dos. Le singe, qui lui donnait la main, se faisait traîner.

Depuis longtemps elle n’entendait plus le bruit du moulin. Des crapauds chantaient auprès d’une fontaine.

Elle sentit qu’elle avait soif, et, s’étant agenouillée dans l’herbe, elle se pencha pour boire un peu d’eau dans le creux de sa main.

Alors la fontaine lui dit :

— Je suis la Fontaine Catherine. Je coulais. J’étais bonne à boire et l’on prenait soin de moi. Maintenant je suis abandonnée ; on m’a jeté des pierres ; je suis trouble et les herbes bouchent ma source.

La petite princesse fut prise de pitié. Elle releva sa robe, entra dans l’eau et nettoya la source qui devint transparente et qui se remit à courir sur les pierres.

Puis, s’étant couchée par terre, elle s’endormit.

Elle ne dormait pas depuis longtemps, quand un bruit de voix l’éveilla.

Elle ouvrit les yeux. La lune avait tourné et brillait au fond de la fontaine. Elle n’aperçut ni son singe, ni sa pie, ni son accordéon, mais elle vit le montreur de marionnettes, la vieille négresse et le chevalier errant qui parlaient, debout au bord de la route.

Elle se redressa, mit ses bras autour de ses genoux et regarda en écoutant.

La vieille négresse prit la parole. Elle avait un œil blanc. Elle était coiffée d’un madras jaune et bleu noué autour de la tête. Sa robe verte à grosse fleurs écarlates était attachée au-dessus de la taille, sous un foulard de soie brodée, et laissait voir ses pieds nus. Elle parlait en riant ; ses dents luisaient ; elle faisait rouler ses yeux ; et les grands anneaux de ses oreilles dansaient sur ses épaules.

HISTOIRE DE LA VIEILLE NÉGRESSE

Je m’appelle Bonne-Amie et je suis la fille de Clotilde, la marchande d’acras. Je suis née de l’autre côté de la mer, au bout de la Rivière Salée, dans l’Ilet-aux-Cabris.

Quand j’étais petite, j’allais avec ma mère vendre, le matin, dans les rues, des gâteaux de maïs ficelés dans des feuilles, des acras de morue hachée ou de pâte de fèves, cuits à l’huile et assaisonnés de piment. Je poussais la petite voiture. Ma mère criait la marchandise, entrait dans les jardins et appelait les gens d’une voix enrouée.

Nous ne gagnions pas beaucoup d’argent et nous ne mangions que des bananes cuites et des poissons bouillis. Ma mère Clotilde buvait et me battait. Quand j’eus douze ans, j’entrai en service dans une plantation de la Haute-Terre. Mon maître, qui cultivait le café, nous laissait, à la fin de la récolte, nous réunir aux gens des plantations voisines, pour boire, pour chanter et pour danser.

Nous nous rencontrions la nuit tombée, au Morne-du-Sorcier, entre la Fontaine Jaune et la Case du Mangot. On allumait des feux de racines. Combalo, le jardinier, et Scipion apportaient leurs tambours. C’était des petits tonneaux garnis aux deux bouts de peaux tendues. IIs les posaient par terre, s’asseyaient dessus à califourchon et les faisaient résonner en les frappant en cadence avec la paume de leurs deux mains. On venait là en grand nombre avec des litres de tafia et du sirop doux. On faisait rôtir dans le feu des épis de maïs. Les deux joueurs de tambours se mettait à chanter et tout le monde les accompagait gravement.

Dégagé ou comme on peut,
Fai zaffai à ou comme ou voulé,
Moin ka monté Galisbé
Pou fai Bouboule à moin mes adieux.

Puis ils se taisaient. Des couleuvres criaient sous les arbres. Une cascade roulait des pierres au fond de la ravine. Une vieille femme en caraco, avec un chapeau de paille sans fond sur la tête, racontait d’anciennes histoires ; et les nègres en culotte blanche, accroupis sur leurs talons, remuaient sans rire leurs figures frottées d’huile.

Le ciel était plein de petites lumières. Les deux tambours recommengaient leur musique. Les plus jeunes ne s’arrétaient pas de boire afin d’étre plus vite ivre. L’un d’eux se levait tout à coup, et s’avançant entre les musiciens, se mettait à chanter, les mains sur les hanches, en levant l’un aprés l’autre ses pieds nus. Alors, une jeune fille se plaçait devant lui pour lui répondre. Elle se balançait lentement sur sa taille, à droite et A gauche, en avançant la tête et en faisant sauter sur son cou son collier de corail.

Belle mére à moin ka resté Galisbé, ché ;
Fenéte a li ka baye sur l’Evéché ;
On a beau dire moin fille là aimé jeunes gens, ou tane ?
Moin aimé li, moin pas ké couté ça.

Cora, Cora, ou cé belle mère à moin, ché ;
Cora, Cora, soigné Julia pour moin ;
Cora, Cora, soigné Julia pour moin, ou tane ?
Un jou a viné moin ka lé rende vous ça.

Pied mangot là qui dans la rue Galisbé, ché ;
C’est li qui ka servi moin guide
Pied frangipane là qui dans la cour là, ou tane ?
C’est lassu moin ka monté pour roucoulé Bouboule à moin.

Moin té assise lassu bassin la geole, ché ;
Moin ka vouai veni une mouche à miel
Mouche à miel là piqué lévre à moin, ou tane ?
Moin bien comprendre cé Bouboule à moin qui envoyé li.


Ti négresses qui aimé robe percale, ché ;
Ti négresses qui aimé collier chou ;
Ti négresses qui aimé escarpins vernis, zot tane ?
Pas avisé zot fair genre epi Bouboule A moin.

Nous nous levions et nous chantions chacun à notre tour, et ceux qui ne dansaient pas frappaient des mains et criaient pour nous accompagner. Les tambours battaient de plus en plus vite et nous dansions de plus en plus fort. Quelquefois les Indiens des plantations de cannes venaient nous voir, attirés par le bruit, et nous les chassions à coups de pierres.

Une nuit que j’avais trop bu, je me disputai avec Célina qui me jeta un sort. Aussi je me trompai de route en rentrant à ma case et au lieu de tourner vers la plantation, je pris le chemin de la Grande-Rivière, derrière le morne du Sorcier. Bientôt je m’aperçus que j’étais complètement perdue. Je marchais sur des pierres, qui devenaient plus grosses à mesure que j’avançais. Je fus enfin entourée d’énormes rochers. Le ciel était complétement rempli d’étoiles, serrées les unes contre les autres, et qui luisaient d’une façon extraordinaire. Des chauves-souris et de grands papillons couverts de poils tournaient autour de ma tête et frôlaient mon madras du bout de leurs ailes. Je voulus revenir sur mes pas, mais les rochers s’étaient refermés. J’appelai de toutes mes forces. Ma voix résonna longtemps, puis s’éteignit. Je voulus courir ; mais je glissai entre deux pierres et je tombai, et je sentis que je tombais pendant longtemps dans un trou noir où l’air était chaud et tellement épais que j’arrivai sans me faire de mal jusqu’au milieu de la terre.

Je me trouvai dans un grand corridor dont les murs, polis et luisants, étaient si élevés qu’ils semblaient se rejoindre par le haut et former une voûte, mais qui était remplie d’une éblouissante lumière de toutes les couleurs. Je marchai jusqu’au bout, où était une grande porte de verre : je la poussai ; elle s’ouvrit de toute sa hauteur, et j’entrai dans un jardin merveilleux, tout rempli de bassins où l’eau bouillonnait, de terrasses à balustres de marbre où marchaient des paons, d’arbustes surchargés d’énormes fruits rouges, de colonnades peintes, et de grands arbres dont le feuillage épais et mélangé de lianes en fleurs retombait comme une tapisserie.

Les allées étaient sablées d’une poudre d’argent ou l’on marchait sans faire de bruit et qui était douce aux pieds. Sur d’épaisses pelouses poussaient, sans tige, des fleurs grosses comme la tête d’une petite fille, et dont la coloration changeait à chaque instant. Des bambous se balançaient au dessus d’un torrent plein de pierres bleues et transparentes : ils étaient si gros qu’en les coupant entre les nœuds on aurait pu en faire de petits barils. Et il y avait des sabliers dont un fruit éclatait de temps en temps avec un bruit sec, des arbres à acajou dont les feuilles répandaient une odeur lourde, des tamarins sucrés, des acacias roses, des arbres avocat, des ébéniers et des liquidambars.

Je marchais depuis quelque temps dans le jadin, quand je vis venir vers moi un homme vêtu d’une rohe brodée d’or et suivi de deux négrillons coiffés de turbans, dont l’un portait sa traîne et dont l’autre tenait ouvert un parasol de plumes de coq. Il était grand ; sa peau était noire et il avait une longue barbe blanche. Il tenait à la main une haute canne de jade dont il me frappa en criant d’une voix terrible :

— Que viens-tu faire ici, malheureuse ?

La colére faisait palir ses joues, et son petit bonnet pointu brodé de lys violets tremblait sur sa tête.

Je me jetai par terre devant lui, et j’embrassai ses pieds nus frottés d’ocre. Je lui racontai mon histoire en levant la tête, en pleurantet en me frappant la poitrine et je le suppliai, en touchant ses mains chargées d’anneaux, d’épargner ma vie et de me traiter comme une esclave.

Il ne me répondit pas, et sans me faire un signe il continua de marcher dans le jardin. Je le suivis, pleine de crainte. Nous passâmes près d’un étang dont les poissons étaient incrustés de pierres brillantes et au bord duquel s’élevait une maison en rocaille dont le toit formait une terrasse ou poussaient des orangers.

Je tremblais de peur et j’invoquais les saints, car je voyais bien que j’étais chez le sorcier du Morne. Il monta rapidement les marches de la verandah. Les deux négrillons disparurent dans la trappe d’un soupirail qui se referma hermétiquement. Nous entrâmes dans un vestibule frais pavé de grandes dalles de mosaïque. Des stores baissés n’y laissaient pénétrer qu’une lumière verte, et des statues de basalte en garnissaient tout le tour.

Le sorcier écarta avec la main une portière invisible qui fit un bruit de perles, et, me prenant par la manche de ma camisole, il me jeta devant lui dans une grande salle de marbre dont les murs étaient surchargés d’épaisses étoffes toutes raides de pierreries.

A l’un des bouts de la salle était une grande baignoire carrée ot l’on descendait par trois marches et dont l’eau transparente brillait entre les tapis. De grosses lampes de verre coloré étaient suspendues au plafond par de longues chaînes. Elles étaient pleines d’une huile odorante qui s’égouttait à terre dans des plats de cuivre ronds. Il y avait sur les tapis des cabarets de cristal, des coffrets d’ivoire et des brûle-parfums dont la fumée montait obliquement vers les fenêtres.

Je tournai la tête et je vis sous un baldaquin que supportaient des colonnes torses, une belle jeune fille étendue sur des coussins. Elle était vétue d’une robe dont la traîne était soigneusement ramenée sous ses pieds.

Le sorcier s’approcha d’elle et elle se souleva faiblement. Ses yeux étaient pleins de larmes.

— Qu’avez-vous fait de ma servante, méchant vieillard ? dit-elle.

L’homme noir fronça le sourcil, redressa sa haute taille et dit d’une voix sourde, en faisant remuer sa barbe :

— Je l’ai tuée. Elle m’avait désobéi.

La jeune fille éclata en reproches, et le sorcier se tournant vers moi me dit :

— Voici ta maîtresse, sers-la fidèlement. Mais si tu cherches à t’échapper d’ici, tu mourras comme l’autre servante.

Puis il partit lentement, poussa devant lui le mur qui s’ouvrit, et il disparut.

Je restai debout auprès du lit. La jeune fille avait posé sa tête sur ses genoux et sanglottait. Ses cheveux noirs retombaient devant elle et je ne voyais pas son visage, mais ses bras étaient beaux et polis comme des jeunes pousses de latanier.

Alors, sans rien dire, je pris une mandoline qui était posée à terre et je me mis à jouer pour la consoler un air monotone qu’elle reconnut, sans doute, car elle releva peu à peu la tête, et me sourit à travers ses cheveux.

Je m’arrétai de jouer ; je lui dis que je m’appelais Bonne-Amie et que je la servirais fidèlement.

— Bonne-Amie, me répondit-elle, je ne sais pas depuis combien de temps je vis ici. Je suis tombée un jour dans un trou en me promenant et ce méchant sorcier a fait de moi sa femme. J’ai laissé, dans la maison de mon père, mon fiancé que j’aime. Un jour, je voulus m’enfuir, mais ce barbare me reprit et me coupa les pieds.

Elle releva la traîne de sa robe et me fit voir, en pleurant, ses jambes mutilées.

Je m’attachai à ma nouvelle maîtresse. Elle était belle comme la reine Anaïs, qui, comme on sait, est la plus belle des femmes. Je la portais dans mes bras pour la baigner dans le bassin carré. Je la parfumais d’huile douce. Je l’habillais de robes de mousseline empesée et je la portais sur la terrasse d’ou !’on voyait le jardin entre les orangers en caisses et les vases de fleurs. Elle s’asseyait sur un petit tapis de soie ; elle appuyait sa joue contre le balustre et elle regardait les paons, les faisans dorés et les poules qui marchaient sur les pelouses vertes.

Alors je jouais de la mandoline et je chantais doucement :

Moin té assise lassu bassin la geole, ché ;
Moin ka vouai veni une mouche à miel
Mouche à miel là piqué lèvre à moin, ou tane ?
Moin bien comprendre cé Bouboule à moin qui envoyé li.

Et elle pleurait.

Un jour, elle m’apprit que le sorcier du Morne cachait dans le fond du jardin de gros oiseaux, pareils à des aigles dont il se servait pour remonter sur la terre. Puis elle me regarda et me dit :

— Je veux que tu ailles porter une lettre et une bague à mon fiancé.

Je me jetai la face contre la terre et je lui rappelai que le sorcier avait menacé de me tuer si j’essayais de m’échapper. Mais elle me regarda si tristement que je lui demandai la lettre et la bague et que je partis.

Les gros oiseaux étaient dans une cage de fer, près d’un bâtiment vitré où le sorcier cuisait dans des cornues les sucs et les liqueurs magiques avec lesquels il faisait pousser les plantes. Des lueurs rouges et des tourbillons de fumée sortaient du laboratoire. J’entrai dans la cage, je liai les ailes à l’un des oiseaux et je l’emportai en courant.

Je poussai la porte de verre qui se brisa en mille pièces et je m’enfuis vers le trou. Je déliai les ailes du gros oiseau ; je m’accrochai à ses pattes ; il s’enleva d’un seul coup. Mais déja le sorcier était au fond du puits. Il me visait avec un arc. Il tira et sa flêche me creva un œil.

L’oiseau auquel je me cramponnais, m’emporta d’abord dans les airs, plana, puis redescendit peu à peu. Quand je ne fus plus qu’à quelques mètres du sol, je me laissai tomber au milieu des hautes herbes.

Il me sembla que je n’étais pas très éloignée de la plantation où je travaillais autrefois ; mais les arbres avaient tant poussé que je ne les reconnaissais point. Le ciel était d’un bleu cru. Le soleil brillait sur la mer au-dessus des cimes des palmiers et des cocotiers. Je me relevai et je pris le chemin de la plantation. Je rencontrai une couleuvre qui était nouée par le milieu du corps et qui ne pouvait plus se défaire. Je la dénouai. Elle ne me remercia pas, elle siffla et me dit :

— Prends trois dents sur le côté de ma bouche, et s’il t’arrive malheur, souffle dessus en m’appelant : Boucle d’Amour.

Je repartis. Mon œil crevé saignait.

L’habitation de mon ancien maître avait brûlé ; on l’avait reconstruite et je ne reconnaissais pas les visages des gens qui vivaient là. Alors je compris que j’étais restée chez le sorcier du Morne, bien plus longtemps que je ne croyais. On pansa mon œil. Je pris le chemin de la ville où je cherchai en vain toute la journée la maison du fiancé de ma belle maîtresse. Et je n’osai parler à personne de ce qui m’était arrivé, de peur qu’on ne me prit pour une folle. Ma mère Clotilde, la marchande d’acras, était morte. Tous mes amis étaient morts. Je vendis la bague. J’achetai une pacotille. Et je pris le bateau pour traverser la mer.

A peine avais-je débarqué de l’autre côté de l’eau, qu’un aubergiste me vola ma pacotille. Il me restait quelques sous. J’achetai un sac de cacaouettes, une petite mesure, et une mandoline, et je pris une grande route qui remontait un fleuve. Je vendais ma marchandise dans de petits cornets, en jouant de la musique et en faisant la quête dans tous les villages pour gagner ma vie.

Un jour j’arrivai auprés d’une ville dont la porte était gardée par deux statues de rois qui avaient des robes d’azur et qui tenaient à la main des pommes d’or. Comme la poussière de la route avait sali ma jupe, j’allai au bord du fleuve et je demandai à une fille de lavoir de me prêter sa selle, sa brosse et son savon. C’était une pauvre bossue effroyablement laide dont la figure était pleine de trous et dont les yeux louchaient. Elle parlait timidement. Elle me dit qu’elle avait été belle et qu’elle était la fille d’un roi.

J’accrochai au mur ma mandoline et mon sac de cacaouettes à côté d’autres sacs qui étaient là. Je lavai ma robe, je la fis sécher, je repris mon sac et ma mandoline et je m’en allai.

Je regagnai la grande route. J’étais fatiguée et m’étant arrêtée auprès d’une vigne pour préparer des cornets de cacaouettes, je mis la main dans mon sac : il était plein de graines d’ortie. Je m’aperçus alors que je m’étais trompé de sac. Je le pris par le fond et je le secouai, et il en tomba un être difforme qui me sauta au visage.

C’était un petit vieillard qui avait une barbe rousse, une culotte de velours et des souliers à boucle. Il m’avait saisi à la gorge et essayait de m’étrangler. Je parvins à me dégager. Mais il se transforma en un toucan qui avait sur la téte une créte semblable à une tour et dont le bec était pareil à une paire de gros ciseaux de tailleur. Il fondit sur moi. J’arrachai un pieu dans la vigne et je voulus l’en frapper. Mais il se mua en une énorme vague salée et pleine d’écume qui s’avança sur moi en grondant et en m’entourant.

Alors je pris dans ma ceinture les trois dents de la couleuvre et je soufflai dessus en appelant :

Boucle d’Amour !

J’entendis aussitôt un mugissement semblable au bruit d’un jet de vapeur, et je vis s’avancer un énorme cachalot qui d’un seul coup but la vague. Mais il restait une goutte d’eau. Elle se changea en un boisseau de blé, tandis que le cachalot prenait la forme d’une couleuvre dans laquelle je reconnus mon amie. Elle se mit à avaler l’un après l’autre tous les grains de blé. Mais elle en oublia un. Il se transforma aussitôt en un grand Secrétaire rouge qui, l’ayant prise dans son bec, la trancha par le milieu du corps ; non pas assez vite toutefois pour que la tête coupée n’ait eu le temps de le piquer mortellement a la gorge.

Bientot il ne me resta plus du Secrétaire, qu’un petit tas de cendre qui fumait. Et la couleuvre à demi-morte, me dit :

— Ma fille, je suis vaincue, car je meurs. Et toi-même tu ne ressentiras que trop durement les effets de la colère de ce puissant génie que je viens de combattre.

Alors je fus saisie d’une telle peur que je me sauvai à toutes jambes sans regarder derrière moi. Et tout en courant je m’aperçus qu’un plumage usé me poussait tout le long du corps. Quand je m’arrêtai, j’étais une vieille pie et j’avais un œil blanc.

Depuis, je cours le monde, je ne reprends ma forme naturelle qu’à minuit pour la perdre au chant du coq. Et je désespére de voir jamais cesser cet enchantement.

La petite princesse avait écouté sans bouger toute cette histoire. La lune s’était couchée derriére un côteau. Le ciel blanchissait. Un coq chanta dans une ferme. Un vent frais se leva tout à coup et fit frissonner en passant les feuilles des peupliers. Les figures des trois personnages semblérent se dissoudre peu à peu dans les premières lueurs de l’aube. La fontaine murmura sur les pierres. Et la petite princesse s’endormit d’un profond sommeil.