La Princesse Tarakanov

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LA
PRINCESSE TARAKANOV

Tout le monde a pu voir à l’exposition universelle de Paris, en 1867, dans un des salons réservés aux artistes étrangers, un tableau qui arrêtait les regards par certaines qualités d’exécution, mais surtout par l’horreur du sujet, qu’il est impossible d’oublier. Dans un cachot éclairé d’une lumière glauque pareille à la lueur du rayon qui joue au fond d’un fleuve, l’eau se précipite par un large soupirail comme par la vanne d’une écluse ; elle est sur le point de recouvrir complètement une misérable couchette sur laquelle une femme en haillons est debout. Cette femme, jeune encore et qui conserve sous ses vêtemens sordides, malgré la longue souffrance dont son visage porte l’empreinte, un air de noblesse et des traits d’une rare beauté, se dresse avec épouvante, collée à la muraille, le cou plié en avant par la voûte surbaissée du cachot, les mains crispées, les yeux agrandis par la terreur. Elle regarde monter de minute en minute la mort inévitable ; quelques instans encore, et la prison sera devenue un tombeau. Ce tableau, exposé pour la première fois en 1864 à Saint-Pétersbourg, où il avait fait grand bruit, portait la signature d’un peintre russe estimé, M. Flavitzky, mort avant d’avoir pu jouir de son succès en France.

La scène que le peintre a voulu représenter est la mort de la princesse Tarakanov, fille de l’impératrice Élisabeth Pétrovna. Selon la légende, cette princesse avait été à l’âge de dix ans à peine secrètement enlevée par le prince polonais Casimir Radzivil, l’illustre adversaire des Czartoryski. Il l’avait emmenée en Italie dans l’espoir qu’elle pourrait un jour servir à ses desseins ; sous sa direction, elle avait tenté, par diverses intrigues à Rome et ailleurs, de se faire reconnaître comme légitime héritière de la couronne de Russie. Le comte Alexis Orlof étant parvenu à s’emparer de sa personne, l’impératrice Catherine II l’avait tenue enfermée au château de Schlusselbourg, à l’embouchure du lac Ladoga, dans une chambre souterraine que son époux, Pierre III, avait fait construire avec l’intention de l’y enfermer elle-même, projet qu’il était à la veille d’exécuter lorsqu’elle le prévint, on sait de quelle manière, en se débarrassant de lui. L’infortunée princesse languissait depuis deux années dans cette prison lors de la grande inondation de 1777, où elle trouva la mort. La Neva, grossie par les flots de la Baltique, que le vent du sud-ouest faisait refluer dans le fleuve, s’éleva de 10 pieds au-dessus de son niveau ordinaire, et ses eaux envahirent toute la partie inférieure de la forteresse.

Telle est la version généralement accréditée depuis près d’un siècle dans l’opinion publique et acceptée sans contradiction par la plupart des historiens. On la lit tout au long dans l’Histoire de Catherine II, publiée en 1798 par J. Castéra, on la trouve aussi répétée et amplifiée dans un ouvrage allemand intitulé les Favoris russes, par Helbig ; elle a passé de là dans les histoires de Russie et les biographies. Quoiqu’elle eût inspiré dès le début certains doutes à quelques esprits plus attentifs, elle subsistait néanmoins, grâce à l’obscurité qui enveloppait jusque dans les dernières années cet incident du règne de Catherine II, et qui laissait un libre champ aux fictions des romanciers comme à l’imagination peut-être plus féconde encore de la foule.

Ce récit n’offrait d’ailleurs à première vue rien d’invraisemblable. On sait que l’impératrice Élisabeth Pétrovna, fille de Pierre le Grand et de la belle servante livonienne, n’était pas plus réglée dans ses mœurs que ne l’avait été sa mère, Catherine Ire. Elle associait à une dévotion outrée tous les excès du dévergondage. Pour chasser les terreurs dont elle était obsédée, elle avait recours non-seulement à l’ivresse du plaisir en changeant d’amant presque chaque nuit, mais encore à l’ivresse du vin. Elle s’efforçait ensuite de réparer ses fautes par mille pratiques extravagantes, et s’abandonnait sans réserve aux superstitions les plus puériles. Elle ne s’était pas mariée de peur de se donner un maître ou du moins un surveillant incommode. À peine assise sur le trône, où elle avait été portée par une révolution, elle s’était empressée de récompenser, en les comblant de dignités et d’argent, ceux qui l’avaient aidée à renverser la régente Anne. Elle avait pris publiquement pour amant un grenadier des gardes, Alexis-Grégorievitch Rasumovski. Dans la première fureur de sa passion, elle l’avait fait en quelques semaines chambellan, chevalier de l’ordre de Saint-André, grand-veneur et comte ; puis elle lui avait donné le magnifique château d’Anitzkoi, qui, par une suite de circonstances bizarres, rendu plus tard au domaine de la couronne, servit une seconde fois, sous Catherine II, à récompenser dans la personne de Potemkin des services du même genre.

Le bruit courait que Rasumovski avait fini par décider Élisabeth à lui accorder secrètement sa main. Dans tous les cas, il passait pour certain qu’elle en avait eu plusieurs enfans, la plupart disaient deux fils et une fille, auxquels on avait donné le titre de princes et princesse de Tarakanov. L’un des fils, confiné dès son enfance dans un couvent à Perejaslav-Salesski, n’avait pas tardé à y mourir. L’autre vivait encore en 1800 ; il s’adonnait à l’étude de la chimie, que lui enseignait un professeur allemand, et il fut tué en faisant une expérience. Quant à la fille, placée toute petite dans un couvent de Moscou, on ignorait ce qu’elle était devenue. De là des conjectures qui, se mêlant à l’histoire vaguement connue de l’arrestation, du procès secret et de la mort mystérieuse d’une femme dont les intrigues avaient pendant plusieurs mois préoccupé l’impératrice Catherine II, donnèrent peu à peu naissance au roman qui n’a cessé de passer de livre en livre jusqu’à nos jours.

L’empereur Alexandre II eut, il y a quelques années, la fantaisie de connaître la vérité sur cette affaire ; il fit examiner par une commission le volumineux dossier relatif à la prétendue fille d’Élisabeth Pétrovna, conservé aux archives de Saint-Pétersbourg. À la suite de cet examen, un rapport lui fut adressé. On ne jugea pas à propos de le publier ; mais l’existence de ce mémoire ne resta pas inconnue, et remit en discussion l’histoire toujours obscure de la princesse Tarakanov. Les journaux s’en occupèrent ; enfin un recueil mensuel publié par l’université de Moscou donna en 1867 un extrait assez complet du mémoire officiel, qui jette quelque lumière sur cet étrange épisode, sans dissiper néanmoins toutes les incertitudes. Si les faits ne répondent pas entièrement aux traditions que nous venons de rappeler, si l’histoire a un autre dénoûment, elle ne perd rien de ce qu’elle avait de romanesque, et la catastrophe n’est pas moins tragique.

En ajoutant un nom de plus à la série déjà longue en Russie des faux prétendans, cette histoire offre un nouvel et curieux exemple du nombre de gens qui peuvent s’associer par calcul ou se prêter de bonne foi à une intrigue hardiment soutenue, et du succès que peut obtenir, même en un siècle de pleine lumière comme le XVIIIe, une fable bien ourdie. Elle permet de suivre pas à pas le progrès de la fiction dans l’esprit qui l’a conçue, et révèle un caractère qui n’a certainement rien de vulgaire. Les prétendans ont été pour la plupart des hommes ; ils se sont présentés les armes à la main, et ont entraîné les esprits par l’ascendant qu’exercent naturellement sur la foule l’énergie et la bravoure. Il s’agit ici d’une femme qui n’a pas moins de hardiesse, mais qui se cherche des partisans dans les classes cultivées et par de tout autres moyens. Elle remplace la bravoure militaire par les séductions de sa personne, par l’aplomb et la ruse, par une abondance d’expédiens, une souplesse et une fécondité dans l’invention vraiment inépuisables.


I.

Au mois d’octobre 1772, trois étrangers, suivis d’un nombreux domestique, arrivèrent à Paris et s’établirent dans un élégant hôtel de l’île Saint-Louis. C’était une jeune femme de vingt-cinq ans au plus, qui se faisait appeler Aly Émettée, princesse de Voldomir, un jeune homme d’assez bonne tournure, le baron Embs, qui se disait son parent, quoiqu’il n’eût avec elle aucune ressemblance, et un homme d’un certain âge qu’on nommait le baron de Schenk. Ce dernier, tout en gardant avec la dame les manières les plus respectueuses, semblait lui servir de protecteur ou de conseil et avait l’intendance de la maison ; c’est à lui que les fournisseurs et les domestiques avaient affaire. La jeune femme, blonde, un peu maigre, était jolie ; elle avait les traits réguliers et de la plus rare distinction. Sa figure frappait au premier abord par une singularité dont on ne se rendait pas compte ; mais on s’apercevait en l’observant de plus près que les deux yeux, d’ailleurs parfaitement beaux, n’étaient pas de la même couleur, ce qui donnait à son regard quelque chose de perçant et une étrange puissance de fascination. Elle avait de l’esprit et des connaissances, parlait couramment plusieurs langues, chantait à ravir en s’accompagnant du clavecin ; de plus, beaucoup de grâce avec un air étonnamment sérieux et parfois un sourire froid qui trahissait une âme peu facile à émouvoir. On sut bientôt qu’elle était née en Circassie ; on la disait la nièce et l’héritière d’un Persan prodigieusement riche.

Ces étrangers tenaient un assez grand état de maison ; ils avaient un équipage, faisaient de la dépense, donnaient à souper. Aussi ne tardèrent-ils pas à recevoir une société nombreuse, où les femmes manquaient à la vérité, mais où dominaient les étrangers venus de toutes parts à Paris pour y chercher les amusemens dont la capitale de la France était le foyer et y apprendre l’élégance dont elle était l’école. Au rang des plus assidus était le comte Casimir Oginski, hetman de Lithuanie, un des chefs de la nation polonaise, patriote illustre, arrivé depuis quelques semaines en France pour y solliciter le cabinet de Versailles en faveur de sa patrie ; c’était un homme spirituel, grand amateur des arts, qui maniait lui-même assez bien le crayon et le pinceau, et qui jouait supérieurement de la harpe, c’est à lui qu’on attribue l’invention des pédales pour cet instrument. Un autre était le comte Rochefort-Velcourt, d’une famille française établie en Allemagne depuis la révocation de l’édit de Nantes, converti au catholicisme, grand-maréchal du prince de Styrum-Limbourg. Il se rencontrait parmi les habitués des gens de moindre acabit, entre autres un M. de Marine, personnage assez équivoque, espèce de vieux beau sur le retour qui cachait son âge avec le plus grand soin, mais homme nécessaire, car il n’y en avait pas de plus constamment gai ni de mieux informé des chroniques de la galanterie. On y voyait encore un M. Mackay, ancien commis du célèbre banquier Delaborde, et un M. Poncet, gros marchand de la rue Saint-Denis, tous deux également bien fournis d’argent et de vanité. Ce n’est pas précisément pour leur esprit qu’ils étaient reçus dans la maison ; mais au bout d’un mois ils avaient avancé d’assez fortes sommes à la princesse. Les deux barons, en leur faisant l’honneur de les prendre pour trésoriers, les ménageaient fort, et M. de Schenk les éblouissait par la description des trésors que la princesse Aly était appelée à recueillir bientôt en Perse.

Il était impossible que l’amour n’eût pas son rôle dans une société dont une femme belle et jeune était le centre. Oginski lui faisait une cour empressée, et il avait avec elle un commerce continuel de billets galans. Le comte Rochefort-Velcourt, qu’on disait assez mal dans ses affaires et qu’un beau mariage eût remis à flot, était un prétendant plus sérieux. Il s’était mis en tête de l’épouser. Elle lui répondait en riant, sans toutefois le décourager.

Un matin Embs, qui avait souscrit plusieurs lettres de change, fut arrêté. On apprit alors que le prétendu baron s’appelait Vantoers et qu’il était fils d’un riche fabricant de toile de Gand, en Belgique, lequel l’avait chassé de la maison paternelle à la suite de je ne sais quelles équipées. La surprise fut grande à cette fâcheuse nouvelle parmi les amis de la princesse. Mackay et Poncet avaient des raisons toutes particulières de s’étonner ; ils prirent peur, et, en gens accoutumés par profession à ne jamais négliger longtemps le côté positif des choses, ils réclamèrent avec une insistance polie le remboursement de leurs avances. Le baron de Schenk, d’un sang-froid philosophique qui ne se démentait jamais, surtout dans les grandes occasions, les assura que ce malentendu allait bientôt s’éclaircir. Pour les apaiser et tirer de prison le parent de la princesse, il obtint de M. de Marine, toujours prêt à ce genre de services, qu’il prêtât sa signature. On voulut bien s’en contenter, et les réceptions continuèrent ; mais Poncet et Mackay s’étant présentés un soir chez la princesse, on leur répondit qu’elle avait congédié ses gens à l’improviste, vendu ses chevaux, et qu’elle était partie pour l’Allemagne avec les deux barons et un seul domestique. Elle débarquait en effet quelques jours après à Francfort, où Marine et Rochefort l’avaient devancée, et s’établissait dans le premier hôtel de la ville. Mackay les suivait de près : une semaine ne s’était pas écoulée que Vantoers était arrêté de nouveau à la requête du résident de France, et M. de Marine sérieusement menacé. L’hôtelier, effrayé de cet esclandre et peu jaloux d’héberger tant de monde à ses dépens, mettait à la porte cette compagnie d’aventuriers, sans se soucier des plaintes que la dame allait, disait-elle, adresser aux représentans de la Russie à Vienne et à Berlin, ni prêter l’oreille aux raisonnemens du flegmatique intendant. La brillante princesse et ses amis allaient se trouver dans la situation la plus triste, lorsqu’un sauveur inattendu survint pour conjurer la catastrophe.

Philippe-Ferdinand, prince régnant de Limbourg, seigneur de Styrum, comte d’Oberstein, possesseur de plusieurs fiefs en Lorraine et ailleurs, n’en était pas plus riche malgré tous ces titres. Il avait hérité de la couronne à la place de son frère aîné, mort des suites d’un accident de chasse. Il descendait des comtes de Schauenbourg, et élevait en cette qualité des prétentions fort contestées aux duchés de Slesvig et de Holstein ; il était depuis quinze ans en négociation à ce sujet avec les cours de Saint-Pétersbourg et de Copenhague. Il soutenait en outre un procès des plus embrouillés contre le roi de Prusse. Comme la plupart des principicules allemands, il avait une cour soumise à une étiquette rigide, mais pas de courtisans ; il avait un chargé d’affaires à Paris et un autre à Vienne ; il tenait sur pied une armée de je ne sais combien d’hommes, dont il formait à lui seul tout l’état-major, car il était obligé de faire sur sa cour, sur ses représentans à l’étranger, sur son armée, de grandes économies, qu’il compensait du reste par la libéralité avec laquelle il distribuait les ordres dont il était le fondateur.

Dans sa principauté de deux lieues d’étendue dans tous les sens, il affectait les allures d’un souverain. Quoique catholique et même dévot jusqu’à la bigoterie, il craignait peu de scandaliser ses sujets, et il avait eu publiquement plusieurs favorites à l’imitation du roi Louis XV. Ignorant et crédule, il se piquait d’esprit, ce qui ajoutait quelques degrés de plus à sa sottise. Il apprit l’embarras dans lequel se trouvait la femme que son grand-maréchal du palais, Rochefort-Velcourt, voulait épouser ; ce récit piqua sa curiosité, et il se rendit à Francfort pour la voir. Elle s’apprêtait à quitter l’hôtel lorsque le prince de Limbourg se présenta. Sa beauté, l’air de majesté qui lui était naturel, son éloquence, firent sur lui la plus vive impression ; elle laissa tomber, comme en passant, quelques mots sur sa naissance. De plus aguerris que le prince de Limbourg eussent été pris à la séduction de ses savans sourires. Il n’y résista pas, et sortit de chez elle ravi ou plutôt entièrement subjugué. Il paya une partie de ses dettes, offrit des garanties à Mackay et à Poncet, et pria la princesse de s’établir, jusqu’à l’arrivée des sommes qu’elle attendait de Perse, dans un de ses châteaux. Il laissa toutefois Vantoers en prison, et la princesse ne s’inquiéta pas plus que Rochefort-Velcourt de lui rendre la liberté. Le prince ne tarda pas à combler la dame des témoignages de la galanterie la plus empressée, à lui prodiguer les cadeaux, tellement que le grand-maréchal, alarmé par ces tendres démonstrations envers la femme qu’il voulait épouser, les prit bientôt assez mal, et eut l’imprudence de le laisser voir. Le prince se targuait d’avoir en tout des façons royales, il se souvint à propos de la manière dont Louis XIV, en semblable occurrence, avait traité M. de Montespan ; il en usa de même avec Rochefort-Velcourt, et le fit enfermer comme prisonnier d’état.

La princesse s’était installée à Neusess, un des châteaux du prince, en compagnie du baron de Schenk, dépositaire de ses archives, c’est-à-dire de quelques papiers au moyen desquels il la tenait à sa merci. Le château de Neusess, presque toujours inhabité, se trouvait dans un grand état de délabrement ; mais le prince, ne pouvant se dissimuler que ce logis laissât fort à désirer, y avait placé quelques-uns de ses soldats, en général peu occupés, pour présenter les armes à la princesse toutes les fois qu’elle sortait, ce qui devait réparer, selon lui, l’insuffisance de l’ameublement. Il faisait à Neusess de fréquentes visites et donnait à la princesse les signes d’un attachement de plus en plus vif, qu’elle savait à la fois flatter et contenir adroitement dans les limites du respect. Le prince avait pour chargé d’affaires à Vienne un certain Hornstein, prélat catholique, profond théologien, fort dévot et grand faiseur de conversions, qui était en même temps ministre de l’électeur de Trêves. Hornstein ayant fait un voyage à Limbourg, le prince, qui le traitait sur le pied de l’amitié, le conduisit à Neusess. La belle Circassienne devina notre homme, et, le prenant par l’amour-propre, elle n’eut pas de peine à le charmer. Elle le supplia d’avoir pitié de son inexpérience, de veiller sur sa jeunesse si éprouvée, d’être son mentor comme il était celui du prince, et d’avoir pour agréable qu’elle ne se conduisît que par ses conseils. Elle lui parla, mais avec modestie, des grandes richesses dont elle devait hériter, et le chargea de lui acheter une propriété en Allemagne, parce qu’elle ne voulait plus quitter sans espoir de retour un pays auquel son cœur tenait désormais par tant de liens. Cette fortune colossale était loin de nuire au prestige qu’elle exerçait sur tout le monde et sur le prince en particulier. Celui-ci était fort endetté ; les largesses qu’il venait de faire, le surcroît de dépenses qu’il était obligé de s’imposer, mettaient le comble à ses embarras. Sur la recommandation de la princesse, M. de Marine était parti pour Paris chargé par le prince de négocier avec le gouvernement français la cession des fiefs qu’il possédait en Lorraine ; mais l’affaire n’avançait pas. Le comté d’Oberstein, dans la délicieuse vallée de la Nahe, le joyau des propriétés du prince, était si obéré que celui-ci n’en touchait plus les revenus depuis nombre d’années, et c’était là le plus grand de ses chagrins. La princesse, avec un tact exquis, lui insinuait qu’elle pourrait mettre bientôt à sa disposition les sommes nécessaires pour le dégager, et elle priait Hornstein, devenu son protecteur, d’intercéder pour que le prince voulût bien ne pas repousser ces offres.

Elle prenait de jour en jour plus d’empire sur le prince, elle voyait que les espérances dont elle se plaisait à l’amuser riaient à son cœur ; il ne lui avait pas été difficile de s’apercevoir que l’amour et l’intérêt, attisés l’un par l’autre, avaient déjà fait naître en lui la pensée de l’épouser. Pourquoi donc ne se déclarait-il pas ? Les semaines s’écoulaient, les visites se succédaient l’une à l’autre sans que le mot si longtemps attendu vînt sur ses lèvres. Un jour, il la trouva les yeux rougis par les larmes, souffrante, accablée sous le poids d’une morne tristesse. À son inquiète sollicitude, à ses pressantes questions sur la cause du chagrin auquel il la voyait en proie, elle répondit enfin qu’une lettre du grand-chancelier de Russie, le prince Galitzin, son tuteur, venait de l’informer que son oncle la rappelait sans retard en Perse pour la marier. Aussitôt le prince, avec un emportement de passion qu’il n’avait pas montré jusque-là, lui déclara qu’il ne la laisserait pas partir, qu’il l’aimait et qu’il la priait de lui accorder sa main. Elle touchait à son but. Elle feignit toutefois de paraître surprise autant qu’heureuse, et demanda pour répondre un délai de quelques jours. Elle avait besoin de consulter son tuteur. Bientôt en effet elle eut la joie d’annoncer au prince que le grand-chancelier de Russie prenait sur lui d’autoriser cette union et d’obtenir que son oncle ne s’y opposât point ; mais en même temps Hornstein, alors absent, écrivait au prince de Limbourg, et lui faisait comprendre à elle-même qu’il était nécessaire qu’elle fournît avant ce mariage des documens certains sur sa naissance. Loin d’être déconcertée par une pareille exigence, elle la trouva toute naturelle, et, en attendant les renseignemens que les gazettes russes ne tarderaient pas à publier, elle entrait dans de nouveaux détails sur son histoire. Elle était clame d’Azof sous la suzeraineté de l’impératrice de Russie et unique héritière de la maison de Voldomir. Elle appartenait à l’église grecque orthodoxe ; devenue orpheline à l’âge de quatre ans et conduite à la cour du shah de Perse, son oncle, celui-ci l’avait envoyée en Europe pour la soustraire aux troubles qui agitaient le pays. Les biens de sa famille avaient été séquestrés en 1749 pour vingt années. Ce temps était révolu, elle n’avait plus pour entrer en possession qu’à obtenir l’agrément de l’impératrice, à quoi son tuteur, le grand-chancelier, s’employait activement. La fable se développait au gré des circonstances avec un succès qui ne se démentait pas.

Depuis qu’elle se croyait sûre d’épouser le prince, la dame d’Azof s’était départie de ses rigueurs pour lui, peut-être avec l’espérance de l’enchaîner plus étroitement, et ce calcul, qui eût pu être une imprudence et la perdre, avait pleinement réussi. Le prince n’avait pas tardé à mettre son ami Hornstein dans la confidence de son bonheur, et le rigide mentor, tout dévot qu’il fût, avait montré pour la faiblesse de ses élèves une indulgence plus que paternelle. Il voyait surtout dans la princesse une belle conversion à opérer, une brillante conquête à faire pour l’église. D’ailleurs le prince multipliait les fêtes, prolongeait ses séjours à Neusess, affectait de sa montrer partout en public avec la Circassienne, en un mot il affichait royalement son triomphe, comme s’il eût voulu prendre tout le pays à témoin de l’engagement qu’il avait contracté. Malgré ces démonstrations, qu’elle pouvait prendre jusqu’à un certain point pour des sûretés, la princesse ne laissait pas de ressentir une impatience d’autant plus grande que les papiers exigés pour le mariage ne devaient jamais arriver. Elle avait des périls à craindre de plus d’un côté. Vantoers, toujours en prison à Francfort, se plaignait qu’on l’oubliât et menaçait de parler. Mackay et Poncet perdaient patience en dépit des promesses du prince. Pour les apaiser, on les décorait tant qu’ils voulaient ; mais on savait qu’ils ne s’en livraient pas moins sur leurs débiteurs à des recherches qui pouvaient en apprendre un jour plus que la dame d’Azof ne désirait qu’on en sût. Aussi usait-elle des ressources les plus variées pour précipiter la conclusion. Quelquefois elle manifestait des scrupules religieux, elle se montrait alarmée du scandale de cette union coupable ; il lui était pénible de supporter une situation indigne de son nom, de sa naissance, de sa famille, et elle paraissait résolue, quoi qu’il lui en coûtât, à y mettre un terme. D’autres fois elle essayait sur le prince du ressort de la jalousie. Elle n’avait pas cessé d’être en correspondance avec Oginski ; cette correspondance devenait plus active, et la dame ne cachait pas au prince que le magnat avait eu autrefois pour elle une grande passion. Elle jouait aussi elle-même la jalousie ; elle savait qu’on voulait marier le prince et ne prétendait pas être un obstacle à son bonheur ; elle parlait d’une séparation immédiate, définitive, ou du moins elle voulait s’éloigner pour quelques mois afin de lui donner le temps de consulter son cœur. Le prince s’irritait de ces soupçons injustes ; il les repoussait en s’abandonnant tour à tour, comme un enfant, aux protestations les plus ardentes et aux plus folles colères. Les accès de profond désespoir qui succédaient à ces colères donnaient à la princesse la mesure de l’empire qu’elle exerçait sur cette faible nature, mais ne la rassuraient point, tant que son mariage dépendrait d’une condition qu’elle ne pouvait remplir, et dont il lui importait par-dessus tout d’être dispensée. Elle recourait alors aux tentations de l’intérêt. L’impératrice de Russie ne pouvait se refuser à reconnaître ses droits incontestables et à la mettre bientôt en possession de la principauté de Voldomir ; la seule chose à craindre était que, tant que durerait la guerre avec la Turquie, elle ne pût s’occuper de cette affaire, et combien de temps la paix se ferait-elle attendre ? Elle savait bien qu’une circonstance accélérerait infailliblement la décision, — elle voulait dire son mariage avec le prince, — mais il n’était pas de sa dignité de la provoquer, ni même d’y consentir jusqu’à ce que sa situation fût ce qu’elle devait être un jour. Elle annonçait le projet de se rendre à Saint-Pétersbourg, où sa présence préviendrait au moins l’impératrice en sa faveur ; avant de partir, elle voulait assurer au prince la disposition d’une partie de sa fortune, et elle lui présentait une lettre de change toute préparée sur un banquier imaginaire. La seule idée de cet éloignement momentané le désolait, son cœur ne tenait pas contre un tel excès de dévoûment ; il n’était alors extravagances auxquelles il ne se livrât, il se déclarait décidé à rompre avec le monde, il parlait d’entrer en profession, si elle s’éloignait, ne fût-ce que pour peu de temps. Il souscrivait d’avance à tout ce qu’elle voudrait, pourvu qu’elle obtînt l’assentiment de son ami Hornstein. Il demandait seulement que, pour être plus complètement à lui et pour qu’il n’existât plus entre eux l’ombre d’une séparation possible, elle se fît catholique.

Cette concession coûtait fort peu à sa conscience, et sans doute elle se réservait d’y consentir aussitôt qu’elle ne verrait plus d’autre obstacle à son mariage avec le prince que la différence de religion. Lorsque Hornstein venait à Neusess, elle ne se refusait jamais aux longues conversations théologiques qu’il aimait à provoquer, et dont il remportait invariablement tout l’honneur. Toutefois elle avait au plus haut degré l’art de ménager ses ressources : le changement de religion en était une dont elle ne voulait pas user sans être parfaitement sûre d’en recueillir le fruit, et elle continuait d’opposer aux instances du prince des scrupules qui allaient peu à peu s’affaiblissant. L’opinion du pays, émue de cette liaison publique, commençait à s’exprimer en termes plus hardis sur le compte de la dame d’Azof. Dès la première visite que le prince lui avait faite à Francfort avec son grand-maréchal, on avait essayé de le mettre en garde contre cette personne suspecte. Hornstein avait recueilli de son côté plus d’un indice inquiétant, et il avait fidèlement transmis au prince ce qu’il apprenait. Celui-ci avait longtemps dédaigné tout cela ; mais aujourd’hui, accablé de dettes, sans argent et sans crédit, il allait bientôt se trouver dans un état de détresse dont l’approche ouvrait insensiblement son cœur à la défiance. Cependant il résistait encore ; un jour, à la chasse, un piqueur qu’il honorait de ses bonnes grâces ayant cru lui faire sa cour en parlant avec indignation des médisances qui couraient sur le compte de la princesse, pour toute réponse il l’avait frappé avec la crosse de son fusil. Ce propos n’en avait pas moins fait impression sur son esprit. Enfin il lui arriva de Francfort une lettre dans laquelle on lui peignait la princesse sous les plus fâcheuses couleurs ; on parlait des aventures qu’elle avait eues et des dupes qu’elle avait faites à Berlin, à Londres, à Paris. Ce fut le dernier coup. Il courut à Neusess ; sans demander et sans attendre aucune explication, il se mit à l’accabler des reproches les plus vifs, auxquels il mêlait d’une façon bizarre mille protestations. Elle l’écouta jusqu’au bout avec une tranquillité méprisante ; puis elle répondit qu’elle avait toujours dû s’attendre à pareil traitement de la part d’un homme aussi facile à tromper, le jouet de ses faux amis, misérablement esclave de l’opinion des ignorans, et d’une voix attendrie par l’émotion elle ajouta qu’elle avait pitié de sa faiblesse, que pour elle, à jamais perdue, puisqu’elle ne tarderait pas à être mère, sûre de se voir repoussée par les siens et sans espoir de recouvrer les biens de sa famille, elle acceptait la pauvreté et n’éprouvait qu’un regret, c’est que l’abandon du prince la mît dans l’impossibilité d’acquitter, en l’enrichissant, la dette qu’elle avait contractée. La révélation inattendue de cette grossesse, qui était d’ailleurs une fiction, avait suffi pour jeter le prince dans un trouble extrême. À peine eut-elle fini qu’il s’empressa de confesser sa crédulité et d’implorer son pardon. — Elle savait bien qu’il l’aimait et qu’il l’aimerait toujours, fût-elle pauvre, sans naissance, coupable même ; pourquoi l’avait-elle trompé ?

— Et qui vous dit que je vous trompe ? Voilà cinq mois que je laisse cruellement languir le baron Embs dans la prison de Francfort, n’est-il pas juste qu’il m’accuse pour se venger ? Vous étonnerez-vous de la haine publique qui me poursuit, et que ma honte autorise ?

C’était la première fois qu’elle parlait du baron Embs, et sans doute elle ne se souciait guère qu’il fût mis en liberté.

— D’ailleurs, reprit-elle après un instant de silence, sachez-le, je suis la victime du sort depuis ma naissance. Que serais-je devenue, que deviendrais-je encore, délaissée de tous, au milieu d’un monde ennemi où le destin m’a jetée sans défense, si je ne m’étais armée contre les chances de la vie de courage et d’audace ? Vous me demandez la vérité. Vous ne la croiriez pas, si je vous la disais tout entière. Qu’est-ce que la vérité ? Qu’est-ce que le mensonge ? Dans l’étrange comédie que nous sommes condamnés à jouer et où nous ne choisissons pas notre rôle, dites-moi si vous êtes capable de distinguer les masques des visages ? Chacun s’abuse et abuse les autres. Tous mentent, mais les uns mentent sans suite et se perdent, les autres entendent dominer l’avenir ; ils mentent, si vous voulez, mais avec système, et c’est parmi ceux-ci que je veux être. Condamnez-moi, faites-moi, si vous l’osez, un crime de vous aimer et de vouloir, en me sauvant, vous sauver vous-même avec moi.

Cet aveu, qu’on pourrait prendre pour une témérité inexplicable, était dans sa pensée profondément calculé. Il ne lui suffisait plus d’avoir le prince à ses pieds et d’être la maîtresse absolue de ses volontés ; elle prétendait écarter toute crainte pour l’avenir, et l’asservir plus complètement encore en se faisant de lui un complice sans l’initier à ses projets et sans lui révéler la vérité sur sa naissance, que probablement elle ignorait elle-même. Elle ne s’était pas trompée ; il paraissait maintenant ensorcelé. Dans ses lettres, il parlait avec épouvante du système mais il s’y prêtait sans résistance ; bien plus, il aidait la princesse à étayer l’édifice d’inventions qu’elle avait élevé ; il conspirait avec elle contre son ami Hornstein, il lui apprenait à le tenir par la cupidité, et il lui en fournissait les moyens. Au contraire, à mesure que le prince lui appartenait davantage, elle semblait le traiter avec une indifférence plus marquée. Était-elle arrivée à ne sentir que du mépris pour une proie trop facile ? Le prince, entièrement ruiné par la perte de son procès contre le roi de Prusse, ne lui paraissait-il plus un parti assez brillant ? L’inégalité de son humeur, cette passion grondeuse sujette à des accès de révolte qu’il fallait sans cesse comprimer, commençaient-elles à la fatiguer, ou bien enfin nourrissait-elle maintenant d’autres pensées ? Le fait est qu’elle ne parlait plus de mariage, et semblait prendre sans regret son parti d’un ajournement indéfini.

On était à la fin de 1773. La princesse venait de s’établir au château d’Oberstein. Vers cette époque, de nouveaux bruits se répandirent tout à coup à son sujet. Ce n’était plus une aventurière, les titres qu’elle portait lui appartenaient réellement, et lui avaient été donnés pour cacher le secret de sa naissance ; elle n’était autre que la princesse Tarakanov, fille de l’impératrice Élisabeth de Russie. Placée dans un couvent où l’on avait tenté de l’empoisonner, envoyée plus tard en Sibérie, elle avait été sauvée de l’exil par la pitié de ses gardiens et emmenée à la cour de Perse ; puis elle avait quitté cette cour à la suite de troubles survenus dans le pays. Ce récit, accompagné de détails singulièrement précis, provoquait un retour d’opinion favorable à la princesse. Le prince de Limbourg y ajoutait une foi entière, il n’y a pas lieu de s’en étonner ; mais il n’était pas le seul : étant allé passer les fêtes de Noël chez sa sœur, la comtesse de Hohenlohe-Bartenstein, il écrivait à la princesse que tout le monde autour de lui la croyait en effet fille d’Élisabeth et de Rasumovski ; il l’encourageait à ne point douter de l’avenir, et ce qui prouve à quel point il était persuadé du crédit qu’elle ne pouvait manquer d’avoir quelque jour à la cour de Russie, c’est qu’il lui envoyait une procuration en bonne forme pour traiter avec le grand-chancelier de l’empire au sujet des prétentions sur le Slesvig-Holstein qu’il soutenait contre la maison d’Oldenbourg.

La fable était maintenant complète. Elle ouvrait à la princesse une nouvelle carrière d’aventures et d’ambitions qui devait, par une pente fatale, l’entraîner à sa ruine. Elle avait été d’ailleurs si habilement propagée qu’il était impossible alors d’en deviner l’auteur.


II.

Au milieu de l’été de 1772, le dernier rempart de l’indépendance polonaise contre la conjuration de la Russie et de la Prusse était tombé. Les confédérés de Bar avaient été obligés de rendre, après une défense héroïque, les villes dont ils étaient maîtres, Czenstokow, Tynieck, Landskroon ; puis ils s’étaient dispersés, et un grand nombre avaient pris, pour se dérober à la vengeance des vainqueurs ou se soustraire au spectacle de la patrie déchirée et asservie, ce chemin de l’exil où tant d’autres les ont suivis depuis un siècle. La plupart d’entre eux s’étaient attachés à la fortune du prince Radzivil, palatin de Vilna. Après s’être échappé de Varsovie, où il était en quelque sorte prisonnier, celui-ci avait rassemblé un corps de confédérés et tenté un dernier effort. Vaincu par les Russes à Niewitz, il s’était dirigé vers la France avec le vain espoir d’y trouver, maintenant que le crime était consommé, autre chose que des témoignages d’une sympathie stérile. Malgré cette déception nouvelle, le prince Radzivil n’en avait pas moins lancé, au nom des confédérés, un manifeste où il proclamait la déchéance du roi de Pologne, et, fermant prudemment l’oreille aux avances qui lui étaient faites de Varsovie, il s’était établi à Strasbourg, puis était venu se fixer à Manheim. Il avait envoyé de là un des anciens chefs de la confédération, un de ses affidés les plus sûrs, à Constantinople, pour y offrir au grand-seigneur, alors en guerre avec la Russie, le secours des Polonais disposés à combattre sous ses drapeaux, et y solliciter en leur faveur les moyens de se rendre au camp de l’armée turque.

Le bon marché de la vie, l’accueil sympathique des habitans avaient retenu dans le Palatinat une multitude de Polonais. Les plus riches demeuraient à Manheim ; les autres s’étaient établis dans les villages des environs. Parmi ceux-ci se trouvait, à Mussbach, non loin de la ville, un homme jeune encore, d’une remarquable intelligence et d’une jolie figure, appelé Domanski. Il avait servi d’abord sous le duc de Courlande ; ensuite il était entré des premiers dans la confédération, où il s’était fait remarquer en plusieurs rencontres par l’impétuosité de son courage. C’était une nature enthousiaste et passionnée, avide de gloire et de dévoûment, qui joignait une extrême timidité dans la vie commune à la plus grande bravoure sur le champ de bataille. Quoiqu’il fût d’une naissance médiocre, Radzivil l’avait pris en affection et lui témoignait une confiance particulière. Domanski avait à son service un garçon de Posen, nommé Joseph Richter, autrefois domestique d’Oginski en France, puis de la princesse de Voldomir, qu’il avait suivie en Allemagne. Il avait plus d’une fois entretenu Domanski de son ancienne maîtresse. Au mois de décembre 1773, pendant l’absence du prince de Limbourg, la princesse fit un voyage de quelques jours à Manheim. Domanski l’y rencontra et en devint aussitôt éperdument amoureux.

Elle était à peine de retour, qu’un étranger vint demeurer jusqu’à la fin de janvier à Oberstein. Il sortait peu, ne voyait personne, semblait éviter avec beaucoup de soin d’attirer l’attention ; il se promenait à la chute du jour sur un chemin qui passait devant le château, et un courrier de la poste le vit à plusieurs reprises arrêté dans l’ombre avec une personne enveloppée d’un manteau noir garni d’un capuchon, qu’il crut reconnaître une fois pour la princesse. Elle était obligée de s’entourer des plus grandes précautions pour tromper la surveillance jalouse que le prince exerçait sur elle ; il n’apprit que longtemps après cette aventure, et la manière dont il s’exprime dans ses lettres sur l’inconnu de Mussbach montre quels dangers elle aurait courus, s’il lui eût alors découvert une intrigue. Cet inconnu était-il un amant ? La princesse était femme et d’humeur peu farouche ; mais l’amour n’était pour elle qu’un moyen. Si donc elle ne négligea rien pour exalter la passion que Domanski, car c’était lui, avait conçue pour elle, il lui suffit de ne pas le repousser pour s’assurer de son dévoûment.

Or c’est précisément à cette époque que commencèrent à se répandre les nouveaux bruits sur la naissance de la princesse. Avaient-ils, dans l’intimité qui s’était formée entre eux, imaginé de concert une fable qui leur permît bientôt de ne point se séparer et d’associer leur fortune ? Il serait permis de le croire, si la princesse n’eût été fort indifférente à l’amour et habituée à le faire servir à des desseins plus sérieux. On aurait lieu de penser plutôt que Domanski n’était ici que l’agent de Radzivil, et que celui-ci, selon la version adoptée par les historiens, avait inventé le rôle et trouvé l’actrice dans l’intérêt de sa politique ; mais comment Radzivil, qui n’avait jamais vu la princesse, aurait-il conçu pareille pensée ? Celle-ci n’avait d’ailleurs nul besoin qu’on lui suggérât ses plans. Elle savait qu’une fable n’est pas facilement soutenue par plusieurs personnes, si la plupart d’entre elles ne sont convaincues, et que, pour agir avec une énergie persévérante, il faut en général que les hommes s’abusent de bonne foi. Aussi jamais aucun de ceux qui vivaient autour d’elle, sauf peut-être le baron de Schenk, dont elle était parvenue à se défaire, n’avait-il reçu la confidence de ses projets ; si elle s’était dévoilée au prince de Limbourg, c’est qu’assurée d’avoir sur son esprit un empire sans bornes, elle voulait lui imposer une complicité qu’il n’aurait pas la force de repousser. Du moment qu’elle avait entrevu la possibilité de tirer parti de la passion de Domanski, elle avait achevé de le subjuguer par le témoignage de ses sympathies pour la cause polonaise, en faisant briller à ses yeux des espérances qui flattaient sa haine pour Catherine II et l’ardeur de son patriotisme. Peut-être était-ce à l’improviste que lui était venue l’idée de se donner à Domanski pour la princesse Tarakanov, légitime héritière du trône de Russie. Elle avait retenu de ses conversations avec Oginski beaucoup de particularités sur l’histoire intime de la cour impériale ; si elle eut alors trouvé en lui un homme moins expérimenté, un esprit plus enclin à se prêter à quelque tentative hasardeuse, qui sait si elle n’eût pas entrepris de le tromper le premier ? Elle avait affaire maintenant à un jeune homme enivré par la passion, désarmé contre les illusions, impatient d’agir, prêt à tout oser pour la femme qu’il aimait et pour sa patrie, de plus au courant d’une foule de détails sur la Russie et sur la famille impériale dont la princesse faisait son profit et enrichissait son roman. Par l’avidité avec laquelle il avait reçu ses révélations, elle pouvait juger de la prise qu’elles auraient sur ses compatriotes, disposés par le malheur à s’attacher à toutes les chimères. Elle était sûre de se faire tout d’abord parmi eux un parti.

Les circonstances politiques semblaient d’ailleurs justifier tous les rêves. La Russie, peu sensible aux bienfaits d’une civilisation tyranniquement imposée, s’agitait sous la main de Catherine. De fréquentes révoltes parmi les paysans entraînaient des répressions impitoyables qui provoquaient de nouveaux soulèvemens. Le sourd mécontentement et la crédulité des masses sollicitaient les imposteurs. Un médecin grec nommé Stéphano, qui se faisait passer pour l’empereur Pierre III, était apparu chez les Monténégrins. Depuis plusieurs mois, les gazettes allemandes étaient remplies des exploits d’un autre Pierre III, sorti du fond d’un couvent d’ermites. Pougatclief, ancien soldat déserteur, ancien moine, ancien bandit, traînant à sa suite toute une armée de Baskhirs, de Kirghis, de Tartares Nogaïs, de Kalmouks, couvrait de ruines les contrées entre le Jaïk et le Volga, brûlait les châteaux, massacrait les nobles. Les serfs le recevaient partout en libérateur ; il était impatiemment attendu par la populace de Moscou, et serait entré en maître dans cette ville, dégarnie de troupes, s’il n’avait eu la folie de vouloir jouer à l’empereur et de s’amuser au siège d’Orembourg. Catherine II ne s’était pas d’abord émue de ce qu’elle prenait pour une échauffourée : « Vous jugez bien, écrivait-elle à Voltaire en lui donnant des nouvelles du marquis Pougatchef, que cette incartade de l’espèce humaine ne dérange en rien le plaisir que j’ai de m’entretenir avec Diderot ; » mais elle était bien forcée de prendre l’affaire au sérieux en apprenant que Pougatchef avait battu les premiers régimens envoyés contre lui, brûlé les faubourgs de Kasan, et qu’il s’était emparé des villes de Penza, de Saratov, de Dmitrevsk. Ces événemens, grossis par la distance, étaient faits pour encourager les espérances les plus téméraires de la princesse.

Radzivil fut la première personne à qui Domanski fit part du secret qui lui avait été confié. S’il commença par élever quelques doutes, l’éloquence que donnaient à Domanski l’amour et la conviction, la véhémence de son admiration pour la princesse, surtout les détails si particuliers dans lesquels il entrait sur l’histoire de la dame d’Azof, en triomphèrent. Radzivil écrivit sur-le-champ à la princesse une lettre où il lui disait : « Je regarde, madame, l’entreprise de votre altesse comme un miracle de la Providence, qui veille sur notre infortunée patrie en lui envoyant une si grande héroïne. » Il aurait voulu voler auprès d’elle ; mais sa situation lui commandait une extrême circonspection, et il craignait, en attirant les yeux par son costume polonais, de donner un dangereux éclat à leurs relations. Il espérait toutefois avoir l’honneur de lui faire bientôt sa cour. La démarche de Radzivil, l’autorité de son témoignage, ne permettaient à personne de conserver un doute sur la naissance et les droits de la princesse ; son histoire passa dès lors pour avérée non-seulement parmi les réfugiés polonais, mais dans tout le pays, et se répandit bientôt à Paris même, à tel point qu’Oginski envoya un de ses affidés à Oberstein pour demander des éclaircissemens. La facilité de Radzivil à croire cet étrange récit s’explique parfaitement, car, loin de contrarier le plan qu’il avait formé de s’adresser à la Porte pour l’intéresser à la Pologne, rien n’y répondait mieux que de susciter de nouvelles chances de révolution en Russie au moment où la guerre reprendrait sur le Danube avec un redoublement de vigueur. Il avait résolu de se rendre à Venise pour correspondre de plus près avec la Porte. Divers incidens s’opposèrent aux entrevues secrètes projetées entre la princesse et lui. Ils correspondaient par l’intermédiaire de Domanski. Il fut convenu qu’elle se rendrait également à Venise, où elle rencontrerait Radzivil, pour se mettre elle-même en relations avec la Porte.

L’annonce de son prochain départ plongea le prince de Limbourg dans le désespoir. Cependant depuis que la princesse Tarakanov avait remplacé la dame d’Azof, sa soumission avait encore augmenté pour une si haute personne, et il ne songeait pas à s’opposer à des desseins dont le succès l’intéressait lui-même à si haut point. Il se résigna lorsqu’elle lui fit voir une lettre par laquelle une parente de Radzivil, la comtesse Sangusko, qui habitait Paris, l’informait de l’approbation donnée par le roi Louis XV à son projet d’aller à Constantinople, et d’y proclamer dans un manifeste ses droits au trône de Russie. Malgré la gêne extrême où il était alors, le prince de Limbourg réussit à lui procurer les moyens de se rendre à Venise avec un train princier. Il lui donna une preuve plus grande encore de son dévoûment : comme pour sceller une union que l’église n’avait pas consacrée, mais qu’il s’obstinait à regarder comme indissoluble, il lui reconnut par écrit, au dernier moment, le droit de prendre le titre de princesse de Styrum-Limbourg (c’était tout ce dont il disposait alors), s’il venait à mourir. Elle partit le 13 mai 1774, et le prince l’accompagna jusqu’à Deux-Ponts. Il la laissa continuer seule son voyage sous le nom de comtesse de Pinneberg ; c’était celui d’une seigneurie située dans le Holstein, un des fiefs nombreux sur lesquels le prince de Limbourg se flattait d’avoir des droits.

Radzivil l’attendait à Venise depuis le mois de mars. Un somptueux appartement avait été préparé pour la recevoir, par les soins de Domanski, dans le palais de l’ambassadeur de France. Le surlendemain de son arrivée, après lui avoir laissé prendre un jour de repos, le prince Radzivil vint, escorté d’un grand nombre de Polonais en riches costumes, lui faire une visite de cérémonie. Elle la lui rendit la semaine suivante chez sa sœur, la princesse Morawska. L’incognito qu’elle croyait devoir garder était un voile transparent. Sa naissance, ses projets n’étaient un secret pour personne à Venise ; c’était le sujet ordinaire de toutes les conversations dans la société polonaise et parmi les jeunes officiers français que le goût des aventures avait attirés auprès du palatin de Vilna, et qui se proposaient de le suivre en Turquie. Elle n’avait pas de plus chauds admirateurs de son esprit et de sa beauté, et elle les étonnait par la profonde connaissance qu’elle paraissait avoir des intérêts politiques de la plupart des nations de l’Europe. Radzivil la visitait chaque jour accompagné de Domanski, lequel lui servait de secrétaire, et avait avec elle de longs entretiens.

Elle recevait beaucoup de monde. Un ami du prince de Limbourg établi à Venise, le baron Knorr, qu’elle avait créé, de son autorité privée, seigneur de Krymov, jouait auprès d’elle le rôle de tuteur, faisait sa correspondance, gouvernait sa maison. Les Polonais et les Français remplissaient son salon. Outre le prince Radzivil, on voyait parmi les plus empressés le comte J. K. Potoçki, un des chefs de la confédération de Bar, le staroste de Pinsk, et un jeune homme appelé Czarnowski. Divers personnages étrangers, et quelques-uns assez singuliers, se mêlaient à cette société, entre autres deux capitaines de navires barbaresques, Hassan et Méhémet, et un Anglais, Édouard Wortley Montague, fils de la célèbre voyageuse Mary Montague, — homme d’un caractère excentrique et de beaucoup d’esprit, assez aventurier, qui avait été matelot, conducteur d’ânes en Portugal, enfermé à Paris au Châtelet pour je ne sais quel démêlé avec la justice, et qui, s’étant fait en dernier lieu musulman, parlait d’aller s’établir à Tunis. Malgré une dignité qu’on aurait pu prendre pour de la hauteur, malgré une réserve habituelle de langage qui maintenait autour d’elle un ton irréprochable, la princesse semblait s’être fait une règle de ne dédaigner aucune relation, sachant par expérience qu’il pouvait y avoir quelque avantage à tirer de la plus humble ou de la plus étrange.

Le directeur de la banque de Venise, Martinelli, fort répandu dans la société polonaise, était un des amis les plus choyés par la princesse. Peut-être espérait-elle qu’à sa recommandation la caisse de la banque lui serait toujours ouverte. Elle se trompait ; après quelques avances, la banque lui ferma poliment, mais obstinément, son crédit. Aussi le seigneur de Krymov avait beau s’ingénier, il ne pouvait empêcher la gêne de pénétrer dans la maison. La princesse, déjà obligée de réduire le train qu’elle avait tenu jusqu’alors, allait être réduite aux expédiens, lorsque heureusement Radzivil et les Polonais résolurent de se transporter à Raguse pour se rapprocher encore de la Turquie. La princesse crut à propos de l’y devancer. Le jour de son départ, Radzivil et sa sœur vinrent avec une suite nombreuse pour lui faire cortège jusqu’au port, et là, prenant la parole au nom de ses compatriotes, il lui exprima l’espérance de la voir bientôt assise à la place où sa naissance l’appelait. Elle répondit qu’impératrice de Russie, elle mettrait sa gloire à réparer envers la Pologne le crime qu’une autre impératrice avait commis. C’était la première fois que sa naissance et ses projets étaient officiellement déclarés.

Radzivil avait obtenu du consul de France à Raguse, M. Descriveaux, qu’il cédât à la princesse sa maison de campagne, située à deux pas de Raguse, dans une position délicieuse, sur un coteau semé de jardins, de villas et de vignes, non loin de la route qui conduit du port de Gravosa à la ville. Aussitôt que Radzivil et ceux qui l’accompagnaient furent arrivés, cette charmante habitation devint le quartier-général de l’expédition, Radzivil subvenait à toutes les dépenses et dînait presque tous les jours à la table de la princesse, qui ne manquait pas d’inviter les personnages les plus marquans de la société polonaise et française. Elle avait entre les mains des pièces qui établissaient d’une manière authentique et décisive, à son gré, les droits qu’elle revendiquait à la couronne impériale. C’étaient, entre autres, deux pièces par lesquelles Pierre le Grand et Catherine Ire avaient réglé l’ordre de la succession au trône ; la plus importante était le testament de l’impératrice Élisabeth Pétrovna, qui désignait pour héritière de la couronne sa fille Élisabeth, et pour régent, jusqu’à la majorité de la princesse, le duc Pierre de Holstein. Ces pièces, qu’elle communiqua au prince Radzivil, témoignaient d’une parfaite connaissance de la situation et du personnel de la cour, ainsi que des traditions politiques et du style de la chancellerie russe. Elle se proposait de les publier à l’appui du manifeste qu’elle ne tarderait pas à lancer ; mais elle voulait en faire tenir copie sans tarder au commandant de la flotte russe mouillée en ce moment dans la rade de Livourne ; c’était le frère du favori de Catherine II, Alexis Orlof, qu’on disait avoir alors de graves sujets de mécontentement, et qu’elle pouvait se flatter de gagner sans peine à son parti. D’où tenait-elle ces documens ? Radzivil ne parut pas s’en inquiéter ; il n’éleva pas la moindre objection, soit qu’il eût pris le parti de tout admettre sans y regarder de trop près, soit qu’elle eût eu l’adresse de lui expliquer d’une manière plausible comment ces papiers se trouvaient en sa possession.

Cette société étrangère, d’allure martiale et brillante d’espérance, répandait dans Raguse une animation extraordinaire. L’histoire de la princesse dont chaque jour révélait de nouvelles et romanesques péripéties, son refus d’épouser le shah de Perse, ses voyages à travers la Russie qu’elle avait parcourue en habits d’homme, l’éclat de sa beauté, l’imposante dignité de ses manières, l’éloquence avec laquelle elle exposait ses desseins, l’entouraient d’un singulier prestige. Il existe à Raguse une noblesse qui prétend remonter au moins à Charlemagne et que son ancienneté a rendue de tout temps fort dédaigneuse ; cette noblesse briguait avec ardeur l’honneur d’être présentée à son altesse. Il ne planait aucun soupçon sur la situation de la princesse, et personne n’eût osé douter du succès de son entreprise, à tel point qu’un voyageur qui revenait du Monténégro s’étant permis de parler d’elle en termes qui ne parurent pas assez respectueux, Domanski lui adressa aussitôt un cartel, et, après s’être battu, ce voyageur dut, quoique légèrement blessé, quitter précipitamment Raguse pour échapper à de nouveaux défis.

Le firman que Radzivil avait demandé depuis plusieurs mois pour se rendre au camp de l’armée turque était attendu d’un moment à l’autre. Par malheur, l’année 1774, fatale aux souverains, puisqu’elle vit mourir à peu d’intervalle le roi Louis XV, le pape Clément XIV et le sultan Mustapha III, avait amené au trône un prince qui n’avait rien de l’ardeur belliqueuse de son prédécesseur. Le sultan Abdul-Hamid-Khan était d’un caractère pacifique et doux. De plus l’empire était ébranlé à l’intérieur par les révoltes successives et les velléités d’indépendance de plusieurs pachas. Le trésor était si épuisé que le sultan n’avait pu payer aux janissaires le djulous-aktchèci ou denier d’avènement. C’est pourquoi la Porte avait très froidement accueilli les ouvertures de Radzivil et ne se pressait pas de répondre à des auxiliaires qui demandaient d’abord de l’argent. On apprit, au milieu de l’été, que le général Romanzof avait passé le Danube, et qu’il était parvenu à séparer le séraskier Muhsin-Zadé de Varna, où étaient ses magasins ; la nouvelle arriva peu de jours après que le séraskier, abandonné de son armée, venait de conclure la paix à Kaïnardji, en Bulgarie. Cet événement renversait tous les calculs de Radzivil. Il avait espéré, sans doute avec raison, que sa présence et celle de ses compagnons, l’agitation fomentée en Pologne par la confédération, qui renouait alors ses liens à Landshut, l’explosion du patriotisme polonais, dont son arrivée dans le camp turc devait donner le signal, imprimeraient à la guerre un nouvel élan. Il était d’ailleurs persuadé que le nouveau règne qui s’inaugurait en France, plus sérieux et plus honnête que celui de Louis XV, aurait à cœur de réparer l’abandon où la Pologne avait été laissée et de profiter des circonstances pour intervenir en sa faveur, sinon par les armes, au moins par la diplomatie. La paix anéantissait ce plan, et Radzivil ne cacha pas qu’il n’espérait plus rien du côté de la Turquie.

La princesse, au lieu de partager son découragement, affectait une confiance inébranlable. Jamais, à son avis, la situation n’avait été meilleure ; elle trouvait que le moment était venu de se déclarer et d’agir. Comme elle ignorait que la paix de Kaïnardji avait été conclue avec l’autorisation du sultan, elle ne doutait pas que celui-ci ne fût heureux d’avoir un prétexte pour ne pas la ratifier, et ce prétexte, elle prétendait le lui fournir en faisant connaître ses droits et l’usurpation de Catherine. Pougatchef n’était pas encore vaincu, et il ne serait pas facile d’en avoir raison. Il était retiré avec les siens dans des Montagues où nulle armée régulière ne pouvait le poursuivre, et d’où il sortait, le fer et la torche à la main, pour porter l’épouvante dans les châteaux et ranimer l’espoir au cœur des paysans. Pour peu que le sultan lui fournît quelque secours, Catherine serait forcée de rappeler son armée du Danube, et c’est ce que le sultan ne pourrait manquer de faire sans trahir ses propres intérêts, lorsqu’elle l’aurait informé que Pougatchef était en effet le prince Tarakanov, son frère. Elle remit sur-le-champ à Radzivil une lettre qu’elle le priait de faire parvenir au sultan.

Radzivil parut surpris de cette parenté dont elle ne lui avait jamais parlé, et sa surprise était bien naturelle. Les gazettes, parmi tout ce qu’elles racontaient de Pougatchef, ne disaient point qu’il voulût se faire passer pour un fils d’Élisabeth. On savait au contraire qu’il se donnait pour Pierre III, avec lequel sa figure offrait une ressemblance extraordinaire, et qu’il avait fait frapper des roubles à l’effigie de cet empereur avec cette légende : Redivivus et ultor. La princesse répondit sans manifester le moindre trouble à cette objection, qu’ayant à soulever des paysans grossiers, Pougatchef n’avait point voulu leur révéler des faits de nature à compromettre dans ces esprits ignorans et naïfs l’honneur de l’impératrice Élisabeth, et qu’au lieu de leur expliquer des droits qu’ils n’auraient pas compris sans peine, il avait mieux aimé prendre un nom et un titre qui leur étaient familiers. Il est vrai que le testament d’Élisabeth Pétrovna, qu’elle avait communiqué au prince, se taisait sur ce fils ; mais ce silence s’expliquait par des raisons de la plus haute gravité, dont elle était prête à lui donner connaissance.

L’histoire de la princesse, racontée sur le ton de l’enthousiasme dans les lettres des officiers français qui se trouvaient à Raguse, commençait à circuler dans les salons de Paris, et y piquait vivement la curiosité. Le duc de La Rochefoucauld et le comte de Bussy, se rendant en Allemagne, passèrent par Oberstein, où le prince de Limbourg se morfondait dans la solitude. Ils lui parlèrent de la princesse. Informé comme il l’était alors de son intrigue avec l’inconnu de Musshach, se laissa-t-il aller, dans l’amertume de son dépit, à des confidences irréfléchies, ou bien en apprit-il à ses visiteurs plus qu’il ne voulait en dire ? Toujours est-il que ces messieurs recueillirent divers détails qui, transmis par lettre à Raguse, y donnèrent l’éveil. D’ailleurs les journées devenaient difficiles à remplir dans cette petite ville. Le désœuvrement et l’ennui frayaient la voie au soupçon, et les jeunes officiers français surtout, revenus maintenant de leur premier enthousiasme, se raillaient volontiers entre eux de leur ferveur chevaleresque, sans épargner toujours la dame qui en avait été l’objet.

Un incident inattendu vint les confirmer dans ces soupçons et porter au crédit de la princesse une atteinte irrémédiable. Sans être prude ni sévère, malgré une bonne grâce dont tout le monde profitait et qui n’avait rien à faire avec la coquetterie, elle ne se départait jamais d’une extrême réserve qui tenait en respect les plus téméraires, et ce n’était pas le trait le moins étrange que la conduite d’une jeune femme, entourée d’admirateurs, qui avait, comme on ne l’ignorait pas, agréé les hommages du prince de Limbourg, n’offrît pas la prise la plus légère à la malignité. Vers la fin du mois de septembre, à l’époque où les raisins mûrissent, des paysans qui allaient de grand matin à Raguse trouvèrent dans un sentier, à quelques pas d’une petite porte du jardin de M. Descriveaux, qui donnait sur les vignes, un homme évanoui et blessé. Il avait à la main une clé qu’on découvrit être celle du jardin. Ils le transportèrent à la ville. Cet homme était Domanski. Le garde raconta qu’il remarquait depuis plusieurs nuits un homme errant dans les vignes, qu’il l’avait interpellé, et que, n’ayant pas obtenu de réponse, il lui avait tiré un coup de fusil, mais ne croyait pas l’avoir atteint. Les Polonais et M. Descriveaux, dont le garde s’était peut-être trop pressé de tirer, avaient également intérêt à éviter le scandale d’un procès ; ils assoupirent l’affaire d’un commun accord. Toutefois cet incident donna lieu à beaucoup de commentaires. Les explications imaginées par Domanski ne convainquirent personne. Radzivil se rappela que ce jeune homme était le premier qui lui eût parlé de la princesse, et fut frappé de la chaleur d’admiration qu’il avait toujours témoignée pour elle. On rassembla, malgré la discrétion de Domanski, divers indices qui semblaient trahir une passion profonde. Pour tout dire, on découvrit après coup un sens suspect aux démarches les plus simples, à mille choses qui avaient paru jusqu’alors parfaitement naturelles. On ne douta plus que la dame eût un amant, et plusieurs, qui enviaient au fond du cœur le sort de Domanski, la qualifiaient d’aventurière, et n’étaient pas éloignés de lui donner Domanski pour complice.

Cependant, par un reste d’habitude ou pour n’en pas avoir le démenti, on gardait encore avec elle les dehors du respect ; mais elle ne se trompait pas sur le changement qui s’opérait à son égard. Quoiqu’elle sût que sa lettre au sultan n’avait pas été envoyée, elle s’abstenait prudemment de provoquer une explication. Radzivil se préparait à retourner à Venise ; sa sœur était déjà partie, et ce départ avait été comme le signal de la dispersion. Il était temps que, pour devancer une rupture inévitable et dont l’éclat pourrait avoir un fâcheux retentissement, la princesse se décidât à faire une retraite honorable. Elle annonça, sans s’expliquer sur ses desseins, qu’elle allait partir pour Rome, où le pape venait de mourir. Martinelli consentit, sur les instances de Knorr, qui n’avait pas quitté Venise, à lui avancer une nouvelle somme ; Édouard Montague lui fit parvenir une lettre d’introduction auprès du chevalier Hamilton, ambassadeur d’Angleterre à Naples. Elle parlait de nouveau de se convertir. Domanski, Czarnowski et un jésuite nommé Chanecki, lequel comptait apparemment se faire honneur auprès du nouveau pape de la conversion d’une personne de cette qualité, restèrent seuls attachés à sa fortune. Hassan les prit à bord de sa felouque, et la petite troupe, accompagnée de plusieurs domestiques, débarqua, le 30 octobre 1774, dans le port de Barletta.


III.

L’ambassadeur d’Angleterre, sir William Hamilton, antiquaire, géologue, possesseur d’un riche cabinet de médailles et de vases, était alors une des célébrités de Naples, et sa maison hospitalière une des plus recherchées par les étrangers. Il n’était pas à cette époque l’époux de cette Emma Haste, si connue par les aventures et les désordres de sa vie, devenue dans la suite plus fameuse encore par sa liaison avec la reine Caroline, par ses amours publiques avec Horace Nelson, qui furent le scandale de l’Angleterre, et par l’âpreté à la vengeance qu’elle montra lors de la rentrée du roi Ferdinand IV, en 1799, après la chute de la république parthénopéenne. Il eût été curieux de voir en présence l’une de l’autre deux personnes telles que la favorite de Caroline et la fille d’Élisabeth Pétrovna, différentes d’humeur, inégales par l’intelligence, mais également douées pour la séduction, également rompues au mensonge et portant la même audace dans l’intrigue. La première femme d’Hamilton, déjà d’un certain âge, était une personne charmante et respectée, et quoiqu’elle se mourût alors de la poitrine, elle réunissait autour d’elle la fleur de la société napolitaine et des touristes. Elle accueillit la princesse à bras ouverts et la força d’accepter chez elle un appartement. L’intelligence de la princesse, ses manières exquises, sa beauté, sa naissance, dont le voile était à demi soulevé, produisirent leur effet ordinaire et lui attirèrent aussitôt tous les hommages ; elle fut pendant plusieurs jours la reine du salon de l’ambassadeur. Lady Hamilton voulait la retenir à Naples ; mais Naples était un lieu où l’on vivait trop au grand jour pour que, si peu de temps après l’issue malencontreuse de son séjour à Raguse, elle crût pouvoir y rester sans danger. Elle résista aux instances de l’ambassadrice en alléguant l’état de ses affaires, qui nécessitait sa présence à Rome, et partit avec un passeport qu’elle s’était fait délivrer par sir William au nom de la comtesse de Valmoden ; ce titre était encore emprunté à un fief, d’ailleurs depuis longtemps aliéné, dont le prince de Limbourg se considérait comme propriétaire en Hanovre.

Elle arriva le 21 décembre à Rome, précédée d’un jour par le jésuite Chanecki, qu’elle avait chargé de lui préparer un logis. Elle abordait ici un nouveau théâtre ; elle allait avoir à changer de personnage ou du moins à nuancer différemment celui qu’elle avait adopté. Sur cette scène de savans manèges et de rivalités soigneusement dissimulées, où la souplesse cléricale, analogue en tant de points à la ruse féminine, engendre une diplomatie qui domine jusqu’à la vie privée, où il ne se dit pas un mot qui ne cache une arrière-pensée, où il ne se fait pas une démarche qui ne réponde à un calcul secret, où les regards sont tendus sans cesse pour pénétrer au-delà de la surface, car tout le monde porte la même armure d’apparences, il lui fallait redoubler de circonspection et mettre en usage de nouveaux ressorts. Les attraits de la femme, qui lui avaient servi si heureusement jusqu’alors, ne suffisaient plus ; elle ne l’ignorait pas, et elle accomplit sa métamorphose avec une dextérité merveilleuse. Au lieu de se mêler à la foule des étrangers que chaque hiver amène à Rome, et que le conclave, le moins curieux pourtant des spectacles, y avait attirés cette année en plus grand nombre qu’à l’ordinaire, elle parut vouloir vivre dans la retraite. Elle prit, rue de la Longara, dans un quartier écarté, une maison vaste et d’aspect sévère qui décelait à la fois les besoins d’une grande existence et les habitudes volontairement austères d’une âme détachée. Afin de laisser au souvenir périlleux de sa récente déconvenue le temps de s’effacer, elle s’enveloppa d’un prudent incognito, sauf des indiscrétions adroitement ménagées qui ouvraient à propos un jour favorable sur le mystère de sa situation. Ses deux amis Domanski et Czarnowski changèrent aussi de nom pour dépister les connaissances qu’ils étaient exposés à rencontrer à Rome, et prirent ceux de Linowski et de Stanizewski.

Ses relations se bornèrent d’abord à la visite de ces deux gentilshommes et à celles de quelques anciens jésuites polonais qui, après s’être éclipsés pendant les dernières années de Clément XIV, recommençaient à battre le pavé, tout prêts à profiter du nouveau règne, et que Chanecki avait introduits chez elle. C’était une société qu’elle pouvait recevoir sans se compromettre, car tout le monde savait le cardinal Braschi, dont l’élection était regardée comme très probable et qui fut exalté en effet sous le nom de Pie VI, animé à l’égard des jésuites de tout autres sentimens que son prédécesseur. Comme elle était souvent malade, elle avait cherché un médecin, et avait eu la chance de tomber sur un nommé Salicetti, homme fort dévot, grand médecin de femmes et de cardinaux, disposé à s’entremettre en toute occasion, très au fait de la politique secrète du Vatican ; il fut bientôt de ses amis, et lui rendit de grands services. Quelque habituée qu’elle fût à dépenser sans compter, elle s’était réduite par raison majeure, mais aussi par calcul, aux dépenses strictement nécessaires. Elle se fit remarquer seulement par les aumônes qu’elle répandit dès les premiers jours parmi les pauvres du voisinage, largesses qui frappaient d’autant plus qu’elles tranchaient avec le train modeste de celle qui les faisait. Aussi la générosité de la dame étrangère ne tarda pas à être bruyamment célébrée dans tout le quartier. Au reste, ces aumônes étaient elles-mêmes un grand luxe, car elles cachaient à ce moment une détresse profonde. Elle était alors réduite, ou peu s’en faut, à vivre d’une ressource bien singulière : c’était la vente de brevets des ordres fondés par le prince de Limbourg, dont elle avait eu soin, à ce qu’il paraît, d’emporter une ample provision, et pour lesquels les jésuites polonais lui dénichaient des acheteurs ; commerce peu lucratif dans la ville de saint Pierre à cause de la concurrence de la cour romaine, grande vendeuse en tout temps de croix et de baronnies, et qui avait de longue date avili le prix de ces sortes de choses.

En temps ordinaire, cette habile conduite, les bénédictions retentissantes des pauvres, les personnages insinuans dont elle était entourée, l’espoir de gagner à l’église une proie si précieuse, n’auraient pas manqué d’attirer l’attention sur elle ; mais l’hiver de 1775 fut extrêmement agité à Rome. Le conclave se prolongeait, et les péripéties qui signalèrent cette élection tenaient tous les esprits en suspens. Un conclave est une bataille de vieillards, dont l’issue importe à mille intérêts, et dont les bulletins journaliers, livrés en pâture à la curiosité d’un monde remuant ou désœuvré, sont commentés avec passion. Tant que dure la bataille, les plaisirs, les ambitions, les manœuvres commencées, la dévotion même, sont comme interrompus. Incertain de la direction que va prendre le nouveau règne, nul ne veut s’engager pour ne pas s’exposer à faire fausse route. La lutte fut particulièrement vive en cette circonstance à cause de l’ardeur qu’y apportait la faction attachée au rétablissement des jésuites. On sait que le cardinal Braschi, favorable à ce parti et qui finit par l’emporter, dut ce succès à son incapacité unanimement reconnue. Un des cardinaux, s’approchant de lui au moment où il venait d’être proclamé, lui adressa ce compliment : « Vous voilà pape, souvenez-vous de ce que je vous ai dit si souvent : vous êtes entêté, orgueilleux et ignorant. Adieu, je vais vous adorer. » Ces rares mérites n’empêchèrent pas l’élection d’être longtemps contestée. Les cardinaux restèrent pendant plusieurs mois en cellule, et Rome sans les cardinaux est une ville sans âme ; à la rigueur, Rome se passerait plutôt encore du pape que des cardinaux. La princesse se voyait, malgré son impatience, à peu près obligée d’attendre la fin du conc]ave ; mais il n’y a rien d’impossible à un jésuite. Le personnage qu’il lui importait de gagner d’abord était le cardinal Albani, protecteur des Polonais, doyen du sacré-collège, homme d’influence, connu pour son humeur entreprenante et partisan de Braschi, dont le succès paraissait assuré. Chanecki parvint à lui faire passer par la fenêtre de sa cellule un billet dans lequel il l’informait que la princesse Élisabeth de Moscovie venait d’arriver à Rome et désirait avoir ses conseils sur un sujet de grande importance pour elle et pour l’église.

Dès le lendemain, un des familiers du cardinal, monsignor Roccatani, demanda la permission de se présenter chez la princesse de la part d’Albani. Avant d’accorder cette audience, elle écrivit à son tour au cardinal une lettre qui lui parvint par la même voie ; elle voulait savoir de lui-même si elle pouvait se confier sans réserve à Roccatani : elle était persuadée avec raison que cet excès de circonspection ne lui nuirait point dans l’esprit d’un membre du sacré-collège. Sur la réponse qu’elle reçut aussitôt du cardinal, Roccatani fut introduit chez elle le jour suivant par Chanecki et Stanizewski. Elle était souffrante, elle toussait beaucoup ; Roccatani voulait remettre l’entretien, mais elle le retint avec cette grâce et cette majesté qui donnaient une séduction irrésistible à ses paroles. Le cardinal, lui dit-elle, n’ignorait pas les passions qui fermentaient en Pologne ; il dépendait de lui de relever de ses ruines ce malheureux pays, d’y affranchir la religion opprimée, et de rétablir sur son trône l’héritière légitime de Pierre le Grand. Un mot de la cour de Rome suffirait pour enflammer le clergé polonais, qui disposait du peuple à son gré ; lorsque ce pays serait en armes, elle était prête à pénétrer elle-même en Russie, où la population, accablée d’impôts, ruinée par la guerre, fatiguée de la tyrannie de Catherine, indignée de ses débordemens, n’attendait qu’un appel pour secouer ce joug odieux. Le prince Tarakanov (la princesse ignorait qu’en ce moment Pougatchef était déjà prisonnier) tenait depuis deux années la puissance de Catherine en échec : que n’avait-il pas fait, que ne pourrait-il pas faire encore le jour où il se sentirait fort de l’assentiment de l’Europe, et où le peuple polonais, au lieu de le laisser dans l’isolement, agirait de concert avec lui ! Sans avoir l’air de soupçonner qu’on pût douter de sa parole, et qu’elle eût besoin d’apporter des preuves à l’appui d’une histoire si extraordinaire, elle fit voir alors en original à Roccatani le testament d’Elisabeth Pétrovna ; puis elle parla, mais avec discrétion, des perplexités de sa conscience, de l’attrait qui l’emportait vers le catholicisme, dont l’étude la sollicitait de plus en plus, et, se souvenant à propos de ses conversations théologiques avec Hornstein, elle montra une certaine connaissance du dogme catholique ; mais elle ajouta prudemment qu’à cette heure une conversion publique au catholicisme fournirait des armes à ses adversaires, préviendrait contre elle un peuple aveuglé, équivaudrait enfin à une renonciation à la couronne impériale, tandis qu’une fois sur le trône, elle pourrait rendre à l’église un service qu’elle regardait comme sa mission en ce monde, et qui serait la gloire de son règne. Cruelle destinée des princes obligés de mettre en balance la politique et l’éternité ! Elle priait Roccatani de soumettre ces réflexions à la sagesse du cardinal.

Roccatani sortit de cette visite un peu étonné, mais séduit. Ses défiances, s’il en avait eu d’abord, étaient fort diminuées, et un père Linday, jésuite, ancien soldat dans l’armée russe, qui avait rencontré la princesse, acheva de les détruire en affirmant de lui-même et sans hésiter qu’il avait reconnu en elle, pour l’avoir vue souvent au Palais d’hiver à Saint-Pétersbourg, la femme du prince d’Oldenbourg, cousin de Pierre III. Roccatani, qui ne prit pas la peine de vérifier ce propos, y vit une confirmation de ce qu’il avait entendu, et ce qu’il dit au cardinal remplit celui-ci de la plus vive curiosité. Roccatani était d’autant plus séduit que, habitué aux façons des jésuites polonais, qui étaient des emprunteurs sans vergogne, cet entourage lui avait fait craindre un instant que l’étrangère n’en voulût à la bourse du cardinal ; mais elle s’était abstenue de toute allusion à sa situation, quoiqu’elle fût alors dans la plus grande détresse. Quelques amis nouveaux, le comte de Lagnasco, résident de l’électeur de Trêves et lié autrefois avec le prince de Limbourg, le marquis d’Antici, ministre du roi de Pologne, qui avait conçu pour la princesse une affection paternelle, étaient venus plus d’une fois à son aide. Ces ressources précaires ne pouvaient suffire longtemps. Elle se rappela l’accueil de lady Hamilton, les offres de service dont le chevalier l’avait comblée pendant son séjour à Naples. Elle lui écrivit que, sur le point de se rendre en Turquie par la route de Vienne, elle désirait contracter un emprunt considérable en donnant pour hypothèque les revenus du comté d’Oberstein ; elle lui demandait en même temps des lettres d’introduction auprès des ambassadeurs d’Angleterre à Vienne et à Constantinople. Cette lettre devait la perdre. Sir William Hamilton n’hésita point à lui rendre ce service ; il s’adressa, pour compléter la somme importante qu’elle avait fixée, à un de ses amis, sir John Dick, consul à Livourne, et il lui envoya la lettre de la princesse. John Dick était lié avec le commandant de la flotte russe en station à Livourne, Alexis Orlof ; il lui communiqua cette lettre et celle de l’ambassadeur de Naples. Orlof devina dans la princesse une aventurière et l’auteur des dépêches mystérieuses qu’il avait reçues quelques mois auparavant. Il résolut aussitôt de s’emparer à tout prix de sa personne.

Tout le monde sait que les Orlof étaient hommes d’expédition et de peu de scrupules. Grégoire Orlof, le favori de Catherine, et son frère Alexis avaient trempé dans l’assassinat de Pierre III, et ce dernier l’avait, disait-on, étranglé de ses propres mains. Le grand fait de guerre d’Alexis était la destruction de la flotte turque à Tchesmè le 5 juillet 1770. L’impératrice ayant commandé au peintre Philippe Hackert plusieurs tableaux pour perpétuer le souvenir de cette victoire, Orlof prétendit mettre l’artiste en état de reproduire la scène avec vérité, et il lui donna, en 1772, dans la rade de Livourne, en présence d’un peuple immense, le spectacle d’une frégate qui saute[1] . S’il avait la violence et l’ostentation destructive du barbare, il en avait aussi la méfiance et la perfidie. Sa première pensée, en recevant les dépêches qu’Hassan avait apportées de Raguse, avait été que Catherine II elle-même voulait mettre sa fidélité à l’épreuve ; il avait fait partir le jour même un courrier spécial pour lui porter ces dépêches. Plus tard, il avait entendu parler vaguement d’une femme qui, à bord d’un navire anglais, se disait en relations avec lui ; il avait envoyé un émissaire à Paros, où se trouvait ce navire, pour s’assurer du fait. Les deux lettres qui lui furent communiquées par sir John Dick ne lui laissèrent aucun doute ; mais, sa résolution prise, il fallait user de ruse pour arriver à son but.

Il paraîtrait que le consul anglais consentit à jouer dans cette affaire un rôle peu honorable, dont il fut récompensé dans la suite par les largesses de Catherine II[2] . Son correspondant à Rome, le banquier anglais Jenkins, se présenta chez la princesse, et se dit autorisé à lui ouvrir un large crédit. Elle ne s’étonna pas d’abord d’un procédé si délicat de la part du chevalier Hamilton ; cependant elle pressa Jenkins de questions et finit par lui arracher, non sans peine, l’aveu qu’il était envoyé par le consul anglais de Livourne, sir John Dick. Elle refusa, du moins jusqu’à nouvelle information, une offre qui lui parut à bon droit suspecte. Quelques jours après, un homme à l’air et au costume étrangers se rencontra plusieurs fois sur ses pas, et se fit bientôt remarquer d’elle par le salut respectueux qu’il ne manquait pas de lui adresser. Comme elle était restée plusieurs jours sans sortir, il aborda un matin Chanecki au moment où celui-ci entrait chez elle, et lui demanda des nouvelles de la princesse Tarakanov. Voyant le jésuite, un peu surpris, hésiter à lui répondre, il ajouta sur-le-champ que l’œuvre de la princesse était plus avancée qu’elle ne le croyait peut-être, et qu’elle trouverait non loin d’elle, dès qu’elle daignerait les chercher, bien des dévoûmens ignorés. Persuadé que le jésuite avait rendu ses paroles à la princesse, il s’enhardit le lendemain jusqu’à demander à la voir. Soit qu’elle cédât à un instinct de curiosité féminine ou qu’elle fût poussée par sa situation à ne négliger aucun hasard, elle consentit à le recevoir. C’était un adjudant du comte Orlof, appelé Cristeneck. Il ne cacha point qu’il venait de sa part, que la démarche de Jenkins avait eu lieu à sa prière, et il ajouta que le commandant éprouvait le plus vif regret de ne pouvoir quitter Livourne et venir déposer ses hommages aux pieds de la princesse, mais que, la sachant souffrante, il la suppliait de se rendre à Pise, où l’hiver était plus doux qu’à Rome, et de prendre soin d’une vie si nécessaire à la Russie. Cristeneck la revit plusieurs fois et lui persuada plus aisément qu’il ne l’aurait cru d’accepter les offres du commandant. Lorsqu’il la vit décidée, Domanski essaya de lui ouvrir les yeux. — Vous vous perdez, lui dit-il. Ignorez-vous ce qu’est Orlof ? — Depuis quand, répondit-elle avec hauteur, ai-je coutume de vous consulter ? Je vais où la destinée m’appelle. Si vous avez peur, restez. — Ma vie vous appartient, répondit Domanski ; je vous suivrai partout.

Son départ fit plus de bruit que n’en avait fait son arrivée. Elle tint à prendre congé avec un certain appareil de tous ceux qu’elle avait connus à Rome. Par une singulière condescendance, monsignor Roccatani s’était engagé, sans doute après avoir consulté le cardinal, à l’introduire déguisée dans le palais du conclave pour y saluer Albani ; mais elle se trouva malade le jour convenu. Quelques-uns craignaient qu’elle ne se laissât entraîner dans un piège, la plupart faisaient tout haut des vœux pour son succès. Elle s’établit à Pise dans une maison qu’Orlof lui avait fait meubler magnifiquement ; mais elle était souvent à Livourne, où le consul anglais et sa femme, certainement instruits des projets d’Orlof, lui donnaient asile chez eux et la recevaient avec les plus grandes démonstrations de respect. Orlof, de son côté, lui rendait des soins assidus ; il l’entourait de tels honneurs qu’il n’avait pas eu besoin de s’expliquer pour qu’elle le comprît. Il se plaignait amèrement de Catherine, qu’il taxait d’ingratitude, et la chute de son frère, sacrifié récemment à Potemkin après une longue faveur, donnait de la vraisemblance à ses griefs ; il laissait clairement entendre qu’ils saisiraient tous deux avec joie l’occasion de se venger. Il attendait seulement, pour publier le manifeste de la princesse, que l’amiral Greigh, dont il disait n’être pas assez sûr et qui avait sous ses ordres une partie de la flotte, fût éloigné. Le crédit de la princesse sur le comte Orlof était évident ; aussi ses officiers la courtisaient, et Cristeneck l’avait suppliée de demander pour lui le grade de capitaine, qui lui fut en effet accordé à la prière de la princesse. Elle reçut, pendant le carnaval, des billets mystérieux dans lesquels on la saluait impératrice de toutes les Russies. Le dévoûment dont Orlof lui prodiguait les témoignages ressemblait de plus en plus à de l’amour ; il entretenait à Pise une maîtresse qu’il renvoya en donnant le plus d’éclat possible à cette rupture. Enfin le consul anglais se rendit un jour chez la princesse avec une solennité inusitée pour lui adresser une prière que son ami le comte Orlof, craignant de manquer au respect qu’il devait à sa souveraine, n’osait lui faire de sa propre bouche ; il la suppliait de lui dire, puisqu’elle voulait bien se confier à son courage, s’il pouvait espérer qu’un jour elle ne repousserait pas les vœux de son humble sujet. Elle ne s’offensa pas de cet hommage, et plusieurs indices autorisent à croire qu’Orlof n’eut pas honte de la tromper par un mariage simulé pour lequel il se servit d’un aumônier de la flotte.

Orlof voulut, comme pour célébrer ces fiançailles, lui donner, dans la rade de Livourne, le spectacle d’un combat naval. Elle accepta sans hésiter. La présence du consul anglais, de sa femme et des autorités de Livourne, auxquelles un banquet était offert par l’amiral, semblaient écarter en effet toute idée d’un piège. Domanski, sortant du silence dans lequel il s’enfermait depuis longtemps, essaya de l’arrêter au bord de l’abîme. Elle ne tint aucun compte de ses prières. Plusieurs chaloupes pavoisées reçurent les invités. La princesse prit place dans la première avec Orlof, Cristeneck et les deux Polonais ; John Dick, sa femme et quelques autres personnages étaient dans la seconde. Attentive aux discours d’Orlof et au spectacle qu’elle avait sous les yeux, elle ne s’aperçut pas que la seconde chaloupe cessa de les suivre au bout d’un instant. Au bruit des canons, des cris de vive l’impératrice et de mille acclamations, nouvelles à ses oreilles, qu’elle prenait pour elle-même, elle monta, rayonnante et majestueuse, à bord du vaisseau amiral. La joie, l’orgueil, l’éblouissement, ne lui permirent pas de remarquer qu’Orlof s’était déjà éloigné, et qu’il ne restait auprès d’elle que Cristeneck et ses Polonais, déjà entourés de soldats. Tout à coup le capitaine Litvinof les fit désarmer, et, la séparant d’eux aussitôt, lui déclara qu’elle était prisonnière.

À la même heure, on s’emparait de ses papiers à Pise, et ses domestiques étaient arrêtés.

La première impression de la princesse avait été un sentiment de profonde stupeur. Elle avait pâli, mais n’avait pas prononcé une parole. Officiers et marins, comme s’ils ne pouvaient dépouiller en un instant le rôle qui leur avait été assigné, gardaient envers elle un reste d’égards. Elle fut confinée dans une des chambres de l’amiral, et deux de ses domestiques, Coltfinger et Francisca, un Allemand et une fille dalmate, lui furent laissés pour la servir. Le soir, un enseigne, passant devant la porte entr’ouverte de la chambre où elle était, lui jeta, sans entrer, un bijou qu’elle avait donné à Orlof. — Est-ce un adieu ? dit-elle. — Il ne répondit pas et parut attendre. Elle écrivit quelques lignes à la hâte, et sur un signe qui voulait dire qu’il consentait à s’en charger, elle les lui donna. C’était un billet pour Orlof. Deux heures après, elle reçut une orange enveloppée d’un papier qui contenait la réponse d’Orlof ; il lui disait qu’il était lui-même prisonnier, et il la suppliait de ne pas désespérer encore et d’avoir confiance en Dieu. Dupe de ce dernier mensonge, heureuse du moins de n’avoir pas été trahie, elle sembla dès ce moment plus tranquille.

Le même jour, Cristeneck partait à franc étrier pour Saint-Pétersbourg, où Catherine II, tenue au courant de toutes les péripéties du drame, en attendait le dénoûment avec impatience. Le lendemain, l’amiral Greigh mit à la voile. La prisonnière, surveillée de près, refusa, au commencement de la traversée, de monter sur le pont malgré les invitations du médecin. Muette et sombre, elle restait des journées entières absorbée dans la contemplation de la mer. Lorsqu’on lui dit que le vaisseau venait de s’arrêter dans le port de Southampton, elle sembla sortir d’un rêve et revivre. Croyait-elle que la vue de la terre anglaise serait le signal de sa délivrance ? Mais lorsqu’elle sut que personne ne débarquait, et lorsqu’elle eut appris par un mot dit en sa présence qu’Orlof était encore à Livourne, où il gardait son commandement, elle eut pour la première fois un accès de désespoir ; puis tout à coup, essuyant ses larmes, elle monta vivement sur le pont. Une chaloupe anglaise passait à ce moment près du vaisseau ; elle essaya de s’y précipiter, mais on la retint. Cet incident ayant ébruité la présence de la prisonnière à bord, l’amiral Greigh leva l’ancre au plus tôt.

Il arriva le 11 mai à Cronstadt. L’impératrice avait donné d’avance des instructions qui recommandaient le plus profond secret. Le grand-chancelier Galitzin vint lui-même pendant la nuit, accompagné d’un capitaine des gardes et d’une compagnie de grenadiers de Préobrajenski, prendre les prisonniers à bord, et il les conduisit dans la forteresse de Saint-Pierre et de Saint-Paul. L’interrogatoire commença dès le lendemain. On ne put rien tirer des domestiques ; la princesse, qu’ils adoraient malgré sa réserve avec eux, ne leur disait jamais rien, et, lorsqu’elle changeait de résidence, ils n’apprenaient qu’en route où l’on allait. Czarnowski déclara l’avoir souvent entendu traiter de princesse de Moscovie par tout le monde, et en particulier par Radzivil. Du reste, n’ayant jamais sollicité ni reçu ses confidences, il ne savait, quant à lui, que penser de ce qu’on racontait de sa naissance ; il l’avait suivie d’abord dans l’espoir de recouvrer une somme assez forte qu’il disait lui avoir prêtée, ensuite par une curiosité dont il reconnaissait l’imprudence. Domanski montra, dès le premier moment, une extrême circonspection ; il n’avait qu’une pensée, celle de sauver la princesse. Ses réponses à son sujet étaient empreintes d’un respect profond. Il avait toujours entendu dire qu’elle était fille d’Elisabeth Pétrovna, et il n’avait pas eu de peine à le croire, car il savait que cette impératrice avait épousé secrètement Rasumovski. Il s’était un jour permis d’interroger la princesse sur ce point, elle n’avait pas répondu. Enfin Domanski laissait deviner, mais avec beaucoup de réserve, qu’un sentiment plus vif que la curiosité l’avait enchaîné à sa fortune.

Le grand-chancelier se rendit le 26 mai auprès de la prisonnière, accompagné de l’assesseur Vassili Uschakov. Dès qu’elle le vit, elle l’interpella d’un ton véhément ; elle demanda de quel droit, pour quel crime on l’avait arrêtée en pays étranger, et elle se montra indignée du traitement qu’on lui infligeait. Quelques paroles adroitement flatteuses du chancelier réussirent à la calmer. Elle condescendit, non pas à répondre, car elle n’attendait point qu’on l’interrogeât, mais à s’expliquer. Elle raconta ce qu’elle savait de sa vie avec les circonstances rapportées plus haut. Depuis que son mariage avec le prince de Limbourg était conclu ou accompli (elle laissait, peut-être à dessein, ce point dans un certain vague), elle avait voulu se rendre en Perse pour y rentrer dans ses biens. Les Polonais qui se trouvaient à Venise, mieux instruits qu’elle de l’histoire secrète de la cour de Russie, s’étaient persuadés qu’elle était fille de l’impératrice Élisabeth. Il lui était arrivé vers le même temps, sans qu’elle eût pu découvrir ni d’où, ni par quelle voie, des papiers qui semblaient changer cette conjecture en certitude. Ses souvenirs d’enfance, la protection mystérieuse qui l’avait suivie presque partout depuis sa jeunesse, avaient plus d’une fois, elle ne pouvait le cacher, suscité dans son esprit la pensée qu’elle était d’une origine illustre. Elle n’en avait pas moins repoussé comme un rêve les prétentions qu’on voulait lui suggérer, et jamais elle n’avait eu sérieusement l’idée de fomenter des troubles en Russie. Qui sait si elle n’était pas l’involontaire instrument de quelque intrigue politique ? « Je connais la vie, j’ai souffert, ajouta-t-elle en finissant. Le ciel m’a donné quelque force d’âme, et, si le courage est une vertu princière, on ne me refusera point, j’espère, d’être princesse au moins par là. »

Ce récit fait avec suite, sans hésitation, d’un accent convaincu, avait ébranlé l’assesseur Uschakov. Il laissait cependant deux points essentiels dans une profonde obscurité : l’un était la naissance véritable de la prisonnière, l’autre l’origine des papiers envoyés par elle au comte Orlof ; mais elle se déclara fatiguée, et refusa de répondre un mot de plus aux pressantes questions de Galitzin. Aussi Catherine II reçut-elle assez mal le rapport que le grand-chancelier lui adressa. La prisonnière ne craignit pas d’écrire à l’impératrice pour lui demander une audience. Elle se flattait, disait-elle, d’avoir à lui faire des communications du plus haut intérêt pour l’état et de dissiper le malentendu dont elle était victime ; elle signa cette lettre princesse Élisabeth. Tant de hardiesse mit le comble à l’irritation de Catherine II ; elle reprocha durement à Galitzin sa maladresse, ses ménagemens pour une comédienne. On avait laissé jusqu’alors à la prisonnière sa femme de chambre, on l’en sépara ; on lui donna pour gardiens des hommes qui ne parlaient aucune des langues qui lui étaient familières, on la plaça dans un cachot privé de lumière et glacial, on réduisit ses vêtemens au strict nécessaire et sa nourriture à un morceau de pain.

Elle souffrit avec dédain ce surcroît de rigueurs et supporta sans fléchir le supplice d’interrogatoires à chaque instant renouvelés. L’impératrice, de plus en plus irritée, alla jusqu’à dresser de sa main une liste de vingt argumens qui devaient confondre l’aventurière. Elle envoya cette liste à Galitzin ; elle lui écrivait un jour de Moscou que cette femme était Polonaise, elle prétendait dans une autre lettre savoir qu’elle était la fille d’un aubergiste de Prague. Ces vaines suppositions prouvaient seulement la préoccupation que lui causait cette affaire et l’impatience qu’elle avait d’en finir. Galitzin faisait de son mieux. L’attachement passionné de Domanski pour la prisonnière ne lui avait pas échappé ; il se proposa d’en tirer parti. Il fit espérer à Domanski qu’ils pourraient compter l’un et l’autre sur la magnanimité de l’impératrice, pourvu que la prisonnière cessât de la braver par ses inventions ou par son silence. Domanski, à demi gagné par ces promesses, avouait qu’elle s’était en effet donnée pour la fille d’Elisabeth, qu’elle avait pris ou accepté ce rôle uniquement pour vivre. Il se taisait sur ses desseins et sur les papiers envoyés à Orlof, mais il demandait qu’on lui permît de la voir seul à seul. Galitzin, en le lui refusant, crut le moment venu de les confronter. Domanski, tremblant, ému jusqu’aux larmes à la vue de la princesse, mit un genou devant elle ; il lui demanda pardon de ne pouvoir mentir à sa conscience, et la supplia de dire enfin la vérité. Elle l’accabla sans lui répondre d’un regard méprisant. Alors Galitzin renouvela ses instances. L’interrogatoire durait depuis plusieurs heures, lorsque Domanski, tombant aux pieds du grand-chancelier : — Grâce pour elle, monseigneur ! s’écria-t-il. Le démon de l’orgueil la possède, elle ne s’appartient pas, et rien ne la fléchira. Que peut craindre l’impératrice d’une infortunée que la mort appelle ? Je lui ai sacrifié patrie, honneur et liberté ; ce n’est pas assez, je lui dois ma vie. Que l’impératrice me la donne pour femme : regardez-la, le supplice sera assez grand pour elle. L’exil, la pauvreté, la servitude pour moi, la vie pour elle, et je bénirai vos bienfaits.

Ces paroles arrachèrent un étrange sourire à la prisonnière, puis reprenant son sérieux aussitôt : — Faites-moi la grâce, monsieur le chancelier, de me délivrer de la présence de cet homme. Ne voyez-vous pas que le pauvre diable extravague ?

Elle était depuis longtemps atteinte d’une maladie de poitrine que le manque d’air et la dureté du régime de la prison aggravaient rapidement. L’énergie de l’âme soutenait ce corps frêle et dévoré par les soucis ; mais la maladie offrait des symptômes sur la gravité desquels il était impossible de concevoir aucun doute. La prisonnière pouvait à peine parler et ne se levait plus. Les médecins déclarèrent qu’elle n’avait plus que peu de jours à vivre, si l’on continuait à la traiter ainsi. On apporta quelque adoucissement à sa situation. Lorsqu’elle se sentit un peu mieux, elle voulut écrire encore une fois à l’impératrice. Elle repoussait avec force les dernières suppositions faites sur sa naissance. Elle ne prétendait pas la connaître, et tout porte à croire qu’elle l’ignorait en effet ; mais elle nommait plusieurs personnes en état, disait-elle, de donner à ce sujet des éclaircissemens, entre autres George Keith, l’ami de Jean-Jacques Rousseau, gouverneur de Neufchâtel, qu’elle se rappelait avoir vu toute jeune en passant par la Suisse. Du reste, elle n’avouait rien, ne rétractait rien, et, par une contradiction singulière, elle signait encore princesse Tarakanov. L’impératrice jura de châtier cet excès d’impudence. George Keith était mort, mais sans doute quelques-unes des personnes nommées par la prisonnière vivaient encore ; on s’abstint néanmoins de toute recherche, soit qu’on n’ajoutât aucune foi à ces indications, soit qu’on craignît au fond trop de lumière. Il est en effet assez remarquable qu’on n’essaya jamais ni de détruire l’opinion si répandue de l’existence d’une fille de l’impératrice Élisabeth, ni de prouver que cette fille était morte, ou du moins de découvrir ce qu’elle était devenue.

Vers la fin de l’été, la prisonnière s’affaiblit de nouveau. Le 30 novembre, se voyant près de mourir, elle demanda un prêtre grec. L’impératrice désigna elle-même un chanoine de la cathédrale de Kasan, nommé Pierre Andrejev ; elle le vit et l’entretint sans témoin une heure entière avant qu’il se rendît à la prison. La malade le reçut avec douceur ; mais elle s’aperçut qu’au lieu de lui donner les consolations religieuses qu’elle avait réclamées, il ne songeait qu’à lui arracher des révélations ou des aveux. Fixant alors sur lui ses yeux enflammés par la fièvre, elle lui coupa brusquement la parole, et lui dit d’un ton impérieux : « Récitez-moi les prières des morts. » Elle vécut encore deux jours, et le 4 décembre 1775 elle expira sans avoir prononcé un mot de plus.

Elle fut enterrée la nuit, dans la cour de la forteresse de Ravelin, en présence du grand-chancelier, par quatre hommes auxquels on fit jurer, sous les menaces les plus terribles, de ne jamais dire un mot de ce qu’ils étaient chargés d’accomplir. Depuis l’arrivée de la prisonnière à Cronstadt, le même serment avait été imposé à tous ceux qui approchèrent de la prisonnière, au commandant de la forteresse, aux geôliers, aux soldats, aux juges, aux médecins, au prêtre. Le secret fut bien gardé. On ne trouve pas dans les gazettes de l’époque ni dans les dépêches connues des ambassadeurs étrangers un seul mot qui fasse allusion à cet événement. Seulement, au printemps de 1777, l’année de la grande inondation, l’ambassadeur de Pologne près la cour de Russie écrivit au roi qu’une princesse de la maison impériale, atteinte de folie et enfermée dans la forteresse de Schlusselbourg, venait de mourir. La légende commençait.

Les papiers des archives ne disent pas quel fut le sort de Czarnowski. Quant aux deux domestiques de la princesse, on les conduisit, après une détention de plusieurs mois, jusqu’à la frontière, et on leur interdit de remettre jamais le pied en Russie. Domanski fut envoyé l’année suivante en Sibérie, mais il paraît qu’il mourut en chemin.


P. Challemel-Lacour.
  1. Goethe raconte en détail (t. XXXVI, p. 129-138, Werke, édit. 1830), dans son Essai sur Philippe Hackert, cet acte de munificence sauvage avec une admiration que j’avoue ne pouvoir partager.
  2. Wraxall, Historical Memoirs of my own time, t. I, p. 191-192. London, 1815.