La Princesse, Aglante, Cynthie, Philis.
Cynthie
Il est vrai, Madame, que ce jeune prince a fait voir une adresse non commune, et que l’air dont il a paru a été quelque chose de surprenant. Il sort vainqueur de cette course ; mais je doute fort qu’il en sorte avec le même cœur qu’il a porté. Car enfin, vous lui avez tiré des traits dont il est difficile de se défendre, et sans parler de tout le reste, la grâce de votre danse, et la douceur de votre voix ont eu des charmes aujourd’hui à toucher les plus insensibles.
La Princesse
Le voici qui s’entretient avec Moron ; nous saurons un peu de quoi il lui parle : ne rompons point encore leur entretien, et prenons cette route pour revenir à leur rencontre.
Euryale, Moron, Arbate.
Euryale
Ah ! Moron, je te l’avoue, j’ai été enchanté, et jamais tant de charmes n’ont frappé tout ensemble mes yeux et mes oreilles. Elle est adorable en tout temps, il est vrai : mais ce moment l’a emporté sur tous les autres, et des grâces nouvelles ont redoublé l’éclat de ses beautés. Jamais son visage ne s’est paré de plus vives couleurs, ni ses yeux ne se sont armés de traits plus vifs et plus perçants. La douceur de sa voix a voulu se faire paraître dans un air tout charmant qu’elle a daigné chanter, et les sons merveilleux qu’elle formait passaient jusqu’au fond de mon âme, et tenaient tous mes sens dans un ravissement à ne pouvoir en revenir. Elle a fait éclater ensuite une disposition toute divine, et ses pieds amoureux sur l’émail d’un tendre gazon traçaient d’aimables caractères qui m’enlevaient hors de moi-même, et m’attachaient par des nœuds invincibles aux doux et justes mouvements dont tout son corps suivait les mouvements de l’harmonie. Enfin jamais âme n’a eu de plus puissantes émotions que la mienne, et j’ai pensé plus de vingt fois oublier ma résolution pour me jeter à ses pieds, et lui faire un aveu sincère de l’ardeur que je sens pour elle.
Moron
Donnez-vous-en bien de garde, Seigneur, si vous m’en voulez croire. Vous avez trouvé la meilleure invention du monde, et je me trompe fort si elle ne vous réussit. Les femmes sont des animaux d’un naturel bizarre, nous les gâtons par nos douceurs, et je crois tout de bon que nous les verrions nous courir, sans tous ces respects, et ces soumissions où les hommes les acoquinent.
Arbate
Seigneur voici la Princesse qui s’est un peu éloignée de sa suite.
Moron
Demeurez ferme, au moins, dans le chemin que vous avez pris. Je m’en vais voir ce qu’elle me dira : cependant promenez-vous ici dans ces petites routes sans faire aucun semblant d’avoir envie de la joindre, et si vous l’abordez, demeurez avec elle le moins qu’il vous sera possible.
La Princesse, Moron.
La Princesse
Tu as donc familiarité, Moron, avec le prince d’Ithaque ?
Moron
Ah ! Madame, il y a longtemps que nous nous connaissons.
La Princesse
D’où vient qu’il n’est pas venu jusques ici, et qu’il a pris cette autre route quand il m’a vue ?
Moron
C’est un homme bizarre qui ne se plaît qu’à entretenir ses pensées.
La Princesse
Étais-tu tantôt au compliment qu’il m’a fait ?
Moron
Oui, Madame, j’y étais, et je l’ai trouvé un peu impertinent, n’en déplaise à sa Principauté.
La Princesse
Pour moi je le confesse, Moron, cette fuite m’a choquée, et j’ai toutes les envies du monde de l’engager pour rabattre un peu son orgueil.
Moron
Ma foi, Madame, vous ne feriez pas mal, il le mériterait bien : mais à vous dire vrai, je doute fort que vous y puissiez réussir.
La Princesse
Comment !
Moron
Comment ! C’est le plus orgueilleux petit vilain que vous ayez jamais vu. Il lui semble qu’il n’y a personne au monde qui le mérite, et que la terre n’est pas digne de le porter.
La Princesse
Mais encore, ne t’a-t-il point parlé de moi ?
Moron
Lui ? non.
La Princesse
Il ne t’a rien dit de ma voix, et de ma danse ?
Moron
Pas le moindre mot.
La Princesse
Certes ce mépris est choquant, et je ne puis souffrir cette hauteur étrange de ne rien estimer.
Moron
Il n’estime, et n’aime que lui.
La Princesse
Il n’y a rien que je ne fasse, pour le soumettre comme il faut.
Moron
Nous n’avons point de marbre dans nos montagnes qui soit plus dur et plus insensible que lui.
La Princesse
Le voilà.
Moron
Voyez-vous comme il passe, sans prendre garde à vous ?
La Princesse
De grâce, Moron, va le faire aviser que je suis ici, et l’oblige à me venir aborder.
La Princesse, Euryale, Moron, Arbate.
Moron
Seigneur, je vous donne avis que tout va bien. La Princesse souhaite que vous l’abordiez : mais songez bien à continuer votre rôle, et de peur de l’oublier ne soyez pas longtemps avec elle.
La Princesse
Vous êtes bien solitaire, Seigneur, et c’est une humeur bien extraordinaire que la vôtre, de renoncer ainsi à notre sexe, et de fuir, à votre âge, cette galanterie, dont se piquent tous vos pareils.
Euryale
Cette humeur, Madame, n’est pas si extraordinaire, qu’on n’en trouvât des exemples sans aller loin d’ici, et vous ne sauriez condamner la résolution que j’ai prise de n’aimer jamais rien, sans condamner aussi vos sentiments.
La Princesse
Il y a grande différence, et ce qui sied bien à un sexe, ne sied pas bien à l’autre. Il est beau qu’une femme soit insensible, et conserve son cœur exempt des flammes de l’amour ; mais ce qui est vertu en elle, devient un crime dans un homme. Et comme la beauté est le partage de notre sexe, vous ne sauriez ne nous point aimer, sans nous dérober les hommages qui nous sont dus, et commettre une offense dont nous devons toutes nous ressentir.
Euryale
Je ne vois pas, Madame, que celles qui ne veulent point aimer, doivent prendre aucun intérêt à ces sortes d’offenses.
La Princesse
Ce n’est pas une raison, Seigneur, et sans vouloir aimer, on est toujours bien aise d’être aimée.
Euryale
Pour moi je ne suis pas de même, et dans le dessein où je suis, de ne rien aimer, je serais fâché d’être aimé.
La Princesse
Et la raison ?
Euryale
C’est qu’on a obligation à ceux qui nous aiment, et que je serais fâché d’être ingrat.
La Princesse
Si bien donc, que pour fuir l’ingratitude, vous aimeriez qui vous aimerait ?
Euryale
Moi ? Madame, point du tout. Je dis bien que je serais fâché d’être ingrat : mais je me résoudrais plutôt de l’être, que d’aimer.
La Princesse
Telle personne vous aimerait, peut-être que votre cœur…
Euryale
Non ! Madame, rien n’est capable de toucher mon cœur, ma liberté est la seule maîtresse à qui je consacre mes vœux, et quand le Ciel emploierait ses soins à composer une beauté parfaite, quand il assemblerait en elle tous les dons les plus merveilleux, et du corps et de l’âme. Enfin quand il exposerait à mes yeux un miracle d’esprit, d’adresse et de beauté, et que cette personne m’aimerait avec toutes les tendresses imaginables, je vous l’avoue franchement, je ne l’aimerais pas.
La Princesse
A-t-on jamais rien vu de tel ?
Moron
Peste soit du petit brutal, j’aurais envie de lui bailler un coup de poing.
La Princesse, parlant en soi
Cet orgueil me confond, et j’ai un tel dépit, que je ne me sens pas.
Moron, parlant au prince
Bon courage, Seigneur, voilà qui va le mieux du monde.
Euryale
Ah ! Moron, je n’en puis plus, et je me suis fait des efforts étranges.
La Princesse
C’est avoir une insensibilité bien grande, que de parler comme vous faites.
Euryale
Le Ciel ne m’a pas fait d’une autre humeur : mais, Madame, j’interromps votre promenade, et mon respect doit m’avertir que vous aimez la solitude.
La Princesse, Moron, Philis, Tircis.
Moron
Il ne vous en doit rien, Madame, en dureté de cœur.
La Princesse
Je donnerais volontiers tout ce que j’ai au monde, pour avoir l’avantage d’en triompher.
Moron
Je le crois.
La Princesse
Ne pourrais-tu, Moron, me servir dans un tel dessein ?
Moron
Vous savez bien, Madame, que je suis tout à votre service.
La Princesse
Parle-lui de moi dans tes entretiens, vante-lui adroitement ma personne, et les avantages de ma naissance, et tâche d’ébranler ses sentiments, par la douceur de quelque espoir. Je te permets de dire tout ce que tu voudras, pour tâcher à me l’engager.
Moron
Laissez-moi faire.
La Princesse
C’est une chose qui me tient au cœur, je souhaite ardemment qu’il m’aime.
Moron
Il est bien fait, oui, ce petit pendard-là ; il a bon air, bonne physionomie, et je crois qu’il serait assez le fait d’une jeune princesse.
La Princesse
Enfin tu peux tout espérer de moi, si tu trouves moyen d’enflammer pour moi son cœur.
Moron
Il n’y a rien qui ne se puisse faire ; mais, Madame s’il venait à vous aimer, que feriez-vous, s’il vous plaît ?
La Princesse
Ah ! ce serait lors que je prendrais plaisir à triompher pleinement de sa vanité, à punir son mépris par mes froideurs, et à exercer sur lui toutes les cruautés que je pourrais imaginer.
Moron
Il ne se rendra jamais.
La Princesse
Ah ! Moron, il faut faire en sorte qu’il se rende.
Moron
Non, il n’en fera rien, je le connais, ma peine sera inutile.
La Princesse
Si faut-il pourtant tenter toute chose, et éprouver si son âme est entièrement insensible. Allons, je veux lui parler, et suivre une pensée qui vient de me venir.
Philis, Tircis.
Philis
Viens, Tircis, laissons-les aller, et me dis un peu ton martyre de la façon que tu sais faire ? Il y a longtemps que tes yeux me parlent ; mais je suis plus aise d’ouïr ta voix.
Tircis, en chantant.
Tu m’écoutes, hélas ! dans ma triste langueur ;
Mais je n’en suis pas mieux, ô beauté sans pareille !
Et je touche ton oreille
Sans que je touche ton cœur.
Philis
Va, va, c’est déjà quelque chose que de toucher l’oreille, et le temps amène tout. Chante-moi cependant quelque plainte nouvelle que tu aies composée pour moi.
Moron, Philis, Tircis.
Moron
Ah ! ah ! je vous y prends, cruelle ; vous vous écartez des autres pour ouïr mon rival ?
Philis
Oui, je m’écarte pour cela ; je te le dis encore. Je me plais avec lui, et l’on écoute volontiers les amants lorsqu’ils se plaignent aussi agréablement qu’il fait. Que ne chantes-tu comme lui ? Je prendrais plaisir à t’écouter.
Moron
Si je ne sais chanter, je sais faire autre chose, et quand…
Philis
Tais-toi, je veux l’entendre. Dis, Tircis, ce que tu voudras.
Moron
Ah ! cruelle…
Philis
Silence, dis-je, ou je me mettrai en colère.
Tircis
Arbres épais, et vous, prés émaillés,
La beauté dont l’hiver vous avait dépouillés
Par le printemps vous est rendue :
Vous reprenez tous vos appas ;
Mais mon âme ne reprend pas
La joie, hélas ! que j’ai perdue.
Moron
Morbleu que n’ai-je de la voix ? Ah ! nature marâtre ! pourquoi ne m’as-tu pas donné de quoi chanter comme à un autre ?
Philis
En vérité, Tircis, il ne se peut rien de plus agréable, et tu l’emportes sur tous les rivaux que tu as.
Moron
Mais pourquoi est-ce que je ne puis pas chanter ? N’ai-je pas un estomac, un gosier, et une langue comme un autre ? Oui, oui, allons, je veux chanter aussi, et te montrer que l’amour fait faire toutes choses. Voici une chanson que j’ai faite pour toi.
Philis
Oui, dis ? Je veux bien t’écouter pour la rareté du fait.
Moron
Courage, Moron ! il n’y a qu’à avoir de la hardiesse. (Moron chante.)
Ton extrême rigueur
S’acharne sur mon cœur,
Ah ! Philis je trépasse !
Daigne me secourir.
En seras-tu plus grasse
De m’avoir fait mourir ?
Vivat, Moron.
Philis
Voilà qui est le mieux du monde : mais, Moron, je souhaiterais bien d’avoir la gloire, que quelque amant fût mort pour moi ; c’est un avantage dont je n’ai point encore joui, et je trouve que j’aimerais de tout mon cœur une personne qui m’aimerait assez pour se donner la mort.
Moron
Tu aimerais une personne qui se tuerait pour toi ?
Philis
Oui.
Moron
Il ne faut que cela pour te plaire ?
'Philis '
Non.
Moron
Voilà qui est fait, je te veux montrer que je me sais tuer quand je veux.
Tircis, chante.
Ah ! quelle douceur extrême,
De mourir pour ce qu’on aime. Bis.
Moron
C’est un plaisir que vous aurez quand vous voudrez.
Tircis, chante.
Courage, Moron ! meurs promptement
En généreux amant.
Moron
Je vous prie de vous mêler de vos affaires, et de me laisser tuer à ma fantaisie. Allons je vais faire honte à tous les amants ; tiens, je ne suis pas homme à faire tant de façons, vois ce poignard ; prends bien garde comme je vais me percer le cœur. (Se riant de Tircis.) Je suis votre serviteur, quelque niais.
Philis
Allons, Tircis. Viens-t’en me redire à l’écho, ce que tu m’as chanté.