La Princesse de Clèves (édition originale)/Texte entier

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Claude Barbin (1p. --211).
LA
PRINCESSE
DE
CLEVES
TOME I.


À PARIS
Chez Claude Barbin, au Palais
ſur le ſecond Perron de la Sainte Chapelle.

M. DC. LXXXXIX.
AVEC PRIVILEGE DU ROY
LE
LIBRAIRE
AU LECTEUR.


QVelque approbation qu’ait eu cette Hiſtoire dans les lectures qu’on en a faites, l’Autheur n’a pû ſe reſoudre à ſe declarer, il a craint que ſon nom ne diminuaſt le ſuccez de ſon Livre. Il ſçait par experience, que l’on condamne quelquefois les Ouvrages ſur la mediocre opinion qu’on a de l’Auteur, & il ſçait auſſi que la reputation de l’Auteur donne ſouvent du prix aux Ouvrages. Il demeure donc dans l’obſcurité où il eſt, pour laiſſer les jugemens plus libres & plus equitables, & il ſe montrera neanmoins ſi cette Hiſtoire eſt auſſi agréable au Public que je l’eſpere.


LA magnificence & la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat, que dans les dernieres années du regne de Henry ſecond. Ce Prince eſtoit galand, bien fait, & amoureux ; quoique ſa paſſion pour Diane de Poitiers, Ducheſſe de Valentinois, euſt commencé il y avoit plus de vingt ans, elle n’en eſtoit pas moins violente, & il n’en donnoit pas des témoignages moins éclatans.

Comme il réuſſiſſoit admirablement dans tous les exercices du corps, il en faiſoit une de ſes plus grandes occupations. C’étoit tous les jours des parties de chaſſe & de paulme, des balets, des courſes de bagues, ou de ſemblables divertiſſemens. Les couleurs & les chiffres de Madame de Valentinois paroiſſoient par tout, & elle paroiſſoit elle-méme avec tous les ajuſtemens que pouvoit avoir Mademoiſelle de la Marck ſa petite-fille, qui eſtoit alors à marier.

La preſence de la Reine autoriſoit la ſienne : Cette Princeſſe eſtoit belle, quoiqu’elle euſt paſſé la premiere jeuneſſe ; elle aimoit la grandeur, la magnificence, & les plaiſirs. Le Roy l’avoit épousée lors qu’il eſtoit encore Duc d’Orleans, & qu’il avoit pour aiſné le Dauphin, qui mourut à Tournon ; Prince, que ſa naiſſance & ſes grandes qualitez deſtinoient à remplir dignement la place du Roy François premier, ſon pere.

L’humeur ambitieuſe de la Reine luy faiſoit trouver une grande douceur à regner ; il ſembloit qu’elle ſouffriſt ſans peine l’attachement du Roy pour la Ducheſſe de Valentinois, & elle n’en témoignoit aucune jalouſie ; mais elle avoit une ſi profonde diſſimulation, qu’il eſtoit difficile de juger de ſes ſentimens, & la politique l’obligeoit d’approcher cette Ducheſſe de ſa perſonne, afin d’en approcher auſſi le Roy. Ce Prince aimoit le commerce des femmes, même de celles dont il n’eſtoit pas amoureux : Il demeuroit tous les jours chez la Reine à l’heure du Cercle, où tout ce qu’il y avoit de plus beau & de mieux fait de l’un & de l’autre ſexe, ne manquoit pas de ſe trouver.

Jamais Cour n’a eu tant de belles perſonnes, & d’hommes admirablement bien faits, & il ſembloit que la nature euſt pris plaiſir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les plus grandes Princeſſes, & dans les plus grands Princes : Madame Eliſabeth de France, qui fut depuis Reine d’Eſpagne, commençoit à faire paroître un eſprit ſurprenant, & cette incomparable beauté qui luy a eſté ſi funeſte. Marie Stuart Reine d’Ecoſſe, qui venoit d’épouſer Monſieur le Dauphin, & qu’on appelloit la Reine Dauphine, eſtoit une perſonne parfaite pour l’eſprit & pour le corps : Elle avoit eſté élevée à la Cour de France, elle en avoit pris toute la politeſſe, & elle eſtoit née avec tant de diſpoſition pour toutes les belles choſes, que malgré ſa grande jeuneſſe, elle les aimoit, & s’y connoiſſoit mieux que perſonne. La Reine ſa belle-mere, & Madame ſœur du Roy, aimoient auſſi les Vers, la Comedie & la Muſique : Le gouſt que le Roy François premier avoit eu pour la Poëſie & pour les Lettres, regnoit encore en France ; & le Roy ſon fils aimant les exercices du corps, tous les plaiſirs eſtoient à la Cour : Mais ce qui rendoit cette Cour belle & majeſtueuſe, étoit le nombre infiny de Princes & de grands Seigneurs d’un merite extraordinaire. Ceux que je vais nommer, eſtoient en des manieres differentes, l’ornement & l’admiration de leur ſiecle.

Le Roy de Navarre attiroit le reſpect de tout le monde par la grandeur de ſon rang, & par celle qui paroiſſoit en ſa perſonne. Il excelloit dans la guerre, & le Duc de Guiſe lui donnoit une émulation qui l’avoit porté pluſieurs fois à quitter ſa place de General, pour aller combattre auprés de luy comme un ſimple ſoldat, dans les lieux les plus perilleux. Il eſt vray auſſi que ce Duc avoit donné des marques d’une valeur ſi admirable, & avoit eu de ſi heureux ſuccés, qu’il n’y avoit point de grand Capitaine qui ne dûſt le regarder avec envie. Sa valeur eſtoit ſoûtenuë de toutes les autres grandes qualitez : il avoit un eſprit vaſte & profond, une ame noble & élevée, & une égale capacité pour la guerre & pour les affaires. Le Cardinal de Lorraine ſon frere eſtoit né avec une ambition demeſurée, avec un eſprit vif & une éloquence admirable ; & il avoit acquis une ſcience profonde, dont il ſe ſervoit pour ſe rendre conſiderable en défendant la Religion Catholique, qui commençoit d’eſtre attaquée. Le Chevalier de Guiſe, que l’on appella depuis le grand Prieur, eſtoit un Prince aimé de tout le monde, bien fait, plein d’eſprit, plein d’adreſſe, & d’une valeur celebre par toute l’Europe. Le Prince de Condé, dans un petit corps peu favoriſé de la nature, avoit une ame grande & hautaine, & un eſprit qui le rendoit aimable aux yeux méme des plus belles femmes : Le Duc de Nevers, dont la vie eſtoit glorieuſe par la guerre & par les grands emplois qu’il avoit eus, quoique dans un âge un peu avancé, faiſoit les delices de la Cour. Il avoit trois fils parfaitement bien faits ; le ſecond qu’on appelloit le Prince de Cleves, eſtoit digne de ſoûtenir la gloire de ſon nom : il eſtoit brave & magnifique, & il avoit une prudence qui ne ſe trouve gueres avec la jeuneſſe. Le Vidame de Chartres, deſcendu de cette ancienne Maiſon de Vendoſme, dont les Princes du Sang n’ont point dédaigné de porter le nom, eſtoit également diſtingué dans la guerre & dans la galanterie. Il eſtoit beau, de bonne mine, vaillant, hardy, liberal : Toutes ces bonnes qualitez eſtoient vives & éclatantes, enfin, il étoit ſeul digne d’eſtre comparé au Duc de Nemours, ſi quelqu’un luy euſt pû eſtre comparable. Mais ce Prince eſtoit un chef-d’œuvre de la nature ; ce qu’il avoit de moins admirable, eſtoit d’eſtre l’homme du monde le mieux fait & le plus beau. Ce qui le mettoit au-deſſus des autres, eſtoit une valeur incomparable, & un agréement dans ſon eſprit, dans ſon viſage & dans ſes actions, que l’on n’a jamais vû qu’à luy ſeul ; il avoit un enjouëment qui plaiſoit également aux hommes & aux femmes, une adreſſe extraordinaire dans tous ſes exercices, une maniere de s’habiller qui eſtoit toûjours ſuivie de tout le monde, ſans pouvoir eſtre imitée, & enfin un air dans toute ſa perſonne, qui faiſoit qu’on ne pouvoit regarder que luy dans tous les lieux où il paroiſſoit. Il n’y avoit aucune Dame dans la Cour, dont la gloire n’euſt eſté flatée de le voir attaché à elle : peu de celles à qui il s’eſtoit attaché ſe pouvoient vanter de luy avoir reſiſté, & méme pluſieurs à qui il n’avoit point témoigné de paſſion n’avoient pas laiſſé d’en avoir pour luy. Il avoit tant de douceur & tant de diſpoſition à la galanterie, qu’il ne pouvoit refuſer quelques ſoins à celles qui tâchoient de luy plaire. Ainſi il avoit pluſieurs maîtreſſes, mais il eſtoit difficile de deviner celle qu’il aimoit véritablement. Il alloit ſouvent chez la Reine Dauphine ; la beauté de cette Princeſſe, ſa douceur, le ſoin qu’elle avoit de plaire à tout le monde, & l’eſtime particuliere qu’elle témoignoit à ce Prince, avoit ſouvent donné lieu de croire qu’il levoit les yeux juſqu’à elle. Meſſieurs de Guiſe dont elle eſtoit niéce, avoient beaucoup augmenté leur credit & leur conſideration par ſon mariage ; leur ambition les faiſoit aſpirer à s’égaler aux Princes du Sang, & à partager le pouvoir du Connétable de Montmorency. Le Roy ſe repoſoit ſur luy de la plus grande partie du gouvernement des affaires, & traitoit le Duc de Guiſe & le Maréchal de ſaint André, comme ſes Favoris. Mais ceux que la faveur, ou les affaires approchoient de ſa perſonne, ne s’y pouvoient maintenir qu’en ſe ſoûmettant à la Ducheſſe de Valentinois ; & quoiqu’elle n’euſt plus de jeuneſſe, ny de beauté, elle le gouvernoit avec un empire ſi abſolu, que l’on peut dire qu’elle eſtoit maîtreſſe de ſa perſonne & de l’Etat.

Le Roy avoit toûjours aimé le Conneſtable, & ſi-toſt qu’il avoit commencé à regner, il l’avoit rappellé de l’exil où le Roy François premier l’avoit envoyé. La Cour eſtoit partagée entre Meſſieurs de Guiſe & le Conneſtable, qui eſtoit ſoûtenu des Princes du Sang. L’un & l’autre party avoit toûjours ſongé à gagner la Ducheſſe de Valentinois. Le Duc d’Aumale, Frere du Duc de Guiſe, avoit épouſé une de ſes filles : le Conneſtable aſpiroit à la méme alliance. Il ne ſe contentoit pas d’avoir marié ſon fils aîné avec Madame Diane fille du Roy, & d’une Dame de Piedmont, qui ſe fit Religieuſe auſſi‐toſt qu’elle fut accouchée. Ce mariage avoit eu beaucoup d’obſtacles, par les promeſſes que Monſieur de Montmorency avoit faites à Mademoiſelle de Piennes, une des filles d’honneur de la Reine : Et bien que le Roy les euſt ſurmontez avec une patience & une bonté extrême, ce Conneſtable ne ſe trouvoit pas encore aſſez appuyé, s’il ne s’aſſeuroit de Madame de Valentinois, & s’il ne la ſeparoit de Meſſieurs de Guiſe, dont la grandeur commençoit à donner de l’inquietude a cette Ducheſſe. Elle avoit retardé autant qu’elle avoit pû, le mariage du Dauphin avec la Reine d’Ecoſſe : La beauté & l’eſprit capable & avancé de cette jeune Reine, & l’élevation que ce mariage donnoit à Meſſieurs de Guiſe, luy eſtoient inſuportables. Elle haïſſoit particulierement le Cardinal de Lorraine, il luy avoit parlé avec aigreur, & même avec mépris ; elle voyoit qu’il prenoit des liaiſons avec la Reine ; de ſorte que le Conneſtable la trouva diſposée à s’unir avec luy, & à entrer dans ſon alliance, par le mariage de Mademoiſelle de la Marck ſa petite fille, avec Monſieur d’Anville ſon ſecond fils, qui ſucceda depuis à ſa Charge ſous le regne de Charles IX. Le Conneſtable ne crút pas trouver d’obſtacles dans l’eſprit de Monſieur d’Anville pour un mariage, comme il en avoit trouvé dans l’eſprit de Monſieur de Montmorency ; mais quoique les raiſons luy en fuſſent cachées, les difficultez n’en furent gueres moindres. Monſieur d’Anville étoit éperduëment amoureux de la Reine Dauphine, & quelque peu d’eſperance qu’il euſt dans cette paſſion, il ne pouvoit ſe reſoudre à prendre un engagement qui partageroit ſes ſoins. Le Marêchal de ſaint André eſtoit le ſeul dans la Cour qui n’euſt point pris de party : Il eſtoit un des Favoris, & ſa faveur ne tenoit qu’à ſa perſonne : Le Roy l’avoit aimé dés le temps qu’il eſtoit Dauphin ; & depuis il l’avoit fait Marêchal de France dans un âge où l’on n’a pas encore accoûtumé de pretendre aux moindres dignitez. Sa faveur luy dõnoit un éclat qu’il ſoûtenoit par ſon merite & par l’agréement de ſa perſonne, par une grande delicateſſe pour ſa table & pour ſes meubles, & par la plus grande magnificence qu’on euſt jamais veüe en un particulier. La liberalité du Roy fourniſſoit à cette dépenſe ; Ce Prince alloit juſqu’à la prodigalité pour ceux qu’il aimoit ; il n’avoit pas toutes les grandes qualitez, mais il en avoit pluſieurs, & ſurtout celle d’aimer la guerre, & de l’entendre ; auſſi avoit‐il eu d’heureux ſuccés, & ſi on en excepte la Bataille de ſaint Quentin, ſon regne n’avoit eſté qu’une ſuite de victoires. Il avoit gagné en perſonne la Bataille de Renty ; le Piémont avoit eſté conquis, les Anglois avoient eſté chaſſez de France, & l’Empereur Charles‐Quint avoit veu finir ſa bonne fortune devant la Ville de Mets qu’il avoit aſſiegée inutilement avec toutes les forces de l’Empire, & de l’Eſpagne. Neanmoins, comme le mal‐heur de ſaint Quentin avoit diminué l’eſperance de nos Conqueſtes, & que depuis la fortune avoit ſemblé ſe partager entre les deux Rois, ils ſe trouverent inſenſiblement diſpoſez à la Paix.

La Ducheſſe Doüairiere de Loraine avoit commencé à en faire des propoſitions dans le temps du mariage de Monſieur le Dauphin, il y avoit toûjours eu depuis quelque négociation ſecrete. Enfin Cercan dans le païs d’Artois, fut choiſi pour le lieu où l’on devoit s’aſſembler. Le Cardinal de Loraine, le Conneſtable de Montmorency, & le Marêchal de ſaint André, s’y trouverent pour le Roy. Le Duc d’Albe & le Prince d’Orange, pour Philippes II. & le Duc & la Ducheſſe de Loraine furent les Mediateurs. Les principaux articles eſtoient, le mariage de Madame Elizabeth de France avec Dom Carlos Infant d’Eſpagne, & celuy de Madame ſœur du Roy avec Monſieur de Savoye.

Le Roy demeura cependant ſur la frontiere, & il y receut la nouvelle de la mort de Marie Reine d’Angleterre. Il envoya le Comte de Randan à Elizabeth, ſur ſon avenement à la Couronne : elle le receut avec joye : Ses droits eſtoient ſi mal établis, qu’il luy eſtoit avantageux de ſe voir reconnüe par le Roy. Ce Comte la trouva inſtruite des intereſts de la Cour de France, & du merite de ceux qui la compoſoient, mais ſur tout il la trouva ſi remplie de la reputation du Duc de Nemours, elle luy parla tant de fois de ce Prince, & avec tant d’empreſſement, que quand Monſieur de Randan fut revenu, & qu’il rendit compte au Roy de ſon voyage, il luy dit qu’il n’y avoit rien que Monſieur de Nemours ne púſt pretendre auprés de cette Princeſſe, & qu’il ne doutoit point qu’elle ne fuſt capable de l’épouſer. Le Roy en parla à ce Prince dés le ſoir même, il luy fit conter par Monſieur de Randan toutes ſes converſations avec Elizabeth, & luy conſeilla de tenter cette grande fortune. Monſieur de Nemours crût d’abord que le Roy ne luy parloit pas ſerieuſement ; mais comme il vit le contraire : Au moins Sire, luy dit‐il, ſi je m’embarque dans une entrepriſe chimerique, par le conſeil & pour le ſervice de vôtre Majeſté, je la ſupplie de me garder le ſecret, juſqu’à ce que le ſuccés me juſtifie vers le public, & de vouloir bien ne me pas faire paroître remply d’une aſſez grande vanité, pour pretendre qu’une Reine qui ne m’a jamais vú, me veüille épouſer par amour. Le Roy luy promit de ne parler qu’au Conneſtable de ce deſſein, & il jugea même le ſecret neceſſaire pour le ſuccés. Monſieur de Randan conſeilloit à Monſieur de Nemours d’aller en Angleterre ſur le ſimple pretexte de voyager, mais ce Prince ne pûſt s’y reſoudre. Il envoya Lignerolle qui eſtoit un jeune homme d’eſprit ſon favory, pour voir les ſentimens de la Reine, & pour tâcher de commencer quelque liaiſon. En attendant l’évenement de ce voyage, il alla voir le Duc de Savoye qui eſtoit alors à Bruxelles avec le Roy d’Eſpagne : La mort de Marie d’Angleterre apporta de grands obſtacles à la Paix : L’Aſſemblée ſe rompit à la fin de Novembre, & le Roy revint à Paris.

Il parut alors une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde, & l’on doit croire que c’étoit une beauté parfaite, puiſqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on eſtoit ſi accoutumé à voir de belles perſonnes. Elle eſtoit de la méme maiſon que la Vidame de Chartres, & une des plus grandes heritieres de France. Son pere eſtoit mort jeune, & l’avoit laiſſée ſous la conduite de Madame de Chartres ſa femme, dont le bien, la vertu & le merite eſtoient extraordinaires. Aprés avoir perdu ſon mary, elle avoit paſſé pluſieurs années ſans revenir à la Cour. Pendant cette abſence, elle avoit donné ſes ſoins à l’éducation de ſa fille ; mais elle ne travailla pas ſeulement à cultiver ſon eſprit & ſa beauté, elle ſongea auſſi à luy donner de la vertu & à la luy rendre aimable. La pluſpart des meres s’imaginent qu’il ſuffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes perſonnes pour les en éloigner : Madame de Chartres avoit une opinion oppoſée, elle faiſoit ſouvent à ſa fille des peintures de l’Amour, elle luy montroit ce qu’il a d’agreable, pour la perſuader plus aisément ſur ce qu’elle luy en apprenoit de dangereux ; Elle luy contoit le peu de ſincerité des hommes, leurs tromperies, & leur infidelité ; les malheurs domeſtiques où plongent les engagemens, & elle luy faiſoit voir d’un autre côté, quelle tranquilité ſuivoit la vie d’une honneſte femme, & combien la vertu donnoit d’éclat & d’élevation à une perſonne qui avoit de la beauté & de la naiſſance : mais elle luy faiſoit voir auſſi combien il eſtoit difficile de conſerver cette vertu, que par une extrême défiance de ſoy‐même, & par un grand ſoin de s’attacher à ce qui ſeul peut faire le bon‐heur d’une femme, qui eſt d’aimer ſon mary & d’en eſtre aimée.

Cette heritiere eſtoit alors un des grands Partis qu’il y eut en France ; & quoiqu’elle fuſt dans une extrême jeuneſſe, l’on avoit déja propoſé pluſieurs mariages. Madame de Chartres qui eſtoit extrêmement glorieuſe, ne trouvoit preſque rien digne de ſa fille, la voyant dans la ſeiziême année, elle voulut la mener à la Cour. Lorſqu’elle arriva, le Vidame alla au devant d’elle : Il fut ſurpris de la grande beauté de Mademoiſelle de Chartres, & il en fut ſurpris avec raiſon. La blancheur de ſon teint & ſes cheveux blonds, luy donnoient un éclat que l’on n’a jamais vû qu’à elle ; tous ſes traits eſtoient reguliers, & ſon viſage & ſa perſonne eſtoient pleins de grace & de charmes.

Le lendemain qu’elle fut arrivée, elle alla pour aſſortir des pierreries chez un Italien qui en trafiquoit par tout le monde. Cet homme eſtoit venu de Florence avec la Reine, & s’eſtoit tellement enrichy dans ſon trafic, que ſa maiſon paroiſſoit plûtoſt celle d’un grand Seigneur, que d’un Marchand. Comme elle y eſtoit, le Prince de Cleves y arriva. Il fut tellement ſurpris de ſa beauté, qu’il ne pût cacher ſa ſurpriſe, & Mademoiſelle de Chartres ne puſt s’empêcher de rougir en voyant l’étonnement qu’elle luy avoit donné : Elle ſe remit neanmoins ſans témoigner d’autre attention aux actions de ce Prince, que celle que la civilité luy devoit donner pour un homme tel qu’il paroiſſoit. Monſieur de Cleves la regardoit avec admiration, & il ne pouvoit comprendre qui étoit cette belle perſonne qu’il ne connoiſſoit point. Il voyoit bien par ſon air & par tout ce qui eſtoit à ſa ſuite, qu’elle devoit eſtre d’une grande qualité. Sa jeuneſſe luy faiſoit croire que c’eſtoit une fille, mais ne luy voyant point de mere, & l’Italien qui ne la connoiſſoit point, l’appellant Madame, il ne ſçavoit que penſer, & il la regardoit toûjours avec étonnement. Il s’apperceut que ſes regards l’embaraſſoient contre l’ordinaire des jeunes perſonnes, qui voyent toûjours avec plaiſir l’effet de leur beauté : Il luy parut même qu’il eſtoit cauſe qu’elle avoit de l’impatience de s’en aller, & en effet elle ſortit aſſez promptement. Monſieur de Cleves ſe conſola de la perdre de veuë, dans l’eſperance de ſçavoir qui elle étoit ; mais il fut bien ſurpris quand il ſceut qu’on ne la connoiſſoit point : Il demeura ſi touché de ſa beauté, & de l’air modeſte qu’il avoit remarqué dans ſes actions, qu’on peut dire qu’il conceut pour elle dés ce moment une paſſion & une eſtime extraordinaires : Il alla le ſoir chez Madame ſœur du Roy.

Cette Princeſſe eſtoit dans une grande conſideration, par le credit qu’elle avoit ſur le Roy ſon frere, & ce credit eſtoit ſi grand, que le Roy en faiſant la Paix, conſentoit à rendre le Piémont pour luy faire épouſer le Duc de Savoye. Quoiqu’elle euſt deſiré toute ſa vie de ſe marier, elle n’avoit jamais voulu épouſer qu’un Souverain, & elle avoit refuſé pour cette raiſon le Roy de Navarre, lors qu’il eſtoit Duc de Vendoſme, & avoit toûjours ſouhaité Monſieur de Savoye. Elle avoit conſervé de l’inclination pour luy depuis qu’elle l’avoit vû à Nice à l’entreveuë du Roy François premier & du Pape Paul troiſiéme. Comme elle avoit beaucoup d’eſprit, & un grand diſcernement pour les belles choſes, elle attiroit tous les honneſtes gens, & il y avoit de certaines heures où toute la Cour eſtoit chez elle.

Monſieur de Cleves y vint comme à l’ordinaire ; il eſtoit ſi remply de l’eſprit & de la beauté de Mademoiſelle de Chartres, qu’il ne pouvoit parler d’autre choſe. Il conta tout haut ſon avanture, & ne pouvoit ſe laſſer de donner des loüanges à cette perſonne qu’il avoit veuë, qu’il ne connoiſſoit point. Madame luy dit, qu’il n’y avoit point de perſonnes comme celle qu’il dépeignoit, & que s’il y en avoit quelqu’une, elle ſeroit connüe de tout le monde. Madame de Dampierre, qui eſtoit ſa Dame d’honneur, & amie de Madame de Chartres, entendant cette converſation, s’approcha de cette Princeſſe, & luy dit tout bas, que c’eſtoit ſans doute Mademoiſelle de Chartres que Monſieur de Cleves avoit veuë. Madame ſe retourna vers luy, & luy dit que s’il vouloit revenir chez elle le lendemain, elle luy feroit voir cette beauté dont il eſtoit ſi touché. Mademoiſelle de Chartres parut en effet le jour ſuivant : elle fut receuë des Reines avec tous les agréemens qu’on peut s’imaginer, & avec une telle admiration de tout le monde, qu’elle n’entendoit autour d’elle que des loüanges. Elle les recevoit avec une modeſtie ſi noble, qu’il ne ſembloit pas qu’elle les entendiſt, ou du moins qu’elle en fuſt touchée. Elle alla en ſuitte chez Madame ſœur du Roy. Cette Princeſſe aprés avoir loüé ſa beauté, luy conta l’étonnement qu’elle avoit donné à Monſieur de Cleves. Ce Prince entra un moment aprés : Venez, luy dit‐elle, voyez ſi je ne vous tiens pas ma parole, & ſi en vous montrant Mademoiſelle de Chartres, je ne vous fais pas voir cette beauté que vous cherchiez : remerciez‐moy au moins de luy avoir appris l’admiration que vous aviez déja pour elle.

Monſieur de Cleves ſentit de la joye, de voir que cette perſonne qu’il avoit trouvée ſi aimable, eſtoit d’une qualité proportionnée à ſa beauté : Il s’approcha d’elle, & il la ſupplia de ſe ſouvenir qu’il avoit eſté le premier à l’admirer, & que ſans la connoître, il avoit eû pour elle tous les ſentimens de reſpect & d’eſtime qui luy eſtoient deûs.

Le Chevalier de Guiſe & luy, qui eſtoient amis, ſortirent enſemble de chez Madame. Ils loüerent d’abord Mademoiſelle de Chartres, ſans ſe contraindre. Ils trouverent enfin qu’ils la loüoient trop, & ils ceſſerent l’un & l’autre de dire ce qu’ils en penſoient ; mais ils furent contrains d’en parler les jours ſuivans partout où ils ſe rencontrerent. Cette nouvelle beauté fut longtemps le ſujet de toutes les converſations. La Reine luy donna de grandes loüanges, & eut pour elle une conſideration extraordinaire : La Reine Dauphine en fit une de ſes Favorites, & pria Madame de Chartres de la mener ſouvent chez elle. Meſdames, filles du Roy, l’envoyoient chercher pour eſtre de tous leurs divertiſſemens. Enfin elle eſtoit aimée & admirée de toute la Cour, excepté de Madame de Valentinois. Ce n’eſt pas que cette beauté luy donnaſt de l’ombrage ; une trop longue experience lui avoit appris qu’elle n’avoit rien à craindre auprés du Roy ; mais elle avoit tant de haine pour le Vidame de Chartres, qu’elle avoit ſouhaité d’attacher à elle par le mariage d’une de ſes filles, & qui s’eſtoit attaché à la Reine, qu’elle ne pouvoit regarder favorablement une perſonne qui portoit ſon nom, & pour qui il faiſoit paroître une grande amitié.

Le Prince de Cleves devint paſſionement amoureux de Mademoiſelle de Chartres, & ſouhaitoit ardemment de l’épouſer ; mais il craignoit que l’orgüeil de Madame de Chartres ne fuſt bleſſé, de donner ſa fille à un homme qui n’eſtoit pas l’ainé de ſa Maiſon. Cependant cette Maiſon eſtoit ſi grande, & le Comte d’Eu qui en eſtoit l’ainé, venoit d’épouſer une perſonne ſi proche de la Maiſon Royale, que c’eſtoit plûtoſt la timidité que donne l’amour, que de veritables raiſons, qui cauſoient les craintes de Monſieur de Cleves. Il avoit un grand nombre de Rivaux, le Chevalier de Guiſe lui paroiſſoit le plus redoutable par ſa naiſſance, par ſon merite, & par l’éclat que la faveur donnoit à ſa Maiſon. Ce Prince eſtoit devenu amoureux de Mademoiſelle de Chartres le premier jour qu’il l’avoit veuë. Il s’eſtoit apperceu de la paſſion de Monſieur de Cleves, comme Monſieur de Cleves s’étoit apperceu de la ſienne. Quoy qu’ils fuſſent amis, l’éloignement que donnent les meſmes pretentions, ne leur avoit pas permis de s’expliquer enſemble, & leur amitié s’étoit refroidie, ſans qu’ils euſſent eû la force de s’éclaircir. L’avanture qui étoit arrivée à Monſieur de Cleves, d’avoir vû le premier Mademoiſelle de Chartres, luy paroiſſoit un heureux preſage, & ſembloit luy donner quelqu’avantage ſur ſes Rivaux ; mais il prévoioit de grands obſtacles par le Duc de Nevers, ſon Pere. Ce Duc avoit d’étroites liaiſons avec la Ducheſſe de Valentinois : Elle étoit ennemie du Vidame, & cette raiſon étoit ſuffiſante pour empeſcher le Duc de Nevers de conſentir que ſon fils penſaſt à ſa niéce.

Madame de Chartres qui avoit eu tant d’application pour inſpirer la vertu à ſa fille, ne diſcontinua pas de prendre les mêmes ſoins dans un lieu où ils eſtoient ſi neceſſaires, & où il y avoit tant d’exemples ſi dangereux. L’ambition & la galanterie eſtoient l’ame de cette Cour, & occupoient également les hommes & les femmes. Il y avoit tant d’intereſts & tant de cabales differentes, & les Dames y avoient tant de part, que l’Amour eſtoit toûjours meſlé aux affaires, & les affaires à l’Amour. Perſonne n’étoit tranquile ny indifferent : on ſongeoit à s’élever, à plaire, à ſervir, ou à nuire ; on ne connoiſſoit ni l’ennui, ni l’oiſiveté, & on étoit toûjours occupé des plaiſirs, ou des intrigues. Les Dames avoient des attachemens particuliers pour la Reine, pour la Reine Dauphine, pour la Reine de Navarre, pour Madame ſœur du Roy, ou pour la Ducheſſe de Valentinois. Les inclinations, les raiſons de bienſeance, ou le rapport d’humeur, faiſoient ces differents attachemens. Celles qui avoient paſſé la premiere jeuneſſe, & qui faiſoient profeſſion d’une vertu plus auſtere, eſtoient attachées à la Reine. Celles qui eſtoient plus jeunes, & qui cherchoient la joye & la galenterie, faiſoient leur cour à la Reine Dauphine. La Reine de Navarre avoit ſes Favorites, elle eſtoit jeune, & elle avoit du pouvoir ſur le Roy ſon mary. Il eſtoit joint au Conneſtable, & avoit par là beaucoup de credit : Madame ſœur du Roy, conſervoit encore de la beauté, & attiroit pluſieurs Dames auprés d’elle : La Ducheſſe de Valantinois avoit toutes celles qu’elle daignoit regarder ; mais peu de femmes lui étoient agreables, & excepté quelques‐unes qui avoient ſa familiarité & ſa confiance, & dont l’humeur avoit du raport avec la ſienne, elle n’en recevoit chez elle que les jours où elle prenoit plaiſir à avoir une Cour comme celle de la Reine.

Toutes ces differentes cabales avoient de l’émulation & de l’envie les unes contre les autres : les Dames qui les compoſoient avoient auſſi de la jalouſie entr’elles, ou pour la faveur, ou pour les Amans ; les intereſts de grandeur & d’élevation ſe trouvoient ſouvent joints à ces autres intereſts moins importans, mais qui n’étoient pas moins ſenſibles. Ainſi il y avoit une ſorte d’agitation ſans deſordre dans cette Cour, qui la rendoit trés‐agréable, mais auſſi trés‐dangereuſe pour une jeune perſonne : Madame de Chartres voyoit ce peril, & ne ſongeoit qu’aux moyens d’en garantir ſa fille. Elle la pria, non pas comme ſa mere, mais comme ſon amie, de luy faire confidence de toutes les galanteries qu’on luy diroit, & elle luy promit de luy aider à ſe conduire dans des choſes où l’on eſtoit ſouvent embaraſſée quand on étoit jeune.

Le Chevalier de Guiſe fit tellement paroître les ſentimens & les deſſeins qu’il avoit pour Mademoiſelle de Chartres, qu’ils ne furent ignorez de perſonne. Il ne voyoit neanmoins que de l’impoſſibilité dans ce qu’il déſiroit ; il ſçavoit bien qu’il n’étoit point un parti qui convint à Mademoiſelle de Chartres, par le peu de bien qu’il avoit pour ſoûtenir ſon rang ; & il ſçavoit bien auſſi que ſes Freres n’approuveroient pas qu’il ſe mariaſt, par la crainte de l’abaiſſement que les mariages des cadets apportent d’ordinaire dans les grandes Maiſons. Le Cardinal de Lorraine luy fit bien‐toſt voir qu’il ne ſe trompoit pas ; il condamna l’attachement qu’il témoignoit pour Mademoiſelle de Chartres, avec une chaleur extraordinaire, mais il ne lui en dit pas les veritables raiſons. Ce Cardinal avoit une haine pour le Vidame qui eſtoit ſecrette alors, & qui éclata depuis. Il euſt plûtoſt conſenti à voir ſon Frere entrer dans toute autre alliance, que dans celle de ce Vidame, & il declara ſi publiquement combien il en eſtoit éloigné, que Madame de Chartres en fut ſenſiblement offenſée. Elle prit de grands ſoins de faire voir que le Cardinal de Loraine n’avoit rien à craindre, & qu’elle ne ſongeoit pas à ce mariage. Le Vidame prit la même conduite, & ſentit encore plus que Madame de Chartres, celle du Cardinal de Loraine, parce qu’il en ſçavoit mieux la cauſe.

Le Prince de Cleves n’avoit pas donné des marques moins publiques de ſa paſſion, qu’avoit fait le Chevalier de Guiſe. Le Duc de Nevers apprit cét attachement avec chagrin : il crût neanmoins qu’il n’avoit qu’à parler à ſon fils, pour le faire changer de conduite ; mais il fut bien ſurpris de trouver en luy le deſſein formé d’épouſer Mademoiſelle de Chartres. Il blâma ce deſſein, il s’emporta, & cacha ſi peu ſon emportement, que le ſujet s’en répandit bien‐toſt à la Cour, & alla juſqu’à Madame de Chartres. Elle n’avoit pas mis en doute que Monſieur de Nevers ne regardaſt le mariage de ſa fille comme un avantage pour ſon fils, elle fut bien étonnée que la Maiſon de Cleves & celle de Guiſe, craigniſſent ſon alliance, au lieu de la ſouhaiter. Le dépit qu’elle eut luy fit penſer à trouver un Party pour ſa fille, qui la mit au deſſus de ceux qui ſe croyoient au deſſus d’elle. Aprés avoir tout examiné, elle s’arrêta au Prince Dauphin, fils du Duc de Montpenſier. Il étoit lors à marier, & c’eſtoit ce qu’il y avoit de plus grand à la Cour. Comme Madame de Chartres avoit beaucoup d’eſprit, qu’elle étoit aidée du Vidame qui étoit dans une grande conſideration, & qu’en effet ſa fille eſtoit un party conſiderable, elle agit avec tant d’adreſſe & tant de ſuccez, que Monſieur de Montpenſier parut ſouhaiter ce mariage, & il ſembloit qu’il ne s’y pouvoit trouver de difficultez.

Le Vidame qui ſçavoit l’attachement de Monſieur d’Anville pour la Reine Dauphine, crût neanmoins qu’il falloit employer le pouvoir que cette Princeſſe avoit ſur luy, pour l’engager à ſervir Mademoiſelle de Chartres auprés du Roy & auprés du Prince de Montpenſier, dont il eſtoit amy intime. Il en parla à cette Reine, & elle entra avec joye dans une affaire où il s’agiſſoit de l’élevation d’une perſonne qu’elle aimoit beaucoup : elle le témoigna au Vidame, & l’aſſeura, que quoiqu’elle ſceut bien qu’elle feroit une choſe deſagréable au Cardinal de Loraine ſon oncle, elle paſſeroit avec joye pardeſſus cette conſideration, par ce qu’elle avoit ſujet de ſe plaindre de luy, & qu’il prenoit tous les jours les intereſts de la Reine contre les ſiens propres.

Les perſonnes galantes ſont toûjours bien aiſes qu’un pretexte leur donne lieu de parler à ceux qui les aiment. Si‐toſt que le Vidame eut quitté Madame, elle ordonna à Chaſtelart, qui étoit Favory de Monſieur d’Anville, & qui ſçavoit la paſſion qu’il avoit pour elle, de luy aller dire de ſa part, de ſe trouver le ſoir chez la Reine. Chaſtelart receut cette commiſſion avec beaucoup de joye & de reſpect. Ce Gentilhomme eſtoit d’une bonne maiſon de Dauphiné, mais ſon merite & ſon eſprit le mettoient au deſſus de ſa naiſſance. Il eſtoit receu & bien traité de tout ce qu’il y avoit de grands Seigneurs à la Cour, & la faveur de la Maiſon de Montmorency l’avoit particulierement attaché à Monſieur d’Anville ; il eſtoit bienfait de ſa perſonne, adroit à toutes ſortes d’exercices ; il chantoit agréablement, il faiſoit des Vers, & avoit un eſprit galant & paſſionné qui plût ſi fort à Monſieur d’Anville, qu’il le fit confident de l’amour qu’il avoit pour la Reine Dauphine. Cette confidence l’approchoit de cette Princeſſe, & ce fut en la voyant ſouvant, qu’il prit le commencement de cette malheureuſe paſſion qui luy ôta la raiſon, & qui luy coûta enfin la vie.

Monſieur d’Anville ne manqua pas d’eſtre le ſoir chez la Reine ; il ſe trouva heureux que Madame la Dauphine l’euſt choiſi pour travailler à une choſe qu’elle deſiroit, & il luy promit d’obéïr exactement à ſes ordres : mais Madame de Valentinois ayant eſté avertie du deſſein de ce mariage, l’avoit traverſé avec tant de ſoin, & avoit tellement prévenu le Roy, que lors que Monſieur d’Anville luy en parla, il luy fit paroître qu’il ne l’aprouvoit pas, & luy ordonna même de le dire au Prince de Montpenſier. L’on peut juger ce que ſentit Madame de Chartres par la rupture d’une choſe qu’elle avoit tant deſirée, dont le mauvais ſuccés donnoit un ſi grand avantage à ſes ennemis, & faiſoit un ſi grand tort à ſa fille.

La Reine Dauphine témoigna à Mademoiſelle de Chartres, avec beaucoup d’amitié, le déplaiſir qu’elle avoit de luy avoir eſté inutile : Vous voyez, luy dit‐elle, que j’ay un mediocre pouvoir : Je ſuis ſi haïe de la Reine & de la Ducheſſe de Valentinois, qu’il eſt difficile que par elles, ou par ceux qui ſont dans leur dépendance, elles ne traverſent toûjours toutes les choſes que je deſire : cependant (ajoûta‐t‐elle) je n’ay jamais penſé qu’à leur plaire ; auſſi elles ne me haïſſent qu’à cauſe de la Reine ma mere, qui leur a donné autrefois de l’inquietude & de la jalouſie. Le Roy en avoit eſté amoureux avant qu’il le fuſt de Madame de Valentinois ; & dans les premieres années de ſon mariage, qu’il n’avoit point encore d’enfans, quoiqu’il aimaſt cette Ducheſſe, il parut quaſi reſolu de ſe démarier pour épouſer la Reine ma mere. Madame de Valentinois qui craignoit une femme, qu’il avoit déjà aimée, & dont la beauté & l’eſprit pouvoient diminuer ſa faveur, s’unit au Conneſtable, qui ne ſouhaitoit pas auſſi que le Roy épouſaſt une ſœur des Meſſieurs de Guiſe : Ils mirent le feu Roy dans leurs ſentimens, & quoiqu’il haïſt mortellement la Ducheſſe de Valentinois, comme il aimoit la Reine, il travailla avec eux pour empêcher le Roy de ſe démarier ; mais pour luy oſter abſolument la pensée d’épouſer la Reine ma mere, ils firent ſon mariage avec le Roy d’Eſcoſſe, qui eſtoit veuf de Madame Magdelaine ſœur du Roy, & ils le firent parce qu’il eſtoit le plus preſt à conclure, & manquerent aux engagemens qu’on avoit avec le Roy d’Angleterre, qui la ſouhaitoit ardemment. Il s’en falloit peu même que ce manquement ne fiſt une rupture entre les deux Rois. Henri VIII ne pouvoit ſe conſoler de n’avoir pas épousé la Reine ma mere ; & quelque autre Princeſſe Françoiſe qu’on luy propoſaſt, il diſoit toûjours qu’elle ne remplaceroit jamais celle qu’on luy avoit ôtée. Il eſt vray auſſi que la Reine ma mere étoit une parfaite beauté, & que c’eſt une choſe remarquable, que veuve d’un duc de Longueville, trois Rois ayent ſouhaité de l’épouſer ; ſon malheur l’a donnée au moindre, & l’a miſe dans un Royaume où elle ne trouve que des peines. On dit que je luy reſſemble, je crains de luy reſſembler auſſi par ſa mal-heureuſe deſtinée, & quelque bonheur qui ſemble ſe preparer pour moy, je ne ſçaurois croire que j’en jouiſſe.

Mademoiſelle de Chartres dit à la Reine, que ces triſtes preſſentimens eſtoient ſi mal-fondez, qu’elle ne les conſerveroit pas long-temps, & qu’elle ne devoit point douter que ſon bonheur ne répondiſt aux apparences.

Perſonne n’oſoit plus penſer à Mademoiſelle de Chartres, par la crainte de déplaire au Roy, ou par la pensée de ne pas reüſſir auprés d’une perſonne qui avoit eſperé un Prince du Sang. Monſieur de Cleves ne fut retenu par aucune de ces conſiderations : La mort du Duc de Nevers ſon pere, qui arriva alors, le mit dans une entiere liberté de ſuivre ſon inclination, & ſi-toſt que le temps de la bien-ſeance du deüil fut paſſé, il ne ſongea plus qu’aux moyens d’épouſer Mademoiſelle de Chartres. Il ſe trouvoit heureux d’en faire la propoſition dans un temps où ce qui s’eſtoit paſſé avoit éloigné les autres Partis, & où il eſtoit quaſi aſſeuré qu’on ne la luy refuſeroit pas ; ce qui troubloit ſa joye, eſtoit la crainte de ne luy eſtre pas agréable, & il euſt préferé le bonheur de luy plaire, à la certitude de l’épouſer ſans en eſtre aimé.

Le Chevalier de Guiſe luy avoit donné quelque ſorte de jalouſie ; mais comme elle eſtoit plûtoſt fondée ſur le merite de ce Prince, que ſur aucune des actions de Mademoiſelle de Chartres, il ſongea ſeulement à tâcher de découvrir s’il eſtoit aſſez heureux pour qu’elle approuvaſt la pensée qu’il avoit pour elle : Il ne la voyoit que chez les Reines, ou aux aſſemblées ; il eſtoit difficile d’avoir une converſation particuliere. Il en trouva pourtant les moyens, & il luy parla de ſon deſſein & de ſa paſſion avec tout le reſpect imaginable : il la preſſa de luy faire connoître quels eſtoient les ſentimens qu’elle avoit pour luy, & il luy dit que ceux qu’il avoit pour elle, eſtoient d’une nature qui le rendroient éternellement malheureux, ſi elle n’obéïſſoit que par devoir aux volontez de Madame ſa mere.

Comme Mademoiſelle de Chartres avoit le cœur trés noble & trés bien fait, elle fut veritablement touchée de reconnoiſſance du procedé du Prince de Cleves. Cette reconnoiſſance donna à ſes réponſes & à ſes paroles, un certain air de douceur qui ſuffiſoit pour donner de l’eſperance à un homme auſſi éperduëment amoureux que l’eſtoit ce Prince ; de ſorte qu’il ſe flata d’une partie de ce qu’il ſouhaitoit.

Elle rendit compte à ſa mere de cette converſation, & Madame de Chartres luy dit qu’il y avoit tant de grandeur & de bonnes qualitez dans Monſieur de Cleves, & qu’il faiſoit paroître tant de ſageſſe pour ſon âge, que ſi elle ſentoit ſon inclination portée à l’épouſer, elle y conſentiroit avec joye. Mademoiſelle de Chartres répondit qu’elle luy remarquoit les mêmes bonnes qualitez, qu’elle l’épouſeroit même avec moins de répugnance qu’un autre, mais qu’elle n’avoit aucune inclination particuliere pour ſa perſonne.

Dès le lendemain, ce Prince fit parler à Madame de Chartres : Elle receut la propoſition qu’on luy faiſoit, & elle ne craignit point de donner à ſa fille un mary qu’elle ne puſt aimer, en luy donnant le Prince de Cleves. Les articles furent conclus : on parla au Roy, & ce mariage fut ſçû de tout le monde.

Monſieur de Cleves ſe trouvoit heureux, ſans eſtre neanmoins entierement content : Il voyoit avec beaucoup de peine que les ſentimens de Mademoiſelle de Chartres ne paſſoient pas ceux de l’eſtime & de la reconnoiſſance, & il ne pouvoit ſe flatter qu’elle en cachaſt de plus obligeans, puiſque l’eſtat où ils eſtoient, luy permettoit de les faire paroiſtre ſans choquer ſon extrême modeſtie : Il ne ſe paſſoit gueres de jours qu’il ne luy en fît ſes plaintes. Eſt-il poſſible, luy diſoit-il, que je puiſſe n’eſtre pas heureux en vous épouſant ? cependant il eſt vray que je ne le ſuis pas. Vous n’avez pour moy qu’une ſorte de bonté qui ne peut me ſatisfaire ; vous n’avez ny impatience, ny inquiétude, ni chagrin ; vous n’êtes pas plus touchée de ma paſſion, que vous le ſeriez d’un attachement qui ne ſeroit fondé que ſur les avantages de votre fortune, & non pas ſur les charmes de vôtre perſonne. Il y a de l’injuſtice à vous plaindre, luy répondit-elle, je ne ſçais ce que vous pouvez ſouhaiter au delà de ce que je fais, & il me ſemble que la bien-ſeance ne permet pas que j’en faſſe davantage. Il eſt vrai, luy repliqua-t-il, que vous me donnez de certaines apparences dont je ſerois content, s’il y avoit quelque choſe au-delà, mais au lieu que la bien-ſeance vous retienne, c’eſt elle ſeule qui vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni vôtre inclination ni vôtre cœur, & ma preſence ne vous donne ny de plaiſir ny de trouble. Vous ne ſçauriez douter, reprit-elle, que je n’aye de la joye de vous voir, & je rougis ſi ſouvent en vous voyant, que vous ne ſçauriez douter auſſi que vôtre vue ne me donne du trouble. Je ne me trompe pas à voſtre rougeur, répondit-il, c’eſt un ſentiment de modeſtie, & non pas un mouvement de voſtre cœur, & je n’en tire que l’avantage que j’en dois tirer.

Mademoiſelle de Chartres ne ſçavoit que répondre, & ces diſtinctions eſtoient au deſſus de ſes connoiſſances. Monſieur de Cleves ne voyoit que trop combien elle eſtoit éloignée d’avoir pour luy des ſentimens qui le pouvaient ſatisfaire, puiſqu’il luy paraiſſoit même qu’elle ne les entendoit pas.

Le Chevalier de Guiſe revint d’un voyage peu de jours avant les nôces : Il avoit vû tant d’obſtacles inſurmontables au deſſein qu’il avoit eu d’épouſer Mademoiſelle de Chartres, qu’il n’avoit pû ſe flatter d’y reuſſir ; & neanmoins il fut ſenſiblement affligé de la voir devenir la femme d’un autre ; cette douleur n’éteignit pas ſa paſſion, & il ne demeura pas moins amoureux. Mademoiſelle de Chartres n’avoit pas ignoré les ſentimens que ce Prince avoit eus pour elle. Il luy fit connoître à ſon retour, qu’elle eſtoit cauſe de l’extréme triſteſſe qui paraiſſoit ſur ſon viſage, & il avoit tant de mérite & tant d’agréement, qu’il eſtoit difficile de le rendre malheureux ſans en avoir quelque pitié. Auſſi ne ſe pouvoit-elle défendre d’en avoir ; mais cette pitié ne la conduiſoit pas à d’autres ſentimens : elle contoit à ſa Mere la peine que luy donnoit l’affection de ce Prince.

Madame de Chartres admiroit la ſincérité de ſa fille, & elle l’admiroit avec raiſon, car jamais perſonne n’en a eû une ſi grande & ſi naturelle : mais elle n’admiroit pas moins que ſon cœur ne fuſt point touché, & d’autant plus, qu’elle voyoit bien que le Prince de Cleves ne l’avoit pas touchée, non plus que les autres. Cela fut cauſe qu’elle prit de grands ſoins de l’attacher à ſon mary, & de luy faire comprendre ce qu’elle devoit à l’inclination qu’il avoit euë pour elle, avant que de la connoître, & à la paſſion qu’il luy avoit témoignée, en la préférant à tous les autres Partis, dans un temps où perſonne n’oſoit plus penſer à elle.

Ce mariage s’acheva, la ceremonie s’en fit au Louvre ; & le ſoir, le Roy & les Reines vinrent ſouper chez Madame de Chartres avec toute la Cour, où ils furent receus avec une magnificence admirable. Le Chevalier de Guiſe n’oſa ſe diſtinguer des autres, & ne pas aſſiſter à cette ceremonie, mais il y fut ſi peu maître de ſa triſteſſe, qu’il eſtoit aiſé de la remarquer.

Monſieur de Cleves ne trouva pas que Mademoiſelle de Chartres euſt changé de ſentiment en changeant de nom. La qualité de mary luy donna de plus grands privileges ; mais elle ne luy donna pas une autre place dans le cœur de ſa femme. Cela fit auſſi que pour eſtre ſon mari, il ne laiſſa pas d’eſtre ſon amant, parce qu’il avoit toûjours quelque choſe à ſouhaiter au delà de ſa poſſeſſion ; et, quoy qu’elle veſcuſt parfaitement bien avec luy, il n’eſtoit pas entierement heureux. Il conſervoit pour elle une paſſion violente & inquiéte qui troubloit ſa joye ; la jalouſie n’avoit point de part à ce trouble : jamais mary n’a eſté ſi loin d’en prendre, & jamais femme n’a eſté ſi loin d’en donner. Elle eſtoit neanmoins expoſée au milieu de la Cour, elle alloit tous les jours chez les Reines, & chez Madame. Tout ce qu’il y avoit d’hommes jeunes & galants, la voyoient chez elle, & chez le Duc de Nevers, ſon beau-frere, dont la maiſon eſtoit ouverte à tout le monde ; mais elle avoit un air qui inſpiroit un ſi grand reſpect, & qui paraiſſoit ſi éloigné de la galanterie, que le Mareſchal de ſaint André, quoy qu’audacieux & ſoûtenu de la faveur du Roy, eſtoit touché de ſa beauté, ſans oſer le luy faire paroître que par des ſoins & des devoirs. Pluſieurs autres eſtoient dans le meſme état, & Madame de Chartres joignoit à la ſageſſe de ſa fille, une conduite ſi exacte pour toutes les bien-ſeances, qu’elle achevoit de la faire paroître une perſonne où l’on ne pouvoit atteindre.

La Ducheſſe de Lorraine, en travaillant à la Paix, avoit auſſi travaillé pour le mariage du Duc de Lorraine ſon fils : Il avoit eſté conclu avec madame Claude de France, ſeconde fille du Roy. Les noces en furent reſoluës pour le mois de Février.

Cependant le Duc de Nemours eſtoit demeuré à Bruxelles, entierement remply & occupé de ſes deſſeins pour l’Angleterre. Il en recevoit ou y envoyoit continuellement des Couriers : ſes eſperances augmentoient tous les jours, & enfin Lignerolles luy manda qu’il eſtoit temps que ſa preſence vînt achever ce qui eſtoit ſi bien commencé. Il receut cette nouvelle avec toute la joye que peut avoir un jeune homme ambitieux, qui ſe voit porté au Trône par ſa ſeule reputation. Son eſprit s’eſtoit inſenſiblement acoutumé à la grandeur de cette fortune, & au lieu qu’il l’avoit rejettée d’abord comme une choſe où il ne pouvoit parvenir, les difficultez s’eſtoient effacées de ſon imagination, & il ne voyoit plus d’obſtacles.

Il envoya en diligence à Paris, donner tous les ordres neceſſaires pour faire un équipage magnifique, afin de paroître en Angleterre avec un éclat proportionné au deſſein qui l’y conduiſoit, & il ſe hâta luy-meſme de venir à la Cour pour aſſiſter au mariage de Monſieur de Loraine.

Il arriva la veille des Fiançailles, & dés le meſme ſoir qu’il fut arrivé, il alla rendre compte au Roy de l’eſtat de ſon deſſein, & recevoir ſes ordres & ſes conſeils pour ce qui luy reſtoit à faire. Il alla enſuite chez les Reines. Madame de Cleves n’y eſtoit pas, de ſorte qu’elle ne le vid point, & ne ſçeut pas meſme qu’il fuſt arrivé. Elle avoit oüy parler de ce Prince à tout le monde, comme de ce qu’il y avoit de mieux fait & de plus agréable à la Cour : & ſur tout, Madame la Dauphine le luy avoit dépeint d’une ſorte, & luy en avoit parlé tant de fois, qu’elle luy avoit donné de la curioſité, & meſme de l’impatience de le voir.

Elle paſſa tout le jour des Fiançailles chez elle à ſe parer, pour ſe trouver le ſoir au Bal & au feſtin Royal qui ſe faiſoit au Louvre. Lors qu’elle arriva, l’on admira ſa beauté & ſa parure ; le bal commença, & comme elle danſoit avec Monſieur de Guiſe, il ſe fit un aſſez grand bruit vers la porte de la Salle, comme de quelqu’un qui entroit, & à qui on faiſoit place. Madame de Cleves acheva de danſer, & pendant qu’elle cherchoit des yeux quelqu’un qu’elle avoit deſſein de prendre, le Roy luy cria de prendre celuy qui arrivoit. Elle ſe tourna, & vid un homme qu’elle crût d’abord ne pouvoir eſtre que Monſieur de Nemours, qui paſſoit pardeſſus quelque ſiege, pour arriver où l’on danſoit. Ce Prince eſtoit fait d’une ſorte, qu’il étoit difficile de n’être pas ſurpriſe de le voir quand on ne l’avoit jamais vû, ſurtout ce ſoir-là, où le ſoin qu’il avoit pris de ſe parer, augmentoit encore l’air brillant qui eſtoit dans ſa perſonne : mais il eſtoit difficile auſſi de voir Madame de Cleves pour la premiere fois, ſans avoir un grand étonement.

Monſieur de Nemours fut tellement ſurpris de ſa beauté, que, lors qu’il fut proche d’elle, & qu’elle luy fit la reverence, il ne pût s’empeſcher de donner des marques de ſon admiration. Quand ils commencerent à danſer, il s’éleva dans la Salle un murmure de loüanges. Le Roy & les Reines ſe ſouvinrent qu’ils ne s’étoient jamais veus, & trouverent quelque choſe de ſingulier de les voir danſer enſemble ſans ſe connoître. Ils les appelerent quand ils eurent finy, ſans leur donner le loiſir de parler à perſonne, & leur demanderent s’ils n’avoient pas bien envie de ſçavoir qui ils eſtoient, & s’ils ne s’en doutoient point. Pour moy, Madame, dit Monſieur de Nemours, je n’ay pas d’incertitude ; mais comme Madame de Cleves n’a pas les mêmes raiſons pour deviner qui je ſuis, que celles que j’ay pour la reconnoître, je voudrois bien que voſtre Majeſté euſt la bonté de luy apprendre mon nom. Je crois, dit Madame la Dauphine, qu’elle le ſçait auſſi bien que vous ſçavez le ſien. Je vous aſſure, Madame, reprit Madame de Cleves, qui paraiſſoit un peu embarraſſée, que je ne devine pas ſi bien que vous penſez. Vous devinez fort bien, répondit Madame la Dauphine, & il y a meſme quelque choſe d’obligeant pour Monſieur de Nemours, à ne vouloir pas avoüer que vous le connoiſſez ſans l’avoir jamais vû. La Reine les interrompit, pour faire continüer le Bal, Monſieur de Nemours prit la Reine Dauphine. Cette princeſſe eſtoit d’une parfaite beauté, & avoit paru telle aux yeux de Monſieur de Nemours, avant qu’il allaſt en Flandres : mais de tout le ſoir il ne pût admirer que Madame de Cleves.

Le Chevalier de Guiſe qui l’adoroit toûjours, eſtoit à ſes pieds, & ce qui ſe venoit de paſſer, luy avoit donné une douleur ſenſible. Il prit comme un preſage que la fortune deſtinoit Monſieur de Nemours à eſtre amoureux de Madame de Cleves : & ſoit qu’en effet il euſt paru quelque trouble ſur ſon viſage, ou que la jalouſie fiſt voir au Chevalier de Guiſe au delà de la verité, il crût qu’elle avoit eſté touchée de la veuë de ce Prince, & il ne pût s’empeſcher de luy dire que Monſieur de Nemours étoit bien-heureux de commencer à eſtre connu d’elle, par une avanture qui avoit quelque choſe de galant & d’extraordinaire.

Madame de Cleves revint chez elle, l’eſprit ſi remply de ce qui s’eſtoit paſſé au bal, que quoi qu’il fuſt fort tard, elle alla dans la chambre de ſa mere pour lui en rendre compte : & elle luy loüa Monſieur de Nemours avec un certain air qui donna à Madame de Chartres la meſme penſée qu’avoit eu le Chevalier de Guiſe.

Le lendemain, la ceremonie des nopces ſe fit. Madame de Cleves y vid le Duc de Nemours avec une mine & une grace ſi admirables, qu’elle en fut encore plus ſurpriſe.

Les jours ſuivans elle le vid chez la Reine Dauphine, elle le vid joüer à la paulme avec le Roy ; elle le vid coure la bague, elle l’entendit parler ; mais elle le vid toujours ſurpaſſer de ſi loin tous les autres, & ſe rendre tellement maiſtre de la converſation dans tous les lieux où il eſtoit, par l’air de ſa perſonne, & par l’agréement de ſon eſprit, qu’il fit en peu de temps une grande impreſſion dans ſon cœur.

Il eſt vray auſſi que comme Monſieur de Nemours ſentoit pour elle une inclination violente, qui luy donnoit cette douceur & cet enjoüement qu’inſpirent les premiers deſirs de plaire, il eſtoit encore plus aimable qu’il n’avoit accoûtumé de l’eſtre. De ſorte que ſe voyant ſouvent, & ſe voyant l’un & l’autre ce qu’il y avoit de plus parfait à la Cour, il eſtoit difficile qu’ils ne ſe pluſſent infiniment.

La Ducheſſe de Valentinois eſtoit de toutes les parties de plaiſir, & le Roy avoit pour elle la même vivacité & les meſmes ſoins que dans les commencemens de ſa paſſion. Madame de Cleves qui eſtoit dans cet âge, où l’on ne croit pas qu’une femme puiſſe eſtre aimée quand elle a paſſé vingt-cinq ans, regardoit avec un extrême étonnement l’attachement que le Roy avoit pour cette Ducheſſe, qui eſtoit grand’mere, & qui venoit de marier ſa petite-fille. Elle en parloit ſouvent à Madame de Chartres : Eſt-il poſſible, Madame, luy diſoit-elle, qu’il y ait ſi longtemps que le Roy en ſoit amoureux ? Comment s’eſt-il pû attacher à une perſonne qui eſtoit beaucoup plus âgée que luy, qui avoit eſté maîtreſſe de ſon pere, & qui l’eſt encore de beaucoup d’autres, à ce que j’ai oüy dire ? Il eſt vray, répondit-elle, que ce n’eſt ny le merite, ny la fidelité de Madame de Valentinois, qui a fait naître la paſſion du Roy, ny qui l’a conſervée, & c’eſt auſſi en quoy il n’eſt pas excuſable ; car ſi cette femme avoit eu de la jeuneſſe & de la beauté jointe à ſa naiſſance ; qu’elle euſt eu le merite de n’avoir jamais rien aimé ; qu’elle euſt aimé le Roy avec une fidelité exacte ; qu’elle l’euſt aimé par raport à ſa ſeule perſonne, ſans intereſt de grandeur, ni de fortune, & ſans ſe ſervir de ſon pouvoir que pour des choſes honnêtes ou agréables au Roy même ; il faut avouer qu’on auroit eu de la peine à s’empêcher de louer ce Prince du grand attachement qu’il a pour elle. Si je ne craignois, continua Madame de Chartres, que vous diſiez de moy ce que l’on dit de toutes les femmes de mon âge, qu’elles aiment à conter les hiſtoires de leur temps, je vous apprendrois le commencement de la paſſion du Roy pour cette Ducheſſe, & pluſieurs choſes de la Cour du feu Roy, qui ont même beaucoup de rapport avec celles qui ſe paſſent encore preſentement. Bien loin de vous accuſer, reprit Madame de Cleves, de redire les hiſtoires paſsées, je me plains, Madame, que vous ne m’ayez pas inſtruite des preſentes, & que vous ne m’ayez point appris les divers intereſts & les diverſes liaiſons de la Cour. Je les ignore ſi entierement, que je croyois il y a peu de jours, que Monſieur le Conneſtable eſtoit fort bien avec la Reine. Vous aviez une opinion bien opposée à la verité, répondit Madame de Chartres. La Reine hait Monſieur le Conneſtable, & ſi elle a jamais quelque pouvoir, il ne s’en appercevra que trop. Elle ſçait qu’il a dit pluſieurs fois au Roy, que de tous ſes enfans il n’y avoit que les naturels qui luy reſſemblaſſent. Je n’euſſe jamais ſoupçonné cette haine, interrompit Madame de Cleves, aprés avoir vû le ſoin que la Reine avoit d’écrire à Monſieur le Conneſtable pendant ſa priſon, la joye qu’elle a témoigné à ſon retour, & comme elle l’appelle toûjours mon compere, auſſi bien que le Roy. Si vous jugez ſur les apparences en ce lieu-cy, répondit Madame de Chartres, vous ſerez ſouvent trompée : ce qui paroiſt, n’eſt preſque jamais la verité.

Mais pour revenir à Madame de Valentinois, vous ſçavez qu’elle s’appelle Diane de Poitiers ; ſa Maiſon eſt trés illuſtre, elle vient des anciens Ducs d’Aquitaine, ſon ayeule eſtoit fille naturelle de Louis XI. & enfin il n’y a rien que de grand dans ſa naiſſance. Saint Valier, ſon pere, ſe trouva embarraſſé dans l’affaire du Conneſtable de Bourbon, dont vous avez ouï parler. Il fut condamné à avoir la teſte tranchée, & conduit ſur l’échafaut. Sa fille, dont la beauté eſtoit admirable, & qui avoit déjà plû au feu Roy, fit ſi bien (je ne ſçay par quels moyens)qu’elle obtint la vie de ſon pere. On luy porta ſa grace comme il n’attendoit que le coup de la mort, mais la peur l’avoit tellement ſaiſi, qu’il n’avoit plus de connoiſſance, & il mourut peu de jours aprés. Sa fille parut à la Cour comme la maîtreſſe du Roy. Le voyage d’Italie & la priſon de ce Prince, interrompirent cette paſſion. Lors qu’il revint d’Eſpagne, & que Madame la Regente alla au devant de luy à Bayonne, elle mena toutes ſes filles, parmy leſquelles eſtoit Mademoiſelle de Piſſeleu, qui a eſté depuis la Ducheſſe d’Eſtampes. Le Roy en devint amoureux : Elle étoit inferieure en naiſſance, en eſprit & en beauté à Madame de Valentinois, & elle n’avoit au deſſus d’elle que l’avantage de la grande jeuneſſe. Je luy ai ouï dire pluſieurs fois, qu’elle eſtoit née le jour que Diane de Poitiers avoit eſté mariée ; la haine le luy faiſoit dire, & non pas la verité : car je ſuis bien trompée, ſi la Ducheſſe de Valentinois n’épouſa Monſieur de Brézé, grand Senêchal de Normandie, dans le même temps que le Roy devint amoureux de Madame d’Eſtampes. Jamais il n’y a eu une ſi grande haine que l’a eſté celle de ces deux femmes. La Ducheſſe de Valentinois ne pouvoit pardonner à Madame d’Eſtampes, de luy avoir oſté le titre de maîtreſſe du Roy. Madame d’Eſtampes avoit une jalouſie violente contre Madame de Valentinois, parce que le Roy conſervoit un commerce avec elle. Ce Prince n’avoit pas une fidelité exacte pour ſes maîtreſſes ; il y en avoit toûjours une qui avoit le titre & les honneurs, mais les Dames que l’on appelloit de la petite bande, le partageaient tour à tour. La perte du Dauphin ſon fils, qui mourut à Tournon, & que l’on crût empoiſonné, luy donna une ſenſible affliction. Il n’avoit pas la même tendreſſe, ny le même gouſt pour ſon ſecond fils, qui regne preſentement ; il ne lui trouvoit pas aſſez de hardieſſe, ni aſſez de vivacité. Il s’en plaignit un jour à Madame de Valentinois, & elle luy dit qu’elle vouloit le faire devenir amoureux d’elle, pour le rendre plus vif & plus agréable. Elle y reüſſit comme vous le voyez, il y a plus de vingt ans que cette paſſion dure, ſans qu’elle ait eſté alterée ni par le temps, ni par les obſtacles.

Le feu Roy s’y oppoſa d’abord ; & ſoit qu’il euſt encore aſſez d’amour pour Madame de Valentinois pour avoir de la jalouſie, ou qu’il fuſt pouſſé par la Ducheſſe d’Eſtampes, qui eſtoit au déſeſpoir que Monſieur le Dauphin fuſt attaché à ſon ennemie, il eſt certain qu’il vid cette paſſion avec une colere & un chagrin dont il donnoit tous les jours des marques. Son fils ne craignit ny ſa colere, ny ſa haine, & rien ne pût l’obliger à diminüer ſon attachement, ny à le cacher ; il fallut que le Roy s’accoûtumaſt à le ſouffrir. Auſſi cette oppoſition à ſes volontez, l’éloigna encore de luy, & l’attacha davantage au Duc d’Orleans, ſon troiſiême fils. C’eſtoit un Prince bien fait, beau, plein de feu & d’ambition, d’une jeuneſſe fougueuſe, qui avoit beſoin d’eſtre moderé ; mais qui euſt fait auſſi un Prince d’une grande élévation, ſi l’age euſt meuri ſon eſprit.

Le rang d’aiſné qu’avoit le Dauphin, & la faveur du Roy qu’avoit le Duc d’Orleans, faiſoit entr’eux une ſorte d’émulation, qui alloit juſqu’à la haine. Cette émulation avoit commencé dés leur enfance, & s’eſtoit toûjours conſervée. Lors que l’Empereur paſſa en France, il donna une preference entiere au Duc d’Orleans ſur Monſieur le Dauphin, qui la reſſentit ſi vivement, que comme cét Empereur étoit à Chantilly, il voulut obliger Monſieur le Conneſtable à l’arreſter, ſans attendre le commandement du Roy. Monſieur le Conneſtable ne le voulut pas ; le Roy le blama dans la ſuite, de n’avoir pas ſuivy le conſeil de ſon fils ; & lors qu’il l’éloigna de la Cour, cette raiſon y eut beaucoup de part.

La diviſion des deux freres, donna la pensée à la Ducheſſe d’Eſtampes de s’appuyer de Monſieur le Duc d’Orleans, pour la ſoûtenir auprés du Roy contre Madame de Valentinois. Elle y réüſſit : ce Prince ſans eſtre amoureux d’elle, n’entra guere moins dans ſes intéreſts, que le Dauphin eſtoit dans ceux de Madame de Valentinois. Cela fit deux cabales dans la Cour, telles que vous pouvez vous les imaginer ; mais ces intrigues ne ſe bornèrent pas ſeulement à des démeſlez de femmes.

L’Empereur, qui avoit conſervé de l’amitié pour le Duc d’Orleans, avoit offert pluſieurs fois de luy remettre le Duché de Milan. Dans les propoſitions qui ſe firent depuis pour la Paix, il faiſoit eſperer de luy donner les dix-ſept Provinces, & de luy faire épouſer ſa fille. Monſieur le Dauphin ne ſouhaitoit ny la paix, ny ce mariage. Il ſe ſervit de Monſieur le Conneſtable, qu’il a toûjours aimé, pour faire voir au Roy de quelle importance il eſtoit, de ne pas donner à ſon ſucceſſeur un frere auſſi puiſſant que le ſeroit un Duc d’Orleans, avec l’alliance de l’Empereur, & les dix-ſept Provinces. Monſieur le Conneſtable entra d’autant mieux dans les ſentimens de Monſieur le Dauphin, qu’il s’oppoſoit par là à ceux de Madame d’Eſtampes, qui eſtoit ſon ennemie déclarée, & qui ſouhaitoit ardemment l’élevation de Monſieur le Duc d’Orleans.

Monſieur le Dauphin commandoit alors l’Armée du Roy en Champagne, & avoit reduit celle de l’Empereur en une telle extrêmité, qu’elle euſt pery entierement, ſi la Ducheſſe d’Eſtampes craignant que de trop grands avantages ne nous fiſſent refuſer la paix & l’alliance de l’Empereur pour Monſieur le Duc d’Orleans, n’euſt fait ſecretement avertir les ennemis de ſurprendre Eſpernay & Chaſteau-Thierry, qui eſtoient pleins de vivres. Ils le firent, & ſauverent par ce moyen toute leur Armée.

Cette Ducheſſe ne joüit pas longtemps du ſuccés de ſa trahiſon. Peu après, Monſieur le Duc d’Orleans mourut à Farmoutiers, d’une eſpece de maladie contagieuſe. Il aimoit une des plus belles femmes de la Cour, & en eſtoit aimé. Je ne vous la nommeray pas, parce qu’elle a veſcu depuis avec tant de ſageſſe & qu’elle a meſme caché avec tant de ſoin, la paſſion qu’elle avoit pour ce Prince, qu’elle a merité que l’on conſerve ſa reputation. Le hazard fit qu’elle receut la nouvelle de la mort de ſon mary, le meſme jour qu’elle apprit celle de Monſieur d’Orleans ; de ſorte qu’elle eut ce prétexte pour cacher ſa veritable affliction, ſans avoir la peine de ſe contraindre.

Le Roy ne ſurvécut gueres le Prince ſon fils ; il mourut deux ans aprés. Il recommanda à Monſieur le Dauphin de ſe ſervir du Cardinal de Tournon & de l’Admiral d’Annebault, & ne parla point de Monſieur le Conneſtable, qui eſtoit pour lors relegué à Chantilly. Ce fut neanmoins la première choſe que fit le Roy, ſon fils, de le rappeler, & de luy donner le gouvernement des affaires.

Madame d’Eſtampes fut chaſſée, & receut tous les mauvais traitemens qu’elle pouvoit attendre d’une ennemie toute puiſſante ; la Ducheſſe de Valentinois ſe vengea alors pleinement, & de cette Ducheſſe, & de tous ceux qui luy avoient déplû. Son pouvoir parut plus abſolu ſur l’eſprit du Roy, qu’il ne paroiſſoit encore pendant qu’il eſtoit Dauphin. Depuis douze ans que ce Prince regne, elle eſt maîtreſſe abſoluë de toutes choſes, elle diſpoſe des Charges & des affaires, elle a fait chaſſer le Cardinal de Tournon, le chancelier Olivier, & Villeroy. Ceux qui ont voulu éclairer le Roy ſur ſa conduite, ont pery dans cette entrepriſe. Le Comte de Taix, Grand Maiſtre de l’Artillerie, qui ne l’aimoit pas, ne pût s’empêcher de parler de ſes galanteries, & ſur tout de celle du Comte de Briſſac, dont le Roy avoit déjà eu beaucoup de jalouſie : Neanmoins elle fit ſi bien, que le Comte de Taix fut diſgracié, on luy oſta ſa Charge ; & ce qui eſt preſque incroyable, elle la fit donner au Comte de Briſſac, & l’a fait enſuite Marêchal de France. La jalouſie du Roy augmenta neanmoins d’une telle ſorte, qu’il ne pût ſouffrir que ce Marêchal demeuraſt à la Cour : mais la jalouſie, qui eſt aigre & violente en tous les autres, eſt douce & modérée en luy par l’extrême reſpect qu’il a pour ſa maîtreſſe ; en ſorte qu’il n’oſa éloigner ſon Rival que ſur le pretexte de luy donner le Gouvernement de Piémont. Il y a paſſé pluſieurs années ; il revint l’Hyver dernier, ſur le pretexte de demander des Troupes & d’autres choſes neceſſaires pour l’Armée qu’il commande. Le deſir de revoir Madame de Valentinois, & la crainte d’en eſtre oublié, avoit peut-eſtre beaucoup de part à ce voyage. Le Roy le receut avec une grande froideur. Meſſieurs de Guiſe qui ne l’aiment pas, mais qui n’oſent le témoigner à cauſe de Madame de Valentinois, ſe ſervirent de Monſieur le Vidame, qui eſt ſon ennemy declaré, pour empeſcher qu’il n’obtînt aucune des choſes, qu’il eſtoit venu demander. Il n’eſtoit pas difficyle de lui nuire : Le Roy le haïſſoit, & ſa preſence luy donnoit de l’inquietude ; de ſorte qu’il fut contraint de s’en retourner ſans remporter aucun fruict de ſon voyage, que d’avoir peut-eſtre rallumé dans le cœur de Madame de Valentinois des ſentimens que l’abſence commençoit d’éteindre. Le Roy a bien eu d’autres ſujets de jalouſie ; mais ou il ne les a pas connus, ou il n’a oſé s’en plaindre.

Je ne ſçay ma fille, adjoûta Madame de Chartres, ſi vous ne trouverez point que je vous ay plus appris de choſes, que vous n’aviez envie d’en ſçavoir. Je ſuis trés-éloignée, Madame, de faire cette plainte, répondit Madame de Cleves, & ſans la peur de vous importuner, je vous demanderois encore pluſieurs circonſtances que j’ignore.

La paſſion de Monſieur de Nemours pour Madame de Cleves fut d’abord ſi violente, qu’elle luy oſta le gouſt, & même le ſouvenir de toutes les perſonnes qu’il avoit aimées, & avec qui il avoit conſervé des commerces pendant ſon abſence. Il ne prit pas ſeulement le ſoin de chercher des pretextes pour rompre avec elles ; il ne pût ſe donner la patience d’écouter leurs plaintes, & de répondre à leurs reproches. Madame la Dauphine, pour qui il avoit eu des ſentiments aſſez paſſionnez, ne put tenir dans ſon cœur contre Madame de Cleves. Son impatience pour le voyage d’Angleterre, commença même à ſe ralentir, & il ne preſſa plus avec tant d’ardeur, les choſes qui eſtoient neceſſaires pour ſon départ. Il alloit ſouvent chez la Reine Dauphine, parce que Madame de Cleves y alloit ſouvent, & il n’eſtoit pas faché de laiſſer imaginer ce que l’on avoit crû de ſes ſentiments pour cette Reine. Madame de Cleves luy paroiſſoit d’un ſi grand prix, qu’il ſe reſolut de manquer plûtoſt à luy donner des marques de ſa paſſion, que de hazarder de la faire connoître au public. Il n’en parla pas même au Vidame de Chartres qui eſtoit ſon amy intime, & pour qui il n’avoit rien de caché. Il prit une conduite ſi ſage, & s’obſerva avec tant de ſoin ; que perſonne ne le ſoupçonna d’eſtre amoureux de Madame de Cleves, que le Chevalier de Guiſe ; & elle auroit eu peine à s’en appercevoir elle-même, ſi l’inclination qu’elle avoit pour luy, ne luy euſt donné une attention particuliere pour ſes actions, qui ne luy permit pas d’en douter.

Elle ne ſe trouva pas la méme diſpoſition à dire à ſa mere ce qu’elle penſoit des ſentimens de ce Prince, qu’elle avoit euë à luy parler de ſes autres Amans, ſans avoir un deſſein formé de luy cacher, elle ne luy en parla point ; mais Madame de Chartres ne le voyoit que trop, auſſi bien que le penchant que ſa fille avoit pour luy. Cette connoiſſance luy donna une douleur ſenſible ; elle jugeoit bien le péril où eſtoit cette jeune perſonne, d’eſtre aimée d’un homme fait comme Monſieur de Nemours, pour qui elle avoit de l’inclination. Elle fut entièrement confirmée dans les ſoupçons qu’elle avoit de cette inclination, par une choſe qui arriva peu de jours aprés.

Le Marêchal de ſaint André, qui cherchoit toutes les occaſions de faire voir ſa magnificence, ſupplia le Roy ſur le pretexte de luy montrer ſa maiſon qui ne venoit que d’eſtre achevée, de luy vouloir faire l’honneur d’y aller ſouper avec les Reines. Ce Marêchal eſtoit bien aiſe auſſi de faire paroître aux yeux de Madame de Cleves, cette dépenſe éclatante qui alloit juſqu’à la profuſion.

Quelques jours avant celuy qui avoit eſté choiſi pour ce ſouper, le Roy Dauphin, dont la ſanté eſtoit aſſez mauvaiſe, s’eſtoit trouvé mal, & n’avoit veu perſonne. La Reine ſa femme avoit paſſé tout le jour auprés de luy. Sur le ſoir, comme il ſe portoit mieux, il fit entrer toutes les perſonnes de qualité qui eſtoient dans ſon antichambre. La Reine Dauphine s’en alla chez elle : elle y trouva Madame de Cleves & quelques autres Dames qui eſtoient les plus dans ſa familiarité.

Comme il eſtoit déjà aſſez tard, & qu’elle n’eſtoit point habillée, elle n’alla pas chez la Reine, elle fit dire qu’on ne la voyoit point, & fit apporter ſes pierreries, afin d’en choiſir pour le Bal du Maréchal de Saint André, & pour en donner à Madame de Cleves, à qui elle en avoit promis. Comme elles eſtoient dans cette occupation, le Prince de Condé arriva. Sa qualité luy rendoit toutes les entrées libres. La Reine Dauphine luy dit, qu’il venoit ſans doute de chez le Roy ſon mary, & luy demanda ce que l’on y faiſoit. L’on diſpute contre Monſieur de Nemours, Madame, répondit-il, & il deffend avec tant de chaleur la cauſe qu’il ſoûtient, qu’il faut que ce ſoit la ſienne. Je croy qu’il a quelque maîtreſſe qui luy donne de l’inquietude quand elle eſt au Bal, tant il trouve que c’eſt une choſe fâcheuſe pour un amant, que d’y voir la perſonne qu’il aime.

Comment, reprit Madame la Dauphine, Monſieur de Nemours ne veut pas que ſa maîtreſſe aille au Bal ? J’avois bien crû que les maris pouvoient ſouhaiter que leurs femmes n’y allaſſent pas ; mais pour les amans, je n’avois jamais pensé qu’ils puſſent eſtre de ce ſentiment. Monſieur de Nemours trouve, repliqua le Prince de Condé, que le Bal eſt ce qu’il y a de plus inſuportable pour les amans, ſoit qu’ils ſoient aimez, ou qu’ils ne le ſoient pas. Il dit que s’ils ſont aimez, ils ont le chagrin de l’eſtre moins pendant pluſieurs jours : qu’il n’y a point de femme que le ſoin de ſa parure n’empêche de ſonger à ſon amant, qu’elles en ſont entierement occupées ; que ce ſoin de ſe parer eſt pour tout le monde, auſſi bien que pour celuy qu’elles aiment, que lors qu’elles ſont au Bal, elles veulent plaire à tous ceux qui les regardent ; que quand elles ſont contentes de leur beauté, elles en ont une joye dont leur amant ne fait pas la plus grande partie. Il dit auſſi, que quand on n’eſt point aimé, on ſouffre encore davantage de voir ſa maîtreſſe dans une aſſemblée ; que plus elle eſt admirée du public, plus on ſe trouve mal-heureux de n’en eſtre point aimé ; que l’on craint toûjours que ſa beauté ne faſſe naître quelque amour plus heureux que le ſien : Enfin il trouve, qu’il n’y a point de ſouffrance pareille à celle de voir ſa maîtreſſe au Bal, ſi ce n’eſt de ſçavoir qu’elle y eſt, & de n’y eſtre pas.

Madame de Cleves ne faiſoit pas ſemblant d’entendre ce que diſoit le Prince de Condé, mais elle l’écoutoit avec attention. Elle jugeoit aisément quelle part elle avoit à l’opinion que ſoûtenoit Monſieur de Nemours, & ſur tout à ce qu’il diſoit, du chagrin de n’eſtre pas au Bal où eſtoit ſa maîtreſſe, parce qu’il ne devoit pas eſtre à celuy du Marêchal de S. André, & que le Roy l’envoyoit au devant du Duc de Ferrare.

La Reine Dauphine rioit avec le Prince de Condé, & n’approuvoit pas l’opinion de Monſieur de Nemours. Il n’y a qu’une occaſion, Madame, luy dit ce Prince, où Monſieur de Nemours conſente que ſa maiſtreſſe aille au Bal, qu’alors que c’eſt luy qui le donne, & il dit que l’année paſſée qu’il en donna un à vôtre Majeſté, il trouva que ſa maîtreſſe luy faiſoit une faveur d’y venir, quoi-qu’elle ne ſemblaſt que vous y ſuivre ; que c’eſt toûjours faire une grace à un amant, que d’aller prendre ſa part à un plaiſir qu’il donne : que c’eſt auſſi une choſe agreable pour l’amant, que ſa maîtreſſe le voye le maître d’un lieu où eſt toute la Cour, & qu’elle le voye ſe bien acquitter d’en faire les honneurs. Monſieur de Nemours avoit raiſon, dit la Reine Dauphine, en ſoûriant, d’approuver que ſa maîtreſſe allaſt au Bal. Il y avoit alors un ſi grand nombre de femmes à qui il donnoit cette qualité, que ſi elles n’y fuſſent point venuës, il y auroit eu peu de monde.

Si toſt que le Prince de Condé avoit commencé à conter les ſentimens de Monſieur de Nemours ſur le Bal, Madame de Cleves avoit ſenty une grande envie de ne point aller à celuy du Marêchal de ſaint André. Elle entra aisément dans l’opinion qu’il ne falloit pas aller chez un homme dont on eſtoit aimée, & elle fut bien aiſe d’avoir une raiſon de ſeverité pour faire une choſe qui eſtoit une faveur pour Monſieur de Nemours ; elle emporta neanmoins la parure que luy avoit donnée la Reine Dauphine, mais le ſoir lors qu’elle la montra à ſa mere, elle luy dit qu’elle n’avoit pas deſſein de s’en ſervir ; que le Marêchal de Saint André prenoit tant de ſoin de faire voir qu’il eſtoit attaché à elle, qu’elle ne doutoit point qu’il ne vouluſt auſſi faire croire qu’elle auroit part au divertiſſement qu’il devoit donner au Roy, & que, ſous pretexte de faire l’honneur de chez luy, il luy rendroit des ſoins dont peut-eſtre elle ſeroit embarraſſée.

Madame de Chartres combattit quelque temps l’opinion de ſa fille, comme la trouvant particulière ; mais voyant qu’elle s’y opiniâtroit, elle s’y rendit, & luy dit qu’il falloit donc qu’elle fiſt la malade pour avoir un pretexte de n’y pas aller, parce que les raiſons qui l’en empêchoient ne ſeroient pas approuvées, & qu’il falloit même empêcher qu’on ne les ſoupçonnat. Madame de Cleves conſentit volontiers à paſſer quelques jours chez elle, pour ne point aller dans un lieu où Monſieur de Nemours ne devoit pas eſtre : & il partit ſans avoir le plaiſir de ſçavoir qu’elle n’iroit pas.

Il revint le lendemain du Bal, il ſçut qu’elle ne s’y eſtoit pas trouvée : mais comme il ne ſçavoit pas que l’on euſt redit devant elle la converſation de chez le Roy Dauphin, il eſtoit bien éloigné de croire qu’il fuſt aſſez heureux pour l’avoir empêché d’y aller.

Le lendemain, comme il eſtoit chez la Reine, & qu’il parloit à Madame la Dauphine, Madame de Chartres & Madame de Cleves y vinrent, & s’approcherent de cette Princeſſe. Madame de Cleves eſtoit un peu négligée, comme une perſonne qui s’eſtoit trouvée mal, mais ſon viſage ne répondoit pas à ſon habillement. Vous voilà ſi belle, luy dit Madame la Dauphine, que je ne ſçaurais croire que vous ayez eſté malade. Je penſe que Monſieur le Prince de Condé en vous contant l’avis de Monſieur de Nemours ſur le Bal, vous a perſuadée que vous feriez une faveur au Maréchal de ſaint André, d’aller chez luy, & que c’eſt ce qui vous a empéchée d’y venir. Madame de Cleves rougit, de ce que Madame la Dauphine devinoit ſi juſte, & de ce qu’elle diſoit devant Monſieur de Nemours ce qu’elle avoit deviné.

Madame de Chartres vid dans ce moment pourquoy ſa fille n’avoit pas voulu aller au Bal ; & pour empécher que Monſieur de Nemours ne le jugeat auſſi bien qu’elle, elle prit la parole avec un air qui ſembloit eſtre appuyé ſur la vérité. Je vous aſſeure, Madame, dit-elle à Madame la Dauphine, que vôtre Majeſté fait plus d’honneur à ma fille qu’elle n’en merite. Elle eſtoit veritablement malade ; mais je crois que ſi je ne l’en euſſe empêchée, elle n’euſt pas laiſſé de vous ſuivre & de ſe montrer auſſi changée qu’elle eſtoit, pour avoir le plaiſir de voir tout ce qu’il y a eu d’extraordinaire au divertiſſement d’hier au ſoir. Madame la Dauphine crût ce que diſoit Madame de Chartres ; Monſieur de Nemours fut bien fâché d’y trouver de l’apparence ; neanmoins la rougeur de Madame de Cleves luy fit ſoupçonner que ce que Madame la Dauphine avoit dit n’eſtoit pas entierement éloigné de la verité. Madame de Cleves avoit d’abord eſté fachée que Monſieur de Nemours euſt eu lieu de croire que c’eſtoit luy qui l’avoit empéchée d’aller chez le Marêchal de Saint André ; mais enſuite elle ſentit quelque eſpece de chagrin, que ſa mere luy en euſt entièrement ôté l’opinion.

Quoique l’Aſſemblée de Cercamp euſt été rompuë, les négociations pour la Paix avoient toujours continué, & les choſes s’y diſposerent d’une telle ſorte, que ſur la fin de Février on ſe raſſembla à Câteau-Cambreſis. Les mémes Deputez y retournerent, & l’abſence du Maréchal de Saint André défit Monſieur de Nemours du Rival qui luy eſtoit plus redoutable par l’attention qu’il avoit à obſerver ceux qui approchoient Madame de Cleves, que par le progrés qu’il pouvoit faire auprés d’elle.

Madame de Chartres n’avoit pas voulu laiſſer voir à ſa fille, qu’elle connoiſſoit ſes ſentimens pour ce Prince, de peur de ſe rendre ſuſpecte ſur les choſes qu’elle avoit envie de luy dire. Elle ſe mit un jour à parler de luy, elle luy en dit du bien, & y mêla beaucoup de loüanges empoiſonnées ſur la ſageſſe qu’il avoit d’eſtre incapable de devenir amoureux, & ſur ce qu’il ne ſe faiſoit qu’un plaiſir, & non pas un attachement ſerieux du commerce des femmes. Ce n’eſt pas, ajoûta-t-elle, que l’on ne l’oit ſoupçonné d’avoir une grande paſſion pour la Reine Dauphine ; je voy même qu’il y va trés ſouvent, & je vous conſeiller d’éviter autant que vous pourrez, de luy parler, & ſur tout en particulier, parce que, Madame la Dauphine vous traitant comme elle fait, on diroit bien-toſt que vous eſtes leur confidente, & vous ſçavez combien cette réputation eſt deſagréable. Je ſuis d’avis, ſi ce bruit continuë, que vous alliez un peu moins chez Madame la Dauphine, afin de ne vous pas trouver mélée dans des aventures de galanterie.

Madame de Cleves n’avoit jamais ouï parler de Monſieur de Nemours & de Madame la Dauphine ; elle fut ſi ſurpriſe de ce que luy dit ſa mere, & elle crut ſi bien voir combien elle s’eſtoit trompée dans tout ce qu’elle avoit penſé des ſentiments de ce Prince, qu’elle en changea de viſage. Madame de Chartres s’en apperceut : il vint du monde dans ce moment, Madame de Cleves s’en alla chez elle, & s’enferma dans ſon cabinet.

L’on ne peut exprimer la douleur qu’elle ſentit, de connoître, par ce que luy venoit de dire ſa mère, l’intereſt qu’elle prenoit à Monſieur de Nemours : Elle n’avoit encore oſé ſe l’avoüer à elle-méme. Elle vit alors que les ſentimens qu’elle avoit pour luy, eſtoient ceux que Monſieur de Cleves luy avoit tant demandez ; elle trouva combien il eſtoit honteux de les avoir pour un autre, que pour un mary qui les meritoit. Elle ſe ſentit bleſſée & embarraſſée de la crainte que Monſieur de Nemours ne la voulût faire ſervir de pretexte à Madame la Dauphine, & cette penſée la détermina à conter à Madame de Chartres ce qu’elle ne luy avoit point encore dit.

Elle alla le lendemain matin dans ſa chambre pour executer ce qu’elle avoit reſolu ; mais elle trouva que Madame de Chartres avoit un peu de fiévre, de ſorte qu’elle ne voulut pas luy parler. Ce mal paroiſſoit neantmoins ſi peu de choſe, que Madame de Cleves ne laiſſa pas d’aller l’apreſdinée chez Madame la Dauphine : Elle eſtoit dans ſon cabinet avec deux ou trois Dames qui eſtoient le plus avant dans ſa familiarité. Nous parlions de Monſieur de Nemours, luy dit cette Reine en la voyant, & nous admirions combien il eſt changé depuis ſon retour de Bruxelles ; devant que d’y aller, il avoit un nombre infiny de maîtreſſes, & c’eſtoit méme un deffaut en luy, car il ménageoit également celles qui avoient du merite, & celles qui n’en avoient pas ; depuis qu’il eſt revenu, il ne connoiſt ny les unes, ny les autres, il n’y a jamais eu un ſi grand changement ; je trouve même qu’il y en a dans ſon humeur, & qu’il eſt moins gay que de coûtume.

Madame de Cleves ne répondit rien ; & elle penſoit avec honte, qu’elle auroit pris tout ce que l’on diſoit du changement de ce Prince, pour des marques de ſa paſſion, ſi elle n’avoit point eſté détrompée. Elle ſe ſentoit quelque aigreur contre Madame la Dauphine, de luy voir chercher des raiſons & s’étonner d’une choſe dont apparemment elle ſçavoie mieux la verité que perſonne. Elle ne pût s’empêcher de luy en témoigner quelque choſe, & comme les autres Dames s’éloignerent, elle s’approcha d’elle, & luy dit tout bas : Eſt-ce auſſi pour moy, Madame, que vous venez de parler, & voudriez-vous me cacher que vous fuſſiez celle qui a fait changer de conduite à Monſieur de Nemours ? Vous eſtes injuſte, luy dit Madame la Dauphine, vous ſçavez que je n’ay rien de caché pour vous. Il eſt vray que Monſieur de Nemours, devant que d’aller à Bruxelles, a eu je croy, intention de me laiſſer entendre qu’il ne me haïſſoit pas ; mais depuis qu’il eſt revenu, il ne m’a pas même paru qu’il ſe ſouvinſt des choſes qu’il avoit faites: & j’avouë que j’ay de la curioſité de ſçavoir ce qui l’a fait changer. Il ſera bien difficile que je ne le démêle, ajoûta-t-elle, le Vidame de Chartres qui eſt ſon amy intime, eſt amoureux d’une perſonne ſur qui j’ay quelque pouvoir, & je ſçauray par ce moyen ce qui a fait ce changement. Madame la Dauphine parla d’un air qui perſuada Madame de Cleves, & elle ſe trouva malgré elle dans un eſtat plus calme & plus doux, que celuy où elle eſtoit auparavant.

Lors qu’elle revint chez ſa mere, elle ſceut qu’elle eſtoit beaucoup plus mal qu’elle ne l’avoit laiſſée. La fiévre luy avoit redoublé, & les jours ſuivans elle augmenta de telle ſorte, qu’il parut que ce ſeroit une maladie conſiderable. Madame de Cleves eſtoit dans une affliction extréme, elle ne ſortoit point de la chambre de ſa mère ; Monſieur de Cleves y paſſoit auſſi preſque tous les jours, & par l’intereſt qu’il prenoit à Madame de Chartres, & pour empêcher ſa femme de s’abandonner à la triſteſſe, mais pour avoir auſſi le plaiſir de la voir, ſa paſſion n’eſtoit point diminüée.

Monſieur de Nemours qui avoit toûjours eu beaucoup d’amitié pour luy, n’avoit pas ceſſé de luy en témoigner depuis ſon retour de Bruxelles. Pendant la maladie de Madame de Chartres, ce Prince trouva le moyen de voir pluſieurs fois Madame de Cleves, en faiſant ſemblant de chercher ſon mary, ou de le venir prendre pour le mener promener. Il le cherchoit même à des heures où il ſçavoit bien qu’il n’y eſtoit pas, & ſous le pretexte de l’attendre, il demeuroit dans l’antichambre de Madame de Chartres, où il y avoit toûjours pluſieurs perſonnes de qualité. Madame de Cleves y venoit ſouvent, & pour eſtre affligée, elle n’en paroiſſoit pas moins belle à Monſieur de Nemours. Il luy faiſoit voir combien il prenoit d’intereſt à ſon affliction, & il luy en parloit avec un air ſi doux & ſi ſoûmis, qu’il la perſuadoit aiſement que ce n’eſtoit pas de Madame la Dauphine dont il eſtoit amoureux.

Elle ne pouvoit s’empêcher d’eſtre troublée de ſa veuë, & d’avoir pourtant du plaiſir à le voir ; mais quand elle ne le voyoit plus, & qu’elle penſoit que ce charme qu’elle trouvoit dans ſa veuë, eſtoit le commencement des paſſions, il s’en falloit peu qu’elle ne cruſt le haïr par la douleur que luy donnoit cette pensée.

Madame de Chartres empira ſi conſiderablement, que l’on commença à deſeſperer de ſa vie ; elle receut ce que les Medecins luy dirent du peril où elle eſtoit, avec un courage digne de ſa vertu & de ſa pieté. Aprés qu’ils furent ſortis, elle fit retirer tout le monde, & appeller Madame de Cleves.

Il faut nous quitter ma fille, luy dit-elle, en luy tendant la main ; le peril où je vous laiſſe, & le beſoin que vous avez de moy, augmente le déplaiſir que j’ay de vous quitter. Vous avez de l’inclination pour Monſieur de Nemours, je ne vous demande point de me l’avoüer : Je ne ſuis plus en eſtat de me ſervir de vôtre ſincerité pour vous conduire. Il y a déja long-temps que je me ſuis apperceuë de cette inclination ; mais je ne vous en ay pas voulu parler d’abord, de peur de vous en faire appercevoir vous-même. Vous ne la connoiſſez que trop preſentement, vous eſtes ſur le bord du precipice : il faut de grands efforts & de grandes violences pour vous retenir. Songez ce que vous devez à vôtre mary, ſongez ce que vous vous devez à vous-méme, & penſez que vous allez perdre cette réputation que vous vous eſtes acquiſe, & que je vous ay tant ſouhaitée. Ayez de la force & du courage ; ma fille, retirez-vous de la Cour, obligez vôtre mary de vous emmener, ne craignez point de prendre des partis trop rudes & trop difficiles, quelqu’affreux qu’ils vous paroiſſent d’abord, ils ſeront plus doux dans les ſuites, que les malheurs d’une galanterie. Si d’autres raiſons que celles de la vertu & de voſtre devoir, vous pouvoient obliger à ce que je ſouhaite, je vous dirois que ſi quelque choſe eſtoit capable de troubler le bon-heur que j’eſpere en ſortant de ce monde, ce ſeroit de vous voir tomber comme les autres femmes : mais ſi ce mal-heur vous doit arriver, je reçois la mort avec joye, pour n’en eſtre pas le témoin.

Madame de Cleves fondoit en larmes ſur la main de ſa mere, qu’elle tenoit ſerrée entre les ſiennes, & Madame de Chartres ſe ſentant touchée elle-même : Adieu, ma fille luy dit-elle, finiſſons une converſation qui nous attendrit trop l’une & l’autre, & ſouvenez-vous, ſi vous pouvez, de tout ce que je viens de vous dire.

Elle ſe tourna de l’autre coſté en achevant ces paroles, & commanda à ſa fille d’appeller ſes femmes ſans vouloir l’écouter, ny parler davantage. Madame de Cleves ſortit de la chambre de ſa mere en l’eſtat que l’on peut s’imaginer, & Madame de Chartres ne ſongea plus qu’à ſe préparer à la mort. Elle veſcut encore deux jours, pendant leſquels elle ne voulut plus revoir ſa fille, qui eſtoit la ſeule choſe à quoi elle ſe ſentoit attachée.

Madame de Cleves eſtoit dans une affliction extréme ; ſon mary ne la quittoit point, & ſi-toſt que Madame de Chartres fuſt expirée, il l’emmena à la campagne, pour l’éloigner d’un lieu qui ne faiſoit qu’aigrir ſa douleur. On n’en a jamais vû de pareille, quoique la tendreſſe & la reconnoiſſance y euſſent la plus grande part ; le beſoin qu’elle ſentoit qu’elle avoit de ſa mere pour ſe deffendre contre Monſieur de Nemours, ne laiſſoit pas d’y en avoir beaucoup. Elle ſe trouvoit mal-heureuſe d’eſtre abandonnée elle-méme, dans un temps où elle eſtoit ſi peu maiſtreſſe de ſes ſentimens, & où elle euſt tant ſouhaité d’avoir quelqu’un qui puſt la plaindre & luy donner de la force. La maniere dont Monſieur de Cleves en uſoit pour elle, luy faiſoit ſouhaiter plus fortement que jamais, de ne manquer à rien de ce qu’elle luy devoit. Elle luy témoignoit auſſi plus d’amitié & plus de tendreſſe qu’elle n’avoit encore fait ; elle ne vouloit point qu’il la quitaſt, & il luy ſembloit qu’à force de s’attacher à luy, il la deffendroit contre Monſieur de Nemours.

Ce Prince vint voir Monſieur de Cleves à la campagne, il fit ce qu’il pût pour rendre auſſi une viſite à Madame de Cleves ; mais elle ne le voulut point recevoir, & ſentant bien qu’elle ne pouvoit s’empeſcher de le trouver aimable, elle avoit fait une forte reſolution de s’empeſcher de le voir, & d’en éviter toutes les occaſions qui dépendroient d’elle.

Monſieur de Cleves vint à Paris pour faire ſa cour, & promit à ſa femme de s’en retourner le lendemain, il ne revint neantmoins que le jour d’aprés. Je vous attendis tout hier, luy dit Madame de Cleves lors qu’il arriva ; & je vous dois faire des reproches de n’eſtre pas venu comme vous me l’aviez promis. Vous ſçavez que ſi je pouvois ſentir une nouvelle affliction en l’état où je ſuis, ce ſeroit la mort de Madame de Tournon, que j’ay appriſe ce matin : J’en aurois eſté touchée quand je ne l’aurois point connuë ; c’eſt toûjours une choſe digne de pitié, qu’une femme jeune & belle, comme celle-là, ſoit morte en deux jours ; mais de plus, c’eſtoit une des perſonnes du monde qui me plaiſoit davantage, & qui paroiſſoit avoir autant de ſageſſe & de merite.

Je fus trés-fâché de ne pas revenir hier, répondit Monſieur de Cleves, mais j’eſtois ſi neceſſaire à la conſolation d’un mal-heureux, qu’il m’eſtoit impoſſible de le quitter. Pour Madame de Tournon, je ne vous conſeille pas d’en eſtre affligée, ſi vous la regrettez comme une femme pleine de ſageſſe, & digne de vôtre eſtime. Vous m’étonnez, reprit Madame de Cleves, & je vous ay oüy dire pluſieurs fois, qu’il n’y avoit point de femme à la Cour que vous eſtimaſſiez d'avantage. Il eſt vray, répondit-il, mais les femmes ſont incomprehenſibles ; & quand je les voy toutes, je me trouve ſi heureux de vous avoir, que je ne ſçaurois aſſez admirer mon bonheur. Vous m’eſtimez plus que je ne vaux, repliqua Madame de Cleves en ſoûpirant, & il n’eſt pas encore temps de me trouver digne de vous. Apprenez-moy, je vous en ſuplie, ce qui vous a détrompé de Madame de Tournon. Il y a longtemps que je le ſuis, repliqua-t-il, & que je ſçay qu’elle aimoit le Comte de Sancere, à qui elle donnoit des eſperances de l’épouſer. Je ne ſçaurois croire, interrompit Madame de Cleves, que Madame de Tournon aprés cét éloignement ſi extraordinaire qu’elle a témoigné pour le mariage depuis qu’elle eſt veuve, & aprés les declarations publiques qu’elle a faites de ne ſe remarier jamais, ait donné des eſperances à Sancere. Si elle n’en euſt donné qu’à luy, repliqua Monſieur de Cleves, il ne faudroit pas s’étonner, mais ce qu’il y a de ſurprenant, c’eſt qu’elle en donnoit auſſi à Eſtouteville dans le méme temps : Et je vais vous apprendre toute cette hiſtoire.

LA
PRINCESSE
DE
CLEVES
TOME II.


À PARIS
Chez Claude Barbin, au Palais
ſur le ſecond Perron de la Sainte Chapelle.

M. DC. LXXXXIX.
AVEC PRIVILEGE DU ROY


Vous ſçavez l’amitié qu’il y a entre Sancerre & moy ; neanmoins il devint amoureux de Madame de Tournon, il y a environ deux ans, & me le cacha avec beaucoup de ſoin, auſſi bien qu’à tout le reſte du monde ; j’eſtois bien éloigné de le ſoupçonner. Madame de Tournon paroiſſoit encore inconſolable de la mort de ſon mary ; & vivoit dans une retraite auſtere. La ſœur de Sancerre eſtoit quaſi la ſeule perſonne qu’elle viſt, & c’eſtoit chez elle qu’il en eſtoit devenu amoureux.

Un ſoir qu’il devoit y avoir une Comedie au Louvre, & que l’on n’attendoit plus que le Roy & Madame de Valentinois pour commencer, l’on vint dire qu’elle s’étoit trouvée mal, & que le Roy ne viendroit pas. On jugea aisément que le mal de cette Ducheſſe eſtoit quelque démêlé avec le Roy : Nous ſçavions les jalouſies qu’il avoit euës du Maréchal de Briſſac, pendant qu’il avoit eſté à la Cour, mais il eſtoit retourné en Piémont depuis quelques jours, & nous ne pouvions imaginer le ſujet de cette brouillerie.

Comme j’en parlois avec Sancerre, Monſieur d’Anville arriva dans la Salle, & me dit tout bas, que le Roy eſtoit dans une affliction & dans une colere qui faiſoit pitié : qu’en un raccommodement qui s’eſtoit fait entre luy & Madame de Valentinois, il y avoit quelques jours, ſur des démélez qu’ils avoient eus pour le Maréchal de Briſſac, le Roy luy avoit donné une bague, & l’avoit priée de la porter : que pendant qu’elle s’habilloit pour venir à la Comedie, il avoit remarqué qu’elle n’avoit point cette bague, & luy en avoit demandé la raiſon ; qu’elle avoit paru eſtonnée de ne la pas avoir ; qu’elle l’avoit demandée à ſes femmes, leſquelles par mal-heur, ou faute d’eſtre bien inſtruites, avoient répondu qu’il y avoit quatre ou cinq jours qu’elles ne l’avoient veüe.

Ce temps eſt préciſément celuy du départ du Maréchal de Briſſac, continua monſieur d’Anville ; le Roy n’a point douté qu’elle ne luy ait donné la bague, en luy diſant adieu. Cette pensée a réveillé ſi vivement toute cette jalouſie, qui n’eſtoit pas encore bien éteinte, qu’il s’eſt emporté contre ſon ordinaire, & luy a fait mille reproches. Il vient de rentrer chez luy, trés-affligé, mais je ne ſçay s’il l’eſt davantage de l’opinion que Madame de Valentinois a ſacrifié ſa bague, que de la crainte de luy avoir déplû par ſa colere.

Si-toſt que Monſieur d’Anville eut achevé de me conter cette nouvelle, je me raprochay de Sancerre pour la luy apprendre ; je la luy dis comme un ſecret que l’on venoit de me confier, & dont je luy défendois d’en parler.

Le lendemain matin j’allay d’aſſez bonne heure chez ma belle ſœur, je trouvai Madame de Tournon au chevet de ſon lit : Elle n’aimoit pas Madame de Valentinois, & elle ſçavoit bien que ma belle-ſœur n’avoit pas ſujet de s’en loüer. Sancerre avoit eſté chez elle au ſortir de la Comedie. Il luy avoit appris la broüillerie du Roy avec cette Ducheſſe, & Madame de Tournon eſtoit venuë la conter à ma belle-ſœur, ſans ſçavoir ou ſans faire reflexion que c’eſtoit moy qui l’avoit appriſe à ſon amant.

Si-toſt que je m’approchay de ma belle-ſœur, elle dit à Madame de Tournon, que l’on pouvoit me confier ce qu’elle venoit de luy dire, & ſans attendre la permiſſion de Madame de Tournon, elle me conta mot pour mot tout ce que j’avois dit à Sancerre le ſoir precedent. Vous pouvez juger comme j’en fus eſtonné. Je regarday Madame de Tournon, elle me parut embarraſſee. Son embarras me donna du ſoupçon ; je n’avois dit la choſe qu’à Sancerre, il m’avoit quitté au ſortir de la Comedie, ſans m’en dire la raiſon ; je me ſouvins de luy avoir ouy extrêmement loüer Madame de Tournon. Toutes ces choſes m’ouvrirent les yeux, & je n’eus pas de peine à démêler qu’il avoit une galanterie avec elle, & qu’il l’avoit veüe depuis qu’il m’avoit quitté. Je fus ſi piqué de voir qu’il me cachoit cette avanture, que je dis pluſieurs choſes qui firent connoître à Madame de Tournon, l’imprudence qu’elle avoit faite ; je la remis à ſon carroſſe, & je l’aſſeuray en la quittant, que j’enviois le bonheur de celuy qui luy avoit appris la brouïllerie du Roy & de Madame de Valentinois.

Je m’en allay à l’heure meſme trouver Sancerre, je luy fis des reproches, & je luy dis que je ſçavois ſa paſſion pour Madame de Tournon, ſans luy dire comment je l’avois découverte : Il fut contraint de me l’avoüer, je luy contay en ſuite ce qui me l’avoit appriſe, & il m’aprit auſſi le détail de leur avanture ; il me dit que quoyqu’il fuſt cadet de ſa Maiſon, & tres-éloigné de pouvoir pretendre un auſſi bon party, que neanmoins elle eſtoit reſoluë de l’épouſer : L’on ne peut-être plus ſurpris que je le fus. Je dis à Sancerre de preſſer la concluſion de ſon mariage, & qu’il n’y avoit rien qu’il ne dûſt craindre d’une femme qui avoit l’artifice de ſoûtenir aux yeux du public, un perſonnage ſi éloigné de la verité. Il me répondit qu’elle avoit eſté veritablement affligée, mais que l’inclination qu’elle avoit eüe pour luy avoit ſurmonté cette affliction, & qu’elle n’avoit pû laiſſer paroître tout d’un coup un ſi grand changement. Il me dit encore pluſieurs autres raiſons pour l’excuſer, qui me firent voir à quel point il en eſtoit amoureux : Il m’aſſeura qu’il la feroit conſentir que je ſceuſſe la paſſion qu’il avoit pour elle, puis qu’auſſi bien c’eſtoit elle-même qui me l’avoit appriſe. Il l’y obligea en effet, quoiqu’avec beaucoup de peine, & je fus enſuite trés-avant dans leur confidence.

Je n’ay jamais vû une femme avoir une conduite ſi honneſte & ſi agreable à l’égard de ſon amant ; neantmoins j’étois toûjours choqué de ſon affectation à paroître encore affligée. Sancerre eſtoit ſi amoureux & ſi content de la maniere dont elle en uſoit pour luy, qu’il n’oſoit quaſi la preſſer de conclure leur mariage, de peur qu’elle ne crûſt qu’il le ſouhaitoit plûtoſt par intereſt, que par une veritable paſſion. Il luy en parla toutefois, & elle luy parut reſoluë à l’épouſer ; elle commença même à quitter cette retraite où elle vivoit, & à ſe remettre dans le monde : Elle venoit chez ma belle-ſœur à des heures où une partie de la Cour s’y trouvoit. Sancerre n’y venoit que rarement, mais ceux qui y eſtoient tous les ſoirs, & qui l’y voyoient ſouvent, la trouvoient tres-aimable.

Peu de temps aprés qu’elle eut commencé à quitter ſa ſolitude, Sancerre crût voir quelque refroidiſſement dans la paſſion qu’elle avoit pour luy. Il m’en parla pluſieurs fois, ſans que je fiſſe aucun fondement ſur ſes plaintes ; mais à la fin, comme il me dit qu’au lieu d’achever leur mariage, elle ſembloit l’éloigner, je commençay à croire qu’il n’avoit pas de tort d’avoir de l’inquietude : Je luy répondis que quand la paſſion de Madame de Tournon diminüeroit aprés avoir duré deux ans, il ne faudroit pas s’en eſtonner ; que quand même ſans eſtre diminüée elle ne ſeroit pas aſſez forte pour l’obliger à l’épouſer, qu’il ne devroit pas s’en plaindre ; que ce mariage à l’égard du public, luy feroit un extrême tort, non ſeulement parce qu’il n’eſtoit pas un aſſez bon parti pour elle, mais par le préjudice qu’il aporteroit à ſa réputation ; qu’ainſi tout ce qu’il pouvoit ſouhaiter, eſtoit qu’elle ne le trompaſt point, & qu’elle ne luy donnaſt pas de fauſſes eſperances. Je luy dis encore, que ſi elle n’avoit pas la force de l’épouſer, ou qu’elle luy avoüaſt qu’elle en aimoit quelque autre, il ne falloit point qu’il s’emportaſt, ny qu’il ſe plaigniſt ; mais qu’il devoit conſerver pour elle de l’eſtime & de la reconnoiſſance.

Je vous donne, luy dis-je, le conſeil que je prendrois pour moy-même ; car la ſincerité me touche d’une telle ſorte, que je croy que ſi ma maitreſſe & même ma femme m’avoüoit que quelqu’un luy plûſt, j’en ſerois affligé ſans en eſtre aigry. Je quitterois le perſonnage d’amant ou de mary, pour la conſeiller & pour la plaindre.

Ces paroles firent rougir Madame de Cleves, & elle y trouva un certain rapport avec l’eſtat où elle eſtoit, qui la ſurprit, & qui luy donna un trouble dont elle fut long temps à ſe remettre.

Sancerre parla à Madame de Tournon, continua Monſieur de Cleves, il luy dit tout ce que je luy avois conſeillé : mais elle le r’aſſura avec tant de ſoin, & parut ſi offensée de ſes ſoupçons, qu’elle les luy ôta entierement. Elle remit neanmoins leur mariage aprés un voyage qu’il alloit faire & qui devoit eſtre aſſez long : mais elle ſe conduiſit ſi bien juſqu’à ſon départ, & en parut ſi affligée, que je crûs auſſi bien que luy, qu’elle l’aimoit veritablement. Il partit il y a environ trois mois ; pendant ſon abſence j’ay peu vû Madame de Tournon : Vous m’avez entierement occupé, & je ſçavois ſeulement qu’il devoit bien-toſt revenir.

Avant-hier, en arrivant à Paris, j’appris qu’elle eſtoit morte : j’envoyay ſçavoir chez luy ſi on n’avoit point eu de ſes nouvelles : on me manda qu’il eſtoit arrivé dés la veille, qui eſtoit précisément le jour de la mort de Madame de Tournon. J’allay le voir à l’heure meſme, me doutant bien de l’eſtat où je le trouverois : mais ſon affliction paſſoit de beaucoup ce que je m’en eſtois imaginé.

Je n’ay jamais veu une douleur ſi profonde & ſi tendre ; dés le moment qu’il me vid, il m’embraſſa fondant en larmes : Je ne la verray plus, me dit-il, je ne la verray plus, elle eſt morte, je n’en eſtois pas digne ; mais je la ſuivray bien toſt.

Après cela il ſe tût, & puis de temps en temps, rediſant toûjours elle eſt morte, & je ne la verray plus, il revenoit aux cris & aux larmes, & demeuroit comme un homme qui n’avoit plus de raiſon. Il me dit qu’il n’avoit pas receu ſouvent de ſes Lettres pendant ſon abſence ; mais qu’il ne s’en eſtoit pas eſtonné, parce qu’il la connoiſſoit, & qu’il ſçavoit la peine qu’elle avoit à hazarder de ſes Lettres. Il ne doutoit point qu’il ne l’euſt épousée à ſon retour ; il la regardoit comme la plus aimable & la plus fidelle perſonne qui euſt jamais eſté ; il s’en croyoit tendrement aimé ; il la perdoit dans le moment qu’il penſoit s’attacher à elle pour jamais, Toutes ces pensées le plongeoient dans une affliction violente dont il eſtoit entierement accablé ; & j’avouë que je ne pouvois m’empêcher d’en eſtre touché.

Je fus neanmoins contraint de le quitter pour aller chez le Roy ; je luy promis que je reviendrois bien-toſt. Je revins en effet, & je ne fus jamais ſi ſurpris, que de le trouver tout different de ce que je l’avois quitté. Il eſtoit debout dans ſa chambre avec un viſage furieux, marchant & s’arrêtant comme s’il euſt eſté hors de luy-méme. Venez, venez, me dit-il, venez voir l’homme du monde le plus deſeſperé ; je ſuis plus mal-heureux mille fois que je n’eſtois tantoſt, & ce que je veins d’apprendre de Madame de Tournon, eſt pire que ſa mort.

Je crûs que la douleur le troubloit entierement ; & je ne pouvois m’imaginer qu’il y euſt quelque choſe de pire que la mort d’une maîtreſſe que l’on aime, & dont on eſt aimé. Je luy dis que tant que ſon affliction avoit eu des bornes, je l’avois approuvée, & que j’y eſtois entré ; mais que je ne le plaindrois plus s’il s’abandonnoit au deſeſpoir, & s’il perdoit la raiſon. Je ſerois trop heureux de l’avoir perduë, & la vie auſſi, s’écria-t-il : Madame de Tournon m’eſtoit infidelle, & j’apprens ſon infidelité & ſa trahiſon le lendemain que j’ay appris ſa mort, dans un temps où mon ame eſt remplie & penetrée de la plus vive douleur & de la plus tendre amour que l’on ait jamais ſentie ; dans un temps où ſon idée eſt dans mon cœur comme la plus parfaite choſe qui ait jamais eſté, & la plus parfaite à mon égard ; je trouve que je me ſuis trompé, & qu’elle ne merite pas que je la pleure : cependant j’ay la méme affliction de ſa mort, que ſi elle m’eſtoit fidelle, & je ſens ſon infidelité comme ſi elle n’eſtoit point morte. Si j’avois appris ſon changement devant ſa mort, la jalouſie, la colere, la rage, m’auroient remply & m’auroient endurcy en quelque ſorte contre la douleur de ſa perte : mais je ſuis dans un état où je ne puis ny m’en conſoler, ny la haïr.

Vous pouvez juger ſi je fus ſurpris de ce que me diſoit Sancerre : je luy demanday comment il avoit ſçû ce qu’il venoit de me dire. Il me conta qu’un moment aprés que j’eſtois ſorty de ſa chambre, Eſtouteville qui eſt ſon amy intime, mais qui ne ſçavoit pourtant rien de ſon amour pour Madame de Tournon, l’eſtoit venu voir ; que d’abord qu’il avoit eſté aſſis, il avoit commencé à pleurer, & qu’il luy avoit dit qu’il luy demandoit pardon de luy avoir caché ce qu’il luy alloit apprendre : qu’il le prioit d’avoir pitié de luy ; qu’il venoit luy ouvrir ſon cœur, & qu’il voyoit l’homme du monde le plus affligé de la mort de Madame de Tournon.

Ce nom, me dit Sancerre, m’a tellement ſurpris, que quoique mon premier mouvement ait eſté de luy dire que j’en eſtois plus affligé que lui, je n’ay pas eu neantmoins la force de parler. Il a continué, & m’a dit qu’il eſtoit amoureux d’elle depuis ſix mois ; qu’il avoit toûjours voulu me le dire, mais qu’elle le luy avoit deffendu expreſſément, & avec tant d’autorité, qu’il n’avoit osé luy déſobéïr ; qu’il luy avoit plû quaſi dans le même temps qu’il l’avoit aimée ; qu’ils avoient caché leur paſſion à tout le monde ; qu’il n’avoit jamais eſté chez elle publiquement ; qu’il avoit eu le plaiſir de la conſoler de la mort de ſon mary, & qu’enfin il l’alloit épouſer dans le temps qu’elle eſtoit morte, mais que ce mariage, qui eſtoit un effet de paſſion, auroit paru un effet de devoir & d’obéïſſance ; qu’elle avoit gagné ſon pere pour ſe faire commander de l’épouſer, afin qu’il n’y euſt pas un trop grand changement dans ſa conduite, qui avoit eſté ſi éloignée de ſe remarier.

Tant qu’Eſtouteville m’a parlé, me dit Sancerre, j’ay ajoûté foy à ſes paroles, parce que j’y ay trouvé de la vrayſemblance, & que le temps où il m’a dit qu’il avoit commencé à aimer Madame de Tournon, eſt préciſement celuy où elle m’a paru changée ; mais un moment aprés je l’ay crû un menteur, ou du moins un viſionnaire : J’ay eſté preſt à le luy dire, j’ay paſſé enſuite à vouloir m’éclaircir, je l’ay queſtionné, je luy ay fait paroiſtre des doutes : Enfin j’ay tant fait pour m’aſſeurer de mon malheur, qu’il m’a demandé ſi je connoiſſois l’écriture de Madame de Tournon. Il a mis ſur mon lit quatre de ſes Lettres, & ſon portrait ; mon frere eſt entré dans ce moment. Eſtouteville avoit le viſage ſi plein de larmes, qu’il a eſté contraint de ſortir pour ne ſe pas laiſſer voir ; il m’a dit qu’il reviendroit ce ſoir querir ce qu’il me laiſſoit ; & moy je chaſſay mon frere, ſur le pretexte de me trouver mal, par l’impatience de voir ces Lettres que l’on m’avoit laiſſées, & eſperant d’y trouver quelque choſe qui ne me perſuaderoit pas tout ce qu’Eſtouteville venoit de me dire. Mais helas ! que n’y ay-je point trouvé ? Quelle tendreſſe, quels ſermens, quelles aſſeurances de l’épouſer, quelles Lettres ? Jamais elle ne m’en a écrit de ſemblables. Ainſi, ajoûta-t-il, j’éprouve à la fois la douleur de la mort & celle de l’infidelité : ce ſont deux maux que l’on a ſouvent comparez, mais qui n’ont jamais eſté ſentis en même temps par la méme perſonne. J’avouë à ma honte, que je ſens encore plus ſa perte, que ſon changement : je ne puis la trouver aſſez coupable pour conſentir à ſa mort. Si elle vivoit, j’aurois le plaiſir de luy faire des reproches, & de me vanger d’elle, en luy faiſant connoître ſon injuſtice : Mais je ne la verray plus, reprenoit-il, je ne la verray plus : ce mal eſt le plus grand de tous les maux : Je ſouhaiterois de luy rendre la vie aux dépens de la mienne. Quel ſouhait, ſi elle revenoit, elle vivroit pour Eſtouteville. Que j’eſtois heureux hier, s’écrioit-il, que j’eſtois heureux ! j’eſtois l’homme du monde le plus affligé ; mais mon affliction eſtoit raiſonnable, & je trouvois quelque douceur à penſer que je ne devois jamais me conſoler : aujourd’huy tous mes ſentimens ſont injuſtes : Je paye à une paſſion feinte qu’elle a euë pour moy, le même tribut de douleur que je croyois devoir à une paſſion veritable. Je ne puis ny haïr, ny aimer ſa memoire : je ne puis me conſoler ny m’affliger ; du moins, me dit-il, en ſe retournant tout d’un coup vers moy, faites je vous en conjure, que je ne voye jamais Eſtouteville ; ſon nom ſeul me fait horreur. Je ſçay bien que je n’ay nul ſujet de m’en plaindre, c’eſt ma faute de luy avoir caché que j’aimois Madame de Tournon : s’il l’euſt ſceu il ne s’y ſeroit peut-eſtre pas attaché, elle ne m’auroit pas eſté infidelle : il eſt venu me chercher pour me confier ſa douleur, il me fait pitié. Hé ! c’eſt avec raiſon, s’écrioit-il, il aimoit Madame de Tournon, il en eſtoit aimé, & il ne la verra jamais : je ſens bien neanmoins que je ne ſçaurois m’empécher de le haïr. Et encore une fois, je vous conjure de faire en ſorte que je ne le voye point.

Sancerre ſe remit enſuite à pleurer, à regretter Madame de Tournon, à luy parler & à luy dire les choſes du monde les plus tendres : Il repaſſa enſuite à la haine, aux plaintes, aux reproches & aux imprécations contre elle. Comme je le vis dans un eſtat ſi violent, je connus bien qu’il me falloit quelque ſecours pour m’aider à calmer ſon eſprit : J’envoïay querir ſon frere, que je venois de quitter chez le Roy : j’allay luy parler dans l’antichambre avant qu’il entraſt, & je luy contay l’eſtat où eſtoit Sancerre. Nous donnâmes des ordres pour empêcher qu’il ne vid Eſtouteville, & nous employâmes une partie de la nuit à tâcher de le rendre capable de raiſon. Ce matin je l’ay encore trouvé plus affligé, ſon frere eſt demeuré auprés de luy, & je ſuis revenu auprés de vous.

L’on ne peut eſtre plus ſurpriſe que je le ſuis, dit alors Madame de Cleves, & je croyois Madame de Tournon incapable d’amour & de tromperie. L’adreſſe & la diſſimulation, reprit Monſieur de Cleves, ne peuvent aller plus loin qu’elles les a portées. Remarquez que quand Sancerre crût qu’elle eſtoit changée pour luy, elle l’eſtoit veritablement, & qu’elle commençoit à aimer Eſtouteville. Elle diſoit à ce dernier, qu’il la conſoloit de la mort de ſon mary, & que c’eſtoit lui qui eſtoit cauſe qu’elle quittoit cette grande retraite, & il paroiſſoit à Sancerre que c’eſtoit parce que nous avions reſolu qu’elle ne témoigneroit plus d’eſtre ſi affligée. Elle faiſoit valoir à Eſtouteville de cacher leur intelligence, & de paroître obligée à l’épouſer par le commandement de ſon pere, comme un effet du ſoin qu’elle avoit de ſa reputation, & c’eſtoit pour abandonner Sancerre, ſans qu’il euſt ſujet de s’en plaindre. Il faut que je m’en retourne, continüa Monſieur de Cleves, pour voir ce malheureux, & je croy qu’il faut que vous reveniez auſſi à Paris. Il eſt temps que vous voyez le monde, & que vous receviez ce nombre infiny de viſites dont auſſi bien vous ne ſçauriez vous diſpenſer.

Madame de Cleves conſentit à ſon retour, & elle revint le lendemain. Elle ſe trouva plus tranquile ſur Monſieur de Nemours qu’elle n’avoit eſté : tout ce que luy avoit dit Madame de Chartres en mourant, & la douleur de ſa mort, avoit fait une ſuſpenſion à ſes ſentimens, qui luy faiſoit croire qu’ils eſtoient entierement effacez.

Dés le même ſoir qu’elle fut arrivée, Madame la Dauphine la vint voir, & aprés luy avoir témoigné la part qu’elle avoit priſe à ſon affliction, elle luy dit que pour la détourner de ces triſtes pensées, elle vouloit l’inſtruire de tout ce qui s’eſtoit paſſé à la Cour en ſon abſence ; elle luy conta enſuite pluſieurs choſes particulieres. Mais ce que j’ay le plus d’envie de vous apprendre, ajoûta-t-elle, c’eſt qu’il eſt certain que Monſieur de Nemours eſt paſſionnément amoureux, & que ſes amis les plus intimes, non ſeulement ne ſont point dans ſa confidence, mais qu’ils ne peuvent deviner qui eſt la perſonne qu’il aime. Cependant cét amour eſt aſſez fort pour luy faire négliger ou abandonner, pour mieux dire, les eſperances d’une Couronne.

Madame la Dauphine conta enſuite tout ce qui s’eſtoit paſſé ſur l’Angleterre. J’ay appris ce que je viens de vous dire, continua-t-elle, de Monſieur d’Anville, & il m’a dit ce matin que le Roy envoya querir hier au ſoir Monſieur de Nemours, ſur des lettres de Lignerolles, qui demande à revenir, & qui écrit au Roy qu’il ne peut plus ſoûtenir aupres de la Reine d’Angleterre, les retardements de Monſieur de Nemours ; qu’elle commence à s’en offencer, & qu’encore qu’elle n’euſt point donné de parole poſitive, elle en avoit aſſez dit pour faire hazarder un voyage. Le Roy lût cette Lettre à Monſieur de Nemours, qui au lieu de parler ſerieuſement, comme il avoit fait dans les commencemens, ne fit que rire, que badiner, & ſe moquer des eſperances de Lignerolles. Il dit que toute l’Europe condamneroit ſon imprudence, s’il hazardoit d’aller en Angleterre comme un pretendu mary de la Reine, ſans eſtre aſſeuré du ſuccés. Il me ſemble auſſi, ajoûta-t-il, que je prendrois mal mon temps, de faire ce voyage preſentement que le Roy d’Eſpagne fait de ſi grandes inſtances pour épouſer cette Reine. Ce ne ſeroit peut-eſtre pas un Rival bien redoutable dans une galanterie ; mais je penſe que dans un mariage vôtre Majeſté ne me conſeilleroit pas de luy diſputer quelque choſe. Je vous le conſeillerois en cette occaſion, reprit le Roy, mais vous n’aurez rien à luy diſputer ; je ſçay qu’il a d’autres penſées, & quand il n’en auroit pas, la Reine Marie s’eſt trop mal trouvée du joug de l’Eſpagne, pour croire que ſa sœur le veuïlle reprendre, & qu’elle ſe laiſſe ébloüir à l’éclat de tant de Couronnes jointes enſemble. Si elle ne s’en laiſſe pas ébloüir, repartit Monſieur de Nemours, il y a apparence qu’elle voudra ſe rendre heureuſe par l’amour. Elle a aimé le Milord Courtenay il y a déja quelques années : Il eſtoit auſſi aimé de la Reine Marie, qui l’auroit épouſé du conſentement de toute l’Angleterre, ſans qu’elle connut que la jeuneſſe & la beauté de ſa sœur Eliſabeth le touchoient davantage que l’eſperance de regner. Voſtre Majeſté ſçait que les violentes jalouſies qu’elle en eut, la porterent à les mettre l’un & l’autre en priſon, à exiler enſuite le Milord Courtenay, & la déterminerent enfin à épouſer le Roy d’Eſpagne. Je croy qu’Eliſabeth, qui eſt preſentement ſur le Trône, r’appellera bien-toſt ce Milord, & qu’elle choiſira un homme qu’elle a aimé, qui eſt fort aimable, qui a tant ſouffert pour elle, plûtoſt qu’un autre qu’elle n’a jamais vû. Je ſerois de voſtre avis, repartit le Roy, ſi Courtenay vivoit encore ; mais j’ay ſçeu depuis quelques jours, qu’il eſt mort à Padouë, où il eſtoit relegué. Je vois bien, ajoûta-t-il, en quittant Monſieur de Nemours, qu’il faudroit faire vôtre mariage comme on feroit celuy de Monſieur le Dauphin, & envoyer épouſer la Reine d’Angleterre par des Ambaſſadeurs.

Monſieur d’Anville & Monſieur le Vidame, qui eſtoient chez le Roy avec Monſieur de Nemours, ſont perſuadez que c’eſt cette même paſſion dont il eſt occupé, qui le détourne d’un ſi grand deſſein. Le Vidame qui le voit de plus prés que perſonne, a dit à Madame de Martigues, que ce Prince eſt tellement changé, qu’il ne le reconnoiſt plus ; & ce qui l’étonne d’avantage, c’eſt qu’il ne luy voit aucun commerce ny aucunes heures particulieres où il ſe dérobe, en ſorte qu’il croit qu’il n’a point d’intelligence avec la perſonne qu’il aime ; & c’eſt ce qui fait méconnoître Monſieur de Nemours, de luy voir aimer une femme qui ne répond point à ſon amour.

Quel poiſon pour Madame de Cleves, que le diſcours de Madame la Dauphine ! Le moyen de ne ſe pas reconnoître pour cette perſonne dont on ne ſçavoit point le nom, & le moyen de n’eſtre pas penetrée de reconnoiſſance & de tendreſſe, en apprenant par une voye qui ne luy pouvoit eſtre ſuſpecte, que ce Prince qui touchoit déja ſon cœur, cachoit ſa paſſion à tout le monde, & negligeoit pour l’amour d’elle les eſperances d’une Couronne ; auſſi ne peut-on repreſenter ce qu’elle ſentit, & le trouble qui s’éleva dans ſon ame. Si Madame la Dauphine l’euſt regardée avec attention, elle euſt aisément remarqué que les choſes qu’elle venoit de dire, ne luy eſtoient pas indifferentes ; mais comme elle n’avoit aucun ſoupçon de la verité, elle continua de parler, ſans y faire de reflexion. Monſieur d’Anville, ajoûta-t-elle, qui comme je vous viens de dire, m’a appris tout ce détail, m’en croit mieux inſtruite que luy ; & il a une ſi grande opinion de mes charmes, qu’il eſt perſuadé que je ſuis la ſeule perſonne qui puiſſe faire de ſi grands changements en Monſieur de Nemours.

Ces dernieres paroles de Madame la Dauphine, donnerent une autre ſorte de trouble à Madame de Cleves, que celuy qu’elle avoit eu quelques momens auparavant. Je ſerois aiſément de l’avis de Monſieur d’Anville, répondit-elle, & il y a beaucoup d’apparence, Madame, qu’il ne faut pas moins qu’une Princeſſe telle que vous, pour faire mépriſer la Reine d’Angleterre. Je vous l’avoüerois ſi je le ſçavois, repartit Madame la Dauphine, & je le ſçaurois s’il eſtoit veritable. Ces ſortes de paſſions n’échapent point à la veuë de celles qui les cauſent ; elles s’en apperçoivent les premieres. Monſieur de Nemours ne m’a jamais témoigné que de legeres complaiſances ; mais il y a neanmoins une ſi grande difference de la maniere dont il a vécu avec moy, à celle dont il y vit preſentement, que je puis vous répondre que je ne ſuis pas la cauſe de l’indifference qu’il a pour la Couronne d’Angleterre.

Je m’oublie avec vous, ajoûta Madame la Dauphine, & je ne me ſouviens pas qu’il faut que j’aille voir Madame. Vous ſçavez que la Paix eſt quaſi concluë : mais vous ne ſçavez pas que le Roy d’Eſpagne n’a voulu paſſer aucun article qu’à condition d’eſpouſer cette Princeſſe, au lieu du Prince Dom Carlos ſon fils. Le Roy a eû beaucoup de peine à s’y reſoudre : enfin il y a conſenty, & il eſt allé tantoſt annoncer cette nouvelle à Madame. Je crois qu’elle ſera inconſolable : ce n’eſt pas une choſe qui puiſſe plaire d’épouſer un homme de l’âge & de l’humeur du Roy d’Eſpagne, ſurtout à elle, qui a toute la joye que donne la premiere jeuneſſe jointe à la beauté, & qui s’attendoit d’épouſer un jeune Prince pour qui elle a de l’inclination, ſans l’avoir vû. Je ne ſçay ſi le Roy en elle trouvera toute l’obéiſſance qu’il deſire : il m’a chargée de la voir parce qu’il ſçait qu’elle m’aime, & qu’il croit que j’auray quelque pouvoir ſur ſon eſprit. Je feray enſuite une autre viſite bien differente, j’iray me réjoüir avec Madame sœur du Roy. Tout eſt arreſté pour ſon mariage avec Monſieur de Savoye, & il ſera icy dans peu de temps. Jamais perſonne de l’âge de cette Princeſſe, n’a eu une joye ſi entiere de ſe marier. La Cour va eſtre plus belle & plus groſſe qu’on ne l’a jamais veüe : & malgré vôtre affliction, il faut que vous veniez nous aider à faire voir aux Eſtrangers que nous n’avons pas de mediocres beautez.

Aprés ces paroles, Madame la Dauphine quitta Madame de Cleves, & le lendemain le mariage de Madame fuſt ſçeu de tout le monde. Les jours ſuivans le Roy & les reines allerent voir Madame de Cleves. Monſieur de Nemours qui avoit attendu ſon retour avec une extréme impatience, & qui ſouhaitoit ardemment de luy pouvoir parler ſans témoins, attendit pour aller chez elle, l’heure que tout le monde en ſortiroit, & qu’apparemment il ne reviendroit plus perſonne. Il reüſſit dans ſon deſſein, & il arriva comme les dernieres viſites en ſortoient.

Cette Princeſſe eſtoit ſur ſon lit, il faiſoit chaud, & la veuë de Monſieur de Nemours acheva de luy donner une rougeur qui ne diminuoit pas ſa beauté. Il s’aſſit vis à vis d’elle, avec cette crainte & cette timidité que donnent les veritables paſſions. Il demeura quelque temps ſans pouvoir parler. Madame de Cleves n’eſtoit pas moins interdite, de ſorte qu’ils garderent aſſez longtemps le ſilence. Enfin, Monſieur de Nemours prit la parole, & luy fit des complimens ſur ſon affliction, Madame de Cleves eſtant bien aiſe de continüer la converſation ſur ce ſujet, parla aſſez longtemps de la perte qu’elle avoit faite, & enfin elle dit que quand le temps auroit diminüé la violence de ſa douleur, il luy en demeureroit toûjours une ſi forte impreſſion, que ſon humeur en ſeroit changée. Les grandes afflictions & les paſſions violentes, repartit Monſieur de Nemours, font de grands changements dans l’eſprit, & pour moy je ne me reconnois pas depuis que je ſuis revenu de Flandres. Beaucoup de gens ont remarqué ce changement, & même Madame la Dauphine m’en parloit encore hier. Il eſt vray, repartit Madame de Cleves, qu’elle l’a remarqué, & je crois luy en avoir oüy dire quelque choſe. Je ne ſuis pas fâché, Madame, repliqua Monſieur de Nemours, qu’elle s’en ſoit apperceuë : mais je voudrois qu’elle ne fuſt pas ſeule à s’en appercevoir. Il y a des perſonnes à qui on n’oſe donner d’autres marques de la paſſion qu’on a pour elles, que par les choſes qui ne les regardent point, & n’oſant leur faire paroître qu’on les aime, on voudroit du moins qu’elles viſſent que l’on ne veut eſtre aimé de perſonne. L’on voudroit qu’elles ſçeuſſent qu’il n’y a point de beauté dans quelque rang qu’elle pûſt eſtre, que l’on ne regardaſt avec indifference, & qu’il n’y a point de Couronne que l’on vouluſt achepter au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugent d’ordinaire de la paſſion qu’on a pour elles, continua-t-il, par le ſoin qu’on prend de leur plaire & de les chercher ; mais ce n’eſt pas une choſe difficile, pour peu qu’elles ſoient aimables ; ce qui eſt difficile, c’eſt de ne s’abandonner pas au plaiſir de les ſuivre ; c’eſt de les éviter par la peur de laiſſer paroiſtre au public, & quaſi à elles-mêmes, les ſentimens que l’on a pour elles. Et ce qui marque encore mieux un veritable attachement, c’eſt de devenir entierement opposé à ce que l’on eſtoit, & de n’avoir plus d’ambition, ny de plaiſirs, aprés avoir eſté toute ſa vie occupé de l’un & de l’autre.

Madame de Cleves entendoit aiſement la part qu’elle avoit à ces paroles. Il luy ſembloit qu’elle devoit y répondre, & ne les pas ſouffrir. Il luy ſembloit auſſi qu’elle ne devoit pas les entendre, ny témoigner qu’elle les priſt pour elle : Elle croyoit devoir parler, & croyoit ne devoir rien dire. Le diſcours de Monſieur de Nemours luy plaiſoit & l’offençoit quaſi également, elle y voyoit la confirmation de tout ce que luy avoit fait penſer Madame la Dauphine, elle y trouvoit quelque choſe de galant & de reſpectueux ; mais auſſi quelque choſe de hardy & de trop intelligible. L’inclination qu’elle avoit pour ce Prince, luy donnoit un trouble dont elle n’eſtoit pas maitreſſe. Les paroles les plus obſcures d’un homme qui plaiſt, donnent plus d’agitation, que des declarations ouvertes d’un homme qui ne plaiſt pas. Elle demeuroit donc ſans répondre, & Monſieur de Nemours ſe fuſt apperceu de ſon ſilence, dont il n’auroit peut eſtre pas tiré de mauvais preſages, ſi l’arrivée de Monſieur de Cleves n’euſt finy la converſation & ſa viſite.

Ce Prince venoit conter à ſa femme, des nouvelles de Sancerre, mais elle n’avoit pas une grande curioſité pour la ſuite de cette avanture. Elle eſtoit ſi occupée de ce qui ſe venoit de paſſer, qu’à peine pouvoit-elle cacher la diſtraction de ſon eſprit. Quand elle fut en liberté de rêver, elle connut bien qu’elle s’eſtoit trompée, lors qu’elle avoit crû n’avoir plus que de l’indifference pour Monſieur de Nemours. Ce qu’il luy avoit dit avoit fait toute l’impreſſion qu’il pouvoit ſouhaitter, & l’avoit entierement perſuadée de ſa paſſion. Les actions de ce Prince s’accordoient trop bien avec ſes paroles, pour laiſſer quelque doute à cette Princeſſe. Elle ne ſe flata plus de l’eſperance de ne le pas aimer ; elle ſongea ſeulement à ne luy en donner jamais aucune marque. C’eſtoit une entrepriſe difficile, dont elle connoiſſoit déja les peines ; elle ſçavoit que le ſeul moyen d’y réuſſir, eſtoit d’éviter la preſence de ce Prince ; & comme ſon deüil luy donnoit lieu d’eſtre plus retirée que de coûtume, elle ſe ſervit de ce pretexte pour n’aller plus dans les lieux où il la pouvoit voir. Elle eſtoit dans une triſteſſe profonde ; la mort de ſa mere en paroiſſoit la cauſe, & l’on n’en cherchoit point d’autre.

Monſieur de Nemours eſtoit deſeſperé de ne la voir preſque plus, & ſçachant qu’il ne la trouveroit dans aucune aſſemblée, & dans aucun des divertiſſemens où eſtoit toute la Cour, il ne pouvoit ſe reſoudre d’y paroiſtre, il feignit une paſſion grande pour la chaſſe, & il en faiſoit des parties les mêmes jours qu’il y avoit des aſſemblées chez les Reines. Une legere maladie luy ſervit longtemps de pretexte pour demeurer chez luy, & pour éviter d’aller dans tous les lieux où il ſçavoit bien que Madame de Cleves ne ſeroit pas.

Monſieur de Cleves fut malade à peu prés dans le même temps. Madame de Cleves ne ſortit point de ſa chambre pendant ſon mal ; mais quand il ſe porta mieux, qu’il vit du monde, & entr’autres Monſieur de Nemours, qui ſur le pretexte d’eſtre encore foible y paſſoit la plus grande partie du jour, elle trouva qu’elle n’y pouvoit plus demeurer, elle n’eut pas neantmoins la force d’en ſortir les premieres fois qu’il y vint. Il y avoit trop long-temps qu’elle ne l’avoit veu, pour ſe reſoudre à ne le voir pas. Ce prince trouva le moyen de luy faire entendre par des diſcours qui ne ſembloient que generaux, mais qu’elle entendoit neantmoins, parce qu’ils avoient du rapport à ce qu’il luy avoit dit chez elle : qu’il alloit à la chaſſe pour réver, & qu’il n’alloit point aux aſſemblées, parce qu’elle n’y eſtoit pas.

Elle executa enfin la reſolution qu’elle avoit priſe de ſortir de chez ſon mary, lors qu’il y ſeroit ; ce fut toutefois en ſe faiſant une extrême violence. Ce prince vid bien qu’elle le fuyoit, & en fut ſenſiblement touché.

Monſieur de Cleves ne prit pas garde d’abord à la conduite de ſa femme ; mais enfin il s’apperceut qu’elle ne vouloit pas eſtre dans ſa chambre lors qu’il y avoit du monde. Il luy en parla, & elle luy répondit qu’elle ne croyoit pas que la bien-ſeance vouluſt qu’elle fuſt tous les ſoirs avec ce qu’il y avoit de plus jeune à la Cour ; qu’elle le ſuplioit de trouver bon qu’elle fiſt une vie plus retirée qu’elle n’avoit accoûtumé ; que la vertu & la preſence de ſa mere autoriſoient beaucoup de choſes qu’une femme de ſon âge ne pouvoit ſoûtenir.

Monſieur de Cleves qui avoit naturellement beaucoup de douceur & de complaiſance pour ſa femme, n’en eut pas en cette occaſion, & il luy dit qu’il ne vouloit pas abſolument qu’elle changeaſt de conduite. Elle fut preſte de luy dire que le bruit eſtoit dans le monde, que Monſieur de Nemours eſtoit amoureux d’elle ; mais elle n’eut pas la force de le nommer. Elle ſentit auſſi de la honte de ſe vouloir ſervir d’une fauſſe raiſon, & de déguiſer la verité à un homme qui avoit ſi bonne opinion d’elle.

Quelques jours aprés, le Roy eſtoit chez la Reine à l’heure du Cercle ; l’on parla des Horoſcopes & des Predictions. Les opinions eſtoient partagées ſur la croyance que l’on y devoit donner. La Reine y ajoûtoit beaucoup de foy ; elle ſoûtint qu’aprés tant de choſes qui avoient eſté predites, & que l’on avoit vû arriver, on ne pouvoit douter qu’il n’y euſt quelque certitude dans cette ſcience. D’autres ſouſtenoient, que parmy ce nombre infiny de predictions, le peu qui ſe trouvoient veritables, faiſoit bien voir que ce n’eſtoit qu’un effet du hazard.

J’ay eu autrefois beaucoup de curioſité pour l’avenir, dit le Roy, mais on m’a dit tant de choſes fauſſes & ſi peu vray-ſemblables, que je ſuis demeuré convaincu que l’on ne peut rien ſçavoir de veritable. Il y a quelques années qu’il vint icy un homme d’une grande reputation dans l’Aſtrologie. Tout le monde l’alla voir, j’y allay comme les autres, mais ſans luy dire qui j’eſtois, & je menay Monſieur de Guiſe & Deſcars, je les fis paſſer les premieres. L’Aſtrologue neantmoins s’adreſſa d’abord à moy, comme s’il m’euſt jugé le maiſtre des autres : Peut-eſtre qu’il me connoiſſoit ; cependant il me dit une choſe qui ne me convenoit pas, s’il m’euſt connu. Il me predit que je ſerois tué en duel. Il dit enſuit à Monſieur de Guiſe, qu’il ſeroit tué par derriere ; & à Deſcars, qu’il auroit la teſte caſſée d’un coup de pied de cheval. Monſieur de Guiſe s’offença quaſi de cette prediction, comme ſi on l’euſt accuſé de devoir fuir. Deſcars ne fut gueres ſatisfait de trouver qu’il devoit finir par un accident ſi mal-heureux. Enfin nous ſortîmes tous tres-mal contents de l’Aſtrologue. Je ne ſçay ce qui arrivera à Monſieur de Guiſe & à Deſcars, mais il n’y a guere d’apparence que je ſois tué en duel. Nous venons de faire la paix le Roy d’Eſpagne & moy, & quand nous ne l’aurions pas faite, je doute que nous nous battions, & que je le fiſſe appeller comme le Roy mon pere fit appeller Charles-Quint.

Aprés le mal-heur que le Roy conta qu’on luy avoit predit, ceux qui avoient ſoûtenu l’Aſtrologie, en abandonnerent le pary, & tomberent d’accord qu’il n’y falloit donner aucune croyance. Pour moy, dit tout haut Monſieur de Nemours, je ſuis l’homme du monde qui doit le moins y en avoir ; & ſe tournant vers Madame de Cleves, auprés de qui il eſtoit : On m’a predit, luy dit-il, tout bas, que je ſerois heureux par les bontez de la perſonne du monde pour qui j’aurois la plus violente & la plus reſpectueuſe paſſion. Vous pouvez juger, Madame, ſi je dois croire aux predictions.

Madame la Dauphine qui crût par ce que Monſieur de Nemours avoit dit tout haut, que ce qu’il diſoit tout bas eſtoit quelque fauſſe prediction qu’on luy avoit faite, demanda à ce Prince ce qu’il diſoit à Madame de Cleves. S’il euſt eu moins de preſence d’eſprit, il euſt eſté ſurpris de cette demande. Mais prenant la parole ſans héſiter, je luy diſois, Madame, répondit-il, que l’on m’a predit que je ſerois élevé à une ſi haute fortune, que je n’oſerois même y pretendre. Si l’on ne vous a fait que cette prediction, repartit Madame la Dauphine en ſouriant, & penſant à l’affaire d’Angleterre, je ne vous conſeille pas de décrier l’Aſtrologie, & vous pourriez trouver des raiſons pour la ſoûtenir. Madame de Cleves comprit bien ce que vouloit dire Madame la Dauphine ; mais elle entendoit bien auſſi que la fortune dont Monſieur de Nemours vouloit parler, n’eſtoit pas d’eſtre Roy d’Angleterre.

Comme il y avoit déja aſſez longtemps de la mort de ſa mere, il falloit qu’elle commençaſt à paroiſtre dans le monde, & à faire ſa Cour comme elle avoit accoûtumé : Elle voyoit Monſieur de Nemours chez Madame la Dauphine, elle le voyoit chez Monſieur de Cleves, où il venoit ſouvent avec d’autres perſonnes de qualité de ſon âge, afin de ne ſe pas faire remarquer ; mais elle ne le voyoit plus qu’avec un trouble dont il s’appercevoit aisément.

Quelque application qu’elle euſt à éviter ſes regards, & à luy parler moins qu’à un autre, il luy échapoit de certaines choſes qui partoient d’un premier mouvement, qui faiſoient juger à ce Prince, qu’il ne luy eſtoit pas indifferent. Un homme moins pénétrant que luy, ne s’en fuſt peut-eſtre pas apperceu ; mais il avoit déja eſté aimé tant de fois, qu’il eſtoit difficile qu’il ne connuſt pas quand on l’aimoit. Il voyoit bien que le Chevalier de Guiſe eſtoit ſon Rival, & ce Prince connoiſſoit que Monſieur de Nemours eſtoit le ſien. Il eſtoit le ſeul homme de la Cour qui euſt démêlé cette verité ; ſon intereſt l’avoit rendu plus clair-voyant que les autres ; la connoiſſance qu’ils avoient de leurs ſentiments, leur donnoit une aigreur qui paroiſſoit en toutes choſes, ſans éclater neantmoins par aucun démêlé, mais ils eſtoient oppoſez en tout. Ils eſtoient toûjours de different party dans les courſes de bagues, dans les combats à la barriere, & dans tous les divertiſſemens où le Roy s’occupoit, & leur émulation eſtoit ſi grande qu’elle ne ſe pouvoit cacher.

L’affaire d’Angleterre revenoit ſouvent dans l’eſprit de Madame de Cleves : il luy ſembloit que Monſieur de Nemours ne reſiſteroit point aux conſeils du Roy & aux inſtances de Lignerolles. Elle voyoit avec peine, que ce dernier n’eſtoit point encore de retour, & elle l’attendoit avec impatience. Si elle euſt ſuivy ſes mouvemens, elle ſe ſeroit informée avec ſoin de l’eſtat de cette affaire ; mais le même ſentiment qui luy donnoit de la curioſité, l’obligeoit à la cacher, & elle s’enquerroit ſeulement de la beauté, de l’eſprit & de l’humeur de la Reine Éliſabeth. On apporta un de ſes portraits chez le Roy, qu’elle trouva plus beau qu’elle n’avoit envie de le trouver ; & elle ne pût s’empêcher de dire, qu’il eſtoit flaté. Je ne le crois pas, reprit Madame la Dauphine qui eſtoit preſente ; cette Princeſſe a la réputation d’eſtre belle, & d’avoir un eſprit fort au deſſus du commun, & je ſçay bien qu’on me l’a propoſée toute ma vie pour exemple. Elle doit eſtre aimable ſi elle reſſemble à Anne de Boulen ſa mere. Jamais femme n’a eu tant de charmes & tant d’agrément dans ſa perſonne & dans ſon humeur. J’ay ouy dire que ſon viſage avoit quelque choſe de vif & de ſingulier, & qu’elle n’avoit aucune reſſemblance avec les autres beautez Angloiſes. Il me ſemble auſſi, reprit Madame de Cleves, que l’on dit qu’elle eſtoit née en France. Ceux qui l’ont crû ſe ſont trompez, répondit Madame la Dauphine, & je vais vous conter ſon hiſtoire en peu de mots.

Elle eſtoit d’une bonne maiſon d’Angleterre, Henri VIII. avoit efté amoureux de ſa sœur & de ſa mere, & l’on a même ſoupçonné qu’elle eſtoit ſa fille. Elle vint icy avec la ſœur de Henri VII. qui épouſa le Roy Louis XII. Cette Princeſſe qui eſtoit jeune & galante, eut beaucoup de peine à quitter la Cour de France aprés la mort de ſon mary ; mais Anne de Boulen, qui avoit les mêmes inclinations que ſa maîtreſſe, ne ſe pût reſoudre à en partir. Le feu Roy en eſtoit amoureux, & elle demeura fille d’honneur de la Reine Claude. Cette Reine mourut, & Madame Marguerite ſœur du roi, Ducheſſe d’Alençon, & depuis Reine de Navarre, dont vous avez vû les contes, la prit auprés d’elle, & elle prit auprés de cette Princeſſe les teintures de la Religion nouvelle. Elle retourna enſuite en Angleterre & y charma tout le monde ; elle avoit les manieres de France qui plaiſent à toutes les Nations ; elle chantoit bien, elle danſoit admirablement ; on la mit fille de la Reine Catherine d’Aragon, & le Roy Henri VIII. en devint éperdument amoureux.

Le Cardinal de Volſey ſon Favory & ſon premier Miniſtre, avoit prétendu au Pontificat, & mal ſatisfait de l’Empereur, qui ne l’avoit pas ſoûtenu dans cette pretention, il reſolut de s’en vanger, & d’unir le Roy ſon Maiſtre à la France. Il mit dans l’eſprit de Henri VIII. que ſon mariage avec la tante de l’Empereur eſtoit nul, & luy propoſa d’épouſer la Ducheſſe d’Alençon, dont le mary venoit de mourir. Anne de Boulen, qui avoit de l’ambition, regarda ce divorce comme un chemin qui la pouvoit conduire au Trône. Elle commença à donner au Roy d’Angleterre des impreſſions de la Religion de Luther, & engagea le feu Roy à favoriſer à Rome, le divorce de Henry, ſur l’eſpérance du mariage de Madame d’Alençon. Le Cardinal de Volſey ſe fit députer en France ſur d’autres pretextes, pour traiter cette affaire ; mais ſon Maître ne put ſe reſoudre à ſouffrir qu’on en fiſt ſeulement la propoſition, & il luy envoya un ordre à Calais, de ne point parler de ce mariage.

Au retour de France, le Cardinal de Volſey fut receu avec des honneurs pareils à ceux que l’on rendoit au Roy même ; jamais Favory n’a porté l’orgueïl & la vanité à un ſi haut point. Il ménagea une entreveuë entre les deux Rois, qui ſe fit à Boulogne. François premier donna la main à Henri VIII. qui ne la vouloit point recevoir : Ils ſe traiterent tour à tour avec une magnificence extraordinaire, & ſe donnerent des habits pareils à ceux qu’ils avoient fait faire pour eux-meſmes. Je me ſouviens d’avoir ouï dire que ceux que le feu Roy envoya au Roy d’Angleterre étoient de ſatin cramoiſi, chamarré en triangle, avec des perles & des diamants, & la robe de velours blanc brodé d’or. Après avoir été quelques jours à Boulogne, ils allèrent encore à Calais. Anne de Boulen eſtoit logée chez Henri VIII avec le train d’une Reine, & François premier luy fit les meſmes préſents & luy rendit les meſmes honneurs que ſi elle l’eût été. Enfin, après une paſſion de neuf années, Henry l’épouſa ſans attendre la diſſolution de ſon premier mariage, qu’il demandoit à Rome depuis longtemps. Le pape prononça les fulminations contre luy avec précipitation & Henri en fut tellement irrité, qu’il ſe déclara chef de la religion, & entraîna toute l’Angleterre dans le malheureux changement où vous la voyez.

— « Anne de Boulen ne jouit pas longtemps de ſa grandeur ; car lorſqu’elle la croyoit plus aſſurée par la mort de Catherine d’Aragon, un jour qu’elle aſſiſtoit avec toute la cour à des courſes de bague que faiſçoit le vicomte de Rochefort, ſon frère, le Roy en fut frappé d’une telle jalouſie, qu’il quitta bruſquement le ſpectacle, s’en vint à Londres, & laiſſa ordre d’arreſter la Reine, le vicomte de Rochefort & pluſieurs autres, qu’il croyoit amants ou confidents de cette princeſſe. Quoique cette jalouſie parût née dans ce moment, il y avoit déjà quelque temps qu’elle luy avoit été inſpirée par la vicomteſſe de Rochefort, qui, ne pouvant ſouffrir la liaiſon étroite de ſon mari avec la Reine, la fit regarder au Roy comme une amitié criminelle ; en ſorte que ce prince, qui d’ailleurs eſtoit amoureux de Jeanne Seymour, ne ſongea qu’à ſe défaire d’Anne de Boulen. En moins de trois ſemaines, il fit faire le procès à cette Reine & à ſon frère, leur fit couper la teſte, & épouſa Jeanne Seymour. Il eut enſuite pluſieurs femmes, qu’il répudia, ou qu’il fit mourir, & entre autres Catherine Howard, dont la comteſſe de Rochefort eſtoit confidente, & qui eut la teſte coupée avec elle. Elle fut ainſi punie des crimes qu’elle avoit ſuppoſez à Anne de Boulen, & Henri VIII mourut étant devenu d’une groſſeur prodigieuſe. »

Toutes les dames, qui étoient préſentes au récit de madame la dauphine, la remercièrent de les avoir ſi bien inſtruites de la cour d’Angleterre, & entre autres madame de Clèves, qui ne put s’empeſcher de luy faire encore pluſieurs queſtions ſur la Reine Éliſabeth.

La Reine dauphine faiſçoit faire des portraits en petit de toutes les belles perſonnes de la cour, pour les envoyer à la Reine ſa mère. Le jour qu’on achevoit celuy de madame de Clèves, madame la dauphine vint paſſer l’après-dînée chez elle. Monſieur de Nemours ne manqua pas de s’y trouver ; il ne laiſſçoit échapper aucune occaſion de voir madame de Clèves, ſans laiſſer paraître néanmoins qu’il les cherchat. Elle eſtoit ſi belle, ce jour-là, qu’il en ſeroit devenu amoureux quand il ne l’auroit pas été. Il n’oſoit pourtant avoir les yeux attachez ſur elle pendant qu’on la peignait, & il craignoit de laiſſer trop voir le plaiſir qu’il avoit à la regarder.

Madame la dauphine demanda à monſieur de Clèves un petit portroit qu’il avoit de ſa femme, pour le voir auprès de celuy que l’on achevoit ; tout le monde dit ſon ſentiment de l’un & de l’autre, & madame de Clèves ordonna au peintre de raccommoder quelque choſe à la coiffure de celuy que l’on venoit d’apporter. Le peintre, pour luy obéir, oſta le portroit de la boîte où il était, et, après y avoir travaillé, il le remit ſur la table.

Il y avoit longtemps que monſieur de Nemours ſouhaitoit d’avoir le portroit de madame de Clèves. Lorſqu’il vit celuy qui eſtoit à monſieur de Clèves, il ne put réſiſter à l’envie de le dérober à un mari qu’il croyoit tendrement aimé ; & il penſa que, parmi tant de perſonnes qui étoient dans ce meſme lieu, il ne ſeroit pas ſoupçonné plutoſt qu’ un autre.

Madame la dauphine eſtoit aſſiſe ſur le lit, & parloit bas à madame de Clèves, qui eſtoit debout devant elle. Madame de Clèves aperçut, par un des rideaux qui n’eſtoit qu’à demi fermé, monſieur de Nemours, le dos contre la table, qui eſtoit au pied du lit, & elle vit que, ſans tourner la teſte, il prenoit adroitement quelque choſe ſur cette table. Elle n’eut pas de peine à deviner que c’eſtoit ſon portrait, & elle en fut ſi troublée, que madame la dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutoit pas, & luy demanda tout haut ce qu’elle regardait. Monſieur de Nemours ſe tourna à ces paroles ; il rencontra les yeux de madame de Clèves, qui étoient encore attachez ſur luy, & il penſa qu’il n’eſtoit pas impoſſible qu’elle eût vu ce qu’il venoit de faire.

Madame de Clèves n’eſtoit pas peu embarraſſée. La raiſon vouloit qu’elle demandat ſon portroit ; mais en le demandant publiquement, c’eſtoit apprendre à tout le monde les ſentiments que ce prince avoit pour elle, & en le luy demandant en particulier, c’eſtoit quaſi l’engager à luy parler de ſa paſſion. Enfin elle jugea qu’il valoit mieux le luy laiſſer, & elle fut bien aiſe de luy accorder une faveur qu’elle luy pouvoit faire, ſans qu’il sût meſme qu’elle la luy faiſçait. Monſieur de Nemours, qui remarquoit ſon embarras, & qui en devinoit quaſi la cauſe s’approcha d’elle, & luy dit tout bas : — Si vous avez vu ce que j’ay oſé faire, ayez la bonté, Madame, de me laiſſer croire que vous l’ignorez, je n’oſe vous en demander davantage.

Et il ſe retira après ces paroles, & n’attendit point ſa réponſe.

Madame la dauphine ſortit pour s’aller promener, ſuivie de toutes les dames, & monſieur de Nemours alla ſe renfermer chez luy, ne pouvant ſoutenir en public la joie d’avoir un portroit de madame de Clèves. Il ſentoit tout ce que la paſſion peut faire ſentir de plus agréable ; il aimoit la plus aimable perſonne de la cour, il s’en faiſçoit aimer malgré elle, & il voyoit dans toutes ſes actions cette ſorte de trouble & d’embarras que cauſe l’amour dans l’innocence de la première jeuneſſe.

Le ſoyr, on chercha ce portroit avec beaucoup de ſoyn ; comme on trouvoit la boîte où il devoit eſtre, l’on ne ſoupçonna point qu’il eût été dérobé, & l’on crut qu’il eſtoit tombé par haſard. Monſieur de Clèves eſtoit affligé de cette perte, et, après qu’on eut encore cherché inutilement, il dit à ſa femme, mais d’une manière qui faiſçoit voir qu’il ne le penſçoit pas, qu’elle avoit ſans doute quelque amant caché, à qui elle avoit donné ce portrait, ou qui l’avoit dérobé, & qu’un autre qu’un amant ne ſe ſeroit pas contenté de la peinture ſans la boîte.

Ces paroles, quoyque dites en riant, firent une vive impreſſion dans l’eſprit de madame de Clèves. Elles luy donnèrent des remords ; elle fit réflexion à la violence de l’inclination qui l’entraînoit vers monſieur de Nemours ; elle trouva qu’elle n’eſtoit plus maîtreſſe de ſes paroles & de ſon viſage ; elle penſa que Lignerolles eſtoit revenu ; qu’elle ne craignoit plus l’affaire d’Angleterre ; qu’elle n’avoit plus de ſoupçons ſur madame la dauphine ; qu’enfin il n’y avoit plus rien qui la pût défendre, & qu’il n’y avoit de sûreté pour elle qu’en s’éloignant. Mais comme elle n’eſtoit pas maîtreſſe de s’éloigner, elle ſe trouvoit dans une grande extrémité & preſte à tomber dans ce qui luy paraiſſçoit le plus grand des malheurs, qui eſtoit de laiſſer voir à monſieur de Nemours l’inclination qu’elle avoit pour luy. Elle ſe ſouvenoit de tout ce que madame de Chartres luy avoit dit en mourant, & des conſeils qu’elle luy avoit donnez de prendre toutes ſortes de partis, quelque difficyles qu’ils puſſent eſtre, plutoſt que de s’embarquer dans une galanterie. Ce que monſieur de Clèves luy avoit dit ſur la ſincérité, en parlant de madame de Tournon, luy revint dans l’eſprit ; il luy ſembla qu’elle luy devoit avouer l’inclination qu’elle avoit pour monſieur de Nemours. Cette penſée l’occupa longtemps ; enſuite elle fut étonnée de l’avoir eue, elle y trouva de la folie, & retomba dans l’embarras de ne ſavoir quel parti prendre.

La paix eſtoit ſignée ; madame Éliſabeth, après beaucoup de répugnance, s’eſtoit réſolue à obéir au Roy ſon père. Le duc d’Albe avoit été nommé pour venir l’épouſer au nom du Roy catholique, & il devoit bientoſt arriver. L’on attendoit le duc de Savoie, qui venoit épouſer Madame, sœur du roi, & dont les noces ſe devoient faire en meſme temps. Le Roy ne ſongeoit qu’à rendre ces noces célèbres par des divertiſſements où il pût faire paraître l’adreſſe & la magnificence de ſa cour. On propoſa tout ce qui ſe pouvoit faire de plus grand pour des ballets & des comédies, mais le Roy trouva ces divertiſſements trop particuliers, & il en voulut d’un plus grand éclat. Il réſolut de faire un tournoi, où les étrangers ſeroient reçus, & dont le peuple pourroit eſtre ſpectateur. Tous les princes & les jeunes ſeigneurs entrèrent avec joie dans le deſſein du roi, & ſurtout le duc de Ferrare, monſieur de Guiſe, & monſieur de Nemours, qui ſurpaſſoient tous les autres dans ces ſortes d’exercices. Le Roy les choiſit pour eſtre avec luy les quatre tenants du tournoi.

L’on fit publier par tout le royaume, qu’en la ville de Paris le pas eſtoit ouvert au quinzième juin, par Sa Majeſté Très Chrétienne, & par les princes Alphonſe d’Eſte, duc de Ferrare, François de Lorraine, duc de Guiſe, & Jacques de Savoie, duc de Nemours pour eſtre tenu contre tous venants : à commencer le premier combat à cheval en lice, en double pièce, quatre coups de lance & un pour les dames ; le deuxième combat, à coups d’épée, un à un, ou deux à deux, à la volonté des maîtres du camp ; le troiſième combat à pied, trois coups de pique & ſix coups d’épée ; que les tenants fourniroient de lances, d’épées & de piques, au choix des aſſaillants ; & que, ſi en courant on donnoit au cheval, on ſeroit mis hors des rangs ; qu’il y auroit quatre maîtres de camp pour donner les ordres, & que ceux des aſſaillants qui auroient le plus rompu & le mieux fait, auroient un prix dont la valeur ſeroit à la diſcrétion des juges ; que tous les aſſaillants, tant français qu’étrangers, ſeroient tenus de venir toucher à l’un des écus qui ſeroient pendus au perron au bout de la lice, ou à pluſieurs, ſelon leur choix ; que là ils trouveroient un officyer d’armes, qui les recevroit pour les enroſler ſelon leur rang & ſelon les écus qu’ils auroient touchez ; que les aſſaillants ſeroient tenus de faire apporter par un gentilhomme leur écu, avec leurs armes, pour le pendre au perron trois jours avant le commencement du tournoi ; qu’autrement, ils n’y ſeroient point reçus ſans le congé des tenants.

On fit faire une grande lice proche de la Baſtille, qui venoit du chateau des Tournelles, qui traverſçoit la rue Saint-Antoine, & qui alloit ſe rendre aux écuries royales. Il y avoit des deux coſtez des échafauds & des amphithéatres, avec des loges couvertes, qui formoient des eſpèces de galeries qui faiſoient un tres-bel effet à la vue, & qui pouvoient contenir un nombre infini de perſonnes. Tous les princes & ſeigneurs ne furent plus occupez que du ſoyn d’ordonner ce qui leur eſtoit néceſſaire pour paraître avec éclat, & pour meſler dans leurs chiffres, ou dans leurs deviſes, quelque choſe de galant qui eût rapport aux perſonnes qu’ils aimoient.

Peu de jours avant l’arrivée du duc d’Albe, le Roy fit une partie de paume avec monſieur de Nemours, le chevalier de Guiſe, & le vidame de Chartres. Les reines les allèrent voir jouer, ſuivies de toutes les dames, & entre autres de madame de Clèves. Après que la partie fut finie, comme l’on ſortoit du jeu de paume, Chatelart s’approcha de la Reine dauphine, & luy dit que le haſard luy venoit de mettre entre les mains une lettre de galanterie qui eſtoit tombée de la poche de monſieur de Nemours. Cette Reine, qui avoit toujours de la curioſité pour ce qui regardoit ce prince, dit à Chatelart de la luy donner, elle la prit, & ſuivit la Reine ſa belle-mère, qui s’en alloit avec le Roy voir travailler à la lice. Après que l’on y eût été quelque temps, le Roy fit amener des chevaux qu’il avoit fait venir depuis peu. Quoiqu’ils ne fuſſent pas encore dreſſez, il les voulut monter, & en fit donner à tous ceux qui l’avoient ſuivi. Le Roy & monſieur de Nemours ſe trouvèrent ſur les plus fougueux ; ces chevaux ſe voulurent jeter l’un à l’autre. Monſieur de Nemours, par la crainte de bleſſer le roi, recula bruſquement, & porta ſon cheval contre un pilier du manège, avec tant de violence, que la ſecouſſe le fit chanceler. On courut à luy, & on le crut conſidérablement bleſſé. Madame de Clèves le crut encore plus bleſſé que les autres. L’intéreſt qu’elle y prenoit luy donna une appréhenſion & un trouble qu’elle ne ſongea pas à cacher ; elle s’approcha de luy avec les reines, & avec un viſage ſi changé, qu’un homme moins intéreſſé que le chevalier de Guiſe s’en fût aperçu : auſſi le remarqua-t-il aiſément, & il eut bien plus d’attention à l’état où eſtoit madame de Clèves qu’à celuy où eſtoit monſieur de Nemours. Le coup que ce prince s’eſtoit donné luy cauſa un ſi grand éblouiſſement, qu’il demeura quelque temps la teſte penchée ſur ceux qui le ſoutenoient. Quand il la releva, il vit d’abord madame de Clèves ; il connut ſur ſon viſage la pitié qu’elle avoit de luy, & il la regarda d’une ſorte qui pût luy faire juger combien il en eſtoit touché. Il fit enſuite des remerciements aux reines de la bonté qu’elles luy témoignoient, & des excuſes de l’état où il avoit été devant elles. Le Roy luy ordonna de s’aller repoſer.

Madame de Clèves, après s’eſtre remiſe de la frayeur qu’elle avoit eue, fit bientoſt réflexion aux marques qu’elle en avoit données. Le chevalier de Guiſe ne la laiſſa pas longtemps dans l’eſpérance que perſonne ne s’en ſeroit aperçu ; il luy donna la main pour la conduire hors de la lice.

— Je ſuis plus à plaindre que monſieur de Nemours. Madame, luy dit-il ; pardonnez-moi ſi je ſors de ce profond reſpect que j’ay toujours eu pour vous, & ſi je vous fais paraître la vive douleur que je ſens de ce que je viens de voir : c’eſt la première fois que j’ay été aſſez hardi pour vous parler, & ce ſera auſſi la dernière. La mort, ou du moins un éloignement éternel, m’oſteront d’un lieu où je ne puis plus vivre, puiſque je viens de perdre la triſte conſolation de croire que tous ceux qui oſent vous regarder ſont auſſi malheureux que moi.

Madame de Clèves ne répondit que quelques paroles mal arrangées, comme ſi elle n’eût pas entendu ce que ſignifioient celles du chevalier de Guiſe. Dans un autre temps elle auroit été offenſée qu’il luy eût parlé des ſentiments qu’il avoit pour elle ; mais dans ce moment elle ne ſentit que l’affliction de voir qu’il s’eſtoit aperçu de ceux qu’elle avoit pour monſieur de Nemours. Le chevalier de Guiſe en fut ſi convaincu & ſi pénétré de douleur que, dès ce jour, il prit la réſolution de ne penſer jamais à eſtre aimé de madame de Clèves. Mais pour quitter cette entrepriſe qui luy avoit paru ſi difficyle & ſi glorieuſe, il en falloit quelque autre dont la grandeur pût l’occuper. Il ſe mit dans l’eſprit de prendre Rhodes, dont il avoit déjà eu quelque penſée ; & quand la mort l’oſta du monde dans la fleur de ſa jeuneſſe, & dans le temps qu’il avoit acquis la réputation d’un des plus grands princes de ſon ſiècle, le ſeul regret qu’il témoigna de quitter la vie fut de n’avoir pu exécuter une ſi belle réſolution, dont il croyoit le ſuccès infaillible par tous les ſoyns qu’il en avoit pris.

Madame de Clèves, en ſortant de la lice, alla chez la Reine, l’eſprit bien occupé de ce qui s’eſtoit paſſé. Monſieur de Nemours y vint peu de temps après, habillé magnifiquement & comme un homme qui ne ſe ſentoit pas de l’accident qui luy eſtoit arrivé. Il paraiſſçoit meſme plus gai que de coutume ; & la joie de ce qu’il croyoit avoir vu luy donnoit un air qui augmentoit encore ſon agrément. Tout le monde fut ſurpris lorſqu’il entra, & il n’y eut perſonne qui ne luy demandat de ſes nouvelles, excepté madame de Clèves, qui demeura auprès de la cheminée ſans faire ſemblant de le voir. Le Roy ſortit d’un cabinet où il eſtoit et, le voyant parmi les autres, il l’appela pour luy parler de ſon aventure. Monſieur de Nemours paſſa auprès de madame de Clèves & luy dit tout bas : — J’ay reçu aujourd’hui des marques de votre pitié, Madame ; mais ce n’eſt pas de celles dont je ſuis le plus digne.

Madame de Clèves s’eſtoit bien doutée que ce prince s’eſtoit aperçu de la ſenſibilité qu’elle avoit eue pour luy, & ſes paroles luy firent voir qu’elle ne s’eſtoit pas trompée. Ce luy eſtoit une grande douleur, de voir qu’elle n’eſtoit plus maîtreſſe de cacher ſes ſentiments, & de les avoir laiſſé paraître au chevalier de Guiſe. Elle en avoit auſſi beaucoup que monſieur de Nemours les connût ; mais cette dernière douleur n’eſtoit pas ſi entière, & elle eſtoit meſlée de quelque ſorte de douceur.

La Reine dauphine, qui avoit une extreſme impatience de ſavoir ce qu’il y avoit dans la lettre que Chatelart luy avoit donnée, s’approcha de madame de Clèves : — Allez lire cette lettre, luy dit-elle ; elle s’adreſſe à monſieur de Nemours, et, ſelon les apparences, elle eſt de cette maîtreſſe pour qui il a quitté toutes les autres. Si vous ne la pouvez lire préſentement, gardez-la ; venez ce ſoyr à mon coucher pour me la rendre, & pour me dire ſi vous en connaiſſez l’écriture.

Madame la dauphine quitta madame de Clèves après ces paroles, & la laiſſa ſi étonnée & dans un ſi grand ſaiſiſſement, qu’elle fut quelque temps ſans pouvoir ſortir de ſa place. L’impatience & le trouble où elle eſtoit ne luy permirent pas de demeurer chez la Reine  ; elle s’en alla chez elle ; quoyqu’il ne fût pas l’heure où elle avoit accoutumé de ſe retirer. Elle tenoit cette lettre avec une main tremblante ; ſes penſées étoient ſi confuſes, qu’elle n’en avoit aucune diſtincte, & elle ſe trouvoit dans une ſorte de douleur inſupportable, qu’elle ne connaiſſçoit point, & qu’elle n’avoit jamais ſentie. Sitoſt qu’elle fut dans ſon cabinet, elle ouvrit cette lettre, & la trouva telle : LETTRE : — « Je vous ay trop aimé pour vous laiſſer croire que le changement qui vous paraît en moy ſoyt un effet de ma légèreté ; je veux vous apprendre que votre infidélité en eſt la cauſe. Vous eſtes bien ſurpris que je vous parle de votre infidélité ; vous me l’aviez cachée avec tant d’adreſſe, & j’ay pris tant de ſoyn de vous cacher que je la ſavais, que vous avez raiſon d’eſtre étonné qu’elle me ſoyt connue. Je ſuis ſurpriſe moi-meſme, que j’aie pu ne vous en rien faire paraître. Jamais douleur n’a été pareille à la mienne. Je croyais que vous aviez pour moy une paſſion violente ; je ne vous cachais plus celle que j’avais pour vous, & dans le temps que je vous la laiſſais voir tout entière, j’appris que vous me trompiez, que vous en aimiez une autre, & que, ſelon toutes les apparences, vous me ſacrifiez à cette nouvelle maîtreſſe. Je le ſus le jour de la courſe de bague ; c’eſt ce qui fit que je n’y allais point. Je feignis d’eſtre malade pour cacher le déſordre de mon eſprit ; mais je le devins en effet, & mon corps ne put ſupporter une ſi violente agitation. Quand je commençai à me porter mieux, je feignis encore d’eſtre fort mal, afin d’avoir un prétexte de ne vous point voir & de ne vous point écrire. Je voulus avoir du temps pour réſoudre de quelle ſorte j’en devais uſer avec vous ; je pris & je quittai vingt fois les meſmes réſolutions ; mais enfin je vous trouvai indigne de voir ma douleur, & je réſolus de ne vous la point faire paraître. Je voulus bleſſer votre orgueil, en vous faiſant voir que ma paſſion s’affaibliſſçoit d’elle-meſme. Je crus diminuer par là le prix du ſacrifice que vous en faiſiez ; je ne voulus pas que vous euſſiez le plaiſir de montrer combien je vous aimais pour en paraître plus aimable. Je réſolus de vous écrire des lettres tièdes & languiſſantes, pour jeter dans l’eſprit de celle à qui vous les donniez, que l’on ceſſçoit de vous aimer. Je ne voulus pas qu’elle eut le plaiſir d’apprendre que je ſavais qu’elle triomphoit de moy, ni augmenter ſon triomphe par mon déſeſpoir & par mes reproches. Je penſais que je ne vous punirais pas aſſez en rompant avec vous, & que je ne vous donnerais qu’une légère douleur ſi je ceſſais de vous aimer lors que vous ne m’aimiez plus. Je trouvai qu’il falloit que vous m’aimaſſiez pour ſentir le mal de n’eſtre point aimé, que j’éprouvais ſi cruellement. Je crus que ſi quelque choſe pouvoit rallumer les ſentiments que vous aviez eus pour moy, c’eſtoit de vous faire voir que les miens étoient changez ; mais de vous le faire voir en feignant de vous le cacher, & comme ſi je n’euſſe pas eu la force de vous l’avouer. Je m’arreſtai à cette réſolution ; mais qu’elle me fut difficyle à prendre, & qu’en vous revoyant elle me parut impoſſible à exécuter ! Je fus preſte cent fois à éclater par mes reproches & par mes pleurs ; l’état où j’eſtois encore par ma ſanté me ſervit à vous déguiſer mon trouble & mon affliction. Je fus ſoutenue enſuite par le plaiſir de diſſimuler avec vous, comme vous diſſimuliez avec moy ; néanmoins, je me faiſais une ſi grande violence pour vous dire & pour vous écrire que je vous aimais, que vous vîtes plus toſt que je n’avais eu deſſein de vous laiſſer voir, que mes ſentiments étoient changez. Vous en fûtes bleſſé ; vous vous en plaignîtes. Je tachais de vous raſſurer ; mais c’eſtoit d’une manière ſi forcée, que vous en étiez encore mieux perſuadé que je ne vous aimais plus. Enfin, je fis tout ce que j’avais eu intention de faire. La bizarrerie de votre cœur vous fit revenir vers moy, à meſure que vous voyiez que je m’éloignais de vous. J’ay joui de tout le plaiſir que peut donner la vengeance ; il m’a paru que vous m’aimiez mieux que vous n’aviez jamais fait, & je vous ay fait voir que je ne vous aimais plus. J’ay eu lieu de croire que vous aviez entièrement abandonné celle pour qui vous m’aviez quittée. J’ay eu auſſi des raiſons pour eſtre perſuadée que vous ne luy aviez jamais parlé de moy ; mais votre retour & votre diſcrétion n’ont pu réparer votre légèreté. Votre cœur a été partagé entre moy & une autre, vous m’avez trompée ; cela ſuffit pour m’oſter le plaiſir d’eſtre aimée de vous, comme je croyais mériter de l’eſtre, & pour me laiſſer dans cette réſolution que j’ay priſe de ne vous voir jamais, & dont vous eſtes ſi ſurpris.

Madame de Clèves lut cette lettre & la relut pluſieurs fois, ſans ſavoir néanmoins ce qu’elle avoit lu. Elle voyoit ſeulement que monſieur de Nemours ne l’aimoit pas comme elle l’avoit penſé, & qu’il en aimoit d’autres qu’il trompoit comme elle. Quelle vue & quelle connaiſſance pour une perſonne de ſon humeur, qui avoit une paſſion violente, qui venoit d’en donner des marques à un homme qu’elle en jugeoit indigne, & à un autre qu’elle maltraitoit pour l’amour de luy ! Jamais affliction n’a été ſi piquante & ſi vive : il luy ſembloit que ce qui faiſçoit l’aigreur de cette affliction eſtoit ce qui s’eſtoit paſſé dans cette journée, & que, ſi monſieur de Nemours n’eût point eu lieu de croire qu’elle l’aimait, elle ne ſe fût pas ſouciée qu’il en eût aimé une autre. Mais elle ſe trompoit elle-meſme ; & ce mal qu’elle trouvoit ſi inſupportable eſtoit la jalouſie avec toutes les horreurs dont elle peut eſtre accompagnée. Elle voyoit par cette lettre que monſieur de Nemours avoit une galanterie depuis longtemps. Elle trouvoit que celle qui avoit écrit la lettre avoit de l’eſprit & du mérite ; elle luy paraiſſçoit digne d’eſtre aimée ; elle luy trouvoit plus de courage qu’elle ne s’en trouvoit à elle-meſme, & elle envioit la force qu’elle avoit eue de cacher ſes ſentiments à monſieur de Nemours. Elle voyait, par la fin de la lettre, que cette perſonne ſe croyoit aimée ; elle penſçoit que la diſcrétion que ce prince luy avoit fait paraître, & dont elle avoit été ſi touchée, n’eſtoit peut-eſtre que l’effet de la paſſion qu’il avoit pour cette autre perſonne, à qui il craignoit de déplaire. Enfin elle penſçoit tout ce qui pouvoit augmenter ſon affliction & ſon déſeſpoir. Quels retours ne fit-elle point ſur elle-meſme ! quelles réflexions ſur les conſeils que ſa mère luy avoit donnez ! Combien ſe repentit-elle de ne s’eſtre pas opiniatrée à ſe ſéparer du commerce du monde, malgré monſieur de Clèves, ou de n’avoir pas ſuivi la penſée qu’elle avoit eue de luy avouer l’inclination qu’elle avoit pour monſieur de Nemours ! Elle trouvoit qu’elle auroit mieux fait de la découvrir à un mari dont elle connaiſſçoit la bonté, & qui auroit eu intéreſt à la cacher, que de la laiſſer voir à un homme qui en eſtoit indigne, qui la trompait, qui la ſacrifioit peut-eſtre, & qui ne penſçoit à eſtre aimé d’elle que par un ſentiment d’orgueil & de vanité. Enfin, elle trouva que tous les maux qui luy pouvoient arriver, & toutes les extrémitez où elle ſe pouvoit porter, étoient moindres que d’avoir laiſſé voir à monſieur de Nemours qu’elle l’aimait, & de connaître qu’il en aimoit une autre. Tout ce qui la conſoloit eſtoit de penſer au moins, qu’après cette connaiſſance, elle n’avoit plus rien à craindre d’elle-meſme, & qu’elle ſeroit entièrement guérie de l’inclination qu’elle avoit pour ce prince.

Elle ne penſa guère à l’ordre que madame la dauphine luy avoit donné de ſe trouver à ſon coucher ; elle ſe mit au lit & feignit de ſe trouver mal, en ſorte que quand monſieur de Clèves revint de chez le roi, on luy dit qu’elle eſtoit endormie ; mais elle eſtoit bien éloignée de la tranquillité qui conduit au ſommeil. Elle paſſa la nuit ſans faire autre choſe que s’affliger & relire la lettre qu’elle avoit entre les mains.

Madame de Clèves n’eſtoit pas la ſeule perſonne dont cette lettre troubloit le repos. Le vidame de Chartres, qui l’avoit perdue, & non pas monſieur de Nemours, en eſtoit dans une extreſme inquiétude ; il avoit paſſé tout le ſoyr chez monſieur de Guiſe, qui avoit donné un grand ſouper au duc de Ferrare, ſon beau-frère, & à toute la jeuneſſe de la cour. Le haſard fit qu’en ſoupant on parla de jolies lettres. Le vidame de Chartres dit qu’il en avoit une ſur luy, plus jolie que toutes celles qui avoient jamais été écrites. On le preſſa de la montrer : il s’en défendit. Monſieur de Nemours luy ſoutint qu’il n’en avoit point, & qu’il ne parloit que par vanité. Le vidame luy répondit qu’il pouſſçoit ſa diſcrétion à bout, que néanmoins il ne montreroit pas la lettre ; mais qu’il en liroit quelques endroits, qui feroient juger que peu d’hommes en recevoient de pareilles. En meſme temps, il voulut prendre cette lettre, & ne la trouva point ; il la chercha inutilement, on luy en fit la guerre ; mais il parut ſi inquiet, que l’on ceſſa de luy en parler. Il ſe retira plus toſt que les autres, & s’en alla chez luy avec impatience, pour voir s’il n’y avoit point laiſſé la lettre qui luy manquait. Comme il la cherchoit encore, un premier valet de chambre de la Reine le vint trouver, pour luy dire que la vicomteſſe d’Uzès avoit cru néceſſaire de l’avertir en diligence, que l’on avoit dit chez la Reine qu’il eſtoit tombé une lettre de galanterie de ſa poche pendant qu’il eſtoit au jeu de paume ; que l’on avoit raconté une grande partie de ce qui eſtoit dans la lettre ; que la Reine avoit témoigné beaucoup de curioſité de la voir ; qu’elle l’avoit envoyé demander à un de ſes gentilſhommes ſervants, mais qu’il avoit répondu qu’il l’avoit laiſſée entre les mains de Chatelart.

Le premier valet de chambre dit encore beaucoup d’autres choſes au vidame de Chartres, qui achevèrent de luy donner un grand trouble. Il ſortit à l’heure meſme pour aller chez un gentilhomme qui eſtoit ami intime de Chatelart ; il le fit lever, quoyque l’heure fût extraordinaire, pour aller demander cette lettre, ſans dire qui eſtoit celuy qui la demandait, & qui l’avoit perdue. Chatelart, qui avoit l’eſprit prévenu qu’elle eſtoit à monſieur de Nemours, & que ce prince eſtoit amoureux de madame la dauphine, ne douta point que ce ne fût luy qui la faiſçoit redemander. Il répondit avec une maligne joie, qu’il avoit remis la lettre entre les mains de la Reine dauphine. Le gentilhomme vint faire cette réponſe au vidame de Chartres. Elle augmenta l’inquiétude qu’il avoit déjà, & y en joignit encore de nouvelles ; après avoir été longtemps irréſolu ſur ce qu’il devoit faire, il trouva qu’il n’y avoit que monſieur de Nemours qui pût luy aider à ſortir de l’embarras où il était.

Il s’en alla chez luy, & entra dans ſa chambre que le jour ne commençoit qu’à paraître. Ce prince dormoit d’un ſommeil tranquile ; ce qu’il avoit vu, le jour précédent, de madame de Clèves, ne luy avoit donné que des idées agréables. Il fut bien ſurpris de ſe voir éveillé par le vidame de Chartres ; & il luy demanda ſi c’eſtoit pour ſe venger de ce qu’il luy avoit dit pendant le ſouper, qu’il venoit troubler ſon repos. Le vidame luy fit bien juger par ſon viſage, qu’ il n’y avoit rien que de ſérieux au ſujet qui l’amenait.

— Je viens vous confier la plus importante affaire de ma vie, luy dit-il. Je ſais bien que vous ne m’en devez pas eſtre obligé, puiſque c’eſt dans un temps où j’ay beſoin de votre ſecours ; mais je ſais bien auſſi que j’aurais perdu de votre eſtime, ſi je vous avais appris tout ce que je vais vous dire, ſans que la néceſſité m’y eût contraint. J’ay laiſſé tomber cette lettre dont je parlais hier au ſoyr ; il m’eſt d’une conſéquence extreſme, que perſonne ne ſache qu’elle s’adreſſe à moi. Elle a été vue de beaucoup de gens qui étoient dans le jeu de paume où elle tomba hier ; vous y étiez auſſi & je vous demande en grace, de vouloir bien dire que c’eſt vous qui l’avez perdue.

— Il faut que vous croyiez que je n’ay point de maîtreſſe, reprit monſieur de Nemours en ſouriant, pour me faire une pareille propoſition, & pour vous imaginer qu’il n’y oit perſonne avec qui je me puiſſe brouiller en laiſſant croire que je reçois de pareilles lettres.

— Je vous prie, dit le vidame, écoutez-moi ſérieuſement. Si vous avez une maîtreſſe, comme je n’en doute point, quoyque je ne ſache pas qui elle eſt, il vous ſera aiſé de vous juſtifier, & je vous en donnerai les moyens infaillibles ; quand vous ne vous juſtifieriez pas auprès d’elle, il ne vous en peut coûter que d’eſtre brouillé pour quelques moments. Mais moy, par cette aventure, je déſhonore une perſonne qui m’a paſſionnément aimé, & qui eſt une des plus eſtimables femmes du monde ; & d’un autre coſté, je m’attire une haine implacable, qui me coûtera ma fortune, & peut-eſtre quelque choſe de plus.

— Je ne puis entendre tout ce que vous me dites répondit monſieur de Nemours ; mais vous me faites entrevoir que les bruits qui ont couru de l’intéreſt qu’une grande princeſſe prenoit à vous ne ſont pas entièrement faux.

— Ils ne le ſont pas auſſi, repartit le vidame de Chartres ; & plût à Dieu qu’ils le fuſſent : je ne me trouverais pas dans l’embarras où je me trouve ; mais il faut vous raconter tout ce qui s’eſt paſſé, pour vous faire voir tout ce que j’ay à craindre.

— « Depuis que je ſuis à la cour, la Reine m’a toujours traité avec beaucoup de diſtinction & d’agrément, & j’avais eu lieu de croire qu’elle avoit de la bonté pour moy ; néanmoins, il n’y avoit rien de particulier, & je n’avais jamais ſongé à avoir d’autres ſentiments pour elle que ceux du reſpect. J’eſtois meſme fort amoureux de madame de Thémines ; il eſt aiſé de juger en la voyant, qu’on peut avoir beaucoup d’amour pour elle quand on en eſt aimé ; & je l’étais. Il y a près de deux ans que, comme la cour eſtoit à Fontainebleau, je me trouvai deux ou trois fois en converſation avec la Reine, à des heures où il y avoit tres-peu de monde. Il me parut que mon eſprit luy plaiſçait, & qu’elle entroit dans tout ce que je diſais. Un jour entre autres, on ſe mit à parler de la confiance. Je dis qu’il n’y avoit perſonne en qui j’en euſſe une entière ; que je trouvais que l’on ſe repentoit toujours d’en avoir, & que je ſavais beaucoup de choſes dont je n’avais jamais parlé. La Reine me dit qu’elle m’en eſtimoit davantage, qu’elle n’avoit trouvé perſonne en France qui eût du ſecret, & que c’eſtoit ce qui l’avoit le plus embarraſſée, parce que cela luy avoit oſté le plaiſir de donner ſa confiance ; que c’eſtoit une choſe néceſſaire dans la vie, que d’avoir quelqu’un à qui on pût parler, & ſurtout pour les perſonnes de ſon rang. Les jours ſuivants, elle reprit encore pluſieurs fois la meſme converſation ; elle m’apprit meſme des choſes aſſez particulières qui ſe paſſoient. Enfin, il me ſembla qu’elle ſouhaitoit de s’aſſurer de mon ſecret, & qu’elle avoit envie de me confier les ſiens. Cette penſée m’attacha à elle, je fus touché de cette diſtinction, & je luy fis ma cour avec beaucoup plus d’aſſiduité que je n’avais accoutumé. Un ſoyr que le Roy & toutes les dames s’étoient allez promener à cheval dans la foreſt, où elle n’avoit pas voulu aller parce qu’elle s’eſtoit trouvée un peu mal, je demeurai auprès d’elle ; elle deſcendit au bord de l’étang, & quitta la main de ſes écuyers pour marcher avec plus de liberté. Après qu’elle eut fait quelques tours, elle s’approcha de moy, & m’ordonna de la ſuivre. « Je veux vous parler, me dit-elle ; & vous verrez par ce que je veux vous dire, que je ſuis de vos amies » . Elle s’arreſta à ces paroles, & me regardant fixement : « Vous eſtes amoureux, continua-t-elle, & parce que vous ne vous fiez peut-eſtre à perſonne, vous croyez que votre amour n’eſt pas ſu ; mais il eſt connu, & meſme des perſonnes intéreſſées. On vous obſerve, on ſçoit les lieux où vous voyez votre maîtreſſe, on a deſſein de vous y ſurprendre. Je ne ſais qui elle eſt ; je ne vous le demande point, & je veux ſeulement vous garantir des malheurs où vous pouvez tomber » . Voyez, je vous prie, quel piège me tendoit la Reine, & combien il eſtoit difficyle de n’y pas tomber. Elle vouloit ſavoir ſi j’eſtois amoureux ; & en ne me demandant point de qui je l’étais, & en ne me laiſſant voir que la ſeule intention de me faire plaiſir, elle m’oſtoit la penſée qu’elle me parlat par curioſité ou par deſſein.

— « Cependant, contre toutes ſortes d’apparences, je démeſlai la vérité. J’eſtois amoureux de madame de Thémines ; mais quoyqu’elle m’aimat, je n’eſtois pas aſſez heureux pour avoir des lieux particuliers à la voir, & pour craindre d’y eſtre ſurpris ; & ainſi je vis bien que ce ne pouvoit eſtre elle dont la Reine vouloit parler. Je ſavais bien auſſi que j’avais un commerce de galanterie avec une autre femme moins belle & moins ſévère que madame de Thémines, & qu’il n’eſtoit pas impoſſible que l’on eût découvert le lieu où je la voyais ; mais comme je m’en ſouciais peu, il m’eſtoit aiſé de me mettre à couvert de toutes ſortes de périls en ceſſant de la voir. Ainſi je pris le parti de ne rien avouer à la Reine, & de l’aſſurer au contraire, qu’il y avoit tres-longtemps que j’avais abandonné le déſir de me faire aimer des femmes dont je pouvais eſpérer de l’eſtre, parce que je les trouvais quaſi toutes indignes d’attacher un honneſte homme, & qu’il n’y avoit que quelque choſe fort au-deſſus d’elles qui pût m’engager. « Vous ne me répondez pas ſincèrement, répliqua la Reine  ; je ſais le contraire de ce que vous me dites. La manière dont je vous parle vous doit obliger à ne me rien cacher. Je veux que vous ſoyez de mes amis, continua-t-elle ; mais je ne veux pas, en vous donnant cette place, ignorer quels ſont vos attachements. Voyez ſi vous la voulez acheter au prix de me les apprendre : je vous donne deux jours pour y penſer ; mais après ce temps-là, ſongez bien à ce que vous me direz, & ſouvenez-vous que ſi, dans la ſuite, je trouve que vous m’ayez trompée, je ne vous le pardonnerai de ma vie. »

— « La Reine me quitta après m’avoir dit ces paroles ſans attendre ma réponſe. Vous pouvez croire que je demeurai l’eſprit bien rempli de ce qu’elle me venoit de dire. Les deux jours qu’elle m’avoit donnez pour y penſer ne me parurent pas trop longs pour me déterminer. Je voyais qu’elle vouloit ſavoir ſi j’eſtois amoureux, & qu’elle ne ſouhaitoit pas que je le fuſſe. Je voyais les ſuites & les conſéquences du parti que j’allais prendre ; ma vanité n’eſtoit pas peu flattée d’une liaiſon particulière avec une Reine, & une Reine dont la perſonne eſt encore extreſmement aimable. D’un autre coſté, j’aimais madame de Thémines, & quoyque je luy fiſſe une eſpèce d’infidélité pour cette autre femme dont je vous ay parlé, je ne me pouvais réſoudre à rompre avec elle. Je voyais auſſi le péril où je m’expoſais en trompant la Reine, & combien il eſtoit difficyle de la tromper ; néanmoins, je ne pus me réſoudre à refuſer ce que la fortune m’offrait, & je pris le haſard de tout ce que ma mauvaiſe conduite pouvoit m’attirer. Je rompis avec cette femme dont on pouvoit découvrir le commerce, & j’eſpérai de cacher celuy que j’avais avec madame de Thémines.

— « Au bout des deux jours que la Reine m’avoit donnez, comme j’entrais dans la chambre où toutes les dames étoient au cercle, elle me dit tout haut, avec un air grave qui me ſurprit : « Avez-vous penſé à cette affaire dont je vous ay chargé, & en ſçavez-vous la vérité ?

— Oui, Madame, luy répondis-je, & elle eſt comme je l’ay dite à Votre Majeſté.

— Venez ce ſoyr à l’heure que je dois écrire, répliqua-t-elle, & j’achèverai de vous donner mes ordres » .

Je fis une profonde révérence ſans rien répondre, & ne manquai pas de me trouver à l’heure qu’elle m’avoit marquée. Je la trouvai dans la galerie où eſtoit ſon ſecrétaire & quelqu’une de ſes femmes. Sitoſt qu’elle me vit, elle vint à moy, & me mena à l’autre bout de la galerie.

— « Eh bien ! me dit-elle, eſt-ce après y avoir bien penſé que vous n’avez rien à me dire ? & la manière dont j’en uſe avec vous ne mérite-t-elle pas que vous me parliez ſincèrement ?

— C’eſt parce que je vous parle ſincèrement, Madame, luy répondis-je, que je n’ay rien à vous dire ; & je jure à Votre Majeſté, avec tout le reſpect que je luy dois, que je n’ay d’attachement pour aucune femme de la cour.

— Je le veux croire, repartit la Reine, parce que je le ſouhaite ; & je le ſouhaite, parce que je déſire que vous ſoyez entièrement attaché à moy, & qu’il ſeroit impoſſible que je fuſſe contente de votre amitié ſi vous étiez amoureux. On ne peut ſe fier à ceux qui le ſont ; on ne peut s’aſſurer de leur ſecret. Ils ſont trop diſtraits & trop partagez, & leur maîtreſſe leur fait une première occupation qui ne s’accorde point avec la manière dont je veux que vous ſoyez attaché à moi. Souvenez-vous donc que c’eſt ſur la parole que vous me donnez, que vous n’avez aucun engagement, que je vous choiſis pour vous donner toute ma confiance. Souvenez-vous que je veux la voſtre tout entière ; que je veux que vous n’ayez ni ami, ni amie, que ceux qui me ſeront agréables, & que vous abandonniez tout autre ſoyn que celuy de me plaire. Je ne vous ferai pas perdre celuy de votre fortune ; je la conduirai avec plus d’application que vous-meſme, et, quoy que je faſſe pour vous, je m’en tiendrai trop bien récompenſée, ſi je vous trouve pour moy tel que je l’eſpère. Je vous choiſis pour vous confier tous mes chagrins, & pour m’aider à les adoucir. Vous pouvez juger qu’ils ne ſont pas médiocres. Je ſouffre en apparence, ſans beaucoup de peine, l’attachement du Roy pour la ducheſſe de Valentinois ; mais il m’eſt inſupportable. Elle gouverne le roi, elle le trompe, elle me mépriſe, tous mes gens ſont à elle. La Reine, ma belle-fille, fière de ſa beauté & du crédit de ſes oncles, ne me rend aucun devoir. Le connétable de Montmorency eſt maître du Roy & du royaume ; il me hait, & m’a donné des marques de ſa haine, que je ne puis oublier. Le maréchal de Saint-André eſt un jeune favori audacieux, qui n’en uſe pas mieux avec moy que les autres. Le détail de mes malheurs vous feroit pitié ; je n’ay oſé juſqu’icy me fier à perſonne, je me fie à vous ; faites que je ne m’en repente point, & ſoyez ma ſeule conſolation » . Les yeux de la Reine rougirent en achevant ces paroles ; je penſai me jeter à ſes pieds, tant je fus véritablement touché de la bonté qu’elle me témoignait. Depuis ce jour-là, elle eut en moy une entière confiance, elle ne fit plus rien ſans m’en parler, & j’ay conſervé une liaiſon qui dure encore. »

LA
PRINCESSE
DE
CLEVES
TOME III.


À PARIS
Chez Claude Barbin, au Palais
ſur le ſecond Perron de la Sainte Chapelle.

M. DC. LXXXXIX.
AVEC PRIVILEGE DU ROY



CEpendant quelque remply & quelque occupé que je fuſſe de cette nouvelle liaiſon avec la Reine, je tenois à Madame de Themines par une inclination naturelle que je ne pouvois vaincre : Il me parut qu’elle ceſſoit de m’aimer, & au lieu que ſi j’euſſe eſté ſage, je me fuſſe ſervy du changement qui paroiſſoit en elle, pour aider à me guerir, mon amour en redoubla, & je me conduiſois ſi mal, que la Reine eut quelque connoiſſance de cet attachement. La jalouſie eſt naturelle aux perſonnes de ſa nation, & peut-eſtre que cette Princeſſe a pour moy des ſentimens plus vifs qu’elle ne penſe elle-même. Mais enfin le bruit que j’eſtois amoureux, luy donna de ſi grandes inquietudes, & de ſi grands chagrins, que je me crus cent fois perdu auprés d’elle. Je la r’aſſeuray enfin à force de ſoins, de ſoûmiſſions & de faux ſermens ; mais je n’aurois pû la tromper longtemps, ſi le changement de madame de Thémines ne m’avoit détaché d’elle malgré moi. Elle me fit voir qu’elle ne m’aimoit plus ; & j’en fus ſi perſuadé, que je fus contraint de ne la pas tourmenter davantage, & de la laiſſer en repos. Quelque temps après, elle m’écrivit cette lettre que j’ai perdue. J’appris par là qu’elle avoit ſu le commerce que j’avais eu avec cette autre femme dont je vous ay parlé, & que c’étoit la cauſe de ſon changement. Comme je n’avais plus rien alors qui me partageat, la reine étoit aſſez contente de moy ; mais comme les ſentiments que j’ai pour elle ne ſont pas d’une nature à me rendre incapable de tout autre attachement, & que l’on n’eſt pas amoureux par ſa volonté, je le ſuis devenu de madame de Martigues, pour qui j’avais déjà eu beaucoup d’inclination pendant qu’elle étoit Villemontais, fille de la reine dauphine. J’ai lieu de croire que je n’en ſuis pas haï ; la diſcrétion que je luy fais paraître, & dont elle ne ſçait pas toutes les raiſons, luy eſt agréable. La reine n’a aucun ſoupçon ſur ſon ſujet ; mais elle en a un autre qui n’eſt guère moins facheux. Comme madame de Martigues eſt toujours chez la reine dauphine, j’y vais auſſi beaucoup plus ſouvent que de coutume. La reine s’eſt imaginé que c’eſt de cette princeſſe que je ſuis amoureux. Le rang de la reine dauphine qui eſt égal au ſien, & la beauté & la jeuneſſe qu’elle a au-deſſus d’elle, luy donnent une jalouſie qui va juſqu’à la fureur, & une haine contre ſa belle-fille qu’elle ne ſauroit plus cacher. Le cardinal de Lorraine, qui me paraît depuis longtemps aſpirer aux bonnes graces de la reine, & qui voit bien que j’occupe une place qu’il voudroit remplir, ſous prétexte de raccommoder madame la dauphine avec elle, eſt entré dans les différends qu’elles ont eu enſemble. Je ne doute pas qu’il n’ait démeſlé le véritable ſujet de l’aigreur de la reine, & je crois qu’il me rend toutes ſortes de mauvais offices, ſans luy laiſſer voir qu’il a deſſein de me les rendre. Voilà l’état où ſont les choſes à l’heure que je vous parle. Jugez quel effect peut produire la lettre que j’ai perdue, & que mon malheur m’a foit mettre dans ma poche, pour la rendre à madame de Thémines. Si la reine voit cette lettre, elle connaîtra que je l’ai trompée, & que preſque dans le temps que je la trompais pour madame de Thémines, je trompais madame de Thémines pour une autre ; jugez quelle idée cela luy peut donner de moi, & ſi elle peut jamais ſe fier à mes paroles. Si elle ne voit point cette lettre, que luy dirai-je ? Elle ſçait qu’on l’a remiſe entre les mains de madame la dauphine ; elle croira que Chatelart a reconnu l’écriture de cette reine, & que la lettre eſt d’elle ; elle s’imaginera que la perſonne dont on témoigne de la jalouſie eſt peut-eſtre elle-meſme ; enfin, il n’y a rien qu’elle n’ait lieu de penſer, & il n’y a rien que je ne doive craindre de ſes penſées. Ajoutez à cela que je ſuis vivement touché de madame de Martigues ; qu’aſſurément madame la dauphine luy montrera cette lettre qu’elle croira écrite depuis peu ; ainſi je ſerai également brouillé, & avec la perſonne du monde que j’aime le plus, & avec la perſonne du monde que je dois le plus craindre. Voyez après cela ſi je n’ai pas raiſon de vous conjurer de dire que la lettre eſt à vous, & de vous demander, en grace, de l’aller retirer des mains de madame la dauphine. »

— Je vois bien, dit monſieur de Nemours, que l’on ne peut eſtre dans un plus grand embarras que celuy où vous eſtes, & il faut avouer que vous le méritez. On m’a accuſé de n’eſtre pas un amant fidèle, & d’avoir pluſieurs galanteries à la fois ; mais vous me paſſez de ſi loin, que je n’aurais ſeulement oſé imaginer les choſes que vous avez entrepriſes. Pouviez-vous prétendre de conſerver madame de Thémines en vous engageant avec la reine ? & eſpériez-vous de vous engager avec la reine & de la pouvoir tromper ? Elle eſt italienne & reine, & par conſéquent pleine de ſoupçons, de jalouſie & d’orgueil ; quand votre bonne fortune, plutoſt que votre bonne conduite, vous a oſté des engagements où vous étiez, vous en avez pris de nouveaux, & vous vous eſtes imaginé qu’au milieu de la cour, vous pourriez aimer madame de Martigues, ſans que la reine s’en aperçût. Vous ne pouviez prendre trop de ſoyns de luy oſter la honte d’avoir foit les premiers pas. Elle a pour vous une paſſion violente : votre diſcrétion vous empeſche de me le dire, & la mienne de vous le demander ; mais enfin elle vous aime, elle a de la défiance, & la vérité eſt contre vous.

— Eſt-ce à vous à m’accabler de réprimandes, interrompit le vidame, & votre expérience ne vous doit-elle pas donner de l’indulgence pour mes fautes ? Je veux pourtant bien convenir que j’ai tort ; mais ſongez, je vous conjure, à me tirer de l’abîme où je ſuis. Il me paraît qu’il faudroit que vous viſſiez la reine dauphine ſitoſt qu’elle ſera éveillée, pour luy redemander cette lettre, comme l’ayant perdue.

— Je vous ay déjà dit, reprit monſieur de Nemours, que la propoſition que vous me faites eſt un peu extraordinaire, & que mon intéreſt particulier m’y peut faire trouver des difficultez ; mais de plus, ſi l’on a vu tomber cette lettre de votre poche, il me paraît difficyle de perſuader qu’elle ſoyt tombée de la mienne.

— Je croyais vous avoir appris, répondit le vidame, que l’on a dit à la reine dauphine que c’étoit de la voſtre qu’elle étoit tombée.

— Comment ! reprit bruſquement monſieur de Nemours, qui vit dans ce moment les mauvais offices que cette mépriſe luy pouvoit faire auprès de madame de Clèves, l’on a dit à la reine dauphine que c’eſt moy qui ay laiſſé tomber cette lettre ?

— Oui, reprit le vidame, on le luy a dit. Et ce qui a foit cette mépriſe, c’eſt qu’il y avoit pluſieurs gentilſhommes des reines dans une des chambres du jeu de paume où étaient nos habits, & que vos gens & les miens les ont été quérir. En meſme temps la lettre eſt tombée ; ces gentilſhommes l’ont ramaſſée & l’ont lue tout haut. Les uns ont cru qu’elle étoit à vous, & les autres à moi. Chatelart qui l’a priſe & à qui je viens de la faire demander, a dit qu’il l’avoit donnée à la reine dauphine, comme une lettre qui étoit à vous ; & ceux qui en ont parlé à la reine ont dit par malheur qu’elle étoit à moy ; ainſi vous pouvez faire aiſément ce que je ſouhaite, & m’oſter de l’embarras où je ſuis.

Monſieur de Nemours avoit toujours fort aimé le vidame de Chartres, & ce qu’il étoit à madame de Clèves le luy rendoit encore plus cher. Néanmoins il ne pouvoit ſe réſoudre à prendre le haſard qu’elle entendît parler de cette lettre, comme d’une choſe où il avoit intéreſt. Il ſe mit à reſver profondément, & le vidame ſe doutant à peu près du ſujet de ſa reſverie :

— Je crois bien, luy dit-il, que vous craignez de vous brouiller avec votre maîtreſſe, & meſme vous me donneriez lieu de croire que c’eſt avec la reine dauphine, ſi le peu de jalouſie que je vous vois de monſieur d’Anville ne m’en oſtoit la penſée ; mais, quoy qu’il en ſoyt, il eſt juſte que vous ne ſacrifiez pas votre repos au mien, & je veux bien vous donner les moyens de faire voir à celle que vous : voilà un billet de madame d’Amboiſe, qui eſt amie de madame de Thémines, & à qui elle s’eſt fiée de tous les ſentiments qu’elle a eus pour moi. Par ce billet elle me redemande cette lettre de ſon amie, que j’ai perdue ; mon nom eſt ſur le billet ; & ce qui eſt dedans prouve ſans aucun doute que la lettre que l’on me redemande eſt la meſme que l’on a trouvée. Je vous remets ce billet entre les mains, & je conſens que vous le montriez à votre maîtreſſe pour vous juſtifier. Je vous conjure de ne perdre pas un moment, & d’aller dès ce matin chez madame la dauphine.

Monſieur de Nemours le promit au vidame de Chartres, & prit le billet de madame d’Amboiſe ; néanmoins ſon deſſein n’étoit pas de voir la reine dauphine, & il trouvoit qu’il avoit quelque choſe de plus preſſé à faire. Il ne doutoit pas qu’elle n’eût déjà parlé de la lettre à madame de Clèves, & il ne pouvoit ſupporter qu’une perſonne qu’il aimoit ſi éperdument eût lieu de croire qu’il eût quelque attachement pour une autre.

Il alla chez elle à l’heure qu’il crut qu’elle pouvoit eſtre éveillée, & luy fit dire qu’il ne demanderoit pas à avoir l’honneur de la voir à une heure ſi extraordinaire, ſi une affaire de conſéquence ne l’y obligeait. Madame de Clèves étoit encore au lit, l’eſprit aigri & agité de triſtes penſées, qu’elle avoit eues pendant la nuit. Elle fut extreſmement ſurpriſe, lorſqu’on luy dit que monſieur de Nemours la demandoit ; l’aigreur où elle étoit ne la fit pas balancer à répondre qu’elle étoit malade, & qu’elle ne pouvoit luy parler.

Ce prince ne fut pas bleſſé de ce refus, une marque de froideur dans un temps où elle pouvoit avoir de la jalouſie n’étoit pas un mauvais augure. Il alla à l’appartement de monſieur de Clèves, & luy dit qu’il venoit de celuy de madame ſa femme : qu’il étoit bien faché de ne la pouvoir entretenir, parce qu’il avoit à luy parler d’une affaire importante pour le vidame de Chartres. Il fit entendre en peu de mots à monſieur de Clèves la conſéquence de cette affaire, & monſieur de Clèves le mena à l’heure meſme dans la chambre de ſa femme. Si elle n’eût point été dans l’obſcurité, elle eût eu peine à cacher ſon trouble & ſon étonnement de voir entrer monſieur de Nemours conduit par ſon mari. Monſieur de Clèves luy dit qu’il s’agiſſçait d’une lettre, où l’on avoit beſoin de ſon ſecours pour les intéreſts du vidame, qu’elle verroit avec monſieur de Nemours ce qu’il y avoit à faire, & que, pour luy, il s’en alloit chez le roi qui venoit de l’envoyer quérir.

Monſieur de Nemours demeura ſeul auprès de madame de Clèves, comme il le pouvoit ſouhaiter.

— Je viens vous demander, Madame, luy dit-il, ſi madame la dauphine ne vous a point parlé d’une lettre que Chatelart luy remit hier entre les mains.

— Elle m’en a dit quelque choſe, répondit madame de Clèves ; mais je ne vois pas ce que cette lettre a de commun avec les intéreſts de mon oncle, & je vous puis aſſurer qu’il n’y eſt pas nommé.

— Il eſt vrai, Madame, répliqua monſieur de Nemours, il n’y eſt pas nommé, néanmoins elle s’adreſſe à luy, & il luy eſt tres-important que vous la retiriez des mains de madame la dauphine.

— J’ai peine à comprendre, reprit madame de Clèves, pourquoy il luy importe que cette lettre ſoyt vue, & pourquoy il faut la redemander ſous ſon nom.

— Si vous voulez vous donner le loiſir de m’écouter, Madame, dit monſieur de Nemours, je vous ferai bientoſt voir la vérité, & vous apprendrez des choſes ſi importantes pour monſieur le vidame, que je ne les aurais pas meſme confiées à monſieur le prince de Clèves, ſi je n’avais eu beſoin de ſon ſecours pour avoir l’honneur de vous voir.

— Je penſe que tout ce que vous prendriez la peine de me dire ſeroit inutile, répondit madame de Clèves avec un air aſſez ſec, & il vaut mieux que vous alliez trouver la reine dauphine & que, ſans chercher de détours, vous luy diſiez l’intéreſt que vous avez à cette lettre, puiſque auſſi bien on luy a dit qu’elle vient de vous.

L’aigreur que monſieur de Nemours voyoit dans l’eſprit de madame de Clèves luy donnoit le plus ſenſible plaiſir qu’il eût jamais eu, & balançait ſon impatience de ſe juſtifier.

— Je ne ſais, Madame, reprit-il, ce qu’on peut avoir dit à madame la dauphine ; mais je n’ai aucun intéreſt à cette lettre, & elle s’adreſſe à monſieur le vidame.

— Je le crois, répliqua madame de Clèves ; mais on a dit le contraire à la reine dauphine, & il ne luy paraîtra pas vraiſemblable que les lettres de monſieur le vidame tombent de vos poches. C’eſt pourquoy à moins que vous n’ayez quelque raiſon que je ne ſais point, à cacher la vérité à la reine dauphine, je vous conſeille de la luy avouer.

— Je n’ai rien à luy avouer, reprit-il, la lettre ne s’adreſſe pas à moi, & s’il y a quelqu’un que je ſouhaite d’en perſuader, ce n’eſt pas madame la dauphine. Mais Madame, comme il s’agit en ceci de la fortune de monſieur le vidame, trouvez bon que je vous apprenne des choſes qui ſont meſme dignes de votre curioſité.

Madame de Clèves témoigna par ſon ſilence qu’elle étoit preſte à l’écouter, & monſieur de Nemours luy conta le plus ſuccinctement qu’il luy fut poſſible, tout ce qu’il venoit d’apprendre du vidame. Quoique ce fuſſent des choſes propres à donner de l’étonnement, & à eſtre écoutées avec attention, madame de Clèves les entendit avec une froideur ſi grande qu’il ſembloit qu’elle ne les crût pas véritables, ou qu’elles luy fuſſent indifférentes. Son eſprit demeura dans cette ſituation, juſqu’à ce que monſieur de Nemours luy parlat du billet de madame d’Amboiſe, qui s’adreſſçait au vidame de Chartres & qui étoit la preuve de tout ce qu’il luy venoit de dire. Comme madame de Clèves ſavoit que cette femme étoit amie de madame de Thémines, elle trouva une apparence de vérité à ce que luy diſçait monſieur de Nemours, qui luy fit penſer que la lettre ne s’adreſſçait peut eſtre pas à luy. Cette penſée la tira tout d’un coup & malgré elle, de là froideur qu’elle avoit eue juſqu’alors. Ce prince, après luy avoir lu ce billet qui faiſçait ſa juſtification, le luy préſenta pour le lire & luy dit qu’elle en pouvoit connaître l’écriture ; elle ne put s’empeſcher de le prendre, de regarder le deſſus pour voir s’il s’adreſſçait au vidame de Chartres, & de le lire tout entier pour juger ſi la lettre que l’on redemandoit étoit la meſme qu’elle avoit entre les mains. Monſieur de Nemours luy dit encore tout ce qu’il crut propre à la perſuader ; & comme on perſuade aiſément une vérité agréable, il convainquit madame de Clèves qu’il n’avoit point de part à cette lettre.

Elle commença alors à raiſonner avec luy ſur l’embarras & le péril où étoit le vidame, à le blamer de ſa méchante conduite, à chercher les moyens de le ſecourir : elle s’eſtonna du procedé de la Reine, elle avoüa à Monſieur de Nemours qu’elle avoit la Lettre : enfin, ſi-toſt qu’elle le crut innocent, elle entra avec un eſprit ouvert & tranquille dans les mêmes choſes qu’elle ſembloit d’abord ne daigner pas entendre. Ils convinrent qu’il ne falloit point rendre la Lettre à la Reine Dauphine, de peur qu’elle ne la montraſt à Madame de Martigues, qui connaiſſçait l’écriture de madame de Thémines & qui auroit aiſément deviné par l’intéreſt qu’elle prenoit au vidame, qu’elle s’adreſſçait à luy. Ils trouvèrent auſſi qu’il ne falloit pas confier à la reine dauphine tout ce qui regardoit la reine, ſa belle-mère. Madame de Clèves, ſous le prétexte des affaires de ſon onde, entroit avec plaiſir à garder tous les ſecrets que monſieur de Nemours luy confiait.

Ce prince ne luy eût pas toujours parlé des intéreſts du vidame, & la liberté où il ſe trouvoit de l’entretenir luy eût donné une hardieſſe qu’il n’avoit encore oſé prendre, ſi l’on ne fût venu dire à madame de Clèves que la reine dauphine luy ordonnoit de l’aller trouver. Monſieur de Nemours fut contraint de ſe retirer ; il alla trouver le vidame pour luy dire qu’après l’avoir quitté, il avoit penſé qu’il étoit plus à propos de s’adreſſer à madame de Clèves qui étoit ſa nièce, que d’aller droit à madame la dauphine. Il ne manqua pas de raiſons pour faire approuver ce qu’il avoit foit & pour en faire eſpérer un bon ſuccès.

Cependant madame de Clèves s’habilla en diligence pour aller chez la reine. A peine parut-elle dans ſa chambre, que cette princeſſe la fit approcher & luy dit tout bas : — Il y a deux heures que je vous attends, & jamais je n’ai été ſi embarraſſée à déguiſer la vérité que je l’ai été ce matin. La reine a entendu parler de la lettre que je vous donnai hier ; elle croit que c’eſt le vidame de Chartres qui l’a laiſſé tomber. Vous ſavez qu’elle y prend quelque intéreſt : elle a foit chercher cette lettre, elle l’a foit demander à Chatelart ; il a dit qu’il me l’avoit donnée : on me l’eſt venu demander ſur le prétexte que c’étoit une jolie lettre qui donnoit de la curioſité à la reine. Je n’ai oſé dire que vous l’aviez, je crus qu’elle s’imagineroit que je vous l’avais miſe entre les mains à cauſe du vidame votre oncle, & qu’il y auroit une grande intelligence entre luy & moi. Il m’a déjà paru qu’elle ſouffroit avec peine qu’il me vît ſouvent, de ſorte que j’ai dit que la lettre étoit dans les habits que j’avais hier, & que ceux qui en avaient la clef étaient ſortis. Donnez-moi promptement cette lettre, ajouta-t-elle, afin que je la luy envoie, & que je la liſe avant que de l’envoyer pour voir ſi je n’en connaîtrai point l’écriture.

Madame de Clèves ſe trouva encore plus embarraſſée qu’elle n’avoit penſé.

— Je ne ſais, Madame comment vous ferez, répondit-elle ; car monſieur de Clèves, à qui je l’avais donnée à lire, l’a rendue à monſieur de Nemours qui eſt venu dès ce matin le prier de vous la redemander. Monſieur de Clèves a eu l’imprudence de luy dire qu’il l’avait, & il a eu la faibleſſe de céder aux prières que monſieur de Nemours luy a faites de la luy rendre.

— Vous me mettez dans le plus grand embarras où je puiſſe jamais eſtre, repartit madame la dauphine, & vous avez tort d’avoir rendu cette lettre à monſieur de Nemours ; puiſque c’étoit moy qui vous l’avais donnée, vous ne deviez point la rendre ſans ma permiſſion. Que voulez-vous que je diſe à la reine, & que pourra-t-elle s’imaginer ? Elle croira & avec apparence que cette lettre me regarde, & qu’il y a quelque choſe entre le vidame & moi. Jamais on ne luy perſuadera que cette lettre ſoyt à monſieur de Nemours.

— Je ſuis tres-affligée, répondit madame de Clèves, de l’embarras que je vous cauſe. Je le crois auſſi grand qu’il eſt ; mais c’eſt la faute de monſieur de Clèves & non pas la mienne.

— C’eſt la voſtre, répliqua madame la dauphine, de luy avoir donné la lettre, & il n’y a que vous de femme au monde qui faſſe confidence à ſon mari de toutes les choſes qu’elle ſçait.

— Je crois que j’ai tort, Madame, répliqua madame de Clèves ; mais ſongez à réparer ma faute & non pas à l’examiner.

— Ne vous ſouvenez-vous point, à peu près, de ce qui eſt dans cette lettre ? dit alors la reine dauphine.

— Oui, Madame, répondit-elle, je m’en ſouviens, & l’ai relue plus d’une fois.

— Si cela eſt, reprit madame la dauphine, il faut que vous alliez tout à l’heure la faire écrire d’une main inconnue. Je l’enverrai à la reine : elle ne la montrera pas à ceux qui l’ont vue. Quand elle le ferait, je ſoutiendrai toujours que c’eſt celle que Chatelart m’a donnée, & il n’oſeroit dire le contraire.

Madame de Clèves entra dans cet expédient, & d’autant plus qu’elle penſçait qu’elle enverroit quérir monſieur de Nemours pour ravoir la lettre meſme, afin de la faire copier mot à mot, & d’en faire à peu près imiter l’écriture, & elle crut que la reine y ſeroit infailliblement trompée. Sitoſt qu’elle fut chez elle, elle conta à ſon mari l’embarras de madame la dauphine, & le pria d’envoyer chercher monſieur de Nemours. On le chercha ; il vint en diligence. Madame de Clèves luy dit tout ce qu’elle avoit déjà appris à ſon mari, & luy demanda la lettre ; mais monſieur de Nemours répondit qu’il l’avoit déjà rendue au vidame de Chartres qui avoit eu tant de joie de la ravoir & de ſe trouver hors du péril qu’il auroit couru, qu’il l’avoit renvoyée à l’heure meſme à l’amie de madame de Thémines. Madame de Clèves ſe retrouva dans un nouvel embarras, & enfin après avoir bien conſulté, ils réſolurent de faire la lettre de mémoire. Ils s’enfermèrent pour y travailler ; on donna ordre à la porte de ne laiſſer entrer perſonne, & on renvoya tous les gens de monſieur de Nemours. Cet air de myſtère & de confidence n’étoit pas d’un médiocre charme pour ce prince, & meſme pour madame de Clèves. La préſence de ſon mari & les intéreſts du vidame de Chartres la raſſuraient en quelque ſorte ſur ſes ſcrupules. Elle ne ſentoit que le plaiſir de voir monſieur de Nemours, elle en avoit une joie pure & ſans mélange qu’elle n’avoit jamais ſentie : cette joie luy donnoit une liberté & un enjouement dans l’eſprit que monſieur de Nemours ne luy avoit jamais vus, & qui redoublaient ſon amour. Comme il n’avoit point eu encore de ſi agréables moments, ſa vivacité en étoit augmentée ; & quand madame de Clèves voulut commencer à ſe ſouvenir de la lettre & à l’écrire, ce prince, au lieu de luy aider ſérieuſement, ne faiſçait que l’interrompre & luy dire des choſes plaiſantes. Madame de Clèves entra dans le meſme eſprit de gaieté, de ſorte qu’il y avoit déjà longtemps qu’ils étaient enfermez, & on étoit déjà venu deux fois de la part de la reine dauphine pour dire à madame de Clèves de ſe dépeſcher, qu’ils n’avaient pas encore foit la moitié de la lettre.

Monſieur de Nemours étoit bien aiſe de faire durer un temps qui luy étoit ſi agréable, & oublioit les intéreſts de ſon ami. Madame de Clèves ne s’ennuyoit pas, & oublioit auſſi les intéreſts de ſon oncle. Enfin à peine, à quatre heures, la lettre était-elle achevée, & elle étoit ſi mal, & l’écriture dont on la fit copier reſſembloit ſi peu à celle que l’on avoit eu deſſein d’imiter, qu’il eût fallu que la reine n’eût guère pris de ſoyn d’éclaircir la vérité pour ne la pas connaître. Auſſi n’y fut-elle pas trompée, quelque ſoyn que l’on prît de luy perſuader que cette lettre s’adreſſçait à monſieur de Nemours. Elle demeura convaincue, non ſeulement qu’elle étoit au vidame de Chartres ; mais elle crut que la reine dauphine y avoit part, & qu’il y avoit quelque intelligence entre eux. Cette penſée augmenta tellement la haine qu’elle avoit pour cette princeſſe, qu’elle ne luy pardonna jamais, & qu’elle la perſécuta juſqu’à ce qu’elle l’eût foit ſortir de France.

Pour le vidame de Chartres, il fut ruiné auprès d’elle, & ſoyt que le cardinal de Lorraine ſe fût déjà rendu maître de ſon eſprit, ou que l’aventure de cette lettre qui luy fit voir qu’elle étoit trompée luy aidat à démeſler les autres tromperies que le vidame luy avoit déjà faites, il eſt certain qu’il ne put jamais ſe raccommoder ſincèrement avec elle. Leur liaiſon ſe rompit, & elle le perdit enſuite à la conjuration d’Amboiſe où il ſe trouva embarraſſé.

Après qu’on eut envoyé la lettre à madame la dauphine, monſieur de Clèves & monſieur de Nemours s’en allèrent. Madame de Clèves demeura ſeule, & ſitoſt qu’elle ne fut plus ſoutenue par cette joie que donne la préſence de ce que l’on aime, elle revint comme d’un ſonge ; elle regarda avec étonnement la prodigieuſe différence de l’état où elle étoit le ſoyr, d’avec celuy où elle ſe trouvoit alors ; elle ſe remit devant les yeux l’aigreur & la froideur qu’elle avoit foit paraître à monſieur de Nemours, tant qu’elle avoit cru que la lettre de madame de Thémines s’adreſſçait à luy ; quel calme & quelle douceur avaient ſuccédé à cette aigreur, ſitoſt qu’il l’avoit perſuadée que cette lettre ne le regardoit pas. Quand elle penſçait qu’elle s’étoit reproché comme un crime, le jour précédent, de luy avoir donné des marques de ſenſibilité que la ſeule compaſſion pouvoit avoir foit naître & que, par ſon aigreur, elle luy avoit foit paraître des ſentiments de jalouſie qui étaient des preuves certaines de paſſion, elle ne ſe reconnaiſſçait plus elle-meſme. Quand elle penſçait encore que monſieur de Nemours voyoit bien qu’elle connaiſſçait ſon amour, qu’il voyoit bien auſſi que malgré cette connaiſſance elle ne l’en traitoit pas plus mal en préſence meſme de ſon mari, qu’au contraire elle ne l’avoit jamais regardé ſi favorablement, qu’elle étoit cauſe que monſieur de Clèves l’avoit envoyé quérir, & qu’ils venaient de paſſer une après-dînée enſemble en particulier, elle trouvoit qu’elle étoit d’intelligence avec monſieur de Nemours, qu’elle trompoit le mari du monde qui méritoit le moins d’eſtre trompé, & elle étoit honteuſe de paraître ſi peu digne d’eſtime aux yeux meſme de ſon amant. Mais ce qu’elle pouvoit moins ſupporter que tout le reſte, étoit le ſouvenir de l’état où elle avoit paſſé la nuit, & les cuiſantes douleurs que luy avoit cauſées la penſée que monſieur de Nemours aimoit ailleurs & qu’elle étoit trompée.

Elle avoit ignoré juſqu’alors les inquiétudes mortelles de la défiance & de la jalouſie ; elle n’avoit penſé qu’à ſe défendre d’aimer monſieur de Nemours, & elle n’avoit point encore commencé à craindre qu’il en aimat une autre. Quoique les ſoupçons que luy avoit donnez cette lettre fuſſent effacez, ils ne laiſſèrent pas de luy ouvrir les yeux ſur le haſard d’eſtre trompée, & de luy donner des impreſſions de défiance & de jalouſie qu’elle n’avoit jamais eues. Elle fut étonnée de n’avoir point encore penſé combien il étoit peu vraiſemblable qu’un homme comme monſieur de Nemours, qui avoit toujours foit paraître tant de légèreté parmi les femmes, fût capable d’un attachement ſincère & durable. Elle trouva qu’il étoit preſque impoſſible qu’elle pût eſtre contente de ſa paſſion.

— « Mais quand je le pourrais eſtre, diſçait-elle, qu’en veux-je faire ? Veux-je la ſouffrir ? Veux-je y répondre ? Veux-je m’engager dans une galanterie ? Veux-je manquer à monſieur de Clèves ? Veux-je me manquer à moi-meſme ? Et veux-je enfin m’expoſer aux cruels repentirs & aux mortelles douleurs que donne l’amour ? Je ſuis vaincue & ſurmontée par une inclination qui m’entraîne malgré moi. Toutes mes réſolutions ſont inutiles ; je penſai hier tout ce que je penſe aujourd’hui, & je fais aujourd’hui tout le contraire de ce que je réſolus hier. Il faut m’arracher de la préſence de monſieur de Nemours ; il faut m’en aller à la campagne, quelque bizarre que puiſſe paraître mon voyage ; & ſi monſieur de Clèves s’opiniatre à l’empeſcher ou à en vouloir ſavoir les raiſons, peut-eſtre luy ferai-je le mal, & à moi-meſme auſſi, de les luy apprendre » .

Elle demeura dans cette réſolution, & paſſa tout le ſoyr chez elle, ſans aller ſavoir de madame la dauphine ce qui étoit arrivé de la fauſſe lettre du vidame.

Quand monſieur de Clèves fut revenu, elle luy dit qu’elle vouloit aller à la campagne, qu’elle ſe trouvoit mal & qu’elle avoit beſoin de prendre l’air. Monſieur de Clèves, à qui elle paraiſſçait d’une beauté qui ne luy perſuadoit pas que ſes maux fuſſent conſidérables, ſe moqua d’abord de la propoſition de ce voyage, & luy répondit qu’elle oublioit que les noces des princeſſes & le tournoi s’allaient faire, & qu’elle n’avoit pas trop de temps pour ſe préparer à y paraître avec la meſme magnificence que les autres femmes. Les raiſons de ſon mari ne la firent pas changer de deſſein ; elle le pria de trouver bon que pendant qu’il iroit à Compiègne avec le roi, elle allat à Coulommiers, qui étoit une belle maiſon à une journée de Paris, qu’ils faiſaient batir avec ſoyn. Monſieur de Clèves y conſentit ; elle y alla dans le deſſein de n’en pas revenir ſitoſt, & le roi partit pour Compiègne, où il ne devoit eſtre que peu de jours.

Monſieur de Nemours avoit eu bien de la douleur de n’avoir point revu madame de Clèves depuis cette après-dînée qu’il avoit paſſée avec elle ſi agréablement & qui avoit augmenté ſes eſpérances. Il avoit une impatience de la revoir qui ne luy donnoit point de repos, de ſorte que quand le roi revint à Paris, il réſolut d’aller chez ſa sœur, la ducheſſe de Mercœur, qui étoit à la campagne aſſez près de Coulommiers. Il propoſa au vidame d’y aller avec luy, qui accepta aiſément cette propoſition ; & monſieur de Nemours la fit dans l’eſpérance de voir madame de Clèves & d’aller chez elle avec le vidame.

Madame de Mercœur les reçut avec beaucoup de joie, & ne penſa qu’à les divertir & à leur donner tous les plaiſirs de la campagne. Comme ils étaient à la chaſſe à courir le cerf, monſieur de Nemours s’égara dans la foreſt. En s’enquérant du chemin qu’il devoit tenir pour s’en retourner, il ſut qu’il étoit proche de Coulommiers. A ce mot de Coulommiers, ſans faire aucune réflexion & ſans ſavoir quel étoit ſon deſſein, il alla à toute bride du coſté qu’on le luy montrait. Il arriva dans la foreſt, & ſe laiſſa conduire au haſard par des routes faites avec ſoyn, qu’il jugea bien qui conduiſaient vers le chateau. Il trouva au bout de ces routes un pavillon, dont le deſſous étoit un grand ſalon accompagné de deux cabinets, dont l’un étoit ouvert ſur un jardin de fleurs, qui n’étoit ſéparé de la foreſt que par des paliſſades, & le ſecond donnoit ſur une grande allée du parc. Il entra dans le pavillon, & il ſe ſeroit arreſté à en regarder la beauté, ſans qu’il vit venir par cette allée du parc monſieur & madame de Clèves, accompagnez d’un grand nombre de domeſtiques. Comme il ne s’étoit pas attendu à trouver monſieur de Clèves, qu’il avoit laiſſé auprès du roi, ſon premier mouvement le porta à ſe cacher : il entra dans le cabinet qui donnoit ſur le jardin de fleurs, dans la penſée d’en reſſortir par une porte qui étoit ouverte ſur la foreſt ; mais voyant que madame de Clèves & ſon mari s’étaient aſſis ſous le pavillon, que leurs domeſtiques demeuraient dans le parc, & qu’ils ne pouvaient venir à luy ſans paſſer dans le lieu où étaient monſieur & madame de Clèves, il ne put ſe refuſer le plaiſir de voir cette princeſſe, ni réſiſter à la curioſité d’écouter la converſation avec un mari qui luy donnoit plus de jalouſie qu’aucun de ſes rivaux.

Il entendit que monſieur de Clèves diſçait à ſa femme : — Mais pourquoy ne voulez-vous point revenir à Paris ? Qui vous peut retenir à la campagne ? Vous avez depuis quelque temps un goût pour la ſolitude qui m’étonne & qui m’afflige parce qu’il nous ſépare. Je vous trouve meſme plus triſte que de coutume, & je crains que vous n’ayez quelque ſujet d’affliction.

— Je n’ai rien de facheux dans l’eſprit, répondit-elle avec un air embarraſſé ; mais le tumulte de la cour eſt ſi grand, & il y a toujours un ſi grand monde chez vous, qu’il eſt impoſſible que le corps & l’eſprit ne ſe laſſent, & que l’on ne cherche du repos.

— Le repos, répliqua-t-il, n’eſt guère propre pour une perſonne de votre age. Vous eſtes chez vous & dans la cour, d’une ſorte à ne vous pas donner de laſſitude, & je craindrais plutoſt que vous ne fuſſiez bien aiſe d’eſtre ſéparée de moi.

— Vous me feriez une grande injuſtice d’avoir cette penſée, reprit-elle avec un embarras qui augmentoit toujours ; mais je vous ſupplie de me laiſſer icy. Si vous y pouviez demeurer, j’en aurais beaucoup de joie, pourvu que vous y demeuraſſiez ſeul, & que vous vouluſſiez bien n’y avoir point ce nombre infini de gens qui ne vous quittent quaſi jamais.

— Ah ! Madame ! s’écria monſieur de Clèves, votre air & vos paroles me font voir que vous avez des raiſons pour ſouhaiter d’eſtre ſeule, que je ne ſais point, & je vous conjure de me les dire.

Il la preſſa longtemps de les luy apprendre ſans pouvoir l’y obliger ; & après qu’elle ſe fût défendue d’une manière qui augmentoit toujours la curioſité de ſon mari, elle demeura dans un profond ſilence, les yeux baiſſez ; puis tout d’un coup prenant la parole & le regardant : — Ne me contraignez point, luy dit-elle, à vous avouer une choſe que je n’ai pas la force de vous avouer, quoyque j’en aie eu pluſieurs fois le deſſein. Songez ſeulement que la prudence ne veut pas qu’une femme de mon age, & maîtreſſe de ſa conduite, demeure expoſée au milieu de la cour.

— Que me faites-vous enviſager, Madame ! s’écria monſieur de Clèves. Je n’oſerais vous le dire de peur de vous offenſer.

Madame de Clèves ne répondit point ; & ſon ſilence achevant de confirmer ſon mari dans ce qu’il avoit penſé : — Vous ne me dites rien, reprit-il, & c’eſt me dire que je ne me trompe pas.

— Eh bien, Monſieur, luy répondit-elle en ſe jetant à ſes genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais foit à ſon mari, mais l’innocence de ma conduite & de mes intentions m’en donne la force. Il eſt vrai que j’ai des raiſons de m’éloigner de la cour, & que je veux éviter les périls où ſe trouvent quelquefois les perſonnes de mon age. Je n’ai jamais donné nulle marque de faibleſſe, & je ne craindrais pas d’en laiſſer paraître, ſi vous me laiſſiez la liberté de me retirer de la cour, ou ſi j’avais encore madame de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que ſoyt le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conſerver digne d’eſtre à vous. Je vous demande mille pardons, ſi j’ai des ſentiments qui vous déplaiſent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié & plus d’eſtime pour un mari que l’on en a jamais eu ; conduiſez-moi, ayez pitié de moi, & aimez-moi encore, ſi vous pouvez.

Monſieur de Clèves étoit demeuré pendant tout ce diſcours, la teſte appuyée ſur ſes mains, hors de luy-meſme, & il n’avoit pas ſongé à faire relever ſa femme. Quand elle eut ceſſé de parler, qu’il jeta les yeux ſur elle qu’il la vit à ſes genoux le viſage couvert de larmes, & d’une beauté ſi admirable, il penſa mourir de douleur, & l’embraſſant en la relevant : — Ayez pitié de moi, vous-meſme, Madame, luy dit-il, j’en ſuis digne ; & pardonnez ſi dans les premiers moments d’une affliction auſſi violente qu’eſt la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le voſtre. Vous me paraiſſez plus digne d’eſtime & d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ; mais auſſi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m’avez donné de la paſſion dès le premier moment que je vous ay vue, vos rigueurs & votre poſſeſſion n’ont pu l’éteindre : elle dure encore ; je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, & je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre. Et qui eſt-il, Madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il foit pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? Je m’étais conſolé en quelque ſorte de ne l’avoir pas touché par la penſée qu’il étoit incapable de l’eſtre. Cependant un autre foit ce que je n’ai pu faire. J’ai tout enſemble la jalouſie d’un mari & celle d’un amant ; mais il eſt impoſſible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le voſtre. Il eſt trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me conſole meſme comme votre amant. La confiance & la ſincérité que vous avez pour moy ſont d’un prix infini : vous m’eſtimez aſſez pour croire que je n’abuſerai pas de cet aveu. Vous avez raiſon, Madame, je n’en abuſerai pas, & je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à ſon mari. Mais, Madame, achevez & apprenez-moi qui eſt celuy que vous voulez éviter.

— Je vous ſupplie de ne me le point demander, répondit-elle ; je ſuis réſolue de ne vous le pas dire, & je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme.

— Ne craignez point, Madame, reprit monſieur de Clèves, je connais trop le monde pour ignorer que la conſidération d’un mari n’empeſche pas que l’on ne ſoyt amoureux de ſa femme. On doit haïr ceux qui le ſont, & non pas s’en plaindre ; & encore une fois, Madame, je vous conjure de m’apprendre ce que j’ai envie de ſavoir.

— Vous m’en preſſeriez inutilement, répliqua-t-elle ; j’ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L’aveu que je vous ay foit n’a pas été par faibleſſe, & il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher.

Monſieur de Nemours ne perdoit pas une parole de cette converſation ; & ce que venoit de dire madame de Clèves ne luy donnoit guère moins de jalouſie qu’à ſon mari. Il étoit ſi éperdument amoureux d’elle, qu’ il croyoit que tout le monde avoit les meſmes ſentiments. Il étoit véritable auſſi qu’il avoit pluſieurs rivaux ; mais il s’en imaginoit encore davantage, & ſon eſprit s’égaroit à chercher celuy dont madame de Clèves vouloit parler. Il avoit cru bien des fois qu’il ne luy étoit pas déſagréable, & il avoit foit ce jugement ſur des choſes qui luy parurent ſi légères dans ce moment, qu’il ne put s’imaginer qu’il eût donné une paſſion qui devoit eſtre bien violente pour avoir recours à un remède ſi extraordinaire. Il étoit ſi tranſporté qu’il ne ſavoit quaſi ce qu’il voyait, & il ne pouvoit pardonner à monſieur de Clèves de ne pas aſſez preſſer ſa femme de luy dire ce nom qu’elle luy cachait.

Monſieur de Clèves faiſçait néanmoins tous ſes efforts pour le ſavoir ; et, après qu’il l’en eut preſſée inutilement : — Il me ſemble, répondit-elle, que vous devez eſtre content de ma ſincérité ; ne m’en demandez pas davantage, & ne me donnez point lieu de me repentir de ce que je viens de faire. Contentez-vous de l’aſſurance que je vous donne encore, qu’aucune de mes actions n’a foit paraître mes ſentiments, & que l’on ne m’a jamais rien dit dont j’aie pu m’offenſer.

— Ah ! Madame, reprit tout d’un coup monſieur de Clèves, je ne vous ſaurais croire. Je me ſouviens de l’embarras où vous fûtes le jour que votre portroit ſe perdit. Vous avez donné, Madame, vous avez donné ce portroit qui m’étoit ſi cher & qui m’appartenoit ſi légitimement. Vous n’avez pu cacher vos ſentiments ; vous aimez, on le ſçait ; votre vertu vous a juſqu’icy garantie du reſte.

— Eſt-il poſſible, s’écria cette princeſſe, que vous puiſſiez penſer qu’il y ait quelque déguiſement dans un aveu comme le mien, qu’aucune raiſon ne m’obligeoit à vous faire ! Fiez-vous à mes paroles ; c’eſt par un aſſez grand prix que j’achète la confiance que je vous demande. Croyez, je vous en conjure, que je n’ai point donné mon portroit : il eſt vrai que je le vis prendre ; mais je ne voulus pas faire paraître que je le voyais, de peur de m’expoſer à me faire dire des choſes que l’on ne m’a encore oſé dire.

— Par où vous a-t-on donc foit voir qu’on vous aimait, reprit monſieur de Clèves, & quelles marques de paſſion vous a-t-on données ?

— Épargnez-moi la peine, répliqua-t-elle, de vous redire des détails qui me font honte à moi-meſme de les avoir remarquez, & qui ne m’ont que trop perſuadée de ma faibleſſe.

— Vous avez raiſon, Madame, reprit-il ; je ſuis injuſte. Refuſez-moi toutes les fois que je vous demanderai de pareilles choſes ; mais ne vous offenſez pourtant pas ſi je vous les demande.

Dans ce moment pluſieurs de leurs gens, qui étaient demeurez dans les allées, vinrent avertir monſieur de Clèves qu’un gentilhomme venoit le chercher de la part du roi, pour luy ordonner de ſe trouver le ſoyr à Paris.

Monſieur de Clèves fut contraint de s’en aller, & il ne put rien dire à ſa femme, ſinon qu’il la ſupplioit de venir le lendemain, & qu’il la conjuroit de croire que quoyqu’il fût affligé, il avoit pour elle une tendreſſe & une eſtime dont elle devoit eſtre ſatiſfaite.

Lorſque ce prince fut parti, que madame de Clèves demeura ſeule, qu’elle regarda ce qu’elle venoit de faire, elle en fut ſi épouvantée, qu’à peine put-elle s’imaginer que ce fût une vérité. Elle trouva qu’elle s’étoit oſté elle-meſme le cœur & l’eſtime de ſon mari, & qu’elle s’étoit creuſé un abîme dont elle ne ſortiroit jamais. Elle ſe demandoit pourquoy elle avoit foit une choſe ſi haſardeuſe, & elle trouvoit qu’elle s’y étoit engagée ſans en avoir preſque eu le deſſein. La ſingularité d’un pareil aveu, dont elle ne trouvoit point d’exemple, luy en faiſçait voir tout le péril.

Mais quand elle venoit à penſer que ce remède, quelque violent qu’il fût, étoit le ſeul qui la pouvoit défendre contre monſieur de Nemours, elle trouvoit qu’elle ne devoit point ſe repentir, & qu’elle n’avoit point trop haſardé. Elle paſſa toute la nuit, pleine d’incertitude, de trouble & de crainte, mais enfin le calme revint dans ſon eſprit. Elle trouva meſme de la douceur à avoir donné ce témoignage de fidélité à un mari qui le méritoit ſi bien, qui avoit tant d’eſtime & tant d’amitié pour elle, & qui venoit de luy en donner encore des marques par la manière dont il avoit reçu ce qu’elle luy avoit avoué.

Cependant monſieur de Nemours étoit ſorti du lieu où il avoit entendu une converſation qui le touchoit ſi ſenſiblement, & s’étoit enfoncé dans la foreſt. Ce qu’ avoit dit madame de Clèves de ſon portroit luy avoit redonné la vie, en luy faiſant connaître que c’étoit luy qu’elle ne haïſſçait pas. Il s’abandonna d’abord à cette joie ; mais elle ne fut pas longue, quand il fit réflexion que la meſme choſe qui luy venoit d’apprendre qu’il avoit touché le cœur de madame de Clèves le devoit perſuader auſſi qu’il n’en recevroit jamais nulle marque, & qu’il étoit impoſſible d’engager une perſonne qui avoit recours à un remède ſi extraordinaire. Il ſentit pourtant un plaiſir ſenſible de l’avoir réduite à cette extrémité. Il trouva de la gloire à s’eſtre foit aimer d’une femme ſi différente de toutes celles de ſon ſexe ; enfin, il ſe trouva cent fois heureux & malheureux tout enſemble. La nuit le ſurprit dans la foreſt, & il eut beaucoup de peine à retrouver le chemin de chez madame de Mercœur. Il y arriva à la pointe du jour. Il fut aſſez embarraſſé de rendre compte de ce qui l’avoit retenu ; il s’en démeſla le mieux qu’il luy fut poſſible, & revint ce jour meſme à Paris avec le vidame.

Ce prince étoit ſi rempli de ſa paſſion, & ſi ſurpris de ce qu’il avoit entendu, qu’il tomba dans une imprudence aſſez ordinaire, qui eſt de parler en termes généraux de ſes ſentiments particuliers, & de conter ſes propres aventures ſous des noms empruntez. En revenant il tourna la converſation ſur l’amour, il exagéra le plaiſir d’eſtre amoureux d’une perſonne digne d’eſtre aimée. Il parla des effets bizarres de cette paſſion & enfin ne pouvant renfermer en luy-meſme l’étonnement que luy donnoit l’action de madame de Clèves, il la conta au vidame, ſans luy nommer la perſonne, & ſans luy dire qu’il y eût aucune part ; mais il la conta avec tant de chaleur & avec tant d’admiration que le vidame ſoupçonna aiſément que cette hiſtoire regardoit ce prince. Il le preſſa extreſmement de le luy avouer. Il luy dit qu’il connaiſſçait depuis longtemps qu’il avoit quelque paſſion violente, & qu’il y avoit de l’injuſtice de ſe défier d’un homme qui luy avoit confié le ſecret de ſa vie. Monſieur de Nemours étoit trop amoureux pour avouer ſon amour ; il l’avoit toujours caché au vidame, quoyque ce fût l’homme de la cour qu’il aimat le mieux. Il luy répondit qu’un de ſes amis luy avoit conté cette aventure & luy avoit foit promettre de n’en point parler, & qu’il le conjuroit auſſi de garder ce ſecret. Le vidame l’aſſura qu’il n’en parleroit point ; néanmoins monſieur de Nemours ſe repentit de luy en avoir tant appris.

Cependant, monſieur de Clèves étoit allé trouver le roi, le cœur pénétré d’une douleur mortelle. Jamais mari n’avoit eu une paſſion ſi violente pour ſa femme, & ne l’avoit tant eſtimée. Ce qu’il venoit d’apprendre ne luy oſtoit pas l’eſtime ; mais elle luy en donnoit d’une eſpèce différente de celle qu’il avoit eue juſqu’alors. Ce qui l’occupoit le plus étoit l’envie de deviner celuy qui avoit ſu luy plaire. Monſieur de Nemours luy vint d’abord dans l’eſprit, comme ce qu’il y avoit de plus aimable à la cour, & le chevalier de Guiſe & le maréchal de Saint-André, comme deux hommes qui avaient penſé à luy plaire & qui luy rendaient encore beaucoup de ſoyns ; de ſorte qu’ il s’arreſta à croire qu’il falloit que ce fût l’un des trois. Il arriva au Louvre, & le roi le mena dans ſon cabinet pour luy dire qu’il l’avoit choiſi pour conduire Madame en Eſpagne ; qu’il avoit cru que perſonne ne s’acquitteroit mieux que luy de cette commiſſion, & que perſonne auſſi ne feroit tant d’honneur à la France que madame de Clèves. Monſieur de Clèves reçut l’honneur de ce choix comme il le devait, & le regarda meſme comme une choſe qui éloigneroit ſa femme de la cour, ſans qu’il parût de changement dans ſa conduite. Néanmoins le temps de ce départ étoit encore trop éloigné pour eſtre un remède à l’embarras où il ſe trouvait. Il écrivit à l’heure meſme à madame de Clèves, pour luy apprendre ce que le roi venoit de luy dire, & luy manda encore qu’ il vouloit abſolument qu’elle revînt à Paris. Elle y revint comme il l’ordonnait, & lorſqu’ils ſe virent, ils ſe trouvèrent tous deux dans une triſteſſe extraordinaire.

Monſieur de Clèves luy parla comme le plus honneſte homme du monde, & le plus digne de ce qu’elle avoit fait.

— Je n’ai nulle inquiétude de votre conduite, luy dit-il ; vous avez plus de force & plus de vertu que vous ne penſez. Ce n’eſt point auſſi la crainte de l’avenir qui m’afflige. Je ne ſuis affligé que de vous voir pour un autre des ſentiments que je n’ai pu vous donner.

— Je ne ſais que vous répondre, luy dit-elle ; je meurs de honte en vous en parlant. Épargnez-moi, je vous en conjure, de ſi cruelles converſations ; réglez ma conduite ; faites que je ne voie perſonne. C’eſt tout ce que je vous demande. Mais trouvez bon que je ne vous parle plus d’une choſe qui me foit paraître ſi peu digne de vous, & que je trouve ſi indigne de moi.

— Vous avez raiſon, Madame, répliqua-t-il ; j’abuſe de votre douceur & de votre confiance. Mais auſſi ayez quelque compaſſion de l’état où vous m’avez mis, & ſongez que, quoy que vous m’ayez dit, vous me cachez un nom qui me donne une curioſité avec laquelle je ne ſaurais vivre. Je ne vous demande pourtant pas de la ſatiſfaire ; mais je ne puis m’empeſcher de vous dire que je crois que celuy que je dois envier eſt le maréchal de Saint-André, le duc de Nemours ou le chevalier de Guiſe

— Je ne vous répondrai rien, luy dit-elle en rougiſſant, & je ne vous donnerai aucun lieu, par mes réponſes, de diminuer ni de fortifier vos ſoupçons. Mais ſi vous eſſayez de les éclaircir en m’obſervant, vous me donnerez un embarras qui paraîtra aux yeux de tout le monde Au nom de Dieu, continua-t-elle, trouvez bon que, ſur le prétexte de quelque maladie, je ne voie perſonne.

— Non, Madame, répliqua-t-il, on démeſleroit bientoſt que ce ſeroit une choſe ſuppoſée ; & de plus, je ne me veux fier qu’à vous-meſme : c’eſt le chemin que mon cœur me conſeille de prendre, & la raiſon me conſeille auſſi. De l’humeur dont vous eſtes, en vous laiſſant votre liberté, je vous donne des bornes plus étroites que je ne pourrais vous en preſcrire.

Monſieur de Clèves ne ſe trompoit pas : la confiance qu’il témoignoit à ſa femme la fortifioit davantage contre monſieur de Nemours, & luy faiſçait prendre des réſolutions plus auſtères qu’aucune contrainte n’auroit pu faire. Elle alla donc au Louvre & chez la reine dauphine à ſon ordinaire ; mais elle évitoit la préſence & les yeux de monſieur de Nemours avec tant de ſoyn, qu’elle luy oſta quaſi toute la joie qu’il avoit de ſe croire aimé d’elle. Il ne voyoit rien dans ſes actions qui ne luy perſuadat le contraire. Il ne ſavoit quaſi ſi ce qu’il avoit entendu n’étoit point un ſonge, tant il y trouvoit peu de vraiſemblance. La ſeule choſe qui l’aſſuroit qu’il ne s’étoit pas trompé étoit l’extreſme triſteſſe de madame de Clèves, quelque effort qu’elle fît pour la cacher : peut-eſtre que des regards & des paroles obligeantes n’euſſent pas tant augmenté l’amour de monſieur de Nemours que faiſçait cette conduite auſtère.

Un ſoyr que monſieur & madame de Clèves étaient chez la reine, quelqu’un dit que le bruit couroit que le roi mèneroit encore un grand ſeigneur de la cour, pour aller conduire Madame en Eſpagne. Monſieur de Clèves avoit les yeux ſur ſa femme dans le temps que l’on ajouta que ce ſeroit peut-eſtre le chevalier de Guiſe ou le maréchal de Saint-André. Il remarqua qu’elle n’avoit point été émue de ces deux noms, ni de la propoſition qu’ils fiſſent ce voyage avec elle. Cela luy fit croire que pas un des deux n’étoit celuy dont elle craignoit la préſence & voulant s’éclaircir de ſes ſoupçons, il entra dans le cabinet de la reine, où étoit le roi. Après y avoir demeuré quelque temps, il revint auprès de ſa femme, & luy dit tout bas qu’il venoit d’apprendre que ce ſeroit monſieur de Nemours qui iroit avec eux en Eſpagne.

Le nom de monſieur de Nemours & la penſée d’eſtre expoſée à le voir tous les jours pendant un long voyage en préſence de ſon mari, donna un tel trouble à madame de Clèves, qu’elle ne le put cacher ; & voulant y donner d’autres raiſons : — C’eſt un choix bien déſagréable pour vous, répondit-elle, que celuy de ce prince. Il partagera tous les honneurs, & il me ſemble que vous devriez eſſayer de faire choiſir quelque autre.

— Ce n’eſt pas la gloire, Madame, reprit monſieur de Clèves, qui vous foit appréhender que monſieur de Nemours ne vienne avec moi. Le chagrin que vous en avez vient d’une autre cauſe. Ce chagrin m’apprend ce que j’aurais appris d’une autre femme, par la joie qu’elle en auroit eue. Mais ne craignez point ; ce que je viens de vous dire n’eſt pas véritable, & je l’ai inventé pour m’aſſurer d’une choſe que je ne croyais déjà que trop.

Il ſortit après ces paroles, ne voulant pas augmenter par ſa préſence l’extreſme embarras où il voyoit ſa femme.

Monſieur de Nemours entra dans cet inſtant & remarqua d’abord l’état où étoit madame de Clèves. Il s’approcha d’elle, & luy dit tout bas qu’il n’oſçait par reſpect luy demander ce qui la rendoit plus reſveuſe que de coutume. La voix de monſieur de Nemours la fit revenir, & le regardant ſans avoir entendu ce qu’il venoit de luy dire, pleine de ſes propres penſées & de la crainte que ſon mari ne le vît auprès d’elle : — Au nom de Dieu, luy dit-elle, laiſſez-moi en repos.

— Hélas ! Madame, répondit-il, je ne vous y laiſſe que trop ; de quoy pouvez-vous vous plaindre ? Je n’oſe vous parler, je n’oſe meſme vous regarder : je ne vous approche qu’en tremblant. Par où me ſuis-je attiré ce que vous venez de me dire, & pourquoy me faites-vous paraître que j’ai quelque part au chagrin où je vous vois ?

Madame de Clèves fut bien fachée d’avoir donné lieu à monſieur de Nemours de s’expliquer plus clairement qu’il n’avoit foit en toute ſa vie. Elle le quitta, ſans luy répondre, & s’en revint chez elle, l’eſprit plus agité qu’elle ne l’avoit jamais eu. Son mari s’aperçut aiſément de l’augmentation de ſon embarras. Il vit qu’elle craignoit qu’il ne luy parlat de ce qui s’étoit paſſé. Il la ſuivit dans un cabinet où elle étoit entrée.

— Ne m’évitez point, Madame, luy dit-il, je ne vous dirai rien qui puiſſe vous déplaire ; je vous demande pardon de la ſurpriſe que je vous ay faite tantoſt. J’en ſuis aſſez puni, par ce que j’ai appris. Monſieur de Nemours étoit de tous les hommes celuy que je craignais le plus. Je vois le péril où vous eſtes ; ayez du pouvoir ſur vous pour l’amour de vous-meſme, & s’il eſt poſſible, pour l’amour de moi. Je ne vous le demande point comme un mari, mais comme un homme dont vous faites tout le bonheur, & qui a pour vous une paſſion plus tendre & plus violente que celuy que votre cœur luy préfère.

Monſieur de Clèves s’attendrit en prononçant ces dernières paroles, & eut peine à les achever. Sa femme en fut pénétrée & fondant en larmes elle l’embraſſa avec une tendreſſe & une douleur qui le mirent dans un état peu différent du ſien. Ils demeurèrent quelque temps ſans ſe rien dire, & ſe ſéparèrent ſans avoir la force de ſe parler.

Les préparatifs pour le mariage de Madame étaient achevez. Le duc d’Albe arriva pour l’épouſer. Il fut reçu avec toute la magnificence & toutes les cérémonies qui ſe pouvaient faire dans une pareille occaſion. Le roi envoya au-devant de luy le prince de Condé, les cardinaux de Lorraine & de Guiſe, les ducs de Lorraine, de Ferrare, d’Aumale, de Bouillon, de Guiſe & de Nemours. Ils avaient pluſieurs gentilſhommes, & grand nombre de pages veſtus de leurs livrées. Le roi attendit luy-meſme le duc d’Albe à la première porte du Louvre, avec les deux cents gentilſhommes ſervants, & le connétable à leur teſte. Lorſque ce duc fut proche du roi, il voulut luy embraſſer les genoux ; mais le roi l’en empeſcha & le fit marcher à ſon coſté juſque chez la reine & chez Madame, à qui le duc d’Albe apporta un préſent magnifique de la part de ſon maître. Il alla enſuite chez madame Marguerite sœur du roi, luy faire les compliments de monſieur de Savoie, & l’aſſurer qu’il arriveroit dans peu de jours. L’on fit de grandes aſſemblées au Louvre, pour faire voir au duc d’Albe, & au prince d’Orange qui l’avoit accompagné, les beautez de la cour.

Madame de Clèves n’oſa ſe diſpenſer de s’y trouver, quelque envie qu’elle en eût, par la crainte de déplaire à ſon mari qui luy commanda abſolument d’y aller. Ce qui l’y déterminoit encore davantage étoit l’abſence de monſieur de Nemours. Il étoit allé au-devant de monſieur de Savoie & après que ce prince fut arrivé, il fut obligé de ſe tenir preſque toujours auprès de luy, pour luy aider à toutes les choſes qui regardaient les cérémonies de ſes noces. Cela fit que madame de Clèves ne rencontra pas ce prince auſſi ſouvent qu’elle avoit accoutumé, & elle s’en trouvoit dans quelque ſorte de repos.

Le vidame de Chartres n’avoit pas oublié la converſation qu’il avoit eue avec monſieur de Nemours. Il luy étoit demeuré dans l’eſprit que l’aventure que ce prince luy avoit contée étoit la ſienne propre, & il l’obſervoit avec tant de ſoyn, que peut-eſtre aurait-il démeſlé la vérité, ſans que l’arrivée du duc d’Albe & celle de monſieur de Savoie firent un changement & une occupation dans la cour, qui l’empeſcha de voir ce qui auroit pu l’éclairer. L’envie de s’éclaircir, ou plutoſt la diſpoſition naturelle que l’on a de conter tout ce que l’on ſçait à ce que l’on aime, fit qu’il redit à madame de Martigues l’action extraordinaire de cette perſonne, qui avoit avoué à ſon mari la paſſion qu’elle avoit pour un autre. Il l’aſſura que monſieur de Nemours étoit celuy qui avoit inſpiré cette violente paſſion, & il la conjura de luy aider à obſerver ce prince. Madame de Martigues fut bien aiſe d’apprendre ce que luy dit le vidame ; & la curioſité qu’elle avoit toujours vue à madame la dauphine pour ce qui regardoit monſieur de Nemours luy donnoit encore plus d’envie de pénétrer cette aventure.

Peu de jour avant celuy que l’on avoit choiſi pour la cérémonie du mariage, la reine dauphine donnoit à ſouper au roi ſon beau-père & à la ducheſſe de Valentinois. Madame de Clèves, qui étoit occupée à s’habiller, alla au Louvre plus tard que de coutume. En y allant, elle trouva un gentilhomme qui la venoit quérir de la part de madame la dauphine. Comme elle entroit dans la chambre, cette princeſſe luy cria, de deſſus ſon lit où elle était, qu’elle l’attendoit avec une grande impatience.

— Je crois, Madame, luy répondit-elle, que je ne dois pas vous remercier de cette impatience, & qu’elle eſt ſans doute cauſée par quelque autre choſe que par l’envie de me voir.

— Vous avez raiſon, répliqua la reine dauphine ; mais néanmoins vous devez m’en eſtre obligée ; car je veux vous apprendre une aventure que je ſuis aſſurée que vous ſerez bien aiſe de ſavoir.

Madame de Clèves ſe mit à genoux devant ſon lit, & par bonheur pour elle, elle n’avoit pas le jour au viſage.

— Vous ſavez, luy dit cette reine, l’envie que nous avions de deviner ce qui cauſçait le changement qui paraît au duc de Nemours : je crois le ſavoir, & c’eſt une choſe qui vous ſurprendra. Il eſt éperdument amoureux & fort aimé d’une des plus belles perſonnes de la cour.

Ces paroles, que madame de Clèves ne pouvoit s’attribuer, puiſqu’elle ne croyoit pas que perſonne sût qu’elle aimoit ce prince, luy causèrent une douleur qu’il eſt aiſé de s’imaginer.

— Je ne vois rien en cela, répondit-elle, qui doive ſurprendre d’un homme de l’age de monſieur de Nemours & foit comme il eſt.

— Ce n’eſt pas auſſi, reprit madame la dauphine, ce qui vous doit étonner ; mais c’eſt de ſavoir que cette femme qui aime monſieur de Nemours ne luy en a jamais donné aucune marque, & que la peur qu’elle a eue de n’eſtre pas toujours maîtreſſe de ſa paſſion a foit qu’elle l’a avouée à ſon mari, afin qu’il l’oſtat de la cour. Et c’eſt monſieur de Nemours luy-meſme qui a conté ce que je vous dis.

Si madame de Clèves avoit eu d’abord de la douleur par la penſée qu’elle n’avoit aucune part à cette aventure, les dernières paroles de madame la dauphine luy donnèrent du déſeſpoir, par la certitude de n’y en avoir que trop. Elle ne put répondre, & demeura la teſte penchée ſur le lit pendant que la reine continuoit de parler, ſi occupée de ce qu’elle diſçait qu’elle ne prenoit pas garde à cet embarras. Lorſque madame de Clèves fut un peu remiſe : — Cette hiſtoire ne me paraît guère vraiſemblable, Madame, répondit-elle, & je voudrais bien ſavoir qui vous l’a contée.

— C’eſt madame de Martigues, répliqua madame la dauphine, qui l’a appriſe du vidame de Chartres. Vous ſavez qu’il en eſt amoureux ; il la luy a confiée comme un ſecret, & il la ſçait du duc de Nemours luy-meſme. Il eſt vrai que le duc de Nemours ne luy a pas dit le nom de la dame, & ne luy a pas meſme avoué que ce fût luy qui en fût aimé ; mais le vidame de Chartres n’en doute point.

Comme la reine dauphine achevoit ces paroles, quelqu’un s’approcha du lit. Madame de Clèves étoit tournée d’ une ſorte qui l’empeſchoit de voir qui c’étoit ; mais elle n’en douta pas, lors que madame la dauphine ſe récria avec un air de gaieté & de ſurpriſe.

— Le voilà luy-meſme, & je veux luy demander ce qui en eſt.

Madame de Clèves connut bien que c’étoit le duc de Nemours, comme ce l’étoit en effet. Sans ſe tourner de ſon coſté, elle s’avança avec précipitation vers madame la dauphine, & luy dit tout bas qu’il falloit bien ſe garder de luy parler de cette aventure ; qu’il l’avoit confiée au vidame de Chartres ; & que ce ſeroit une choſe capable de les brouiller. Madame la dauphine luy répondit, en riant, qu’elle étoit trop prudente, & ſe retourna vers monſieur de Nemours. Il étoit paré pour l’aſſemblée du ſoyr, et, prenant la parole avec cette grace qui luy étoit ſi naturelle : — Je crois, Madame, luy dit-il, que je puis penſer ſans témérité, que vous parliez de moy quand je ſuis entré, que vous aviez deſſein de me demander quelque choſe, & que madame de Clèves s’y oppoſe.

— Il eſt vrai, répondit madame la dauphine ; mais je n’aurai pas pour elle la complaiſance que j’ai accoutumé d’avoir. Je veux ſavoir de vous ſi une hiſtoire que l’on m’a contée eſt véritable, & ſi vous n’eſtes pas celuy qui eſtes amoureux, & aimé d’ une femme de la cour, qui vous cache ſa paſſion avec ſoyn & qui l’a avouée à ſon mari.

Le trouble & l’embarras de madame de Clèves étaient au-delà de tout ce que l’on peut s’imaginer, & ſi la mort ſe fût préſentée pour la tirer de cet état, elle l’auroit trouvée agréable. Mais monſieur de Nemours étoit encore plus embarraſſé, s’il eſt poſſible. Le diſcours de madame la dauphine, dont il avoit eu lieu de croire qu’il n’étoit pas haï, en préſence de madame de Clèves, qui étoit la perſonne de la cour en qui elle avoit le plus de confiance, & qui en avoit auſſi le plus en elle, luy donnoit une ſi grande confuſion de penſées bizarres, qu’il luy fut impoſſible d’eſtre maître de ſon viſage. L’embarras où il voyoit madame de Clèves par ſa faute, & la penſée du juſte ſujet qu’il luy donnoit de le haïr, luy cauſa un ſaiſiſſement qui ne luy permit pas de répondre. Madame la dauphine voyant à quel point il étoit interdit : — Regardez-le, regardez-le, dit-elle à madame de Clèves, & jugez ſi cette aventure n’eſt pas la ſienne.

Cependant monſieur de Nemours revenant de ſon premier trouble, & voyant l’importance de ſortir d’un pas ſi dangereux, ſe rendit maître tout d’un coup de ſon eſprit & de ſon viſage.

— J’avoue, Madame, dit-il, que l’on ne peut eſtre plus ſurpris & plus affligé que je le ſuis de l’infidélité que m’a faite le vidame de Chartres, en racontant l’aventure d’un de mes amis que je luy avais confiée. Je pourrais m’en venger, continua-t-il en ſouriant avec un air tranquille, qui oſta quaſi à madame la dauphine les ſoupçons qu’elle venoit d’avoir. Il m’a confié des choſes qui ne ſont pas d’une médiocre importance ; mais je ne ſais, Madame, pourſuivit-il, pourquoy vous me faites l’honneur de me meſler à cette aventure. Le vidame ne peut pas dire qu’elle me regarde, puiſque je luy ay dit le contraire. La qualité d’un homme amoureux me peut convenir ; mais pour celle d’un homme aimé, je ne crois pas, Madame, que vous puiſſiez me la donner.

Ce prince fut bien aiſe de dire quelque choſe à madame la dauphine, qui eût du rapport à ce qu’il luy avoit foit paraître en d’autres temps, afin de luy détourner l’eſprit des penſées qu’elle avoit pu avoir. Elle crut bien auſſi entendre ce qu’il diſçait ; mais ſans y répondre, elle continua à luy faire la guerre de ſon embarras

— J’ai été troublé, Madame, luy répondit-il, pour l’intéreſt de mon ami, & par les juſtes reproches qu’il me pourroit faire d’avoir redit une choſe qui luy eſt plus chère que la vie. Il ne me l’a néanmoins confiée qu’à demi, & il ne m’a pas nommé la perſonne qu’il aime. Je ſais ſeulement qu’il eſt l’homme du monde le plus amoureux & le plus à plaindre.

— Le trouvez-vous ſi à plaindre, répliqua madame la dauphine, puiſqu’il eſt aimé ?

— Croyez-vous qu’il le ſoyt, Madame, reprit-il, & qu’une perſonne, qui auroit une véritable paſſion, pût la découvrir à ſon mari ? Cette perſonne ne connaît pas ſans doute l’amour, & elle a pris pour luy une légère reconnaiſſance de l’attachement que l’on a pour elle. Mon ami ne ſe peut flatter d’aucune eſpérance ; mais, tout malheureux qu’il eſt, il ſe trouve heureux d’avoir du moins donné la peur de l’aimer, & il ne changeroit pas ſon état contre celuy du plus heureux amant du monde.

— Votre ami a une paſſion bien aiſée à ſatiſfaire, dit madame la dauphine, & je commence à croire que ce n’eſt pas de vous dont vous parlez. Il ne s’en faut guère, continua-t-elle, que je ne ſoys de l’avis de madame de Clèves, qui ſoutient que cette aventure ne peut eſtre véritable.

— Je ne crois pas en effect qu’elle le puiſſe eſtre, reprit madame de Clèves qui n’avoit point encore parlé ; & quand il ſeroit poſſible qu’elle le fût, par où l’aurait-on pu ſavoir ? Il n’y a pas d’apparence qu’une femme, capable d’une choſe ſi extraordinaire, eût la faibleſſe de la raconter ; apparemment ſon mari ne l’auroit pas racontée non plus, ou ce ſeroit un mari bien indigne du procédé que l’on auroit eu avec luy.

Monſieur de Nemours, qui vit les ſoupçons de madame de Clèves ſur ſon mari, fut bien aiſe de les luy confirmer. Il ſavoit que c’étoit le plus redoutable rival qu’il eût à détruire.

— La jalouſie, répondit-il, & la curioſité d’en ſavoir peut-eſtre davantage que l’on ne luy en a dit peuvent faire faire bien des imprudences à un mari.

Madame de Clèves étoit à la dernière épreuve de ſa force & de ſon courage, & ne pouvant plus ſoutenir la converſation, elle alloit dire qu’elle ſe trouvoit mal, lors que, par bonheur pour elle, la ducheſſe de Valentinois entra, qui dit à madame la dauphine que le roi alloit arriver. Cette reine paſſa dans ſon cabinet pour s’habiller. Monſieur de Nemours s’approcha de madame de Clèves, comme elle la vouloit ſuivre.

— Je donnerais ma vie, Madame, luy dit-il, pour vous parler un moment ; mais de tout ce que j’aurais d’important à vous dire, rien ne me le paraît davantage que de vous ſupplier de croire que ſi j’ai dit quelque choſe où madame la dauphine puiſſe prendre part, je l’ai foit par des raiſons qui ne la regardent pas.

Madame de Clèves ne fit pas ſemblant d’entendre monſieur de Nemours ; elle le quitta ſans le regarder & ſe mit à ſuivre le roi qui venoit d’entrer. Comme il y avoit beaucoup de monde, elle s’embarraſſa dans ſa robe, & fit un faux pas : elle ſe ſervit de ce prétexte pour ſortir d’un lieu où elle n’avoit pas la force de demeurer, et, feignant de ne ſe pouvoir ſoutenir, elle s’en alla chez elle.

Monſieur de Clèves vint au Louvre & fut étonné de n’y pas trouver ſa femme : on luy dit l’accident qui luy étoit arrivé. Il s’en retourna à l’heure meſme pour apprendre de ſes nouvelles ; il la trouva au lit, & il ſut que ſon mal n’étoit pas conſidérable. Quand il eut été quelque temps auprès d’elle, il s’aperçut qu’elle étoit dans une triſteſſe ſi exceſſive qu’il en fut ſurpris.

— Qu’avez-vous, Madame ? luy dit-il. Il me paraît que vous avez quelque autre douleur que celle dont vous vous plaignez ?

— J’ai la plus ſenſible affliction que je pouvais jamais avoir, répondit-elle ; quel uſage avez-vous foit de la confiance extraordinaire ou, pour mieux dire, folle que j’ai eue en vous ? Ne méritais-je pas le ſecret, & quand je ne l’aurais pas mérité, votre propre intéreſt ne vous y engageait-il pas ? Fallait-il que la curioſité de ſavoir un nom que je ne dois pas vous dire vous obligeat à vous confier à quelqu’un pour tacher de le découvrir ? Ce ne peut eſtre que cette ſeule curioſité qui vous ait foit faire une ſi cruelle imprudence, les ſuites en ſont auſſi facheuſes qu’elles pouvaient l’eſtre. Cette aventure eſt ſue, & on me la vient de conter, ne ſachant pas que j’y euſſe le principal intéreſt.

— Que me dites-vous, Madame ? luy répondit-il. Vous m’accuſez d’avoir conté ce qui s’eſt paſſé entre vous & moi, & vous m’apprenez que la choſe eſt ſue ? Je ne me juſtifie pas de l’avoir redite ; vous ne le ſauriez croire, & il faut ſans doute que vous ayez pris pour vous ce que l’on vous a dit de quelque autre.

— Ah ! Monſieur, reprit-elle, il n’y a pas dans le monde une autre aventure pareille à la mienne ; il n’y a point une autre femme capable de la meſme choſe. Le haſard ne peut l’avoir foit inventer ; on ne l’a jamais imaginée, & cette penſée n’eſt jamais tombée dans un autre eſprit que le mien. Madame la dauphine vient de me conter toute cette aventure ; elle l’a ſue par le vidame de Chartres, qui la ſçait de monſieur de Nemours.

— Monſieur de Nemours ! s’écria monſieur de Clèves, avec une action qui marquoit du tranſport & du déſeſpoir. Quoi ! monſieur de Nemours ſçait que vous l’aimez, & que je le ſais ?

— Vous voulez toujours choiſir monſieur de Nemours plutoſt qu’un autre, répliqua-t-elle : je vous ay dit que je ne vous répondrai jamais ſur vos ſoupçons. J’ignore ſi monſieur de Nemours ſçait la part que j’ai dans cette aventure & celle que vous luy avez donnée ; mais il l’a contée au vidame de Chartres & luy a dit qu’il la ſavoit d’un de ſes amis, qui ne luy avoit pas nommé la perſonne. Il faut que cet ami de monſieur de Nemours ſoyt des voſtres, & que vous vous ſoyez fié à luy pour tacher de vous éclaircir.

— A-t-on un ami au monde à qui on voulût faire une telle confidence, reprit monſieur de Clèves, & voudrait-on éclaircir ſes ſoupçons au prix d’apprendre à quelqu’un ce que l’on ſouhaiteroit de ſe cacher à ſoy-meſme ? Songez plutoſt Madame, à qui vous avez parlé. Il eſt plus vraiſemblable que ce ſoyt par vous que par moy que ce ſecret ſoyt échappé. Vous n’avez pu ſoutenir toute ſeule l’embarras où vous vous eſtes trouvée, & vous avez cherché le ſoulagement de vous plaindre avec quelque confidente qui vous a trahie.

— N’achevez point de m’accabler, s’écria-t-elle, & n’ayez point la dureté de m’accuſer d’une faute que vous avez faite. Pouvez-vous m’en ſoupçonner, & puiſque j’ai été capable de vous parler, ſuis-je capable de parler à quelque autre ?

L’aveu que madame de Clèves avoit foit à ſon mari étoit une ſi grande marque de ſa ſincérité, & elle nioit ſi fortement de s’eſtre confiée à perſonne, que monſieur de Clèves ne ſavoit que penſer. D’un autre coſté, il étoit aſſuré de n’avoir rien redit ; c’étoit une choſe que l’on ne pouvoit avoir devinée, elle étoit ſue ; ainſi il falloit que ce fût par l’un des deux. Mais ce qui luy cauſçait une douleur violente, étoit de ſavoir que ce ſecret étoit entre les mains de quelqu’un, & qu’apparemment il ſeroit bientoſt divulgué.

Madame de Clèves penſçait à peu près les meſmes choſes, elle trouvoit également impoſſible que ſon mari eût parlé, & qu’il n’eût pas parlé. Ce qu’avoit dit monſieur de Nemours que la curioſité pouvoit faire faire des imprudences à un mari, luy paraiſſçait ſe rapporter ſi juſte à l’état de monſieur de Clèves, qu’elle ne pouvoit croire que ce fût une choſe que le haſard eût foit dire ; & cette vraiſemblance la déterminoit à croire que monſieur de Clèves avoit abuſé de la confiance qu’elle avoit en luy. Ils étaient ſi occupez l’un & l’autre de leurs penſées, qu’ils furent longtemps ſans parler, & ils ne ſortirent de ce ſilence, que pour redire les meſmes choſes qu’ils avaient déjà dites pluſieurs fois, & demeurèrent le cœur & l’eſprit plus éloignez & plus altérez qu’ils ne les avaient encore eus.

Il eſt aiſé de s’imaginer en quel état ils paſſèrent la nuit. Monſieur de Clèves avoit épuiſé toute ſa conſtance à ſoutenir le malheur de voir une femme qu’il adorait, touchée de paſſion pour un autre. Il ne luy reſtoit plus de courage ; il croyoit meſme n’en devoir pas trouver dans une choſe où ſa gloire & ſon honneur étaient ſi vivement bleſſez. Il ne ſavoit plus que penſer de ſa femme ; il ne voyoit plus quelle conduite il luy devoit faire prendre, ni comment il ſe devoit conduire luy-meſme ; & il ne trouvoit de tous coſtez que des précipices & des abîmes. Enfin, après une agitation & une incertitude tres-longues, voyant qu’il devoit bientoſt s’en aller en Eſpagne, il prit le parti de ne rien faire qui pût augmenter les ſoupçons ou la connaiſſance de ſon malheureux état. Il alla trouver madame de Clèves, & luy dit qu’il ne s’agiſſçait pas de démeſler entre eux qui avoit manqué au ſecret ; mais qu’il s’agiſſçait de faire voir que l’hiſtoire que l’on avoit contée étoit une fable où elle n’avoit aucune part ; qu’il dépendoit d’elle de le perſuader à monſieur de Nemours & aux autres ; qu’elle n’avoit qu’à agir avec luy, avec la ſévérité & la froideur qu’elle devoit avoir pour un homme qui luy témoignoit de l’amour ; que par ce procédé elle luy oſteroit aiſément l’opinion qu’elle eût de l’inclination pour luy ; qu’ainſi, il ne falloit point s’affliger de tout ce qu’il auroit pu penſer, parce que, ſi dans la ſuite elle ne faiſçait paraître aucune faibleſſe, toutes ſes penſées ſe détruiraient aiſément, & que ſurtout il falloit qu’elle allat au Louvre & aux aſſemblées comme à l’ordinaire.

Après ces paroles, monſieur de Clèves quitta ſa femme ſans attendre ſa réponſe. Elle trouva beaucoup de raiſon dans tout ce qu’il luy dit, & la colère où elle étoit contre monſieur de Nemours luy fit croire qu’elle trouveroit auſſi beaucoup de facilité à l’exécuter ; mais il luy parut difficyle de ſe trouver à toutes les cérémonies du mariage, & d’y paraître avec un viſage tranquille & un eſprit libre ; néanmoins comme elle devoit porter la robe de madame la dauphine, & que c’étoit une choſe où elle avoit été préférée à pluſieurs autres princeſſes, il n’y avoit pas moyen d’y renoncer, ſans faire beaucoup de bruit & ſans en faire chercher des raiſons. Elle ſe réſolut donc de faire un effort ſur elle-meſme ; mais elle prit le reſte du jour pour s’y préparer, & pour s’abandonner à tous les ſentiments dont elle étoit agitée. Elle s’enferma ſeule dans ſon cabinet. De tous ſes maux, celuy qui ſe préſentoit à elle avec le plus de violence, étoit d’avoir ſujet de ſe plaindre de monſieur de Nemours, & de ne trouver aucun moyen de le juſtifier. Elle ne pouvoit douter qu’il n’eût conté cette aventure au vidame de Chartres ; il l’avoit avoué, & elle ne pouvoit douter auſſi, par la manière dont il avoit parlé, qu’il ne sût que l’aventure la regardait. Comment excuſer une ſi grande imprudence, & qu’étoit devenue l’extreſme diſcrétion de ce prince dont elle avoit été ſi touchée ?

— « Il a été diſcret, diſçait-elle, tant qu’il a cru eſtre malheureux ; mais une penſée d’un bonheur, meſme incertain, a fini ſa diſcrétion. Il n’a pu s’imaginer qu’il étoit aimé, ſans vouloir qu’on le sût. Il a dit tout ce qu’il pouvoit dire ; je n’ai pas avoué que c’étoit luy que j’aimais, il l’a ſoupçonné, & il a laiſſé voir ſes ſoupçons. S’il eût eu des certitudes, il en auroit uſé de la meſme ſorte. J’ai eu tort de croire qu’il y eût un homme capable de cacher ce qui flatte ſa gloire. C’eſt pourtant pour cet homme, que j’ai cru ſi différent du reſte des hommes, que je me trouve comme les autres femmes, étant ſi éloignée de leur reſſembler. J’ai perdu le cœur & l’eſtime d’un mari qui devoit faire ma félicyté. Je ſerai bientoſt regardée de tout le monde comme une perſonne qui a une folle & violente paſſion. Celuy pour qui je l’ai ne l’ignore plus ; & c’eſt pour éviter ces malheurs que j’ai haſardé tout mon repos & meſme ma vie »

Ces triſtes réflexions étaient ſuivies d’un torrent de larmes ; mais quelque douleur dont elle ſe trouvat accablée, elle ſentoit bien qu’elle auroit eu la force de les ſupporter, ſi elle avoit été ſatiſfaite de monſieur de Nemours.

Ce prince n’étoit pas dans un état plus tranquille. L’imprudence, qu’il avoit faite d’avoir parlé au vidame de Chartres, & les cruelles ſuites de cette imprudence luy donnaient un déplaiſir mortel. Il ne pouvoit ſe repréſenter, ſans eſtre accablé, l’embarras, le trouble & l’affliction où il avoit vu madame de Clèves. Il étoit inconſolable de luy avoir dit des choſes ſur cette aventure, qui bien que galantes par elles-meſmes, luy paraiſſaient, dans ce moment, groſſières & peu polies, puiſqu’elles avaient foit entendre à madame de Clèves qu’il n’ignoroit pas qu’elle étoit cette femme qui avoit une paſſion violente & qu’il étoit celuy pour qui elle l’avait. Tout ce qu’il eût pu ſouhaiter, eût été une converſation avec elle ; mais il trouvoit qu’il la devoit craindre plutoſt que de la déſirer.

— « Qu’aurais-je à luy dire ? s’écriait-il. Irai-je encore luy montrer ce que je ne luy ay déjà que trop foit connaître ? Lui ferai-je voir que je ſais qu’elle m’aime, moy qui n’ai jamais ſeulement oſé luy dire que je l’aimais ? Commencerai-je à luy parler ouvertement de ma paſſion, afin de luy paraître un homme devenu hardi par des eſpérances ? Puis-je penſer ſeulement à l’approcher, & oſerais-je luy donner l’embarras de ſoutenir ma vue ? Par où pourrais-je me juſtifier ? Je n’ai point d’excuſe, je ſuis indigne d’eſtre regardé de madame de Clèves, & je n’eſpère pas auſſi qu’elle me regarde jamais. Je ne luy ay donné par ma faute de meilleurs moyens pour ſe défendre contre moy que tous ceux qu’elle cherchoit & qu’elle eût peut-eſtre cherchez inutilement. Je perds par mon imprudence le bonheur & la gloire d’eſtre aimé de la plus aimable & de la plus eſtimable perſonne du monde ; mais ſi j’avais perdu ce bonheur, ſans qu’elle en eût ſouffert, & ſans luy avoir donné une douleur mortelle, ce me ſeroit une conſolation ; & je ſens plus dans ce moment le mal que je luy ay foit que celuy que je me ſuis foit auprès d’elle. »

Monſieur de Nemours fut longtemps à s’affliger & à penſer les meſmes choſes. L’envie de parler à madame de Clèves luy venoit toujours dans l’eſprit. Il ſongea à en trouver les moyens, il penſa à luy écrire ; mais enfin, il trouva qu’après la faute qu’il avoit faite, & de l’humeur dont elle était, le mieux qu’il pût faire étoit de luy témoigner un profond reſpect par ſon affliction & par ſon ſilence, de luy faire voir meſme qu’il n’oſçait ſe préſenter devant elle, & d’attendre ce que le temps, le haſard & l’inclination qu’elle avoit pour luy, pourraient faire en ſa faveur. Il réſolut auſſi de ne point faire de reproches au vidame de Chartres de l’infidélité qu’il luy avoit faite, de peur de fortifier ſes ſoupçons.

Les fiançailles de Madame, qui ſe faiſaient le lendemain, & le mariage qui ſe faiſçait le jour ſuivant, occupaient tellement toute la cour que madame de Clèves & monſieur de Nemours cachèrent aiſément au public leur triſteſſe & leur trouble. Madame la dauphine ne parla meſme qu’en paſſant à madame de Clèves de la converſation qu’elles avaient eue avec monſieur de Nemours, & monſieur de Clèves affecta de ne plus parler à ſa femme de tout ce qui s’étoit paſſé : de ſorte qu’elle ne ſe trouva pas dans un auſſi grand embarras qu’elle l’avoit imaginé. Les fiançailles ſe firent au Louvre, et, après le feſtin & le bal, toute la maiſon royale alla coucher à l’éveſché comme c’étoit la coutume. Le matin, le duc d’Albe, qui n’étoit jamais veſtu que fort ſimplement, mit un habit de drap d’or meſlé de couleur de feu, de jaune & de noir, tout couvert de pierreries, & il avoit une couronne fermée ſur la teſte. Le prince d’Orange, habillé auſſi magnifiquement avec ſes livrées, & tous les Eſpagnols ſuivis des leurs, vinrent prendre le duc d’Albe à l’hoſtel de Villeroi, où il étoit logé, & partirent, marchant quatre à quatre, pour venir à l’éveſché. Sitoſt qu’il fut arrivé, on alla par ordre à l’égliſe : le roi menoit Madame, qui avoit auſſi une couronne fermée, & ſa robe portée par meſdemoiſelles de Montpenſier & de Longueville. La reine marchoit enſuite, mais ſans couronne. Après elle, venoit la reine dauphine, Madame sœur du roi, madame de Lorraine, & la reine de Navarre, leurs robes portées par des princeſſes. Les reines & les princeſſes avaient toutes leurs filles magnifiquement habillées des meſmes couleurs qu’elles étaient veſtues : en ſorte que l’on connaiſſçait à qui étaient les filles par la couleur de leurs habits. On monta ſur l’échafaud qui étoit préparé dans l’égliſe, & l’on fit la cérémonie des mariages. On retourna enſuite dîner à l’éveſché et, ſur les cinq heures, on en partit pour aller au palais, où ſe faiſçait le feſtin, & où le parlement, les cours ſouveraines & la maiſon de ville étaient priez d’aſſiſter. Le roi, les reines, les princes & princeſſes mangèrent ſur la table de marbre dans la grande ſalle du palais, le duc d’Albe aſſis auprès de la nouvelle reine d’Eſpagne. Au-deſſous des degrez de la table de marbre & à la main droite du roi, étoit une table pour les ambaſſadeurs, les archeveſques & les chevaliers de l’ordre, & de l’autre coſté, une table pour meſſieurs du parlement.

Le duc de Guiſe, veſtu d’une robe de drap d’or friſé, ſervoit le Roi de grand-maître, monſieur le prince de Condé, de panetier, & le duc de Nemours, d’échanſon. Après que les tables furent levées, le bal commença : il fut interrompu par des ballets & par des machines extraordinaires. On le reprit enſuite ; & enfin, après minuit, le roi & toute la cour s’en retournèrent au Louvre. Quelque triſte que fût madame de Clèves, elle ne laiſſa pas de paraître aux yeux de tout le monde, & ſurtout aux yeux de monſieur de Nemours, d’une beauté incomparable. Il n’oſa luy parler, quoyque l’embarras de cette cérémonie luy en donnat pluſieurs moyens ; mais il luy fit voir tant de triſteſſe & une crainte ſi reſpectueuſe de l’approcher qu’elle ne le trouva plus ſi coupable, quoyqu’il ne luy eût rien dit pour ſe juſtifier. Il eut la meſme conduite les jours ſuivants, & cette conduite fit auſſi le meſme effect ſur le cœur de madame de Clèves.

Enfin, le jour du tournoi arriva. Les reines ſe rendirent dans les galeries & ſur les échafauds qui leur avaient été deſtinez. Les quatre tenants parurent au bout de la lice, avec une quantité de chevaux & de livrées qui faiſaient le plus magnifique ſpectacle qui eût jamais paru en France.

Le roi n’avoit point d’autres couleurs que le blanc & le noir, qu’il portoit toujours à cauſe de madame de Valentinois qui étoit veuve. Monſieur de Ferrare & toute ſa ſuite avaient du jaune & du rouge ; monſieur de Guiſe parut avec de l’incarnat & du blanc. On ne ſavoit d’abord par quelle raiſon il avoit ces couleurs ; mais on ſe ſouvint que c’étaient celles d’une belle perſonne qu’il avoit aimée pendant qu’elle étoit fille, & qu’il aimoit encore, quoyqu’il n’oſat plus le luy faire paraître. Monſieur de Nemours avoit du jaune & du noir ; on en chercha inutilement la raiſon. Madame de Clèves n’eut pas de peine à le deviner : elle ſe ſouvint d’ avoir dit devant luy qu’elle aimoit le jaune, & qu’elle étoit fachée d’eſtre blonde, parce qu’elle n’en pouvoit mettre. Ce prince crut pouvoir paraître avec cette couleur, ſans indiſcrétion, puiſque madame de Clèves n’en mettant point, on ne pouvoit ſoupçonner que ce fût la ſienne.

Jamais on n’a foit voir tant d’adreſſe que les quatre tenants en firent paraître. Quoique le roi fût le meilleur homme de cheval de ſon royaume, on ne ſavoit à qui donner l’avantage. Monſieur de Nemours avoit un agrément dans toutes ſes actions qui pouvoit faire pencher en ſa faveur des perſonnes moins intéreſſées que madame de Clèves. Sitoſt qu’elle le vit paraître au bout de la lice, elle ſentit une émotion extraordinaire & à toutes les courſes de ce prince, elle avoit de la peine à cacher ſa joie, lorſqu’il avoit heureuſement fourni ſa carrière.

Sur le ſoyr, comme tout étoit preſque fini & que l’on étoit près de ſe retirer, le malheur de l’État fit que le roi voulut encore rompre une lance. Il manda au comte de Montgomery qui étoit extreſmement adroit, qu’il ſe mît ſur la lice. Le comte ſupplia le roi de l’en diſpenſer, & allégua toutes les excuſes dont il put s’aviſer, mais le roi quaſi en colère, luy fit dire qu’il le vouloit abſolument. La reine manda au roi qu’elle le conjuroit de ne plus courir ; qu’il avoit ſi bien fait, qu’il devoit eſtre content, & qu’elle le ſupplioit de revenir auprès d’elle. Il répondit que c’étoit pour l’amour d’elle qu’il alloit courir encore, & entra dans la barrière. Elle luy renvoya monſieur de Savoie pour le prier une ſeconde fois de revenir ; mais tout fut inutile. Il courut, les lances ſe brisèrent, & un éclat de celle du comte de Montgomery luy donna dans l’oeil & y demeura. Ce prince tomba du coup, ſes écuyers & monſieur de Montmorency, qui étoit un des maréchaux du camp, coururent à luy. Ils furent étonnez de le voir ſi bleſſé ; mais le roi ne s’étonna point. Il dit que c’étoit peu de choſe, & qu’il pardonnoit au comte de Montgomery. On peut juger quel trouble & quelle affliction apporta un accident ſi funeſte dans une journée deſtinée à la joie. Sitoſt que l’on eut porté le roi dans ſon lit, & que les chirurgiens eurent viſité ſa plaie, ils la trouvèrent tres-conſidérable. Monſieur le connétable ſe ſouvint dans ce moment, de la prédiction que l’on avoit faite au roi, qu’il ſeroit tué dans un combat ſingulier ; & il ne douta point que la prédiction ne fût accomplie.

Le roi d’Eſpagne, qui étoit alors à Bruxelles, étant averti de cet accident, envoya ſon médecin, qui étoit un homme d’une grande réputation ; mais il jugea le roi ſans eſpérance.

Une cour auſſi partagée & auſſi remplie d’intéreſts oppoſez n’étoit pas dans une médiocre agitation à la veille d’un ſi grand événement ; néanmoins, tous les mouvemens étaient cachez, & l’on ne paraiſſçait occupé que de l’unique inquiétude de la ſanté du roi. Les reines, les princes & les princeſſes ne ſortaient preſque point de ſon antichambre.

Madame de Clèves, ſachant qu’elle étoit obligée d’y eſtre, qu’elle y verroit monſieur de Nemours, qu’elle ne pourroit cacher à ſon mari l’embarras que luy cauſçait cette vue, connaiſſant auſſi que la ſeule préſence de ce prince le juſtifioit à ſes yeux, & détruiſçait toutes ſes réſolutions, prit le parti de feindre d’eſtre malade. La cour étoit trop occupée pour avoir de l’attention à ſa conduite, & pour démeſler ſi ſon mal étoit faux ou véritable. Son mari ſeul pouvoit en connaître la vérité, mais elle n’étoit pas fachée qu’il la connût. Ainſi elle demeura chez elle, peu occupée du grand changement qui ſe préparoit ; et, remplie de ſes propres penſées, elle avoit toute la liberté de s’y abandonner. Tout le monde étoit chez le roi. Monſieur de Clèves venoit à de certaines heures luy en dire des nouvelles. Il conſervoit avec elle le meſme procédé qu’il avoit toujours eu, hors que, quand ils étaient ſeuls, il y avoit quelque choſe d’un peu plus froid & de moins libre. Il ne luy avoit point reparlé de tout ce qui s’étoit paſſé ; & elle n’avoit pas eu la force, & n’avoit pas meſme jugé à propos de reprendre cette converſation.

Monſieur de Nemours, qui s’étoit attendu à trouver quelques moments à parler à madame de Clèves, fut bien ſurpris & bien affligé de n’avoir pas ſeulement le plaiſir de la voir. Le mal du roi ſe trouva ſi conſidérable, que le ſeptième jour il fut déſeſpéré des médecins. Il reçut la certitude de ſa mort avec une fermeté extraordinaire, & d’autant plus admirable qu’il perdoit la vie par un accident ſi malheureux, qu’il mouroit à la fleur de ſon age, heureux, adoré de ſes peuples, & aimé d’une maîtreſſe qu’il aimoit éperdument. La veille de ſa mort, il fit faire le mariage de Madame, ſa sœur, avec monſieur de Savoie, ſans cérémonie. L’on peut juger en quel état étoit la ducheſſe de Valentinois. La reine ne permit point qu’elle vît le roi, & luy envoya demander les cachets de ce prince & les pierreries de la couronne qu’elle avoit en garde. Cette ducheſſe s’enquit ſi le roi étoit mort ; & comme on luy eut répondu que non : — Je n’ai donc point encore de maître, répondit-elle, & perſonne ne peut m’obliger à rendre ce que ſa confiance m’a mis entre les mains.

Sitoſt qu’il fut expiré au chateau des Tournelles, le duc de Ferrare, le duc de Guiſe & le duc de Nemours conduiſirent au Louvre la reine mère, le roi & la reine ſa femme. Monſieur de Nemours menoit la reine mère. Comme ils commençaient à marcher, elle ſe recula de quelques pas, & dit à la reine ſa belle-fille, que c’étoit à elle à paſſer la première ; mais il fut aiſé de voir qu’il y avoit plus d’aigreur que de bienſéance dans ce compliment. Page:La Fayette - La Princesse de Clèves - tome 3.djvu/220

LA
PRINCESSE
DE
CLEVES
TOME IV.


À PARIS
Chez Claude Barbin, au Palais
ſur le ſecond Perron de la Sainte Chapelle.

M. DC. LXXXXIX.
AVEC PRIVILEGE DU ROY


QUATRIÈME PARTIE


LE Cardinal de Lorraine s’eſtoit rendu maiſtre abſolu de l’eſprit de la Reyne Mere ; le Vidame de Chartres n’avoit plus aucune part dans ſes bonnes graces, & l’amour qu’il avoit pour Madame de Martigues, & pour la liberté l’avoit même empeſché de ſentir cette perte, autant qu’elle méritoit d’eſtre ſentie. Ce cardinal, pendant les dix jours de la maladie du Roy, avoit eu le loiſir de former ſes deſſeins, & de faire prendre à la Reine des reſolutions conformes à ce qu’il avoit projetté ; de ſorte que ſi-toſt que le Roy fut mort, la Reyne ordonna au Conneſtable de demeurer aux Tournelles auprès du Corps du feu Roy, pour faire les Ceremonies ordinaires. Cette commiſſion l’éloignoit de tout, & luy oſtoit la liberté d’agir. Il envoya un Courrier au Roy de Navarre pour le faire venir en diligence, afin de s’oppoſer enſemble à la grande élevation où il voyoit que Meſſieurs de Guiſe alloient parvenir. On donna le Commandement des Armées au Duc de Guiſe, & les Finances au Cardinal de Lorraine. La Ducheſſe de Valentinois fut chaſſée de la Cour ; on fit revenir le Cardinal de Tournon, ennemy declaré du Conneſtable, & le Chancelier Olivier, ennemy declaré de la Ducheſſe de Valentinois : Enfin la Cour changea entierement de face. Le Duc de Guiſe prit le même à porter le manteau du roi aux cérémonies des funérailles : luy & ſes frères furent entièrement les maîtres, non ſeulement par le crédit du cardinal ſur l’eſprit de la reine, mais parce que cette princeſſe crut qu’elle pourroit les éloigner, s’ils luy donnaient de l’ombrage, & qu’elle ne pourroit éloigner le connétable, qui étoit appuyé des princes du ſang.

Lorſque les cérémonies du deuil furent achevées, le connétable vint au Louvre & fut reçu du roi avec beaucoup de froideur. Il voulut luy parler en particulier ; mais le roi appela meſſieurs de Guiſe, & luy dit devant eux, qu’il luy conſeilloit de ſe repoſer ; que les finances & le commandement des armées étaient donnez, & que lorſqu’il auroit beſoin de ſes conſeils, il l’appelleroit auprès de ſa perſonne. Il fut reçu de la reine mère encore plus froidement que du roi, & elle luy fit meſme des reproches de ce qu’il avoit dit au feu roi, que ſes enfants ne luy reſſemblaient point. Le roi de Navarre arriva, & ne fut pas mieux reçu. Le prince de Condé, moins endurant que ſon frère, ſe plaignit hautement ; ſes plaintes furent inutiles, on l’éloigna de la cour ſous le prétexte de l’envoyer en Flandre ſigner la ratification de la paix. On fit voir au roi de Navarre une fauſſe lettre du roi d’Eſpagne, qui l’accuſçait de faire des entrepriſes ſur ſes places ; on luy fit craindre pour ſes terres ; enfin, on luy inſpira le deſſein de s’en aller en Béarn. La reine luy en fournit un moyen, en luy donnant la conduite de madame Éliſabeth, & l’obligea meſme à partir devant cette princeſſe ; & ainſi il ne demeura perſonne à la cour qui pût balancer le pouvoir de la maiſon de Guiſe.

Quoique ce fût une choſe facheuſe pour monſieur de Clèves de ne pas conduire madame Éliſabeth, néanmoins il ne put s’en plaindre par la grandeur de celuy qu’on luy préféroit ; mais il regrettoit moins cet emploi par l’honneur qu’il en eût reçu, que parce que c’étoit une choſe qui éloignoit ſa femme de la cour, ſans qu’il parût qu’il eût deſſein de l’en éloigner.

Peu de jours après la mort du roi, on réſolut d’aller à Reims pour le ſacre. Sitoſt qu’on parla de ce voyage, madame de Clèves, qui avoit toujours demeuré chez elle, feignant d’eſtre malade, pria ſon mari de trouver bon qu’elle ne ſuivît point la cour, & qu’elle s’en allat à Coulommiers prendre l’air & ſonger à ſa ſanté. Il luy répondit qu’il ne vouloit point pénétrer ſi c’étoit la raiſon de ſa ſanté qui l’obligeoit à ne pas faire le voyage, mais qu’il conſentoit qu’elle ne le fît point. Il n’eut pas de peine à conſentir à une choſe qu’il avoit déjà réſolue : quelque bonne opinion qu’il eût de la vertu de ſa femme, il voyoit bien que la prudence ne vouloit pas qu’il l’expoſat plus longtemps à la vue d’un homme qu’elle aimait.

Monſieur de Nemours ſut bientoſt que madame de Clèves ne devoit pas ſuivre la cour ; il ne put ſe réſoudre à partir ſans la voir, & la veille du départ, il alla chez elle auſſi tard que la bienſéance le pouvoit permettre, afin de la trouver ſeule. La fortune favoriſa ſon intention. Comme il entra dans la cour, il trouva madame de Nevers & madame de Martigues qui en ſortaient, & qui luy dirent qu’elles l’avaient laiſſée ſeule. Il monta avec une agitation & un trouble qui ne ſe peut comparer qu’à celuy qu’eut madame de Clèves, quand on luy dit que monſieur de Nemours venoit pour la voir. La crainte qu’elle eut qu’il ne luy parlat de ſa paſſion, l’appréhenſion de luy répondre trop favorablement, l’inquiétude que cette viſite pouvoit donner à ſon mari, la peine de luy en rendre compte ou de luy cacher toutes ces choſes, ſe préſentèrent en un moment à ſon eſprit, & luy firent un Si grand embarras, qu’elle prit la réſolution d’éviter la choſe du monde qu’elle ſouhaitoit peut-eſtre le plus. Elle envoya une de ſes femmes à monſieur de Nemours, qui étoit dans ſon antichambre, pour luy dire qu’elle venoit de ſe trouver mal, & qu’elle étoit bien fachée de ne pouvoir recevoir l’honneur qu’il luy vouloit faire. Quelle douleur pour ce prince de ne pas voir madame de Clèves, & de ne la pas voir parce qu’elle ne vouloit pas qu’il la vît ! Il s’en alloit le lendemain ; il n’avoit plus rien à eſpérer du haſard. Il ne luy avoit rien dit depuis cette converſation de chez madame la dauphine, & il avoit lieu de croire que la faute d’avoir parlé au vidame avoit détruit toutes ſes eſpérances ; enfin il s’en alloit avec tout ce qui peut aigrir une vive douleur.

Sitoſt que madame de Clèves fut un peu remiſe du trouble que luy avoit donné la penſée de la viſite de ce prince, toutes les raiſons qui la luy avaient foit refuſer diſparurent ; elle trouva meſme qu’elle avoit foit une faute, & ſi elle eût oſſé ou qu’il eût encore été aſſez à temps, elle l’auroit foit rappeler.

Meſdames de Nevers & de Martigues, en ſortant de chez elle, allèrent chez la reine dauphine ; monſieur de Clèves y était. Cette princeſſe leur demanda d’où elles venaient ; elles luy dirent qu’elles venaient de chez monſieur de Clèves, où elles avaient paſſé une partie de l’après-dînée avec beaucoup de monde, & qu’elles n’y avaient laiſſé que monſieur de Nemours. Ces paroles, qu’elles croyaient ſi indifférentes, ne l’étaient pas pour monſieur de Clèves. Quoiqu’il dût bien s’imaginer que monſieur de Nemours pouvoit trouver ſouvent des occaſions de parler à ſa femme, néanmoins la penſée qu’il étoit chez elle, qu’il y étoit ſeul & qu’il luy pouvoit parler de ſon amour, luy parut dans ce moment une choſe ſi nouvelle & ſi inſupportable, que la jalouſie s’alluma dans ſon cœur avec plus de violence qu’elle n’avoit encore fait. Il luy fut impoſſible de demeurer chez la reine ; il s’en revint, ne ſachant pas meſme pourquoy il revenait, & s’il avoit deſſein d’aller interrompre monſieur de Nemours. Sitoſt qu’il approcha de chez luy, il regarda s’il ne verroit rien qui luy pût faire juger ſi ce prince y étoit encore : il ſentit du ſoulagement en voyant qu’il n’y étoit plus, & il trouva de la douceur à penſer qu’il ne pouvoit y avoir demeuré longtemps. Il s’imagina que ce n’étoit peut-eſtre pas monſieur de Nemours, dont il devoit eſtre jaloux : & quoyqu’il n’en doutat point, il cherchoit à en douter ; mais tant de choſes l’en auraient perſuadé, qu’il ne demeuroit pas longtemps dans cette incertitude qu’il déſirait. Il alla d’abord dans la chambre de ſa femme, & après luy avoir parlé quelque temps de choſes indifférentes, il ne put s’empeſcher de luy demander ce qu’elle avoit foit & qui elle avoit vu ; elle luy en rendit compte. Comme il vit qu’elle ne luy nommoit point monſieur de Nemours, il luy demanda, en tremblant, ſi c’étoit tout ce qu’elle avoit vu, afin de luy donner lieu de nommer ce prince & de n’avoir pas la douleur qu’elle luy en fît une fineſſe. Comme elle ne l’avoit point vu, elle ne le luy nomma point, & monſieur de Clèves reprenant la parole avec un ton qui marquoit ſon affliction : — Et monſieur de Nemours, luy dit-il, ne l’avez-vous point vu, ou l’avez-vous oublié ?

— Je ne l’ai point vu, en effet, répondit-elle ; je me trouvais mal, & j’ai envoyé une de mes femmes luy faire des excuſes.

— Vous ne vous trouviez donc mal que pour luy, reprit monſieur de Clèves. Puiſque vous avez vu tout le monde, pourquoy des diſtinctions pour monſieur de Nemours ? Pourquoy ne vous eſt-il pas comme un autre ? Pourquoy faut-il que vous craigniez ſa vue ? Pourquoy luy laiſſez-vous voir que vous la craignez ? Pourquoy luy faites-vous connaître que vous vous ſervez du pouvoir que ſa paſſion vous donne ſur luy ? Oſeriez-vous refuſer de le voir, ſi vous ne ſaviez bien qu’il diſtingue vos rigueurs de l’incivilité ? Mais pourquoy faut-il que vous ayez des rigueurs pour luy ? D’une perſonne comme vous, Madame, tout eſt des faveurs hors l’indifférence.

— Je ne croyais pas, reprit madame de Clèves, quelque ſoupçon que vous ayez ſur monſieur de Nemours, que vous puſſiez me faire des reproches de ne l’avoir pas vu.

— Je vous en fais pourtant, Madame, répliqua-t-il, & ils ſont bien fondez : Pourquoy ne le pas voir s’il ne vous a rien dit ? Mais, Madame, il vous a parlé ; ſi ſon ſilence ſeul vous avoit témoigné ſa paſſion, elle n’auroit pas foit en vous une ſi grande impreſſion. Vous n’avez pu me dire la vérité tout entière ; vous m’en avez caché la plus grande partie ; vous vous eſtes repentie meſme du peu que vous m’avez avoué & vous n’avez pas eu la force de continuer. Je ſuis plus malheureux que je ne l’ai cru, & je ſuis le plus malheureux de tous les hommes. Vous eſtes ma femme, je vous aime comme ma maîtreſſe, & je vous en vois aimer un autre. Cet autre eſt le plus aimable de la cour, & il vous voit tous les jours, il ſçait que vous l’aimez. Eh ! j’ai pu croire, s’écria-t-il, que vous ſurmonteriez la paſſion que vous avez pour luy. Il faut que j’aie perdu la raiſon pour avoir cru qu’il fût poſſible.

— Je ne ſais, reprit triſtement madame de Clèves, ſi vous avez eu tort de juger favorablement d’un procédé auſſi extraordinaire que le mien ; mais je ne ſais ſi je ne me ſuis trompée d’avoir cru que vous me feriez juſtice ?

— N’en doutez pas, Madame, répliqua monſieur de Clèves, vous vous eſtes trompée ; vous avez attendu de moy des choſes auſſi impoſſibles que celles que j’attendais de vous. Comment pouviez-vous eſpérer que je conſervaſſe de la raiſon ? Vous aviez donc oublié que je vous aimais éperdument & que j’étais votre mari ? L’un des deux peut porter aux extrémitez : que ne peuvent point les deux enſemble ? Eh ! que ne font-ils point auſſi ! continua-t-il, je n’ai que des ſentiments violents & incertains dont je ne ſuis pas le maître. Je ne me trouve plus digne de vous ; vous ne me paraiſſez plus digne de moi. Je vous adore, je vous hais ; je vous offenſe, je vous demande pardon ; je vous admire, j’ai honte de vous admirer. Enfin il n’y a plus en moy ni de calme ni de raiſon. Je ne ſais comment j’ai pu vivre depuis que vous me parlates à Coulommiers, & depuis le jour que vous apprîtes de madame la dauphine que l’on ſavoit votre aventure. Je ne ſaurais démeſler par où elle a été ſue, ni ce qui ſe paſſa entre monſieur de Nemours & vous ſur ce ſujet : vous ne me l’expliquerez jamais, & je ne vous demande point de me l’expliquer. Je vous demande ſeulement de vous ſouvenir que vous m’avez rendu le plus malheureux homme du monde.

Monſieur de Clèves ſortit de chez ſa femme après ces paroles & partit le lendemain ſans la voir ; mais il luy écrivit une lettre pleine d’affliction, d’honneſteté & de douceur. Elle y fit une réponſe ſi touchante & ſi remplie d’aſſurances de ſa conduite paſſée & de celle qu’elle auroit à l’avenir, que, comme ſes aſſurances étaient fondées ſur la vérité & que c’étoit en effect ſes ſentiments, cette lettre fit de l’impreſſion ſur monſieur de Clèves, & luy donna quelque calme ; joint que monſieur de Nemours allant trouver le roi auſſi bien que luy, il avoit le repos de ſavoir qu’il ne ſeroit pas au meſme lieu que madame de Clèves. Toutes les fois que cette princeſſe parloit à ſon mari, la paſſion qu’il luy témoignait, l’honneſteté de ſon procédé, l’amitié qu’elle avoit pour luy, & ce qu’elle luy devait, faiſaient des impreſſions dans ſon cœur qui affaibliſſaient l’idée de monſieur de Nemours ; mais ce n’étoit que pour quelque temps ; & cette idée revenoit bientoſt plus vive & plus préſente qu’auparavant.

Les premiers jours du départ de ce prince, elle ne ſentit quaſi pas ſon abſence ; enſuite elle luy parut cruelle. Depuis qu’elle l’aimait, il ne s’étoit point paſſé de jour qu’elle n’eût craint ou eſpéré de le rencontrer & elle trouva une grande peine à penſer qu’il n’étoit plus au pouvoir du haſard de faire qu’elle le rencontrat.

Elle s’en alla à Coulommiers ; & en y allant, elle eut ſoyn d’y faire porter de grands tableaux qu’elle avoit foit copier ſur des originaux qu’avoit foit faire madame de Valentinois pour ſa belle maiſon d’Anet. Toutes les actions remarquables qui s’étaient paſſées du règne du roi étaient dans ces tableaux. Il y avoit entre autres le ſiège de Metz, & tous ceux qui s’y étaient diſtinguez étaient peints fort reſſemblants. Monſieur de Nemours étoit de ce nombre, & c’étoit peut-eſtre ce qui avoit donné envie à madame de Clèves d’avoir ces tableaux.

Madame de Martigues, qui n’avoit pu partir avec la cour, luy promit d’aller paſſer quelques jours à Coulommiers. La faveur de la reine qu’elles partageaient ne leur avoit point donné d’envie ni d’éloignement l’une de l’autre ; elles étaient amies, ſans néanmoins ſe confier leurs ſentiments. Madame de Clèves ſavoit que madame de Martigues aimoit le vidame ; mais madame de Martigues ne ſavoit pas que madame de Clèves aimat monſieur de Nemours, ni qu’elle en fût aimée. La qualité de nièce du vidame rendoit madame de Clèves plus chère à madame de Martigues ; & madame de Clèves l’aimoit auſſi comme une perſonne qui avoit une paſſion auſſi bien qu’elle, & qui l’avoit pour l’ami intime de ſon amant.

Madame de Martigues vint à Coulommiers, comme elle l’avoit promis à madame de Clèves ; elle la trouva dans une vie fort ſolitaire. Cette princeſſe avoit meſme cherché le moyen d’eſtre dans une ſolitude entière, & de paſſer les ſoyrs dans les jardins, ſans eſtre accompagnée de ſes domeſtiques. Elle venoit dans ce pavillon où monſieur de Nemours l’avoit écoutée ; elle entroit dans le cabinet qui étoit ouvert ſur le jardin. Ses femmes & ſes domeſtiques demeuraient dans l’autre cabinet, ou ſous le pavillon, & ne venaient point à elle qu’elle ne les appelat. Madame de Martigues n’avoit jamais vu Coulommiers ; elle fut ſurpriſe de toutes les beautez qu’elle y trouva & ſurtout de l’agrément de ce pavillon. Madame de Clèves & elle y paſſaient tous les ſoyrs. La liberté de ſe trouver ſeules, la nuit, dans le plus beau lieu du monde, ne laiſſçait pas finir la converſation entre deux jeunes perſonnes, qui avaient des paſſions violentes dans le cœur ; & quoyqu’elles ne s’en fiſſent point de confidence, elles trouvaient un grand plaiſir à ſe parler. Madame de Martigues auroit eu de la peine à quitter Coulommiers, ſi, en le quittant, elle n’eût dû aller dans un lieu où étoit le vidame. Elle partit pour aller à Chambord, où la cour étoit alors.

Le ſacre avoit été foit à Reims par le cardinal de Lorraine, & l’on devoit paſſer le reſte de l’été dans le chateau de Chambord, qui étoit nouvellement bati. La reine témoigna une grande joie de revoir madame de Martigues ; & après luy en avoir donné pluſieurs marques, elle luy demanda des nouvelles de madame de Clèves, & de ce qu’elle faiſçait à la campagne. Monſieur de Nemours & monſieur de Clèves étaient alors chez cette reine. Madame de Martigues, qui avoit trouvé Coulommiers admirable, en conta toutes les beautez, & elle s’étendit extreſmement ſur la deſcription de ce pavillon de la foreſt & ſur le plaiſir qu’avoit madame de Clèves de s’y promener ſeule une partie de la nuit. Monſieur de Nemours, qui connaiſſçait aſſez le lieu pour entendre ce qu’en diſçait madame de Martigues, penſa qu’il n’étoit pas impoſſible qu’il y pût voir madame de Clèves, ſans eſtre vu que d’elle. Il fit quelques queſtions à madame de Martigues pour s’en éclaircir encore ; & monſieur de Clèves qui l’avoit toujours regardé pendant que madame de Martigues avoit parlé, crut voir dans ce moment ce qui luy paſſçait dans l’eſprit. Les queſtions que fit ce prince le confirmèrent encore dans cette penſée ; en ſorte qu’il ne douta point qu’il n’eût deſſein d’aller voir ſa femme. Il ne ſe trompoit pas dans ſes ſoupçons. Ce deſſein entra ſi fortement dans l’eſprit de monſieur de Nemours, qu’après avoir paſſé la nuit à ſonger aux moyens de l’exécuter, dès le lendemain matin, il demanda congé au roi pour aller à Paris, ſur quelque prétexte qu’il inventa.

Monſieur de Clèves ne douta point du ſujet de ce voyage ; mais il réſolut de s’éclaircir de la conduite de ſa femme, & de ne pas demeurer dans une cruelle incertitude. Il eut envie de partir en meſme temps que monſieur de Nemours, & de venir luy-meſme caché découvrir quel ſuccès auroit ce voyage ; mais craignant que ſon départ ne parût extraordinaire, & que monſieur de Nemours, en étant averti, ne prît d’autres meſures, il réſolut de ſe fier à un gentilhomme qui étoit à luy, dont il connaiſſçait la fidélité & l’eſprit. Il luy conta dans quel embarras il ſe trouvait. Il luy dit quelle avoit été juſqu’alors la vertu de madame de Clèves, & luy ordonna de partir ſur les pas de monſieur de Nemours, de l’obſerver exactement, de voir s’il n’iroit point à Coulommiers, & s’il n’entreroit point la nuit dans le jardin.

Le gentilhomme qui étoit tres-capable d’une telle commiſſion, s’en acquitta avec toute l’exactitude imaginable. Il ſuivit monſieur de Nemours juſqu’à un village, à une demi-lieue de Coulommiers, où ce prince s’arreſta, & le gentilhomme devina aiſément que c’étoit pour y attendre la nuit. Il ne crut pas à propos de l’y attendre auſſi ; il paſſa le village & alla dans la foreſt, à l’endroit par où il jugeoit que monſieur de Nemours pouvoit paſſer ; il ne ſe trompa point dans tout ce qu’il avoit penſé. Sitoſt que la nuit fut venue, il entendit marcher, & quoyqu’il fît obſcur, il reconnut aiſément monſieur de Nemours. Il le vit faire le tour du jardin, comme pour écouter s’il n’y entendroit perſonne, & pour choiſir le lieu par où il pourroit paſſer le plus aiſément. Les paliſſades étaient fort hautes, & il y en avoit encore derrière, pour empeſcher qu’on ne pût entrer ; en ſorte qu’il étoit aſſez difficyle de ſe faire paſſage. Monſieur de Nemours en vint à bout néanmoins ; ſitoſt qu’il fut dans ce jardin, il n’eut pas de peine à démeſler où étoit madame de Clèves. Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet, toutes les feneſtres en étaient ouvertes ; et, en ſe gliſſant le long des paliſſades, il s’en approcha avec un trouble & une émotion qu’il eſt aiſé de ſe repréſenter. Il ſe rangea derrière une des feneſtres, qui ſervoit de porte, pour voir ce que faiſçait madame de Clèves. Il vit qu’elle étoit ſeule ; mais il la vit d’une ſi admirable beauté, qu’à peine fut-il maître du tranſport que luy donna cette vue. Il faiſçait chaud, & elle n’avoit rien ſur ſa teſte & ſur ſa gorge, que ſes cheveux confuſément rattachez. Elle étoit ſur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avoit pluſieurs corbeilles pleines de rubans ; elle en choiſit quelques-uns, & monſieur de Nemours remarqua que c’étaient des meſmes couleurs qu’il avoit portées au tournoi. Il vit qu’elle en faiſçait des nœuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu’il avoit portée quelque temps, & qu’il avoit donnée à ſa sœur, à qui madame de Clèves l’avoit priſe ſans faire ſemblant de la reconnaître pour avoir été à monſieur de Nemours. Après qu’elle eut achevé ſon ouvrage avec une grace & une douceur que répandaient ſur ſon viſage les ſentiments qu’elle avoit dans le cœur, elle prit un flambeau & s’en alla proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du ſiège de Metz, où étoit le portroit de monſieur de Nemours ; elle s’aſſit, & ſe mit à regarder ce portroit avec une attention & une reſverie que la paſſion ſeule peut donner.

On ne peut exprimer ce que ſentit monſieur de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une perſonne qu’il adoroit ; la voir ſans qu’elle sût qu’il la voyait, & la voir tout occupée de choſes qui avaient du rapport à luy & à la paſſion qu’elle luy cachait, c’eſt ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant.

Ce prince étoit auſſi tellement hors de luy-meſme, qu’il demeuroit immobile à regarder madame de Clèves, ſans ſonger que les moments luy étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il penſa qu’il devoit attendre à luy parler qu’elle allat dans le jardin ; il crut qu’il le pourroit faire avec plus de sûreté, parce qu’elle ſeroit plus éloignée de ſes femmes ; mais voyant qu’elle demeuroit dans le cabinet, il prit la réſolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ! Quelle crainte de luy déplaire ! Quelle peur de faire changer ce viſage où il y avoit tant de douceur, & de le voir devenir plein de ſévérité & de colère !

Il trouva qu’il y avoit eu de la folie, non pas à venir voir madame de Clèves ſans eſtre vu, mais à penſer de s’en faire voir ; il vit tout ce qu’il n’avoit point encore enviſagé. Il luy parut de l’extravagance dans ſa hardieſſe de venir ſurprendre au milieu de la nuit, une perſonne à qui il n’avoit encore jamais parlé de ſon amour. Il penſa qu’il ne devoit pas prétendre qu’elle le voulût écouter, & qu’elle auroit une juſte colère du péril où il l’expoſçait, par les accidents qui pouvaient arriver. Tout ſon courage l’abandonna, & il fut preſt pluſieurs fois à prendre la réſolution de s’en retourner ſans ſe faire voir. Pouſſé néanmoins par le déſir de luy parler, & raſſuré par les eſpérances que luy donnoit tout ce qu’il avoit vu, il avança quelques pas, mais avec tant de trouble qu’une écharpe qu’il avoit s’embarraſſa dans la feneſtre, en ſorte qu’il fit du bruit. Madame de Clèves tourna la teſte, et, ſoyt qu’elle eût l’eſprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnoit aſſez pour qu’elle le pût diſtinguer, elle crut le reconnaître & ſans balancer ni ſe retourner du coſté où il était, elle entra dans le lieu où étaient ſes femmes. Elle y entra avec tant de trouble qu’elle fut contrainte, pour le cacher, de dire qu’elle ſe trouvoit mal ; & elle le dit auſſi pour occuper tous ſes gens, & pour donner le temps à monſieur de Nemours de ſe retirer. Quand elle eut foit quelque réflexion, elle penſa qu’elle s’étoit trompée, & que c’étoit un effect de ſon imagination d’avoir cru voir monſieur de Nemours. Elle ſavoit qu’il étoit à Chambord, elle ne trouvoit nulle apparence qu’il eût entrepris une choſe ſi haſardeuſe ; elle eut envie pluſieurs fois de rentrer dans le cabinet, & d’aller voir dans le jardin s’il y avoit quelqu’un. Peut-eſtre ſouhaitait-elle, autant qu’elle le craignait, d’y trouver monſieur de Nemours ; mais enfin la raiſon & la prudence l’ emportèrent ſur tous ſes autres ſentiments, & elle trouva qu’il valoit mieux demeurer dans le doute où elle était, que de prendre le haſard de s’en éclaircir. Elle fut longtemps à ſe réſoudre à ſortir d’un lieu dont elle penſçait que ce prince étoit peut-eſtre ſi proche, & il étoit quaſi jour quand elle revint au chateau.

Monſieur de Nemours étoit demeuré dans le jardin, tant qu’il avoit vu de la lumière ; il n’avoit pu perdre l’eſpérance de revoir madame de Clèves, quoyqu’il fût perſuadé qu’elle l’avoit reconnu, & qu’elle n’étoit ſortie que pour l’éviter ; mais, voyant qu’on fermoit les portes, il jugea bien qu’il n’avoit plus rien à eſpérer. Il vint reprendre ſon cheval tout proche du lieu où attendoit le gentilhomme de monſieur de Clèves. Ce gentilhomme le ſuivit juſqu’ au meſme village, d’où il étoit parti le ſoyr. Monſieur de Nemours ſe réſolut d’y paſſer tout le jour, afin de retourner la nuit à Coulommiers, pour voir ſi madame de Clèves auroit encore la cruauté de le fuir, ou celle de ne ſe pas expoſer à eſtre vue ; quoyqu’il eût une joie ſenſible de l’avoir trouvée ſi remplie de ſon idée, il étoit néanmoins tres-affligé de luy avoir vu un mouvement ſi naturel de le fuir.

La paſſion n’a jamais été ſi tendre & ſi violente qu’elle l’étoit alors en ce prince. Il s’en alla ſous des ſaules, le long d’un petit ruiſſeau qui couloit derrière la maiſon où il étoit caché. Il s’éloigna le plus qu’il luy fut poſſible, pour n’eſtre vu ni entendu de perſonne ; il s’abandonna aux tranſports de ſon amour, & ſon cœur en fut tellement preſſé qu’il fut contraint de laiſſer couler quelques larmes ; mais ces larmes n’étaient pas de celles que la douleur ſeule foit répandre, elles étaient meſlées de douceur & de ce charme qui ne ſe trouve que dans l’amour.

Il ſe mit à repaſſer toutes les actions de madame de Clèves depuis qu’il en étoit amoureux ; quelle rigueur honneſte & modeſte elle avoit toujours eue pour luy, quoyqu’elle l’aimat.

— « Car, enfin, elle m’aime, diſçait-il ; elle m’aime, je n’en ſaurais douter ; les plus grands engagements & les plus grandes faveurs ne ſont pas des marques ſi aſſurées que celles que j’en ay eues. Cependant je ſuis traité avec la meſme rigueur que ſi j’étais haï ; j’ai eſpéré au temps, je n’en dois plus rien attendre ; je la vois toujours ſe défendre également contre moy & contre elle-meſme. Si je n’étais point aimé, je ſongerais à plaire ; mais je plais, on m’aime, & on me le cache. Que puis-je donc eſpérer, & quel changement dois-je attendre dans ma deſtinée ? Quoi ! je ſerai aimé de la plus aimable perſonne du monde, & je n’aurai cet excès d’amour que donnent les premières certitudes d’eſtre aimé, que pour mieux ſentir la douleur d’eſtre maltraité ! Laiſſez-moi voir que vous m’aimez, belle princeſſe, s’écria-t-il, laiſſez-moi voir vos ſentiments ; pourvu que je les connaiſſe par vous une fois en ma vie, je conſens que vous repreniez pour toujours ces rigueurs dont vous m’accablez. Regardez-moi du moins avec ces meſmes yeux dont je vous ay vue cette nuit regarder mon portroit ; pouvez-vous l’avoir regardé avec tant de douceur, & m’avoir fui moi-meſme ſi cruellement ? Que craignez-vous ? Pourquoy mon amour vous eſt-il ſi redoutable ? Vous m’aimez, vous me le cachez inutilement ; vous-meſme m’en avez donné des marques involontaires. Je ſais mon bonheur ; laiſſez-m’en jouir, & ceſſez de me rendre malheureux. Eſt-il poſſible, reprenait-il, que je ſoys aimé de madame de Clèves, & que je ſoys malheureux ? Qu’elle étoit belle cette nuit ! Comment ai-je pu réſiſter à l’envie de me jeter à ſes pieds ? Si je l’avais fait, je l’aurais peut-eſtre empeſchée de me fuir, mon reſpect l’auroit raſſurée ; mais peut-eſtre elle ne m’a pas reconnu ; je m’afflige plus que je ne dois, & la vue d’un homme, à une heure ſi extraordinaire, l’a effrayée. »

Ces meſmes penſées occupèrent tout le jour monſieur de Nemours ; il attendit la nuit avec impatience ; & quand elle fut venue, il reprit le chemin de Coulommiers. Le gentilhomme de monſieur de Clèves, qui s’étoit déguiſé afin d’eſtre moins remarqué, le ſuivit juſqu’au lieu où il l’avoit ſuivi le ſoyr d’auparavant, & le vit entrer dans le meſme jardin. Ce prince connut bientoſt que madame de Clèves n’avoit pas voulu haſarder qu’il eſſayat encore de la voir ; toutes les portes étaient fermées. Il tourna de tous les coſtez pour découvrir s’il ne verroit point de lumières ; mais ce fut inutilement.

Madame de Clèves s’étant doutée que monſieur de Nemours pourroit revenir, étoit demeurée dans ſa chambre ; elle avoit appréhendé de n’avoir pas toujours la force de le fuir, & elle n’avoit pas voulu ſe mettre au haſard de luy parler d’une manière ſi peu conforme à la conduite qu’elle avoit eue juſqu’alors.

Quoique monſieur de Nemours n’eût aucune eſpérance de la voir, il ne put ſe réſoudre à ſortir ſi toſt d’un lieu où elle étoit ſi ſouvent. Il paſſa la nuit entière dans le jardin, & trouva quelque conſolation à voir du moins les meſmes objets qu’elle voyoit tous les jours. Le ſoleil étoit levé devant qu’il penſat à ſe retirer ; mais enfin la crainte d’eſtre découvert l’obligea à s’en aller.

Il luy fut impoſſible de s’éloigner ſans voir madame de Clèves ; & il alla chez madame de Mercœur, qui étoit alors dans cette maiſon qu’elle avoit proche de Coulommiers. Elle fut extreſmement ſurpriſe de l’arrivée de ſon frère. Il inventa une cauſe de ſon voyage, aſſez vraiſemblable pour la tromper, & enfin il conduiſit ſi habilement ſon deſſein, qu’il l’obligea à luy propoſer d’elle-meſme d’aller chez madame de Clèves. Cette propoſition fut exécutée dès le meſme jour, & monſieur de Nemours dit à ſa sœur qu’il la quitteroit à Coulommiers, pour s’en retourner en diligence trouver le roi. Il fit ce deſſein de la quitter à Coulommiers, dans la penſée de l’en laiſſer partir la première ; & il crut avoir trouvé un moyen infaillible de parler à madame de Clèves.

Comme ils arrivèrent, elle ſe promenoit dans une grande allée qui borde le parterre. La vue de monſieur de Nemours ne luy cauſa pas un médiocre trouble, & ne luy laiſſa plus douter que ce ne fût luy qu’elle avoit vu la nuit précédente. Cette certitude luy donna quelque mouvement de colère, par la hardieſſe & l’imprudence qu’elle trouvoit dans ce qu’il avoit entrepris. Ce prince remarqua une impreſſion de froideur ſur ſon viſage qui luy donna une ſenſible douleur. La converſation fut de choſes indifférentes ; & néanmoins, il trouva l’art d’y faire paraître tant d’eſprit, tant de complaiſance & tant d’admiration pour madame de Clèves, qu’il diſſipa malgré elle une partie de la froideur qu’elle avoit eue d’abord.

Lorſqu’il ſe ſentit raſſuré de ſa première crainte, il témoigna une extreſme curioſité d’aller voir le pavillon de la foreſt. Il en parla comme du plus agréable lieu du monde & en fit meſme une deſcription ſi particulière, que madame de Mercœur luy dit qu’il falloit qu’il y eût été pluſieurs fois pour en connaître ſi bien toutes les beautez.

— Je ne crois pourtant pas, reprit madame de Clèves, que monſieur de Nemours y ait jamais entré ; c’eſt un lieu qui n’eſt achevé que depuis peu.

— Il n’y a pas longtemps auſſi que j’y ay été, reprit monſieur de Nemours en la regardant, & je ne ſais ſi je ne dois point eſtre bien aiſe que vous ayez oublié de m’y avoir vu.

Madame de Mercœur, qui regardoit la beauté des jardins, n’avoit point d’attention à ce que diſçait ſon frère. Madame de Clèves rougit, & baiſſant les yeux ſans regarder monſieur de Nemours : — Je ne me ſouviens point, luy dit-elle, de vous y avoir vu ; & ſi vous y avez été, c’eſt ſans que je l’aie ſu.

— Il eſt vrai, Madame, répliqua monſieur de Nemours, que j’y ay été ſans vos ordres, & j’y ay paſſé les plus doux & les plus cruels moments de ma vie.

Madame de Clèves entendoit trop bien tout ce que diſçait ce prince, mais elle n’y répondit point ; elle ſongea à empeſcher madame de Mercœur d’aller dans ce cabinet, parce que le portroit de monſieur de Nemours y était, & qu’elle ne vouloit pas qu’elle l’y vît. Elle fit ſi bien que le temps ſe paſſa inſenſiblement, & madame de Mercœur parla de s’en retourner. Mais quand madame de Clèves vit que monſieur de Nemours & ſa sœur ne s’en allaient pas enſemble, elle jugea bien à quoy elle alloit eſtre expoſée ; elle ſe trouva dans le meſme embarras où elle s’étoit trouvée à Paris & elle prit auſſi le meſme parti. La crainte que cette viſite ne fût encore une confirmation des ſoupçons qu’avoit ſon mari ne contribua pas peu à la déterminer ; & pour éviter que monſieur de Nemours ne demeurat ſeul avec elle, elle dit à madame de Mercœur qu’elle l’alloit conduire juſqu’au bord de la foreſt, & elle ordonna que ſon carroſſe la ſuivît. La douleur qu’eut ce prince de trouver toujours cette meſme continuation des rigueurs en madame de Clèves fut ſi violente qu’il en palit dans le meſme moment. Madame de Mercœur luy demanda s’il ſe trouvoit mal ; mais il regarda madame de Clèves, ſans que perſonne s’en aperçût, & il luy fit juger par ſes regards qu’il n’avoit d’autre mal que ſon déſeſpoir. Cependant il fallut qu’il les laiſſat partir ſans oſer les ſuivre, & après ce qu’il avoit dit, il ne pouvoit plus retourner avec ſa sœur ; ainſi, il revint à Paris, & en partit le lendemain.

Le gentilhomme de monſieur de Clèves l’avoit toujours obſervé : il revint auſſi à Paris, et, comme il vit monſieur de Nemours parti pour Chambord, il prit la poſte afin d’y arriver devant luy, & de rendre compte de ſon voyage. Son maître attendoit ſon retour, comme ce qui alloit décider du malheur de toute ſa vie.

Sitoſt qu’il le vit, il jugea, par ſon viſage & par ſon ſilence, qu’il n’avoit que des choſes facheuſes à luy apprendre. Il demeura quelque temps ſaiſi d’affliction, la teſte baiſſée ſans pouvoir parler ; enfin, il luy fit ſigne de la main de ſe retirer : — Allez, dit-il, je vois ce que vous avez à me dire ; mais je n’ai pas la force de l’écouter.

— Je n’ai rien à vous apprendre, répondit le gentilhomme, ſur quoy on puiſſe faire de jugement aſſuré. Il eſt vrai que monſieur de Nemours a entré deux nuits de ſuite dans le jardin de la foreſt, & qu’il a été le jour d’après à Coulommiers avec madame de Mercœur.

— C’eſt aſſez, répliqua monſieur de Clèves, c’eſt aſſez, en luy faiſant encore ſigne de ſe retirer, & je n’ai pas beſoin d’un plus grand éclairciſſement.

Le gentilhomme fut contraint de laiſſer ſon maître abandonné à ſon déſeſpoir. Il n’y en a peut-eſtre jamais eu un plus violent, & peu d’hommes d’un auſſi grand courage & d’un cœur auſſi paſſionné que monſieur de Clèves ont reſſenti en meſme temps la douleur que cauſe l’infidélité d’une maîtreſſe & la honte d’eſtre trompé par une femme.

Monſieur de Clèves ne put réſiſter à l’accablement où il ſe trouva. La fièvre luy prit dès la nuit meſme, & avec de ſi grands accidents, que dès ce moment ſa maladie parut tres-dangereuſe. On en donna avis à madame de Clèves ; elle vint en diligence. Quand elle arriva, il étoit encore plus mal, elle luy trouva quelque choſe de ſi froid & de ſi glacé pour elle, qu’elle en fut extreſmement ſurpriſe & affligée. Il luy parut meſme qu’il recevoit avec peine les ſervices qu’elle luy rendoit ; mais enfin, elle penſa que c’étoit peut-eſtre un effect de ſa maladie.

D’abord qu’elle fut à Blois, où la cour étoit alors, monſieur de Nemours ne put s’empeſcher d’avoir de la joie de ſavoir qu’elle étoit dans le meſme lieu que luy. Il eſſaya de la voir, & alla tous les jours chez monſieur de Clèves, ſur le prétexte de ſavoir de ſes nouvelles ; mais ce fut inutilement. Elle ne ſortoit point de la chambre de ſon mari, & avoit une douleur violente de l’état où elle le voyait. Monſieur de Nemours étoit déſeſpéré qu’elle fût ſi affligée ; il jugeoit aiſément combien cette affliction renouveloit l’amitié qu’elle avoit pour monſieur de Clèves, & combien cette amitié faiſçait une diverſion dangereuſe à la paſſion qu’elle avoit dans le cœur. Ce ſentiment luy donna un chagrin mortel pendant quelque temps ; mais l’extrémité du mal de monſieur de Clèves luy ouvrit de nouvelles eſpérances. Il vit que madame de Clèves ſeroit peut-eſtre en liberté de ſuivre ſon inclination, & qu’il pourroit trouver dans l’avenir une ſuite de bonheur & de plaiſirs durables. Il ne pouvoit ſoutenir cette penſée, tant elle luy donnoit de trouble & de tranſports, & il en éloignoit ſon eſprit par la crainte de ſe trouver trop malheureux, s’il venoit à perdre ſes eſpérances.

Cependant monſieur de Clèves étoit preſque abandonné des médecins. Un des derniers jours de ſon mal, après avoir paſſé une nuit tres-facheuſe, il dit ſur le matin qu’il vouloit repoſer. Madame de Clèves demeura ſeule dans ſa chambre ; il luy parut qu’au lieu de repoſer, il avoit beaucoup d’inquiétude. Elle s’approcha & ſe vint mettre à genoux devant ſon lit le viſage tout couvert de larmes. Monſieur de Clèves avoit réſolu de ne luy point témoigner le violent chagrin qu’il avoit contre elle ; mais les ſoyns qu’elle luy rendait, & ſon affliction, qui luy paraiſſçait quelquefois véritable, & qu’il regardoit auſſi quelquefois comme des marques de diſſimulation & de perfidie, luy cauſaient des ſentiments ſi oppoſez & ſi douloureux, qu’il ne les put renfermer en luy-meſme.

— Vous verſez bien des pleurs, Madame, luy dit-il, pour une mort que vous cauſez, & qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraître. Je ne ſuis plus en état de vous faire des reproches, continua-t-il avec une voix affaiblie par la maladie & par la douleur ; mais je meurs du cruel déplaiſir que vous m’avez donné. Fallait-il qu’une action auſſi extraordinaire que celle que vous aviez faite de me parler à Coulommiers eût ſi peu de ſuite ? Pourquoy m’éclairer ſur la paſſion que vous aviez pour monſieur de Nemours, ſi votre vertu n’avoit pas plus d’étendue pour y réſiſter ? Je vous aimais juſqu’à eſtre bien aiſe d’eſtre trompé, je l’avoue à ma honte ; j’ai regretté ce faux repos dont vous m’avez tiré. Que ne me laiſſiez-vous dans cet aveuglement tranquille dont jouiſſent tant de maris ? J’euſſe, peut-eſtre, ignoré toute ma vie que vous aimiez monſieur de Nemours. Je mourrai, ajoutat-il ; mais ſachez que vous me rendez la mort agréable, & qu’après m’avoir oſté l’eſtime & la tendreſſe que j’avais pour vous, la vie me feroit horreur. Que ferais-je de la vie, reprit-il, pour la paſſer avec une perſonne que j’ai tant aimée, & dont j’ai été ſi cruellement trompé, ou pour vivre ſéparé de cette meſme perſonne, & en venir à un éclat & à des violences ſi oppoſées à mon humeur & à la paſſion que j’avais pour vous ? Elle a été au-delà de ce que vous en avez vu, Madame ; je vous en ay caché la plus grande partie, par la crainte de vous importuner, ou de perdre quelque choſe de votre eſtime, par des manières qui ne convenaient pas à un mari. Enfin je méritais votre cœur ; encore une fois, je meurs ſans regret, puiſque je n’ai pu l’avoir, & que je ne puis plus le déſirer. Adieu, Madame, vous regretterez quelque jour un homme qui vous aimoit d’une paſſion véritable & légitime. Vous ſentirez le chagrin que trouvent les perſonnes raiſonnables dans ces engagements, & vous connaîtrez la différence d’eſtre aimée comme je vous aimais, à l’eſtre par des gens qui, en vous témoignant de l’amour, ne cherchent que l’honneur de vous ſéduire. Mais ma mort vous laiſſera en liberté, ajouta-t-il, & vous pourrez rendre monſieur de Nemours heureux, ſans qu’il vous en coûte des crimes. Qu’importe, reprit-il, ce qui arrivera quand je ne ſerai plus, & faut-il que j’aie la faibleſſe d’y jeter les yeux !

Madame de Clèves étoit ſi éloignée de s’imaginer que ſon mari pût avoir des ſoupçons contre elle, qu’elle écouta toutes ces paroles ſans les comprendre, & ſans avoir d’autre idée, ſinon qu’il luy reprochoit ſon inclination pour monſieur de Nemours ; enfin, ſortant tout d’un coup de ſon aveuglement : — Moi, des crimes ! s’écria-t-elle ; la penſée meſme m’en eſt inconnue. La vertu la plus auſtère ne peut inſpirer d’autre conduite que celle que j’ai eue ; & je n’ai jamais foit d’action dont je n’euſſe ſouhaité que vous euſſiez été témoin.

— Euſſiez-vous ſouhaité, répliqua monſieur de Clèves, en la regardant avec dédain, que je l’euſſe été des nuits que vous avez paſſées avec monſieur de Nemours ? Ah ! Madame, eſt-ce de vous dont je parle, quand je parle d’une femme qui a paſſé des nuits avec un homme ?

— Non, Monſieur, reprit-elle ; non, ce n’eſt pas de moy dont vous parlez. Je n’ai jamais paſſé ni de nuits ni de moments avec monſieur de Nemours. Il ne m’a jamais vue en particulier ; je ne l’ai jamais ſouffert, ni écouté, & j’en ferais tous les ſerments…

— N’en dites pas davantage, interrompit monſieur de Clèves ; de faux ſerments ou un aveu me feraient peut-eſtre une égale peine.

Madame de Clèves ne pouvoit répondre ; ſes larmes & ſa douleur luy oſtaient la parole ; enfin, faiſant un effort : — Regardez-moi du moins ; écoutez-moi, luy dit-elle. S’il n’ y alloit que de mon intéreſt, je ſouffrirais ces reproches ; mais il y va de votre vie. Écoutez-moi, pour l’amour de vous-meſme : il eſt impoſſible qu’avec tant de vérité, je ne vous perſuade mon innocence.

— Plût à Dieu que vous me la puiſſiez perſuader ! s’écria-t-il ; mais que me pouvez-vous dire ? Monſieur de Nemours n’a-t-il pas été à Coulommiers avec ſa sœur ? Et n’avait-il pas paſſé les deux nuits précédentes avec vous dans le jardin de la foreſt ?

— Si c’eſt là mon crime, répliqua-t-elle, il m’eſt aiſé de me juſtifier. Je ne vous demande point de me croire ; mais croyez tous vos domeſtiques, & ſachez ſi j’allai dans le jardin de la foreſt la veille que monſieur de Nemours vint à Coulommiers, & ſi je n’en ſortis pas le ſoyr d’auparavant deux heures plus toſt que je n’avais accoutumé.

Elle luy conta enſuite comme elle avoit cru voir quelqu’un dans ce jardin. Elle luy avoua qu’elle avoit cru que c’étoit monſieur de Nemours. Elle luy parla avec tant d’aſſurance, & la vérité ſe perſuade ſi aiſément lors meſme qu’elle n’eſt pas vraiſemblable, que monſieur de Clèves fut preſque convaincu de ſon innocence.

— Je ne ſais, luy dit-il, ſi je me dois laiſſer aller à vous croire. Je me ſens ſi proche de la mort, que je ne veux rien voir de ce qui me pourroit faire regretter la vie. Vous m’avez éclairci trop tard ; mais ce me ſera toujours un ſoulagement d’emporter la penſée que vous eſtes digne de l’eſtime que j’aie eue pour vous. Je vous prie que je puiſſe encore avoir la conſolation de croire que ma mémoire vous ſera chère, & que, s’il eût dépendu de vous, vous euſſiez eu pour moy les ſentiments que vous avez pour un autre.

Il voulut continuer ; mais une faibleſſe luy oſta la parole. Madame de Clèves fit venir les médecins ; ils le trouvèrent preſque ſans vie. Il languit néanmoins encore quelques jours, & mourut enfin avec une conſtance admirable.

Madame de Clèves demeura dans une affliction ſi violente, qu’elle perdit quaſi l’uſage de la raiſon. La reine la vint voir avec ſoyn, & la mena dans un couvent, ſans qu’elle sût où on la conduiſçait. Ses belles-sœurs la ramenèrent à Paris, qu’elle n’étoit pas encore en état de ſentir diſtinctement ſa douleur. Quand elle commença d’avoir la force de l’enviſager, & qu’elle vit quel mari elle avoit perdu, qu’elle conſidéra qu’elle étoit la cauſe de ſa mort, & que c’étoit par la paſſion qu’elle avoit eue pour un autre qu’elle en étoit cauſe, l’horreur qu’elle eut pour elle-meſme & pour monſieur de Nemours ne ſe peut repréſenter.

Ce prince n’oſa dans ces commencements luy rendre d’autres ſoyns que ceux que luy ordonnoit la bienſéance. Il connaiſſçait aſſez madame de Clèves, pour croire qu’un plus grand empreſſement luy ſeroit déſagréable ; mais ce qu’il apprit enſuite luy fit bien voir qu’il devoit avoir longtemps la meſme conduite.

Un écuyer qu’il avoit luy conta que le gentilhomme de monſieur de Clèves, qui étoit ſon ami intime, luy avoit dit, dans ſa douleur de la perte de ſon maître, que le voyage de monſieur de Nemours à Coulommiers étoit cauſe de ſa mort. Monſieur de Nemours fut extreſmement ſurpris de ce diſcours ; mais après y avoir foit réflexion, il devina une partie de la vérité, & il jugea bien quels ſeraient d’abord les ſentiments de madame de Clèves & quel éloignement elle auroit de luy, ſi elle croyoit que le mal de ſon mari eût été cauſé par la jalouſie. Il crut qu’il ne falloit pas meſme la faire ſitoſt ſouvenir de ſon nom ; & il ſuivit cette conduite, quelque pénible qu’elle luy parût.

Il fit un voyage à Paris, & ne put s’empeſcher néanmoins d’aller à ſa porte pour apprendre de ſes nouvelles. On luy dit que perſonne ne la voyait, & qu’elle avoit meſme défendu qu’on luy rendît compte de ceux qui l’iraient chercher. Peut-eſtre que ces ordres ſi exacts étaient donnez en vue de ce prince, & pour ne point entendre parler de luy. Monſieur de Nemours étoit trop amoureux pour pouvoir vivre ſi abſolument privé de la vue de madame de Clèves. Il réſolut de trouver des moyens, quelque difficyles qu’ils puſſent eſtre, de ſortir d’un état qui luy paraiſſçait ſi inſupportable.

La douleur de cette princeſſe paſſçait les bornes de la raiſon. Ce mari mourant, & mourant à cauſe d’elle & avec tant de tendreſſe pour elle, ne luy ſortoit point de l’eſprit. Elle repaſſçait inceſſamment tout ce qu’elle luy devait, & elle ſe faiſçait un crime de n’avoir pas eu de la paſſion pour luy, comme ſi c’eût été une choſe qui eût été en ſon pouvoir. Elle ne trouvoit de conſolation qu’à penſer qu’elle le regrettoit autant qu’il méritoit d’eſtre regretté, & qu’elle ne feroit dans le reſte de ſa vie que ce qu’il auroit été bien aiſe qu’elle eût foit s’il avoit vécu.

Elle avoit penſé pluſieurs fois comment il avoit ſu que monſieur de Nemours étoit venu à Coulommiers ; elle ne ſoupçonnoit pas ce prince de l’avoir conté, & il luy paraiſſçait meſme indifférent qu’il l’eût redit, tant elle ſe croyoit guérie & éloignée de la paſſion qu’elle avoit eue pour luy. Elle ſentoit néanmoins une douleur vive de s’imaginer qu’il étoit cauſe de la mort de ſon mari, & elle ſe ſouvenoit avec peine de la crainte que monſieur de Clèves luy avoit témoignée en mourant qu’elle ne l’épouſat ; mais toutes ces douleurs ſe confondaient dans celle de la perte de ſon mari, & elle croyoit n’en avoir point d’autre.

Après que pluſieurs mois furent paſſez, elle ſortit de cette violente affliction où elle était, & paſſa dans un état de triſteſſe & de langueur. Madame de Martigues fit un voyage à Paris, & la vit avec ſoyn pendant le ſéjour qu’elle y fit. Elle l’entretint de la cour & de tout ce qui s’y paſſçait ; & quoyque madame de Clèves ne parût pas y prendre intéreſt, madame de Martigues ne laiſſçait pas de luy en parler pour la divertir.

Elle luy conta des nouvelles du vidame, de monſieur de Guiſe, & de tous les autres qui étaient diſtinguez par leur perſonne ou par leur mérite.

— Pour monſieur de Nemours, dit-elle, je ne ſais ſi les affaires ont pris dans ſon cœur la place de la galanterie ; mais il a bien moins de joie qu’il n’avoit accoutumé d’en avoir, il paraît fort retiré du commerce des femmes. Il foit ſouvent des voyages à Paris, & je crois meſme qu’il y eſt préſentement.

Le nom de monſieur de Nemours ſurprit madame de Clèves & la fit rougir. Elle changea de diſcours, & madame de Martigues ne s’aperçut point de ſon trouble.

Le lendemain, cette princeſſe, qui cherchoit des occupations conformes à l’état où elle était, alla proche de chez elle voir un homme qui faiſçait des ouvrages de ſoye d’une façon particulière ; & elle y fut dans le deſſein d’en faire faire de ſemblables. Après qu’on les luy eut montrez, elle vit la porte d’une chambre où elle crut qu’il y en avoit encore ; elle dit qu’ on la luy ouvrît. Le maître répondit qu’il n’en avoit pas la clef, & qu’elle étoit occupée par un homme qui y venoit quelquefois pendant le jour pour deſſiner de belles maiſons & des jardins que l’on voyoit de ſes feneſtres.

— C’eſt l’homme du monde le mieux fait, ajouta-t-il ; il n’a guère la mine d’eſtre réduit à gagner ſa vie. Toutes les fois qu’il vient céans, je le vois toujours regarder les maiſons & les jardins ; mais je ne le vois jamais travailler.

Madame de Clèves écoutoit ce diſcours avec une grande attention. Ce que luy avoit dit madame de Martigues, que monſieur de Nemours étoit quelquefois à Paris, ſe joignit dans ſon imagination à cet homme bien foit qui venoit proche de chez elle, & luy fit une idée de monſieur de Nemours, & de monſieur de Nemours appliqué à la voir, qui luy donna un trouble confus, dont elle ne ſavoit pas meſme la cauſe. Elle alla vers les feneſtres pour voir où elles donnaient ; elle trouva qu’elles voyaient tout ſon jardin & la face de ſon appartement. Et, lorſqu’elle fut dans ſa chambre, elle remarqua aiſément cette meſme feneſtre où l’on luy avoit dit que venoit cet homme. La penſée que c’étoit monſieur de Nemours changea entièrement la ſituation de ſon eſprit ; elle ne ſe trouva plus dans un certain triſte repos qu’elle commençait à goûter, elle ſe ſentit inquiète & agitée. Enfin ne pouvant demeurer avec elle-meſme, elle ſortit, & alla prendre l’air dans un jardin hors des faubourgs, où elle penſçait eſtre ſeule. Elle crut en y arrivant qu’elle ne s’étoit pas trompée ; elle ne vit aucune apparence qu’il y eût quelqu’un, & elle ſe promena aſſez longtemps.

Après avoir traverſé un petit bois, elle aperçut, au bout d’une allée, dans l’endroit le plus reculé du jardin, une manière de cabinet ouvert de tous coſtez, où elle adreſſa ſes pas. Comme elle en fut proche, elle vit un homme couché ſur des bancs, qui paraiſſçait enſeveli dans une reſverie profonde, & elle reconnut que c’étoit monſieur de Nemours. Cette vue l’arreſta tout court. Mais ſes gens qui la ſuivaient firent quelque bruit, qui tira monſieur de Nemours de ſa reſverie. Sans regarder qui avoit cauſé le bruit qu’il avoit entendu, il ſe leva de ſa place pour éviter la compagnie qui venoit vers luy, & tourna dans une autre allée, en faiſant une révérence fort baſſe, qui l’empeſcha meſme de voir ceux qu’il ſaluait.

S’il eût ſu ce qu’il évitait, avec quelle ardeur ſerait-il retourné ſur ſes pas ! Mais il continua à ſuivre l’allée, & madame de Clèves le vit ſortir par une porte de derrière où l’attendoit ſon carroſſe. Quel effect produiſit cette vue d’un moment dans le cœur de madame de Clèves ! Quelle paſſion endormie ſe ralluma dans ſon cœur, & avec quelle violence ! Elle s’alla aſſeoir dans le meſme endroit d’où venoit de ſortir monſieur de Nemours ; elle y demeura comme accablée. Ce prince ſe préſenta à ſon eſprit, aimable au-deſſus de tout ce qui étoit au monde, l’aimant depuis longtemps avec une paſſion pleine de reſpect juſqu’à ſa douleur, ſongeant à la voir ſans ſonger à en eſtre vu, quittant la cour, dont il faiſçait les délices, pour aller regarder les murailles qui la refermaient, pour venir reſver dans des lieux où il ne pouvoit prétendre de la rencontrer ; enfin un homme digne d’eſtre aimé par ſon ſeul attachement, & pour qui elle avoit une inclination ſi violente, qu’elle l’auroit aimé, quand il ne l’auroit pas aimée ; mais de plus, un homme d’une qualité élevée & convenable à la ſienne. Plus de devoir, plus de vertu qui s’oppoſaſſent à ſes ſentiments ; tous les obſtacles étaient levez, & il ne reſtoit de leur état paſſé que la paſſion de monſieur de Nemours pour elle, & que celle qu’elle avoit pour luy.

Toutes ces idées furent nouvelles à cette princeſſe. L’affliction de la mort de monſieur de Clèves l’avoit aſſez occupée, pour avoir empeſché qu’elle n’y eût jeté les yeux. La préſence de monſieur de Nemours les amena en foule dans ſon eſprit ; mais, quand il en eut été pleinement rempli, & qu’elle ſe ſouvint auſſi que ce meſme homme, qu’elle regardoit comme pouvant l’épouſer, étoit celuy qu’elle avoit aimé du vivant de ſon mari, & qui étoit la cauſe de ſa mort, que meſme en mourant, il luy avoit témoigné de la crainte qu’elle ne l’épouſat, ſon auſtère vertu étoit ſi bleſſée de cette imagination, qu’elle ne trouvoit guère moins de crime à épouſer monſieur de Nemours qu’elle en avoit trouvé à l’aimer pendant la vie de ſon mari. Elle s’abandonna à ces réflexions ſi contraires à ſon bonheur ; elle les fortifia encore de pluſieurs raiſons qui regardaient ſon repos & les maux qu’elle prévoyoit en épouſant ce prince. Enfin, après avoir demeuré deux heures dans le lieu où elle était, elle s’en revint chez elle, perſuadée qu’elle devoit fuir ſa vue comme une choſe entièrement oppoſée à ſon devoir.

Mais cette perſuaſion, qui étoit un effect de ſa raiſon & de ſa vertu, n’entraînoit pas ſon cœur. Il demeuroit attaché à monſieur de Nemours avec une violence qui la mettoit dans un état digne de compaſſion, & qui ne luy laiſſa plus de repos ; elle paſſa une des plus cruelles nuits qu’elle eût jamais paſſées. Le matin, ſon premier mouvement fut d’aller voir s’il n’y auroit perſonne à la feneſtre qui donnoit chez elle ; elle y alla, elle y vit monſieur de Nemours. Cette vue la ſurprit, & elle ſe retira avec une promptitude qui fit juger à ce prince qu’il avoit été reconnu. Il avoit ſouvent déſiré de l’eſtre, depuis que ſa paſſion luy avoit foit trouver ces moyens de voir madame de Clèves ; & lorſqu’il n’eſpéroit pas d’avoir ce plaiſir, il alloit reſver dans le meſme jardin où elle l’avoit trouvé.

Laſſé enfin d’un état ſi malheureux & ſi incertain, il réſolut de tenter quelque voie d’éclaircir ſa deſtinée.

— « Que veux-je attendre ? diſçait-il ; il y a longtemps que je ſais que j’en ſuis aimé ; elle eſt libre, elle n’a plus de devoir à m’oppoſer. Pourquoy me réduire à la voir ſans en eſtre vu, & ſans luy parler ? Eſt-il poſſible que l’amour m’ ait ſi abſolument oſté la raiſon & la hardieſſe, & qu’il m’ait rendu ſi différent de ce que j’ai été dans les autres paſſions de ma vie ? J’ai dû reſpecter la douleur de madame de Clèves ; mais je la reſpecte trop longtemps, & je luy donne le loiſir d’éteindre l’inclination qu’elle a pour moi. »

Après ces réflexions, il ſongea aux moyens dont il devoit ſe ſervir pour la voir. Il crut qu’il n’ y avoit plus rien qui l’obligeat à cacher ſa paſſion au vidame de Chartres ; il réſolut de luy en parler, & de luy dire le deſſein qu’il avoit pour ſa nièce.

Le vidame étoit alors à Paris : tout le monde y étoit venu donner ordre à ſon équipage & à ſes habits, pour ſuivre le roi, qui devoit conduire la reine d’Eſpagne. Monſieur de Nemours alla donc chez le vidame, & luy fit un aveu ſincère de tout ce qu’il luy avoit caché juſqu’alors, à la réſerve des ſentiments de madame de Clèves dont il ne voulut pas paraître inſtruit.

Le vidame reçut tout ce qu’il luy dit avec beaucoup de joie, & l’aſſura que ſans ſavoir ſes ſentiments, il avoit ſouvent penſé, depuis que madame de Clèves étoit veuve, qu’elle étoit la ſeule perſonne digne de luy. Monſieur de Nemours le pria de luy donner les moyens de luy parler, & de ſavoir quelles étaient ſes diſpoſitions.

Le vidame luy propoſa de le mener chez elle ; mais monſieur de Nemours crut qu’elle en ſeroit choquée parce qu’elle ne voyoit encore perſonne. Ils trouvèrent qu’il falloit que monſieur le vidame la priat de venir chez luy, ſur quelque prétexte, & que monſieur de Nemours y vînt par un eſcalier dérobé, afin de n’eſtre vu de perſonne. Cela s’exécuta comme ils l’avaient réſolu : madame de Clèves vint ; le vidame l’alla recevoir, & la conduiſit dans un grand cabinet, au bout de ſon appartement. Quelque temps après, monſieur de Nemours entra, comme ſi le haſard l’eût conduit. Madame de Clèves fut extreſmement ſurpriſe de le voir : elle rougit, & eſſaya de cacher ſa rougeur. Le vidame parla d’abord de choſes différentes, & ſortit, ſuppoſant qu’il avoit quelque ordre à donner. Il dit à madame de Clèves qu’il la prioit de faire les honneurs de chez luy, & qu’il alloit rentrer dans un moment.

L’on ne peut exprimer ce que ſentirent monſieur de Nemours & madame de Clèves, de ſe trouver ſeuls & en état de ſe parler pour la première fois. Ils demeurèrent quelque temps ſans rien dire ; enfin, monſieur de Nemours rompant le ſilence : — Pardonnerez-vous à monſieur de Chartres, Madame, luy dit-il, de m’avoir donné l’occaſion de vous voir, & de vous entretenir, que vous m’avez toujours ſi cruellement oſtée ?

— Je ne luy dois pas pardonner, répondit-elle, d’avoir oublié l’état où je ſuis, & à quoy il expoſe ma réputation.

En prononçant ces paroles, elle voulut s’en aller ; & monſieur de Nemours, la retenant : — Ne craignez rien, Madame, répliqua-t-il, perſonne ne ſçait que je ſuis icy, & aucun haſard n’eſt à craindre. Écoutez-moi, Madame, écoutez-moi ; ſi ce n’eſt par bonté, que ce ſoyt du moins pour l’amour de vous-meſme, & pour vous délivrer des extravagances où m’emporteroit infailliblement une paſſion dont je ne ſuis plus le maître.

Madame de Clèves céda pour la première fois au penchant qu’elle avoit pour monſieur de Nemours, & le regardant avec des yeux pleins de douceur & de charmes : — Mais qu’eſpérez-vous, luy dit-elle, de la complaiſance que vous me demandez ? Vous vous repentirez, peut-eſtre, de l’avoir obtenue, & je me repentirai infailliblement de vous l’avoir accordée. Vous méritez une deſtinée plus heureuſe que celle que vous avez eue juſqu’icy, & que celle que vous pouvez trouver à l’avenir, à moins que vous ne la cherchiez ailleurs !

— Moi, Madame, luy dit-il, chercher du bonheur ailleurs ! Et y en a-t-il d’autre que d’eſtre aimé de vous ? Quoique je ne vous aie jamais parlé, je ne ſaurais croire, Madame, que vous ignoriez ma paſſion, & que vous ne la connaiſſiez pour la plus véritable & la plus violente qui ſera jamais. A quelle épreuve a-t-elle été par des choſes qui vous ſont inconnues ? Et à quelle épreuve l’avez-vous miſe par vos rigueurs ?

— Puiſque vous voulez que je vous parle, & que je m’y réſous, répondit madame de Clèves en s’aſſeyant, je le ferai avec une ſincérité que vous trouverez malaiſément dans les perſonnes de mon ſexe. Je ne vous dirai point que je n’ai pas vu l’attachement que vous avez eu pour moy ; peut-eſtre ne me croiriezvous pas quand je vous le dirais. Je vous avoue donc, non ſeulement que je l’ai vu, mais que je l’ai vu tel que vous pouvez ſouhaiter qu’il m’ait paru.

— Et ſi vous l’avez vu, Madame, interrompit-il, eſt-il poſſible que vous n’en ayez point été touchée ? Et oſerais-je vous demander s’il n’a foit aucune impreſſion dans votre cœur ?

— Vous en avez dû juger par ma conduite, luy répliqua-t-elle ; mais je voudrais bien ſavoir ce que vous en avez penſé.

— Il faudroit que je fuſſe dans un état plus heureux pour vous l’oſer dire, répondit-il ; & ma deſtinée a trop peu de rapport à ce que je vous dirais. Tout ce que je puis vous apprendre, Madame, c’eſt que j’ai ſouhaité ardemment que vous n’euſſiez pas avoué à monſieur de Clèves ce que vous me cachiez, & que vous luy euſſiez caché ce que vous m’euſſiez laiſſé voir.

— Comment avez-vous pu découvrir, reprit-elle en rougiſſant, que j’aie avoué quelque choſe à monſieur de Clèves ?

— Je l’ai ſu par vous-meſme, Madame, répondit-il ; mais, pour me pardonner la hardieſſe que j’ai eue de vous écouter, ſouvenez-vous ſi j’ai abuſé de ce que j’ai entendu, ſi mes eſpérances en ont augmenté, & ſi j’ai eu plus de hardieſſe à vous parler.

Il commença à luy conter comme il avoit entendu ſa converſation avec monſieur de Clèves ; mais elle l’interrompit avant qu’il eût achevé.

— Ne m’en dites pas davantage, luy dit-elle ; je vois préſentement par où vous avez été ſi bien inſtruit. Vous ne me le parûtes déjà que trop chez madame la dauphine, qui avoit ſu cette aventure par ceux à qui vous l’aviez confiée.

Monſieur de Nemours luy apprit alors de quelle ſorte la choſe étoit arrivée.

— Ne vous excuſez point, reprit-elle ; il y a longtemps que je vous ay pardonné, ſans que vous m’ayez dit de raiſon. Mais puiſque vous avez appris par moi-meſme ce que j’avais eu deſſein de vous cacher toute ma vie, je vous avoue que vous m’avez inſpiré des ſentiments qui m’étaient inconnus devant que de vous avoir vu, & dont j’avais meſme ſi peu d’idée, qu’ils me donnèrent d’abord une ſurpriſe qui augmentoit encore le trouble qui les ſuit toujours. Je vous fais cet aveu avec moins de honte, parce que je le fais dans un temps où je le puis faire ſans crime, & que vous avez vu que ma conduite n’a pas été réglée par mes ſentiments.

— Croyez-vous, Madame, luy dit monſieur de Nemours, en ſe jetant à ſes genoux, que je n’expire pas à vos pieds de joie & de tranſport ?

— Je ne vous apprends, luy répondit-elle en ſouriant, que ce que vous ne ſaviez déjà que trop.

— Ah ! Madame, répliqua-t-il, quelle différence de le ſavoir par un effect du haſard, ou de l’apprendre par vous-meſme, & de voir que vous voulez bien que je le ſache !

— Il eſt vrai, luy dit-elle, que je veux bien que vous le ſachiez, & que je trouve de la douceur à vous le dire. Je ne ſais meſme ſi je ne vous le dis point, plus pour l’amour de moy que pour l’amour de vous. Car enfin cet aveu n’aura point de ſuite, & je ſuivrai les règles auſtères que mon devoir m’impoſe.

— Vous n’y ſongez pas, Madame, répondit monſieur de Nemours ; il n’y a plus de devoir qui vous lie, vous eſtes en liberté ; & ſi j’oſais, je vous dirais meſme qu’il dépend de vous de faire en ſorte que votre devoir vous oblige un jour à conſerver les ſentiments que vous avez pour moi.

— Mon devoir, répliqua-t-elle, me défend de penſer jamais à perſonne, & moins à vous qu’à qui que ce ſoyt au monde, par des raiſons qui vous ſont inconnues.

— Elles ne me le ſont peut-eſtre pas, Madame, repritil ; mais ce ne ſont point de véritables raiſons. Je crois ſavoir que monſieur de Clèves m’a cru plus heureux que je n’étais, & qu’il s’eſt imaginé que vous aviez approuvé des extravagances que la paſſion m’a foit entreprendre ſans votre aveu.

— Ne parlons point de cette aventure, luy dit-elle, je n’en ſaurais ſoutenir la penſée ; elle me foit honte, & elle m’eſt auſſi trop douloureuſe par les ſuites qu’elle a eues. Il n’eſt que trop véritable que vous eſtes cauſe de la mort de monſieur de Clèves ; les ſoupçons que luy a donnez votre conduite inconſidérée luy ont coûté la vie, comme ſi vous la luy aviez oſtée de vos propres mains. Voyez ce que je devrais faire, ſi vous en étiez venus enſemble à ces extrémitez, & que le meſme malheur en fût arrivé. Je ſais bien que ce n’eſt pas la meſme choſe à l’égard du monde ; mais au mien il n’y a aucune différence, puiſque je ſais que c’eſt par vous qu’il eſt mort, & que c’eſt à cauſe de moi.

— Ah ! Madame, luy dit monſieur de Nemours, quel fantoſme de devoir oppoſez-vous à mon bonheur ? Quoi ! Madame, une penſée vaine & ſans fondement vous empeſchera de rendre heureux un homme que vous ne haïſſez pas ? Quoi ! j’aurais pu concevoir l’eſpérance de paſſer ma vie avec vous ; ma deſtinée m’auroit conduit à aimer la plus eſtimable perſonne du monde ; j’aurais vu en elle tout ce qui peut faire une adorable maîtreſſe ; elle ne m’auroit pas haï, & je n’aurais trouvé dans ſa conduite que tout ce qui peut eſtre à déſirer dans une femme ? Car enfin, Madame, vous eſtes peut-eſtre la ſeule perſonne en qui ces deux choſes ſe ſoyent jamais trouvées au degré qu’elles ſont en vous. Tous ceux qui épouſent des maîtreſſes dont ils ſont aimez, tremblent en les épouſant, & regardent avec crainte, par rapport aux autres, la conduite qu’elles ont eue avec eux ; mais en vous, Madame, rien n’eſt à craindre, & on ne trouve que des ſujets d’admiration. N’aurais-je enviſagé, dis-je, une ſi grande félicyté, que pour vous y voir apporter vous-meſme des obſtacles ? Ah ! Madame, vous oubliez que vous m’avez diſtingué du reſte des hommes, ou plutoſt vous ne m’en avez jamais diſtingué : vous vous eſtes trompée, & je me ſuis flatté.

— Vous ne vous eſtes point flatté, luy répondit-elle ; les raiſons de mon devoir ne me paraîtraient peut-eſtre pas ſi fortes ſans cette diſtinction dont vous vous doutez, & c’eſt elle qui me foit enviſager des malheurs à m’attacher à vous.

— Je n’ai rien à répondre, Madame, reprit-il, quand vous me faites voir que vous craignez des malheurs ; mais je vous avoue qu’après tout ce que vous avez bien voulu me dire, je ne m’attendais pas à trouver une ſi cruelle raiſon.

— Elle eſt ſi peu offenſante pour vous, reprit madame de Clèves, que j’ai meſme beaucoup de peine à vous l’apprendre.

— Hélas ! Madame, répliqua-t-il, que pouvez-vous craindre qui me flatte trop, après ce que vous venez de me dire ?

— Je veux vous parler encore avec la meſme ſincérité que j’ai déjà commencé, reprit-elle, & je vais paſſer par-deſſus toute la retenue & toutes les délicateſſes que je devrais avoir dans une première converſation, mais je vous conjure de m’écouter ſans m’interrompre.

— « Je crois devoir à votre attachement la faible récompenſe de ne vous cacher aucun de mes ſentiments, & de vous les laiſſer voir tels qu’ils ſont. Ce ſera apparemment la ſeule fois de ma vie que je me donnerai la liberté de vous les faire paraître ; néanmoins je ne ſaurais vous avouer, ſans honte, que la certitude de n’eſtre plus aimée de vous, comme je le ſuis, me paraît un ſi horrible malheur, que, quand je n’aurais point des raiſons de devoir inſurmontables, je doute ſi je pourrais me réſoudre à m’expoſer à ce malheur. Je ſais que vous eſtes libre, que je le ſuis, & que les choſes ſont d’une ſorte que le public n’auroit peut-eſtre pas ſujet de vous blamer, ni moy non plus, quand nous nous engagerions enſemble pour jamais. Mais les hommes conſervent-ils de la paſſion dans ces engagements éternels ? Dois-je eſpérer un miracle en ma faveur & puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette paſſion dont je ferais toute ma félicyté ? Monſieur de Clèves étoit peut-eſtre l’unique homme du monde capable de conſerver de l’amour dans le mariage. Ma deſtinée n’a pas voulu que j’aie pu profiter de ce bonheur ; peut-eſtre auſſi que ſa paſſion n’avoit ſubſiſté que parce qu’il n’en auroit pas trouvé en moi. Mais je n’aurais pas le meſme moyen de conſerver la voſtre : je crois meſme que les obſtacles ont foit votre conſtance. Vous en avez aſſez trouvé pour vous animer à vaincre ; & mes actions involontaires, ou les choſes que le haſard vous a appriſes, vous ont donné aſſez d’eſpérance pour ne vous pas rebuter.

— Ah ! Madame, reprit monſieur de Nemours, je ne ſaurais garder le ſilence que vous m’impoſez : vous me faites trop d’injuſtice, & vous me faites trop voir combien vous eſtes éloignée d’eſtre prévenue en ma faveur.

— J’avoue, répondit-elle, que les paſſions peuvent me conduire ; mais elles ne ſauraient m’aveugler. Rien ne me peut empeſcher de connaître que vous eſtes né avec toutes les diſpoſitions pour la galanterie, & toutes les qualitez qui ſont propres à y donner des ſuccès heureux. Vous avez déjà eu pluſieurs paſſions, vous en auriez encore ; je ne ferais plus votre bonheur ; je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi. J’en aurais une douleur mortelle, & je ne ſerais pas meſme aſſurée de n’avoir point le malheur de la jalouſie. Je vous en ay trop dit pour vous cacher que vous me l’avez foit connaître, & que je ſouffris de ſi cruelles peines le ſoyr que la reine me donna cette lettre de madame de Thémines, que l’on diſçait qui s’adreſſçait à vous, qu’il m’en eſt demeuré une idée qui me foit croire que c’eſt le plus grand de tous les maux.

— « Par vanité ou par goût, toutes les femmes ſouhaitent de vous attacher. Il y en a peu à qui vous ne plaiſiez ; mon expérience me feroit croire qu’il n’y en a point à qui vous ne puiſſiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux & aimé, & je ne me tromperais pas ſouvent. Dans cet état néanmoins, je n’aurais d’autre parti à prendre que celuy de la ſouffrance ; je ne ſais meſme ſi j’oſerais me plaindre. On foit des reproches à un amant ; mais en fait-on à un mari, quand on n’a à luy reprocher que de n’avoir plus d’amour ? Quand je pourrais m’accoutumer à cette ſorte de malheur, pourrais-je m’accoutumer à celuy de croire voir toujours monſieur de Clèves vous accuſer de ſa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épouſé & me faire ſentir la différence de ſon attachement au voſtre ? Il eſt impoſſible, continua-t-elle, de paſſer par-deſſus des raiſons ſi fortes : il faut que je demeure dans l’état où je ſuis, & dans les réſolution que j’ai priſes de n’en ſortir jamais.

— Hé ! croyez-vous le pouvoir, Madame ? s’écria monſieur de Nemours. Penſezvous que vos réſolutions tiennent contre un homme qui vous adore, & qui eſt aſſez heureux pour vous plaire ? Il eſt plus difficyle que vous ne penſez, Madame, de réſiſter à ce qui nous plaît & à ce qui nous aime. Vous l’avez foit par une vertu auſtère, qui n’a preſque point d’exemple ; mais cette vertu ne s’oppoſe plus à vos ſentiments, & j’eſpère que vous les ſuivrez malgré vous.

— Je ſais bien qu’il n’y a rien de plus difficyle que ce que j’entreprends, répliqua madame de Clèves ; je me défie de mes forces au milieu de mes raiſons. Ce que je crois devoir à la mémoire de monſieur de Clèves ſeroit faible, s’il n’étoit ſoutenu par l’intéreſt de mon repos ; & les raiſons de mon repos ont beſoin d’eſtre ſoutenues de celles de mon devoir. Mais quoyque je me défie de moi-meſme, je crois que je ne vaincrai jamais mes ſcrupules, & je n’eſpère pas auſſi de ſurmonter l’inclination que j’ai pour vous. Elle me rendra malheureuſe, & je me priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte. Je vous conjure, par tout le pouvoir que j’ai ſur vous, de ne chercher aucune occaſion de me voir. Je ſuis dans un état qui me foit des crimes de tout ce qui pourroit eſtre permis dans un autre temps, & la ſeule bienſéance interdit tout commerce entre nous.

Monſieur de Nemours ſe jeta à ſes pieds, & s’abandonna à tous les divers mouvemens dont il étoit agité. Il luy fit voir, & par ſes paroles & par ſes pleurs, la plus vive & la plus tendre paſſion dont un cœur ait jamais été touché. Celuy de madame de Clèves n’étoit pas inſenſible, et, regardant ce prince avec des yeux un peu groſſis par les larmes : — Pourquoy faut-il, s’écria-t-elle, que je vous puiſſe accuſer de la mort de monſieur de Clèves ? Que n’ai-je commencé à vous connaître depuis que je ſuis libre, ou pourquoy ne vous ai-je pas connu devant que d’eſtre engagée ? Pourquoy la deſtinée nous ſépare-t-elle par un obſtacle ſi invincible ?

— Il n’y a point d’obſtacle, Madame, reprit monſieur de Nemours. Vous ſeule vous oppoſez à mon bonheur ; vous ſeule vous impoſez une loi que la vertu & la raiſon ne vous ſauraient impoſer.

— Il eſt vrai, répliqua-t-elle, que je ſacrifie beaucoup à un devoir qui ne ſubſiſte que dans mon imagination. Attendez ce que le temps pourra faire. Monſieur de Clèves ne foit encore que d’expirer, & cet objet funeſte eſt trop proche pour me laiſſer des vues claires & diſtinctes. Ayez cependant le plaiſir de vous eſtre foit aimer d’une perſonne qui n’auroit rien aimé, ſi elle ne vous avoit jamais vu ; croyez que les ſentiments que j’ai pour vous ſeront éternels, & qu’ils ſubſiſteront également, quoy que je faſſe. Adieu, luy dit-elle ; voicy une converſation qui me foit honte : rendez-en compte à monſieur le vidame ; j’y conſens, & je vous en prie.

Elle ſortit en diſant ces paroles, ſans que monſieur de Nemours pût la retenir. Elle trouva monſieur le vidame dans la chambre la plus proche. Il la vit ſi troublée qu’il n’oſa luy parler, & il la remit en ſon carroſſe ſans luy rien dire. Il revint trouver monſieur de Nemours, qui étoit ſi plein de joie, de triſteſſe, d’étonnement & d’admiration, enfin, de tous les ſentiments que peut donner une paſſion pleine de crainte & d’eſpérance, qu’il n’avoit pas l’uſage de la raiſon. Le vidame fut longtemps à obtenir qu’il luy rendit compte de ſa converſation. Il le fit enfin ; & monſieur de Chartres, ſans eſtre amoureux, n’eut pas moins d’admiration pour la vertu, l’eſprit & le mérite de madame de Clèves, que monſieur de Nemours en avoit luy-meſme. Ils examinèrent ce que ce prince devoit eſpérer de ſa deſtinée ; et, quelques craintes que ſon amour luy pût donner, il demeura d’accord avec monſieur le vidame qu’il étoit impoſſible que madame de Clèves demeurat dans les réſolutions où elle était. Ils convinrent néanmoins qu’il falloit ſuivre ſes ordres, de crainte que, ſi le public s’apercevoit de l’attachement qu’il avoit pour elle, elle ne fit des déclarations & ne prît engagements vers le monde, qu’elle ſoutiendroit dans la ſuite, par la peur qu’on ne crût qu’elle l’eût aimé du vivant de ſon mari.

Monſieur de Nemours ſe détermina à ſuivre le roi. C’étoit un voyage dont il ne pouvoit auſſi bien ſe diſpenſer, & il réſolut à s’en aller, ſans tenter meſme de revoir madame de Clèves du lieu où il l’avoit vue quelquefois. Il pria monſieur le vidame de luy parler. Que ne luy dit-il point pour luy dire ? Quel nombre infini de raiſons pour la perſuader de vaincre ſes ſcrupules ! Enfin, une partie de la nuit étoit paſſée devant que monſieur de Nemours ſongeat à le laiſſer en repos.

Madame de Clèves n’étoit pas en état d’en trouver : ce luy étoit une choſe ſi nouvelle d’eſtre ſortie de cette contrainte qu’elle s’étoit impoſée, d’avoir ſouffert, pour la première fois de ſa vie, qu’on luy dît qu’on étoit amoureux d’elle, & d’avoir dit elle-meſme qu’elle aimait, qu’elle ne ſe connaiſſçait plus. Elle fut étonnée de ce qu’elle avoit foit ; elle s’en repentit ; elle en eut de la joie : tous ſes ſentiments étaient pleins de trouble & de paſſion. Elle examina encore les raiſons de ſon devoir qui s’oppoſaient à ſon bonheur ; elle ſentit de la douleur de les trouver ſi fortes, & elle ſe repentit de les avoir ſi bien montrées à monſieur de Nemours. Quoique la penſée de l’épouſer luy fût venue dans l’eſprit ſitoſt qu’elle l’avoit revu dans ce jardin, elle ne luy avoit pas foit la meſme impreſſion que venoit de faire la converſation qu’elle avoit eue avec luy ; & il y avoit des moments où elle avoit de la peine à comprendre qu’elle pût eſtre malheureuſe en l’épouſant. Elle eût bien voulu ſe pouvoir dire qu’elle étoit mal fondée, & dans ſes ſcrupules du paſſé, & dans ſes craintes de l’avenir. La raiſon & ſon devoir luy montraient, dans d’autres moments, des choſes tout oppoſées, qui l’emportaient rapidement à la réſolution de ne ſe point remarier & de ne voir jamais monſieur de Nemours. Mais c’étoit une réſolution bien violente à établir dans un cœur auſſi touché que le ſien, & auſſi nouvellement abandonné aux charmes de l’amour. Enfin, pour ſe donner quelque calme, elle penſa qu’il n’étoit point encore néceſſaire qu’elle ſe fît la violence de prendre des réſolutions ; la bienſéance luy donnoit un temps conſidérable à ſe déterminer ; mais elle réſolut de demeurer ferme à n’avoir aucun commerce avec monſieur de Nemours. Le vidame la vint voir, & ſervit ce prince avec tout l’eſprit & l’application imaginables. Il ne la put faire changer ſur ſa conduite, ni ſur celle qu’elle avoit impoſée à monſieur de Nemours. Elle luy dit que ſon deſſein étoit de demeurer dans l’état où elle ſe trouvoit ; qu’elle connaiſſçait que ce deſſein étoit difficyle à exécuter ; mais qu’elle eſpéroit d’en avoir la force. Elle luy fit ſi bien voir à quel point elle étoit touchée de l’opinion que monſieur de Nemours avoit cauſé la mort à ſon mari, & combien elle étoit perſuadée qu’elle feroit une action contre ſon devoir en l’épouſant, que le vidame craignit qu’il ne fût malaiſé de luy oſter cette impreſſion.

Il ne dit pas à ce prince ce qu’il penſçait, & en luy rendant compte de ſa converſation, il luy laiſſa toute l’eſpérance que la raiſon doit donner à un homme qui eſt aimé.

Ils partirent le lendemain, & allèrent joindre le roi. Monſieur le vidame écrivit à madame de Clèves, à la prière de monſieur de Nemours, pour luy parler de ce prince ; et, dans une ſeconde lettre qui ſuivit bientoſt la première, monſieur de Nemours y mit quelques lignes de ſa main. Mais madame de Clèves, qui ne vouloit pas ſortir des règles qu’elle s’étoit impoſées, & qui craignoit les accidents qui peuvent arriver par les lettres, manda au vidame qu’elle ne recevroit plus les ſiennes, s’il continuoit à luy parler de monſieur de Nemours ; & elle luy manda ſi fortement, que ce prince le pria meſme de ne le plus nommer.

La cour alla conduire la reine d’Eſpagne juſqu’ en Poitou. Pendant cette abſence, madame de Clèves demeura à elle-meſme, et, à meſure qu’elle étoit éloignée de monſieur de Nemours & de tout ce qui l’en pouvoit faire ſouvenir, elle rappeloit la mémoire de monſieur de Clèves, qu’elle ſe faiſçait un honneur de conſerver. Les raiſons qu’elle avoit de ne point épouſer monſieur de Nemours luy paraiſſaient fortes du coſté de ſon devoir, & inſurmontables du coſté de ſon repos. La fin de l’amour de ce prince, & les maux de la jalouſie qu’elle croyoit infaillibles dans un mariage, luy montraient un malheur certain où elle s’alloit jeter ; mais elle voyoit auſſi qu’elle entreprenoit une choſe impoſſible, que de réſiſter en préſence au plus aimable homme du monde, qu’elle aimoit & dont elle étoit aimée, & de luy réſiſter ſur une choſe qui ne choquoit ni la vertu, ni la bienſéance. Elle jugea que l’abſence ſeule & l’éloignement pouvaient luy donner quelque force ; elle trouva qu’elle en avoit beſoin, non ſeulement pour ſoutenir la réſolution de ne ſe pas engager, mais meſme pour ſe défendre de voir monſieur de Nemours ; & elle réſolut de faire un aſſez long voyage, pour paſſer tout le temps que la bienſéance l’obligeoit à vivre dans la retraite. De grandes terres qu’elle avoit vers les Pyrénées luy parurent le lieu le plus propre qu’elle pût choiſir. Elle partit peu de jours avant que la cour revînt ; et, en partant, elle écrivit à monſieur le vidame, pour le conjurer que l’on ne ſongeat point à avoir de ſes nouvelles, ni à luy écrire.

Monſieur de Nemours fut affligé de ce voyage, comme un autre l’auroit été de la mort de ſa maîtreſſe. La penſée d’eſtre privé pour longtemps de la vue de madame de Clèves luy étoit une douleur ſenſible, & ſurtout dans un temps où il avoit ſenti le plaiſir de la voir, & de la voir touchée de ſa paſſion. Cependant il ne pouvoit faire autre choſe que s’affliger, mais ſon affliction augmenta conſidérablement. Madame de Clèves, dont l’eſprit avoit été ſi agité, tomba dans une maladie violente ſitoſt qu’elle fut arrivée chez elle ; cette nouvelle vint à la cour. Monſieur de Nemours étoit inconſolable ; ſa douleur alloit au déſeſpoir & à l’extravagance. Le vidame eut beaucoup de peine à l’empeſcher de faire voir ſa paſſion au public ; il en eut beaucoup auſſi à le retenir, & à luy oſter le deſſein d’aller luy-meſme apprendre de ſes nouvelles. La parenté & l’amitié de monſieur le vidame fut un prétexte à y envoyer pluſieurs courriers ; on ſut enfin qu’elle étoit hors de cet extreſme péril où elle avoit été ; mais elle demeura dans une maladie de langueur, qui ne laiſſçait guère d’eſpérance de ſa vie.

Cette vue ſi longue & ſi prochaine de la mort fit paraître à madame de Clèves les choſes de cette vie de cet oeil ſi différent dont on les voit dans la ſanté. La néceſſité de mourir, dont elle ſe voyoit ſi proche, l’accoutuma à ſe détacher de toutes choſes, & la longueur de ſa maladie luy en fit une habitude. Lorſqu’elle revint de cet état, elle trouva néanmoins que monſieur de Nemours n’étoit pas effacé de ſon cœur, mais elle appela à ſon ſecours, pour ſe défendre contre luy, toutes les raiſons qu’elle croyoit avoir pour ne l’épouſer jamais. Il ſe paſſa un aſſez grand combat en elle-meſme. Enfin, elle ſurmonta les reſtes de cette paſſion qui étoit affaiblie par les ſentiments que ſa maladie luy avoit donnez. Les penſées de la mort luy avaient reproché la mémoire de monſieur de Clèves. Ce ſouvenir, qui s’accordoit à ſon devoir, s’imprima fortement dans ſon cœur. Les paſſions & les engagements du monde luy parurent tels qu’ils paraiſſent aux perſonnes qui ont des vues plus grandes & plus éloignées. Sa ſanté, qui demeura conſidérablement affaiblie, luy aida à conſerver ſes ſentiments ; mais comme elle connaiſſçait ce que peuvent les occaſions ſur les réſolutions les plus ſages, elle ne voulut pas s’expoſer à détruire les ſiennes, ni revenir dans les lieux où étoit ce qu’elle avoit aimé. Elle ſe retira, ſur le prétexte de changer d’air, dans une maiſon religieuſe, ſans faire paraître un deſſein arreſté de renoncer à la cour.

A la première nouvelle qu’en eut monſieur de Nemours, il ſentit le poids de cette retraite, & il en vit l’importance. Il crut, dans ce moment, qu’il n’avoit plus rien à eſpérer ; la perte de ſes eſpérances ne l’empeſcha pas de mettre tout en uſage pour faire revenir madame de Clèves. Il fit écrire la reine, il fit écrire le vidame, il l’y fit aller ; mais tout fut inutile. Le vidame la vit : elle ne luy dit point qu’elle eût pris de réſolution. Il jugea néanmoins qu’elle ne reviendroit jamais. Enfin monſieur de Nemours y alla luy-meſme, ſur le prétexte d’aller à des bains. Elle fut extreſmement troublée & ſurpriſe d’apprendre ſa venue. Elle luy fit dire par une perſonne de mérite qu’elle aimoit & qu’elle avoit alors auprès d’elle, qu’elle le prioit de ne pas trouver étrange ſi elle ne s’expoſçait point au péril de le voir, & de détruire par ſa préſence des ſentiments qu’elle devoit conſerver ; qu’elle vouloit bien qu’il sût, qu’ayant trouvé que ſon devoir & ſon repos s’oppoſaient au penchant qu’elle avoit d’eſtre à luy, les autres choſes du monde luy avaient paru ſi indifférentes qu’elle y avoit renoncé pour jamais ; qu’elle ne penſçait plus qu’à celles de l’autre vie, & qu’il ne luy reſtoit aucun ſentiment que le déſir de le voir dans les meſmes diſpoſitions où elle était.

Monſieur de Nemours penſa expirer de douleur en préſence de celle qui luy parlait. Il la pria vingt fois de retourner à madame de Clèves, afin de faire en ſorte qu’il la vît ; mais cette perſonne luy dit que madame de Clèves luy avoit non ſeulement défendu de luy aller redire aucune choſe de ſa part, mais meſme de luy rendre compte de leur converſation. Il fallut enfin que ce prince repartît, auſſi accablé de douleur que le pouvoit eſtre un homme qui perdoit toutes ſortes d’eſpérances de revoir jamais une perſonne qu’il aimoit d’une paſſion la plus violente, la plus naturelle & la mieux fondée qui ait jamais été. Néanmoins il ne ſe rebuta point encore, & ii fit tout ce qu’il put imaginer de capable de la faire changer de deſſein. Enfin, des années entières s’étant paſſées, le temps & l’abſence ralentirent ſa douleur & éteignirent ſa paſſion. Madame de Clèves vécut d’une ſorte qui ne laiſſa pas d’apparence qu’elle pût jamais revenir. Elle paſſçait une partie de l’année dans cette maiſon religieuſe, & l’autre chez elle ; mais dans une retraite & dans des occupations plus ſaintes que celles des couvents les plus auſtères ; & ſa vie, qui fut aſſez courte, laiſſa des exemples de vertu inimitables. Privile du Roy


Louis par la grace de Dieu, Roy de France & de Navarre : A nos amez & féaux, les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maiſtres des Requeſtes ordinaires de noſtre Hoſtel, Baillifs, Sénéchaux, Prevoſts, ou leurs Lieutenants, ou autres nos Justiciers & Officiers qu’il appartiendra ; Salut. Nôtre amé Claude Barbin, Marchand Libraire de nôtre bonne ville de Paris, Nous a fait remontrer que l’on luy avoit mis entre les mains un Manuſcrit intitulé La Princeſſe de Cleves, pour Page:La Fayette - La Princesse de Clèves - tome 4.djvu/214 Page:La Fayette - La Princesse de Clèves - tome 4.djvu/215 Page:La Fayette - La Princesse de Clèves - tome 4.djvu/216 Février 1678. ſuivant l’Arreſt du Parlement du 8. Avril 1653. & celuy dy Conſiel Privé du Roy du 27. Février 1665.

Signé E. Couterot, Syndic.

Achevé d’imprimer pour la ſeconde fois le 9. May 1689.