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La Princesse des Ursins et l’Espagne sous Philippe V

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LA PRINCESSE
DES URSINS

I. La Princesse des Ursins, essai sur sa vie et son caractère politique, par M. F. Combes.
II. Lettres inédites de la Princesse des Ursins, publiées par M. A. Geffroy, 1859.



Racine et lien de la famille, la femme n’est pas moins étrangère par ses aptitudes naturelles que par son ministère domestique aux intérêts généraux des sociétés : la conduite de ceux-ci réclame en effet un dégagement de cœur et d’esprit auquel elle ne saurait atteindre qu’en se transformant elle-même, au détriment de ses devoirs et de sa véritable puissance. Subordonner toujours les personnes aux choses, ne jamais dépasser dans ses efforts la stricte mesure du possible, ces deux conditions de l’esprit politique répugnent à sa nature ardente et dévouée. Chez les femmes mêmes où ces dons-là se sont rencontrés au degré le plus élevé, la netteté du coup d’œil a été presque toujours obscurcie par les ardeurs de la poursuite ou celles du patronage, par l’irrésistible besoin de pousser à outrance la fortune de ses idées et surtout celle de ses amis.

Parmi les héroïnes de la fronde, il s’est rencontré de grands esprits et des âmes fortement trempées ; cependant, lorsque la nation leur eut remis le soin de son avenir dans une occasion décisive, ces femmes aux inspirations généreuses et aux goûts si délicats ne profitèrent du pouvoir que pour inaugurer une politique dont le nom est resté dans l’histoire comme une flétrissure. Le souvenir de ces agitations stériles a été le premier écueil auquel se soit heurtée la mémoire de la princesse des Ursins. Dans la brillante fille du duc de Noirmoutier, héritière d’un nom mêlé à toutes les luttes de ce temps, on a vu une dernière survivante de la régence, une sorte de rinçure de la Palatine, comme aurait dit Saint-Simon, et les dramatiques péripéties d’une existence consacrée à la poursuite du pouvoir ont fait fermer les yeux sur la grandeur de l’œuvre dont cette femme supérieure a été l’instrument principal. Remuante et altière, aussi dominée qu’aucune personne de son sexe par la vivacité de ses préférences et de ses antipathies, mais pleine de sens dans ses vues et de fermeté dans ses desseins, l’habile conseillère de la reine d’Espagne a perdu auprès de la postérité le mérite d’une pensée poursuivie avec une merveilleuse persévérance à travers des obstacles qui auraient arrêté les hommes les plus résolus. Parce que sa vie a fini par une catastrophe, l’opinion, qui suit volontiers le succès, n’a voulu voir qu’un avortement dans cette longue carrière où sa main soutint sur la tête d’un prince français la chancelante couronne contre laquelle conspiraient à l’envi les armes de l’Europe, les méfiances de l’Espagne et le découragement de la France.

Il est difficile de décider si c’est pour elle un malheur ou un avantage de figurer dans la galerie du duc de Saint-Simon. Ce portrait, composé avec une liberté dont la femme a souffert, la montre dévorée de la soif de la puissance, sans laisser même soupçonner l’important service qu’elle rendit à ses deux patries. Mme des Ursins a été peinte par le grand maître non point en buste, mais en pied, avec cette débauche de couleurs heurtées qui donne à ses tableaux plus de vie que de vérité, plus de relief que de perspective. Si dans cette étincelante peinture la grande dame apparaît dans une majesté un peu théâtrale, le but national qu’elle poursuit n’est aucunement indiqué, omission grave, mais naturelle, chez un homme à qui l’observation passionnée des détails dérobe presque toujours les vues d’ensemble, et qui n’est le premier des portraitistes que parce qu’il est le moins sûr des peintres d’histoire. À sa suite est arrivé Louville, sorte de Saint-Simon au petit pied, esprit atrabilaire autant qu’écrivain incisif, tout meurtri des coups reçus dans la lutte engagée contre la camarera mayor au sein du palais, et qui voudrait transformer en vile intrigante l’implacable rivale qui l’a chassé, afin de dominer sans partage un jeune couple longtemps ballotté entre des influences contraires.

Mme des Ursins avait quelque droit d’attendre plus de justice de la part des écrivains espagnols ; mais elle eut constamment aux yeux de ceux-ci un tort dont ne pouvait la relever aucun service, celui d’être née et de demeurer Française au Retiro comme à Marly, péché originel qui ne lui est pas même remis par le marquis de San-Felipe, quoique ce loyal serviteur du roi d’Espagne l’ait partagé avec elle, étant lui-même d’origine italienne. Une ère nouvelle paraît s’ouvrir pour sa mémoire, et peut-être est-on à la veille de passer du dénigrement au fanatisme. La mise au jour simultanée de deux importans écrits a provoqué l’opinion à plus de justice, et le public a désormais sous les yeux toutes les pièces du procès, commentées par des plaidoiries d’une ardente sincérité.

Dans le cours de la mission littéraire, déjà très fructueuse, confiée à M. Geffroy il y a quelques années, l’heureux explorateur des archives politiques de la Suède a découvert dans la masse des manuscrits français accumulés par Gustave III une copie intégrale de la correspondance de Mme des Ursins avec la maréchale de Noailles, et plusieurs lettres à Mme de Maintenon qui ne figurent point dans le recueil publié à Paris en 1826. Des investigations successives au dépôt de la guerre et dans diverses archives de l’Italie l’ont mis en mesure d’éditer un volume d’un intérêt soutenu, qu’il a fait précéder d’une large et judicieuse introduction. Tout n’est pas nouveau sans doute dans ce livre, car les principales lettres à la maréchale sont insérées dans les Mémoires de Noailles, et l’abbé Millot a pu y joindre des dépêches de M. de Torcy et de nombreuses lettres de Louis XIV à son petit-fils, qui font de ce recueil, malgré le décousu de la rédaction, la source la plus abondante à explorer pour les rapports de la France avec l’Espagne durant les quinze dernières années du grand règne ; mais cette correspondance, publiée pour la première fois dans son ensemble, s’éclaire d’un jour nouveau, et M. Geffroy a porté dans ses recherches un courage et une loyauté d’investigation dont lui sauront gré les amis des études sérieuses.

Avec ce recueil de lettres paraissait un livre consacré à la vie même de la princesse des Ursins, dans lequel l’auteur l’a suivie à travers les épreuves de la jeunesse et les somptueux plaisirs de Rome jusqu’au jour où elle devint le guide de deux augustes adolescens exposés sur une terre étrangère à toutes les chances d’une guerre acharnée et aux périls plus redoutables encore des méfiances nationales. Par une fascination qui est trop souvent l’effet ordinaire d’un long commerce avec les natures éminentes, M. Combes me paraît avoir dépassé dans ses appréciations la mesure du juste et quelquefois celle du vrai. Capricieuse et passionnée, aussi accessible à la haine qu’à l’engouement, et manquant assez souvent dans la conduite de la suite qu’elle eut toujours dans la pensée, Mme des Ursins ne fut ni un Ximenès ni un Richelieu en jupons, et son historien me permettra de lui dire qu’à mon avis elle est demeurée beaucoup plus femme qu’il ne semble parfois la faire. Peut-être ne trouverai-je pas moi-même cette stricte mesure que je lui reproche de n’avoir pas toujours gardée. Cependant je me risque à parler de la célèbre camarera en m’exposant probablement à des reproches plus fondés ; mais afin d’écarter, en partie du moins, le péril des parallèles et des souvenirs que ne peut manquer d’éveiller une telle étude, m’arrêtant peu sur les années écoulées dans les ombres discrètes de l’Italie, j’arriverai vite à la mission redoutable que Mme des Ursins eut le droit de présenter à l’Europe comme pleinement accomplie le jour d’une chute qui brisa sa fortune sans atteindre son œuvre politique.

Entrée dans le monde aux derniers jours de la fronde, Marie-Anne de La Trémoille dut observer de bonne heure comment la beauté peut assister l’ambition, et par quels ménagemens on met les dons les plus frivoles au service des intérêts les plus sérieux. Mariée en 1659 au prince de Chalais, elle conçut pour son époux la seule passion qu’on ait à signaler dans une vie où l’amour ne figura désormais que sur les arrière-plans les plus ternes. Peu après son mariage, elle dut suivre en Espagne son jeune époux, compromis dans l’un de ces duels éclatans dont le sang de Bouteville n’avait pas complètement délivré la France. Unis par la plus étroite intimité, ils quittaient à peine Madrid après un séjour de trois années pour former un établissement à Rome, lorsque la mort de M. de Chalais laissa sa veuve sans enfans, sans appui et presque sans fortune, livrée à une douleur qui paraît avoir été profonde et à des préoccupations d’avenir qui étaient d’ailleurs naturelles.

Mme de Chalais possédait alors la plénitude de cette attrayante beauté observée et décrite jusque dans ses nuances les plus délicates par Saint-Simon dans une vieillesse qui, par un miracle de l’art et de la nature, l’avait à peine effleurée. Le duc de Bracciano, chef de la puissante maison Orsini, subit, quoique d’un naturel en tout fort mesuré, l’empire de « ces charmes dont il n’y avait pas à se défendre quand elle voulait gagner et séduire. » Il fut vivement incité dans cette poursuite par les cardinaux français, et plus spécialement par le cardinal d’Estrées, ambassadeur de Louis XIV : ce prince estima convenable de s’attacher par l’envoi du cordon bleu le premier seigneur de Rome, devenu l’époux d’une grande dame française dont la correspondance de ses agens constatait l’influence croissante au sein de la cité pontificale.

Par l’effet d’une attraction irrésistible, la duchesse de Bracciano devint le centre de la société cosmopolite qui, du milieu des plus bruyantes distractions, débattait chaque jour dans la capitale du monde chrétien les plus hauts problèmes de la politique contemporaine. Pendant que le palais de la place Navone se couvrait de devises et de feux, pendant qu’il envoyait dans des flots d’harmonie le nom du roi de France à tous les échos de Rome, au fond de ses salons magnifiques on suivait avec inquiétude les péripéties de la longue lutte engagée entre ce prince et le saint-siège, soit pour le droit de régale, soit pour la question des franchises, lutte étrange qui semblait redoubler d’énergie à chaque violence nouvelle de Louis XIV contre ses sujets protestans. Aux questions ardues où la théologie côtoyait de si près les intérêts d’état, aux rivalités ardentes de doctrines et de personnes qui mettaient alors aux prises les plus illustres prélats de la chrétienté, venaient se joindre les accidens journaliers d’une politique à laquelle incombait la charge de maintenir sur tous les points du globe un équilibre constant entre la maison de France et celle d’Autriche, problème permanent que vinrent bientôt compliquer les perspectives ouvertes par la prochaine succession d’Espagne.

À cette école mûrissait, au milieu des plaisirs et des hommages, l’intelligence de la duchesse de Bracciano. Si par l’éclat des dissipations, la facilité des mœurs et une sorte de galanterie bruyante, sa vie semblait continuer les traditions du temps d’Anne d’Autriche, la fermeté soumise de sa pensée, son culte pour l’autorité absolue, la résolution arrêtée de ne rien devoir qu’à son roi, la rattachaient à la nouvelle école de pouvoir et de respect fondée par Louis XIV dans la plénitude de sa puissance. La passion des affaires et celle de l’importance ne tardèrent pas à dominer une femme qui n’avait trouvé dans son second mariage aucun accord de goût ni d’esprit. Prenant bientôt dans cette union des libertés dont on songea d’ailleurs peu à se plaindre, Mme de Bracciano entrecoupa son séjour en Italie de longs et fréquens voyages en France, venant y présenter, par un calcul habile, le spectacle d’une princesse romaine que personne ne dépassait à Versailles ni en esprit français, ni en dévouement pour son souverain. Les lettres adressées à la duchesse Lanti, sa sœur, qui sont comme un dernier écho des conversations de l’hôtel d’Albret[1], ont été pour la plupart écrites de Paris depuis 1685 jusqu’à 1698, date de la mort du duc de Bracciano. Une sorte de réconciliation, à laquelle paraît se rattacher le nom du cardinal Porto-Carrero, bientôt après destiné à un si grand rôle dans sa patrie, avait précédé cette mort, qui mit la duchesse en possession de biens réputés considérables, mais dont de grandes charges, aggravées par d’innombrables procès, firent une occasion de gêne et presque de ruine.

L’obligation d’acquitter des dettes immenses contraignit Mme de Bracciano à céder la propriété du duché de ce nom. Elle dut cesser d’en prendre le titre pour porter celui de princesse des Ursins, sous lequel elle a pris place dans l’histoire. Les bienfaits du roi étaient assurés d’avance à une noble veuve mariée sous ses auspices, ruinée pour ainsi dire à son service, et dont le palais était devenu la résidence même de son ambassadeur depuis que le prince de Monaco avait remplacé dans ce grand poste le cardinal de Bouillon disgracié. La princesse obtint donc une de ces pensions de cour, patrimoine ordinaire de toutes les grandes familles, et les actives démarches de la maréchale de Noailles, patronne dévouée de sa parente, ne tardèrent pas à en faire doubler le chiffre, lorsque la mort du cardinal Maidalchini eut laissé vacant le subside considérable par lequel ce membre du sacré-collége était secrètement rattaché à la politique de Louis XIV.

Ne se rendant pas un compte exact de l’action purement officieuse exercée dans le monde romain par Mme des Ursins, M. Combes a vu dans un acte de munificence royale, acquis pour ainsi dire de droit à une personne de ce nom, un véritable traitement attaché à des fonctions secrètes. C’est ainsi qu’il qualifie la pension attribuée à la princesse pour prix d’une correspondance diplomatique qu’il suppose avoir été régulière et pour ainsi dire numérotée avec le département des affaires étrangères. Une telle assertion est contredite par les faits. Je crois qu’on n’a jamais produit et qu’on ne produira jamais aucune dépêche politique adressée au marquis de Torcy par Mme des Ursins avant son séjour en Espagne. Les lettres à la maréchale de Noailles, éditées par M. Geffroy, constatent que cette puissante et active protectrice fut l’intermédiaire de la première correspondance engagée par Mme des Ursins avec M. de Torcy comme avec Mme de Maintenon. Si le ministre, qui avait souvent rencontré la spirituelle duchesse de Bracciano durant le séjour de trois années qu’elle fit à Paris avant la mort du duc, séjour que dans le système de M. Combes il faudrait appeler un congé, si, dis-je, M. de Torcy poussa la galanterie jusqu’à se prétendre quelquefois son élève, cette admiration avait été inspirée par des conversations et point du tout par des dépêches, elle s’adressait à la femme du monde et non pas à l’agent secret de son département.

Après avoir attribué des appointemens à la princesse des Ursins, il était naturel que son historien mît du prix à les lui faire gagner. Il expose donc en détail le plan d’une vaste négociation engagée à Rome de 1698 à 1700 pour la succession d’Espagne, et dont le but aurait été d’obtenir d’Innocent XII la sanction religieuse du testament sollicité de Charles II en faveur du duc d’Anjou. Or, en rendant tout hommage à la sincérité de M. Combes, j’ai le devoir de lui rappeler qu’il ne cite, pour appuyer cette assertion, qu’un pamphlet écrit dans l’intérêt de la maison d’Autriche, et non moins injurieux à Mme des Ursins, qu’au cardinal Porto-Carrero, chef du parti français en Espagne[2]. En se reportant au contraire aux nombreux témoignages donnés des deux côtés des Pyrénées par les acteurs ou les témoins des événemens, en joignant aux mémoires de M. de Torcy, du maréchal de Tessé et du marquis de San-Felipe un monument nouveau, mais d’une autorité peut-être plus décisive encore[3], il reste établi que Charles II consulta le pape sur le projet de testament favorable au duc d’Anjou peu de semaines seulement avant sa mort, et que, si cette consultation fut connue du cardinal de Janson, alors chargé des affaires de France à Rome, celui-ci n’exerça aucune action directe près du souverain pontife. Cette réserve était d’autant plus naturelle, que Louis XIV inclinait alors à l’exécution du second traité de partage passé avec les puissances maritimes, traité qui assurait, comme personne ne l’ignore, de grands avantages territoriaux au royaume. Si, après la mort du malheureux monarque, Louis XIV accepta le testament, rédigé à son propre préjudice en faveur de son petit-fils, ce fut pour ne pas tromper l’espoir d’un noble pays, et pour s’élever par sa générosité à la hauteur d’une telle confiance. Dans les conversations engagées à Rome à l’occasion de la succession d’Espagne, la princesse des Ursins put concourir à faire incliner vers les intérêts français le cardinal Porto-Carrero, devenu plus tard conseiller principal de Charles II ; mais là dut se borner son rôle effectif, et ce ne fut aucunement parce qu’elle avait contribué à Rome à mettre la couronne d’Espagne sur la tête de Philippe V, que M. de Torcy eut la pensée de l’envoyer à Madrid afin d’y compléter son ouvrage.

Je ne rencontre pas plus de preuves de l’action qu’aurait, selon M. Combes, exercée Mme des Ursins sur le mariage du nouveau roi avec la seconde fille du duc de Savoie. Que la princesse ait chaudement préconisé à Rome ce projet d’union, cela est probable ; Mme des Ursins savait fort bien quelle influence prépondérante exerçait à Versailles la sœur de Marie-Louise de Savoie, et pour être de l’avis de la duchesse de Bourgogne et de Mme de Maintenon, il ne fallait qu’une perspicacité fort inférieure à la sienne. Il n’était besoin pour cela ni de recevoir des dépêches de M. de Torcy, ni de lui en adresser. Faire commencer trop tôt le rôle de la princesse n’est pas le plus sûr moyen de le grandir. J’aurais préféré voir son panégyriste l’y faire entrer de prime abord par une initiative personnelle hardie autant qu’imprévue : un tel début eût été plus dramatique, en demeurant, je crois, beaucoup plus conforme à la vérité.

C’est quelque chose de saisissant en effet que cette indomptable résolution de gouverner un jour l’Espagne, conçue et préparée si loin du théâtre des événemens. Pour exercer les fonctions de camarera mayor auprès d’une reine de treize ans, pour obtenir cette haute tutelle dans la cour et dans l’état, toutes les ambitions sont en campagne au-delà des Alpes comme au-delà des Pyrénées, et Mme des Ursins n’inquiète personne, car nul ne songe à elle, pas plus Louis XIV que ses ministres, pas plus le duc de Savoie que le roi d’Espagne ; mais cette femme a marqué de sang-froid ce but suprême à sa fortune. Elle combine donc ses moyens avec une activité si ardente, avec une sûreté de vue si merveilleuse dans le réseau d’intrigues qui s’étend de Versailles à Turin et à Madrid, qu’elle parvient à se faire agréer simultanément par les trois cours en leur laissant penser que le choix de sa personne a été pour chacune d’elles l’effet d’une inspiration spontanée.

L’instrument principal de cette affaire dut être et fut en effet la maréchale de Noailles. Aucune femme n’était sur un meilleur pied à la cour et n’exerçait sur les ministres une action plus incessante. Le jeune comte d’Ayen, son fils, ami personnel du duc d’Anjou, auquel la gravité de sa vie avait donné une importance précoce, était d’ailleurs en mesure de seconder à Madrid la négociation secrète entamée dans le cabinet de Mme de Maintenon, dont les barrières ne s’abaissaient guère que devant la maréchale. On suit donc jour par jour dans les lettres adressées à Mme de Noailles les progrès de la négociation, conduite par elle sur les indications de sa correspondante infatigable. On y surprend la première pensée de Mme des Ursins exposée avec autant d’art que de mesure, et fortifiée près de la mère d’une nombreuse famille par des argumens d’un effet sûr[4]. On y voit s’évanouir les difficultés sous l’effort combiné de l’influence et de la souplesse ; puis, quand le moment est venu de décider le duc de Savoie dans une affaire qui touche d’aussi près aux convenances personnelles de sa fille, et de faire agir M. de Torcy, promptement rallié à la candidature agréée par Mme de Maintenon, la princesse des Ursins trace pour l’usage de ce ministre un programme que ne désavouerait pas un diplomate blanchi dans la poussière des chancelleries[5].

Un siège ainsi conduit ne pouvait manquer de réussir. Les lettres de la princesse à la maréchale, si calculées dans tout le cours de la poursuite, sont après la victoire l’expression naturelle et presque naïve de la joie inspirée par un succès qu’on se promet de part et d’autre de rendre fructueux. C’est la nature prise sur le fait. Comme d’ailleurs on n’est pas femme impunément, Mme des Ursins s’arrête avec complaisance sur la description du fabuleux cortège qu’elle se prépare. D’innombrables laquais, une légion de gentilshommes et de pages, tous en mesure de faire leurs preuves pour Malte, des fiocches et des carrosses bosselés d’or, une suite que ne prendrait pas de nos jours un souverain, et qui dévore les restes de sa fortune, toutes ces merveilles, par lesquelles on se propose de conquérir à la dynastie nouvelle l’admiration des Espagnols, ne sont point inutiles non plus pour s’attacher la jeune duchesse de Bourgogne, et le récit en est accueilli par un sourire favorable dans le sanctuaire de Mme de Maintenon. La princesse des Ursins est d’ailleurs trop bien apprise pour faire payer en argent par le roi la haute faveur qu’elle vient de recevoir ; elle est aussi fière que gueuse[6]. Puis chaque chose a son temps ; lorsqu’on vient d’acquérir l’arbre, on peut se montrer moins pressée d’en cueillir les fruits.


II

Ce fut donc dans un appareil quasi royal que Mme des Ursins s’achemina vers la princesse de Savoie pour la conduire à son époux. Elle avait alors cinquante-neuf ans, selon le plus grand nombre de ses biographes, et soixante-deux, d’après quelques autres. Façonnée par une représentation continuelle et par l’usage du plus grand monde, elle conservait, sous l’éclat à peine voilé de sa beauté, les manèges les plus étudiés de la coquetterie, car de la jeunesse elle avait tout encore, excepté la simplicité. Marie-Louise de Savoie, que sa camarera mayor rencontra sur sa galère à Villefranche, au moment où les yeux humides de la princesse jetaient un dernier regard sur la terre d’Italie, était cette admirable reine dont le malheur épuisa la vie à défaut du courage, et dont le nom populaire est demeuré en Espagne le symbole de toutes les vertus royales et domestiques. N’ayant pas quatorze ans accomplis, la princesse était aussi grande que la duchesse de Bourgogne, sa sœur aînée, dont elle avait la taille parfaite, avec une figure plus régulière et un abord d’un charme incomparable. Souriante au milieu de sa tristesse, respirant à la fois la douceur et la majesté, et en toute occasion faisant la reine à merveille, elle frappa d’étonnement durant son voyage toutes les personnes admises à l’honneur de l’approcher[7].

Ces deux femmes, que la nature avait faites si dissemblables, allaient être unies pour jamais par une destinée commune. La jeune reine parut incontinent frappée du support qu’offrirait à sa faiblesse un esprit si souple et si vigoureux, et lorsque le départ de ses femmes piémontaises eut arraché à cette enfant la dernière image de la famille et de la patrie, elle s’attacha à sa grande camériste comme une liane au tronc qui la supporte. L’auteur de la Princesse des Ursins a consacré un chapitre à traiter la question de savoir si cette dame avait reçu une mission politique du cabinet français lors de son premier départ pour l’Espagne, question qu’il n’hésite pas à résoudre par l’affirmative. Je crains qu’ici M. Combes n’ait encore anticipé sur l’ordre des faits. L’action de Mme des Ursins dans les affaires publiques commença sans doute dès son arrivée à Madrid ; mais, loin d’être autorisée, à plus forte raison d’être prescrite par Louis XIV, cette action était directement contraire aux instructions réitérées adressées par ce prince à son petit-fils ; il n’en faudrait pour preuve que le rappel de Mme des Ursins en 1704, motivé par cette seule cause. Ce que le roi demandait à la grande camériste, c’était qu’elle dirigeât l’inexpérience d’une reine enfant pour la tenue de sa cour, office éclatant auquel la princesse des Ursins paraissait avec raison plus propre que personne en Europe[8] ; ce qu’en attendait à son tour M. de Torcy, c’était, non pas une intervention dans les affaires intérieures interdite par Louis XIV à tous les serviteurs français du roi d’Espagne, parce que rien n’en avait encore fait pressentir la nécessité, mais des renseignemens précis sur les hommes et sur les choses d’un pays qui allait lui causer d’étranges soucis. À partir de son entrée en Espagne, les lettres de Mme des Ursins à ce ministre furent fréquentes ; mais cette correspondance de pure information eut le même caractère que celle du comte d’Ayen, du marquis de Louville, du chevalier d’Espenne et des membres principaux de la colonie qui suivit Philippe V en Espagne afin d’y former sa maison française. Ceux-ci furent les correspondans assidus du marquis de Torcy, du chancelier de Pont-Chartrain et du duc de Beauvilliers, ancien gouverneur du jeune roi ; mais Louis XIV n’avait donné à aucun d’entre eux la charge d’assister son petit-fils dans le gouvernement de ses états. Pour que cette mission-là fût un jour attribuée à la princesse des Ursins, trois choses étaient nécessaires. Il fallait d’abord acquérir la certitude que Philippe V était radicalement incapable de gouverner par lui-même, puisqu’il ne pouvait être conduit que par la reine, enfin que celle-ci ne se laisserait jamais diriger que par Mme des Ursins. Or de ces trois choses pas une seule n’était encore soupçonnée en 1702, lorsque les augustes époux firent à Madrid leur entrée solennelle. Placé plus tard dans l’alternative de voir l’Espagne sans gouvernement ou d’y accepter celui de la grande camériste, Louis XIV finit par s’y résigner ; voilà la vérité. Cependant, quoiqu’on fût encore loin de ce terme, la princesse avait déjà conquis deux avantages inappréciables : elle était en mesure d’édifier par ses lettres M. de Torcy sur la portée de son esprit politique, et venait enfin d’être admise à correspondre directement avec Mme de Maintenon, honneur suprême qu’elle avait vainement sollicité, quoiqu’avec un art infini, aux derniers temps de sa résidence à Rome[9].

Le départ soudain de toutes ses femmes italiennes, provoqué par les soupçons qu’inspirait le duc de Savoie, avait un moment jeté la reine dans un état voisin du désespoir. Par des conseils dont un dévouement respectueux tempérait l’austérité, par une abnégation absolue d’elle-même, Mme des Ursins s’empara de ce cœur brisé et en pansa toutes les blessures. Elle fut une amie, une sœur, presque une mère pour l’exilée, et son influence ne profita pas moins des premiers embarras de l’union conjugale que de la passion effrénée qui ne tarda pas à placer sous le joug de sa femme un époux de dix-huit ans, chaste comme saint Louis avec le tempérament d’Henri IV. Afin de fortifier cet ascendant et de demeurer maîtresse exclusive d’une confiance dont le pouvoir était le prix, la princesse des Ursins ne reculait ni devant des fatigues à lasser les plus hardis courages, ni devant des services dont la nature aurait soulevé son orgueil, si ce n’avait été pour elle une même chose d’être et de gouverner[10]. Cette servitude dorée est décrite avec une complaisance spirituellement minutieuse dans les lettres à la maréchale de Noailles et au marquis de Torcy, et, malgré la commisération qu’elle y réclame, il est visible que Mme des Ursins entre dans les détails de son service domestique bien moins pour se faire plaindre à Versailles que pour s’y faire compter[11]. Un tel esclavage lui pèse peu, car, quoiqu’il fût conforme à l’usage d’un palais où une royauté solitaire semblait vivre sans rapports avec la race humaine, rien n’aurait été plus facile à la grande camériste que de se faire suppléer dans ces devoirs indécens. L’une des recommandations de Louis XIV à son petit-fils avait été en effet, en respectant scrupuleusement tous les usages populaires, d’attaquer corps à corps dans sa cour le monstre de l’étiquette qui, sous les derniers princes autrichiens, avait atrophié la royauté espagnole. Ce fut l’une des œuvres auxquelles se consacra la grande camériste ; mais elle se garda bien de rien réformer dans ses propres fonctions, entendant conserver seule l’accès près des personnes royales, et sacrifiant sans effort sa dignité à sa puissance.

Avec une sûreté d’intuition remarquable, la princesse des Ursins s’était de prime abord proposé un double but : elle entendait devenir l’intermédiaire de l’alliance intime formée entre l’aïeul et le petit-fils, puis restaurer l’Espagne, en faisant prévaloir pour le gouvernement de ce pays les méthodes françaises, mais dans la mesure seulement où l’application en paraîtrait possible sans blesser le sentiment national. Cette politique était la plus sage et assurément la plus utile pour la Péninsule, dans l’extrémité où l’avait conduite l’inepte pouvoir auquel elle venait enfin d’échapper. Le testament qui commettait à l’honneur de la France le salut de son ancienne rivale avait été un vrai service rendu par la dynastie autrichienne au pays dont elle avait, en trois règnes, tari toutes les sources de grandeur. Entre les princes qui ne furent ni vicieux ni cruels, il n’en est pas qui aient fait plus de mal aux hommes que les derniers descendans de Charles-Quint. À la fin du XVIIe siècle, l’immense empire de Philippe IV et de Charles II, réduit à une faiblesse que connaît à peine de nos jours l’empire ottoman, n’était plus qu’un fantôme de nation. La maison d’Autriche avait triomphé de la féodalité et des résistances municipales aussi complètement que la maison de Bourbon ; mais les succès dû pouvoir monarchique avaient été aussi stériles d’un côté des Pyrénées qu’ils lui furent profitables de l’autre, car en Espagne l’impuissance du vainqueur avait encore dépassé celle du vaincu. Pendant qu’entre la Manche et la Méditerranée se formait l’unité magnifique dont la royauté était le cœur, les divers royaumes de la Péninsule, encore que réunis sous un même sceptre, s’isolaient de plus en plus l’un de l’autre, et le Spartiate ne portait pas au Laconien tributaire une haine plus farouche que celle du Castillan pour les provinces annexées au noyau de la monarchie catholique. Tant de sang versé par la hache et par le glaive, tant de vies épuisées dans les tortures, n’avaient guère plus fortifié l’autorité royale que cimenté l’union des Espagnes, et ces princes, dont les domaines couvraient encore le globe, n’avaient plus à opposer à l’Europe, durant la longue agonie où s’éteignait leur race, ni une armée, ni une flotte, ni un général, ni un homme d’état.

Autour d’eux, et comme pour les séparer du pays, se pressait, dans une attitude moitié superbe, moitié servile, une grandesse créée à leur image, institution sans racine dans l’histoire, sans influence sur les populations, sans action sur les armées, où les grands se montraient à peine, sorte d’aristocratie fossile, dont la destinée fut de ne marquer dans les annales de son pays ni en servant le pouvoir avec éclat, ni en luttant résolument contre lui, et qui se montra toujours moins jalouse d’agir que d’entraver. Une administration distincte pour chaque partie des services publics, des conseils sans aucun lien commun, des corps qu’une jalousie mutuelle maintenait dans l’isolement, et que leur caractère purement consultatif condamnait à l’impuissance, tous ces rouages multipliés avaient fait d’une royauté théoriquement absolue le pouvoir le moins libre de l’Europe. L’immobilité en toute chose était devenue l’habitude séculaire et comme la loi suprême de l’Espagne[12]. Les diverses parties de cette immense monarchie présentaient un spectacle de ruine et de désolation. Les vice-royautés d’outre-mer se vendaient à l’encan ; la Flandre et l’Italie n’étaient guère plus administrées que défendues, et rien n’égalait le dédain des Espagnols pour ces possessions lointaines, si ce n’est leur obstination à les conserver. Sur les frontières et sur le vaste littoral du royaume, aucune place n’était en état de défense ; aux derniers temps de Charles II, l’armée comptait à peine vingt mille hommes, et les restes de la marine ne servaient qu’à transporter à Cadix les piastres du Nouveau-Monde, dont l’Espagne vivait sans travail, comme les Hébreux de la manne tombée du ciel. Au sein d’une population de plus en plus réduite, dans une capitale où les spadassins étaient plus nombreux que les soldats, une paresse incurable avait formé des mœurs de bohème où la bassesse du mendiant le disputait à la jactance du matamore.

Si l’on excepte les pâles mémoires de San-Felipe et le Diario encore plus terne d’Ubilla, aucun monument historique ne nous est resté de ces déplorables temps ; mais Berwick, Noailles, Tessé et tous les généraux français chargés d’assister Philippe V aux dangereux débuts de son règne nous ont laissé des misères de l’Espagne des récits à peine croyables, et le mieux informé des publicistes étrangers n’en parle pas autrement que le caustique Louville[13]. Lorsqu’à cinquante ans de distance on met en regard de la dissolution générale où était tombée l’Espagne sous Charles II le tableau du règne de Charles III, qui, sans guérir des plaies incurables, rendit au moins pour un temps à cette monarchie un rang digne d’elle, il reste démontré que, malgré les sacrifices territoriaux dont le traité d’Utrecht fit payer l’avènement du petit-fils de Louis XIV, la dynastie française a répondu au-delà des Pyrénées à ce qu’il était raisonnable d’attendre d’elle : sans rendre a ce pays son ancienne grandeur, elle sut du moins y ranimer une vie prête à s’éteindre.

Le premier des souverains appelés à concourir à cette œuvre était assurément le moins propre à l’accomplir. Agé de dix-sept ans lorsque Charles II le désigna pour son successeur, le duc d’Anjou devait à la nature et à son éducation un esprit plus fait pour servir que pour régner. Frère de l’héritier du trône, il avait été maintenu dans une subordination calculée envers celui-ci, et la discipline de Beauvilliers et de Fénelon, qui avait brisé le caractère violent du duc de Bourgogne, avait produit des effets plus sensibles encore dans l’âme mélancolique de son frère cadet. Avec une rectitude naturelle dans la pensée et une fierté où éclatait parfois l’orgueil de son sang, Philippe V avait au même degré que son neveu Louis XV, auquel il ressemblait par mille côtés, la maladive lassitude de la vie, le dédain des hommes et le dégoût des affaires ; il était affligé surtout de cette fatale impuissance de vouloir qui fit d’un roi libertin l’esclave de ses maîtresses, et d’un époux fidèle l’instrument passif d’une reine charmante inspirée par la plus habile des conseillères.

Mais rien ne transpirait encore des dispositions lamentables qui conduisirent plus tard le roi d’Espagne à la limite du désespoir et de la démence. Lorsqu’il entra dans son royaume, escorté d’un essaim de brillans seigneurs, Philippe était beau comme la jeunesse et l’espérance. Il s’avança porté sur les bras d’un peuple qui croyait échapper, par l’intervention du plus puissant roi de l’Europe, aux maux de la guerre, et surtout à ce partage de la monarchie espagnole, plus redouté par la nation que tous les malheurs ensemble. Dans une capitale qu’il dut quitter par deux fois, dans une cour bientôt après prosternée devant son rival, et jusque dans ces provinces d’Aragon et de Catalogne, ardens foyers de la guerre civile, on n’entendit d’abord que des cris d’amour, que des protestations de fidélité. Cependant il ne fallait pas une grande sagacité pour pressentir les périls réservés à l’établissement nouveau. La dynastie française inquiétait dans la Péninsule des intérêts trop nombreux et des préjugés trop puissans pour que ceux-ci n’éclatassent pas aux premières difficultés qu’elle rencontrerait devant elle.

La grandesse, élevée à l’ombre du trône autrichien, voyait avec une répugnance peu dissimulée s’installer dans le palais habité si longtemps par une race étiolée le petit-fils de ce roi administrateur et guerrier, qui s’inquiétait encore plus de l’obéissance que des hommages, et qui avait fait du service militaire la vie même de sa noblesse. Un clergé riche et puissant qui professait un vif attachement pour les maximes romaines, encore qu’il fût en lutte fréquente contre le saint-siège, observait avec une suspicion qui, dans les ordres religieux, alla bientôt jusqu’à la haine, cette royauté étrangère que la ferveur espagnole considérait comme à deux pas du schisme : un prince français semblait être au-delà des Pyrénées l’expression même des idées de 1682. Le saint-office enfin, l’institution politique et religieuse la plus vivace de la Péninsule, se considérait comme menacé par une dynastie qui, dans ses propres domaines, avait constamment refusé le concours de l’inquisition, et par un roi dont le premier acte avait été de protester par son absence contre ses terribles solennités[14].

Tant de germes cachés au fond des intérêts ou des consciences n’attendaient pour se développer que des circonstances favorables. Les joies réciproques de l’avènement furent donc courtes, car les mœurs espagnoles n’excitèrent pas chez le jeune roi des repoussemens moins vifs que la domination étrangère n’en provoqua chez ses sujets. En deux années, l’avenir du nouvel établissement était devenu aussi problématique qu’il avait d’abord paru assuré, parce qu’en effet, loin d’être protégée par le prestige des bienfaits dont on l’avait crue la source, la royauté française fut l’occasion de la plus redoutable épreuve qu’eût jamais supportée le patriotisme espagnol.

Foudroyée par le testament imprévu de Charles II, l’Europe, qui au premier moment avait semblé n’en pas vouloir contester les dispositions, n’avait pas tardé à se raviser. Persuadés que l’agrandissement de sa famille équivaudrait pour Louis XIV à un agrandissement de territoire, l’Angleterre, la Hollande et le Portugal, prenant en main les prétentions successorales de la maison d’Autriche, dont ces cabinets avaient fait si bon marché lors des deux traités de partage, engagèrent sur toutes les mers, en attendant le moment de les transporter au cœur de l’Espagne, des hostilités que l’empereur avait déjà commencées en Italie. Une coalition implacable, dont la paix de Ryswick avait suspendu les effets sans en modifier les causes, se forma pour arracher les deux péninsules à la domination de la France. Celle-ci accepta résolument la lutte pour une cause juste et honnête cette fois ; mais la guerre était à peine commencée qu’elle acquérait la certitude qu’en doublant nos périls, l’Espagne n’ajouterait rien à nos ressources, et que les suspicions du pupille accroîtraient de jour en jour les difficultés de cette redoutable tutelle. Avec quelle dédaigneuse amertume l’Espagne ne suivit-elle pas en effet la longue série de désastres qui du sommet de la puissance conduisit Louis XIV à deux pas de l’abîme par l’une de ces péripéties dont l’effet n’est jamais plus rapide sur l’esprit des peuples que lorsque la fortune déserte les hommes longtemps puissans et longtemps heureux !

Au lieu et place du grand roi protecteur de l’intégrité de la monarchie espagnole, la malveillance vit un prince abandonné par la victoire et poursuivi par la vengeance de l’Europe ; pour prix du sang et des trésors chaque jour réclamés de l’Espagne, elle put montrer le roi de France apportant en partage à ce pays toutes les haines et tous les périls accumulés sur lui-même, et possédé de la secrète pensée de désarmer la coalition en démembrant les états de son petit-fils, peut-être même en les abandonnant, afin de sauver les siens. Comment un trône nouveau, occupé par deux enfans, n’aurait-il point été menacé lorsque des circonstances fatales plaçaient de pareilles armes aux mains de ses ennemis ? Les grands firent donc éclater plus librement leur dévouement pour l’archiduc sans cesser toutefois de se montrer assidus à la cour et de vivre de ses bienfaits. S’ils n’imitèrent pas résolument la félonie de l’amirante de Castille, ambassadeur désigné de Philippe V à Paris, du marquis de Leganez, gouverneur de l’Andalousie pour ce prince, du duc de Medina-Cœli, le membre principal de son conseil, presque tous, en faisant concorder les profits du présent avec les chances de l’avenir, se préparèrent pour une restauration autrichienne qui, de 1705 à 1710, put en effet être considérée comme probable.

Aussi antipathiques à un gouvernement gallican que les grands à une royauté centralisée, les évêques espagnols se montrèrent en majorité peu favorables à la dynastie française avant que les batailles d’Almanza et de Villa-Viciosa n’eussent par deux fois raffermi sa fortune. Parmi les raisons qu’on pourrait apporter d’une hostilité plus générale encore dans les ordres religieux, il faudrait mettre en première ligne la faveur accordée par Louis XIV et par son petit-fils à la compagnie de Jésus, en possession du confessionnal de ces deux princes. Les rivalités monastiques étaient la plaie invétérée de l’église d’Espagne : aussi, malgré la ferveur de sa piété et les ménagemens parfois risibles de sa prudence, Philippe V ne parvint-il point à la guérir, bien que, selon le conseil de Louville, il n’allât jamais à la messe chez les jésuites sans aller à vêpres chez les dominicains.

À ces embarras venaient se joindre, pour les transformer en périls, les aspirations contraires des diverses nationalités, car le défaut d’hégémonie n’était pas moins sensible alors au-delà des Pyrénées qu’il peut l’être aujourd’hui au-delà du Rhin. Tandis que l’enthousiasme qui avait accueilli la royauté nouvelle se refroidissait dans les provinces éloignées, la Castille continuait à professer pour elle un dévouement que l’épreuve du malheur ne tarda pas à confirmer. C’est que le parti castillan avait compté sur l’appui de la France pour dominer la Péninsule, et que son attachement était cimenté par ses haines. Le cardinal Porto-Carrero, son chef, à qui le duc d’Anjou devait, après Dieu, sa couronne, aimait moins les Français qu’il ne détestait les Aragonais ou les Catalans, et lorsqu’il professait pour Louis XIV et pour ses ordres l’obéissance passive dont ce prince avait chaque jour à contenir les imprudentes manifestations, l’archevêque de Tolède n’était au fond qu’un ambitieux qui s’humiliait devant un protecteur éloigné pour n’avoir pas au sein du conseil à compter avec des rivaux. Le dévouement exalté des Madrilègnes fut donc la principale cause de l’insurrection du peuple de Barcelone, de Saragosse et de Valence.

Tel était le théâtre sur lequel la Providence avait placé un prince timide et maladif à la veille d’une conflagration commencée pour la succession d’Espagne, mais qui allait faire mettre en question l’existence de la monarchie française. Après de vives instances, Philippe avait obtenu de son aïeul, dont il suivait les instructions avec une docilité filiale, l’autorisation d’aller se mettre à la tête des forces franco-espagnoles, qui tenaient la campagne en Italie contre les troupes impériales. Durant un voyage de plus d’une année, il se montra successivement à Naples et à Milan, s’efforçant de calmer par la présence du souverain la haine trop justifiée de ses sujets italiens contre les vice-rois espagnols. On sait que Philippe assista à la bataille de Luzzara, et qu’au milieu d’un feu terrible il déploya cette impassible bravoure qu’on dirait inspirée par l’ignorance plus encore que par le mépris du péril. Uni depuis quelques mois à peine à la femme qu’il adorait, le jeune roi avait dû la quitter, car, malgré les supplications réitérées des deux époux, Louis XIV avait opposé une résistance invincible au départ de la reine, persuadé qu’au moment où la faction de l’archiduc commençait à s’agiter en Espagne, la sortie de cette princesse ne manquerait pas d’y être présentée comme une sorte d’abandon du trône[15]. Loin donc d’autoriser un éloignement dont aurait si bien profité la malveillance, Louis XIV voulut que Marie-Louise de Savoie exerçât la régence, assistée d’un conseil, dont Porto-Carrero et don Manuel Arias, chefs du parti castillan, étaient les membres principaux, mais qui comptait aussi des représentans des autres nationalités péninsulaires. L’auguste aïeul ne fut trompé cette fois ni dans les prévisions de sa tendresse ni dans celles de sa politique. Durant une guerre étrangère qu’allait compliquer une guerre civile, entre les trahisons du palais et les trames d’un cabinet divisé, dans un dénûment de ressources qui affectait souvent jusqu’aux services les plus indispensables de la maison royale, une princesse de quinze ans, insensible aux dangers comme aux fatigues, alla tenir sa cour à Barcelone, à Saragosse et à Madrid, sut obtenir un peu d’argent des cortès d’Aragon, miracle réputé impossible ; elle présida pendant quinze mois les longues séances de la junte, une broderie à la main, ne laissant percer que juste assez d’ennui pour couper court aux harangues inutiles, et, dans cette épreuve à lasser bien des courages, elle se montra grave comme une épouse et gaie comme une enfant, soufflant aux cœurs les plus froids le feu de ses ardeurs généreuses, et enlevant le dévouement d’une nation chevaleresque en se jetant dans ses bras avec une héroïque simplicité.

On devine quel génie tutélaire présidait à ces merveilles, quelle main cachée venait en aide à la reine pour lui alléger le fardeau des affaires et lui en réserver l’honneur. Dans une cour où la trahison frappait aux portes sans qu’il y eût même une garde organisée pour les défendre[16], la princesse des Ursins était, pour Marie-Louise, le seul gage de sa sécurité, le seul cœur et le seul bras sur lesquels elle trouvât quelque douceur à s’appuyer. Dans le glacial silence d’un palais dont l’étiquette avait fait pour les reines d’Espagne une prison et presque un tombeau, la grande camériste apportait à sa maîtresse les ressources d’un esprit plein de mouvement et d’une conversation alimentée par les souvenirs d’une vie cosmopolite.

Combien la fermeté d’âme de Mme des Ursins n’était-elle pas précieuse pour cette jeune princesse, lorsque chaque jour imposait de nouvelles épreuves à la chancelante fidélité des peuples ! C’était ou le plus grand seigneur de l’Espagne qui s’enfuyait à Lisbonne afin de rejoindre les factieux, ou le capitaine-général d’une grande province dont on surprenait l’entente secrète avec l’ennemi. On apprenait qu’une flotte nombreuse bloquait le port de Cadix, ou qu’une descente était tentée sur les côtes dégarnies de l’Andalousie, et la bravoure de Villadarias, seul général qui restât à l’Espagne, avait à peine rejeté les Anglais à la mer qu’un désastre irréparable venait atteindre le royaume dans la plus précieuse de ses ressources. Les galions du Mexique, entrés à Vigo sous la protection d’une escadre française, étaient incendiés dans ce port, coup terrible pour un gouvernement aux abois et pour une cour dont tous les serviteurs démandaient l’aumône, depuis les hallebardiers jusqu’aux marmitons.

Ce n’était pas trop du génie viril de Mme des Ursins pour soutenir la reine dans ces tristesses, aggravées par la longue absence de son époux. Dans une situation aussi critique, la mesure n’était pas d’ailleurs moins nécessaire que la fermeté. Que de tact et que de soins pour ne jamais sacrifier ni les intérêts du cabinet de Versailles aux jalousies péninsulaires, ni le juste orgueil de l’Espagne aux méprisantes impatiences de la maison française de Philippe V ! Dans cette étrange cour, où les uns dédaignaient de parler l’espagnol et les autres d’apprendre le français, tout était matière à transactions jusque dans les choses en apparence les plus futiles. Ce fut une véritable affaire d’état que l’adoption par le roi de la golille, ce carcan de dentelle où sont emprisonnés les personnages de Velasquez, et lorsque, durant l’enthousiasme de la régence, les dames de Madrid, pour complaire, à la reine, renoncèrent au tontillo, longue queue des moins gracieuses et des plus incommodes, elles estimèrent lui avoir donné un éclatant témoignage de fidélité.

Ce fut ainsi que de crise en crise, de ménagement en ménagement, ce gouvernement, conduit par deux femmes, atteignit le terme où expiraient ses pouvoirs. Le roi débarqua à Barcelone, dans une ville qui allait être durant six années la capitale de son rival, et lorsqu’il approcha de Madrid, Mme des Ursins eut l’inexprimable satisfaction de conduire à sa rencontre jusqu’à Guadalaxara la plupart des grands du royaume, parmi lesquels on remarquait surtout ceux dont les sentimens étaient le plus suspects. La résolution de la grandesse d’aller au-devant de Philippe V n’avait pas été emportée sans une lutte après laquelle la grande camériste se déclarait à bout de force et de courage. Au sein d’une joie presque superbe, elle laissait percer dans sa correspondance une extrême lassitude et une sorte de désir de quitter l’Espagne. « Voilà, écrivait-elle à M. de Torcy, mon ministère (si j’ose me servir de ce terme) glorieusement fini pour la reine, et jusqu’à ce que vous songiez à me tirer d’ici, je me mêlerai beaucoup moins de ce qui ne me regarde pas. » Pour n’être point avec la princesse en reste de coquetterie, le ministre affectait, en lui répondant, de s’alarmer d’une intention sur laquelle il savait fort bien à quoi s’en tenir, et c’était avec une galanterie du meilleur goût qu’il transmettait à sa noble correspondante l’expression de la satisfaction royale[17].

Pendant la régence, les membres de la junte n’avaient pas opposé à l’influence de la princesse des Ursins une résistance dont l’attachement de Marie-Louise pour sa camarera mayor leur garantissait d’avance la parfaite inutilité ; mais lorsque le roi fut rentré dans ses états, des efforts multipliés se firent de plusieurs côtés pour conquérir sa confiance, afin d’arriver au gouvernement de l’Espagne, qu’on le soupçonnait, avec trop de raison, incapable de diriger. Pour conserver sa prépondérance jusqu’alors incontestée et gouverner le roi par l’ascendant de la reine, Mme des Ursins dut donc changer toutes ses batteries et se placer sur une forte défensive.

Appuyé sur la reconnaissance personnelle du monarque et sur son titre de primat du royaume, le cardinal Porto-Carrero tenait le premier rang parmi les prétendans naturels au pouvoir. C’était « ce grand vieillard tout blanc, à l’air vénérable, à la figure majestueuse, » si bien crayonné par Saint-Simon. Masque imposant d’une médiocrité déplorable, cet extérieur cachait un esprit court et obstiné, un cœur où la jalousie tenait plus de place que l’ambition ; mais, si inférieur qu’il fût à sa tâche, le cardinal était pour l’Europe le drapeau du parti français, et Mme des Ursins comprenait fort bien qu’il lui serait plus facile de renverser à Madrid le président du despacho[18] que de faire approuver à Versailles un pareil acte d’ingratitude. Elle jugea donc habile de faire miner la position politique de Porto-Carrero par l’ambassadeur même de Louis XIV, en n’intervenant elle-même qu’en seconde ligne, afin de porter des coups d’autant plus assurés qu’ils seraient secrets. Cependant ici la difficulté était extrême, car les prétentions de l’ambassadeur l’inquiétaient encore plus que celles du bonhomme Porto-Carrero, et elle n’ignorait pas qu’il lui serait beaucoup plus difficile d’en avoir raison : il fallait donc y dépenser la plus fine fleur de son habileté.

Durant son séjour en Italie, Philippe V avait rencontré le cardinal d’Estrées, longtemps ambassadeur à Venise et à Rome, et, à l’instigation du roi son grand-père, il lui avait exprimé le vœu de le recevoir à sa cour pour y représenter la France, afin de profiter de ses lumières dans une situation dont la responsabilité l’accablait. D’Estrées jouissait en effet d’une réputation européenne, et bien que Mme des Ursins fût à la veille de porter un rude coup à sa renommée politique, l’on ne saurait douter que les fondemens de celle-ci ne fussent sérieux, lorsqu’on voit s’incliner devant elle un homme comme M. de Torcy et jusqu’à Louis XIV lui-même. Arrivé au terme d’une carrière à laquelle aucune dignité n’avait manqué, le cardinal n’accepta l’ambassade de Madrid que parce qu’elle lui fut présentée comme une sorte de tutelle à exercer sur une grande monarchie et sur son jeune souverain. Il avait avec la princesse des Ursins d’anciens rapports cimentés par la reconnaissance ; mais, gonflé de son importance, il portait en Espagne la pensée préconçue de gouverner ce pays, et la grande camériste, enivrée de son côté de la gloire de son récent ministère, ne voyant dès lors en lui qu’un rival, lui voua une haine implacable. Pendant que M. de Torcy se félicitait de rapprocher le cardinal de Mme des Ursins, dans l’espoir d’une entente utile aux intérêts français, la princesse laissait percer dans ses lettres à la maréchale de Noailles toute l’inquiétude qu’un tel choix lui inspirait, inquiétude qui se révélait d’ailleurs jusque dans ses éloges ironiquement exagérés. « Vazet, qui est barbier du roi catholique, a reçu des nouvelles qui lui apprennent comme chose sûre que ce sera M. le cardinal d’Estrées qui viendra remplacer ici M. de Marsin (comme ambassadeur). Je souhaite de tout mon cœur que cette éminence ait dans cette cour toutes les satisfactions qu’elle mérite et qu’on en attend, et que son esprit transcendant puisse encore mieux persuader les Espagnols que s’en faire admirer ; mais je ne voudrois pas jurer que tout réussît à souhait, car j’ai peur que la nation, naturellement orgueilleuse, ne regarde comme une marque de mépris du côté de la France qu’on lui envoie un des grands génies qui y soit, non pour les conseiller, mais pour les gouverner, et que cela n’augmente encore l’éloignement qu’ils ont pour les François. Vous ne savez que trop combien il est important qu’on détruise l’animosité au lieu de l’augmenter[19]. » On le voit, le futur ambassadeur n’avait qu’à se bien tenir, car il y avait un parti-pris de le présenter comme antipathique aux Espagnols, et comme pouvant compromettre par le seul fait de sa renommée l’alliance si difficile à maintenir entre les deux peuples. Nous allons voir le cardinal subir tous les affronts de ce rôle de bouc émissaire pour succomber enfin sous des accusations qui seraient certainement plus spécieuses, si elles n’avaient précédé de quatre mois l’arrivée du prétendu coupable ; mais avant de battre en brèche l’ambassadeur de Louis XIV, il fallait l’employer à renverser le principal ministre de Philippe V : la chute du cardinal Porto-Carrero allait donc précéder celle du cardinal d’Estrées.

Rendre un homme politique inutile, c’est l’affaiblir ; le rendre ridicule, c’est l’achever. L’archevêque de Tolède fut soumis tour à tour à cette double opération. Dévoué à Louis XIV jusqu’à donner à son zèle des allures serviles, il s’était fait le patron plus empressé qu’intelligent des agens envoyés en Espagne par les bureaux de Versailles pour appliquer les méthodes françaises à la confuse administration de ce pays. Il avait spécialement couvert de sa protection les premiers essais financiers d’Orry, de tous les Français celui qui, après d’Aubigny, était entré le plus avant dans la confiance de la princesse des Ursins. Ancien employé au contrôle-général, Orry était une sorte de doublure de Desmarets, dont il avait à la fois et la réputation véreuse et la haute capacité. Toujours prêt à assister le cardinal pour le travail du despacho, habile à découvrir de l’argent là où un ministre espagnol n’en aurait pas même soupçonné, Orry était devenu, malgré les clameurs de ses ennemis, la providence d’une cour besoigneuse. Sous prétexte de ménager la précieuse santé du cardinal et de lui laisser tout son temps pour des devoirs plus importans, il lui enleva un beau matin la totalité de ses attributions financières ; mais la princesse des Ursins, instrument caché de cette révolution anodine, gardait en réserve, pour le cardinal, une magnifique compensation. Elle le fit nommer colonel du régiment des gardes à la mort du marquis de Castagneda, et comme les fonctions militaires étaient les seules qu’il n’eût point exercées jusqu’alors, Porto-Carrero crut que celles-ci compléteraient son importance, s’y tenant pour aussi propre qu’aux innombrables emplois dont il était déjà titulaire. Lorsque cette nomination fut connue, un éclat de rire universel dérida la gravité habituelle de l’Espagne, et ce fut au bruit des sifflets que le prélat passa au Prado la revue de son régiment dans l’attitude de Richelieu sur la digue de La Rochelle.

Pour emporter cette forteresse, il fallait cependant des assauts plus décisifs, et ceux-ci furent livrés par le cardinal d’Estrées. Une bonne entente était, on le comprend, singulièrement difficile entre deux membres du sacré-collége, dont l’un se considérait comme le premier personnage, de la Péninsule et l’autre comme le premier diplomate de l’Europe. L’ancienne duchesse de Bracciano, qui les connaissait de vieille date, n’eut aucune peine à provoquer un conflit que rendait inévitable un désir commun de gouverner l’Espagne. Dans un accès d’humeur dissimulé sous les dehors d’une juste susceptibilité nationale, Porto-Carrero déclara qu’il ne pouvait plus supporter la présence de l’ambassadeur de France dans le despacho, et, afin de contraindre d’Estrées à s’en éloigner, il cessa d’y paraître lui-même. La présence habituelle d’un agent diplomatique dans le conseil d’un gouvernement étranger constatait assurément la bizarre situation de cette royauté importée, qui appliquait à Madrid la pensée de Versailles ; mais le duc d’Harcourt avait fait consacrer cet usage à l’avènement de Philippe V, M. de Marsin, prédécesseur du cardinal, l’avait constamment maintenu, et Louis XIV était fort résolu à conserver à ses ambassadeurs une aussi précieuse prérogative.

Assuré de son ascendant sur un homme comblé de ses bontés, le roi de France n’hésita donc pas à écrire lui-même au prélat espagnol pour lui demander, à titre de service personnel, l’oubli de ses griefs contre l’ambassadeur et l’admission de celui-ci aux séances du despacho. Porto-Carrero avait à peine achevé la lecture de l’auguste autographe qu’il se déclarait converti ; mais l’opinion repoussait énergiquement la prétention de l’ambassadeur de France, et lorsque le cardinal eut déserté une cause devenue celle de l’Espagne, l’indignation publique ne lui laissa d’autre ressource que de se retirer bientôt après dans son diocèse pour y songer à son salut. Ainsi finit la carrière d’un homme qui, sous les dehors d’un courage antique, cachait une faiblesse sans égale ; il ne devait plus en effet reparaître sur la scène du monde que pour déshonorer ses cheveux blancs en prêtant un serment, désavoué par son cœur, au rival du prince sur la tête duquel il avait eu l’honneur de placer la couronne.

C’était peu pour Mme des Ursins d’avoir renversé un ministre incapable, si les affaires passaient aux mains d’un ambassadeur qui entendait demeurer l’unique intermédiaire des rapports entre les deux rois. Que le cardinal d’Estrées parvînt à prendre dans le gouvernement la prépondérance qu’il estimait appartenir au roi son maître et à lui-même, et la camarera mayor se trouvait confinée dans les fastidieuses fonctions de sa charge et la stérile surintendance d’un palais. Elle avait bu avec trop d’ardeur à la coupe du pouvoir, pour n’avoir point les vertiges et les périlleuses audaces de l’ambition. Après les agitations de la régence, une retraite obscure en Italie lui aurait paru mille fois préférable à sa résidence en Espagne, si elle avait dû y demeurer en n’étant plus que l’ombre d’elle-même. Plutôt que de subir une telle déchéance, elle accepta résolument toutes les chances d’une lutte dans laquelle elle allait rencontrer Louis XIV derrière son représentant.

Le cardinal et l’abbé d’Estrées, chargé de seconder son oncle dans les devoirs de l’ambassade, possédaient en effet toute la confiance du roi, et c’était bien un guide que celui-ci avait entendu donner à son petit-fils en lui envoyant un homme aussi important dans l’église et dans l’état. Mme de Maintenon reflétait sur ce point-là, comme sur tous les autres, les sentimens personnels du monarque, et la maréchale de Noailles, alliée aux d’Estrées par le maréchal de Cœuvres, époux de l’une de ses filles, voyait avec un extrême déplaisir s’élever un conflit aussi regrettable pour les intérêts de sa maison que périlleux pour la princesse des Ursins. Désarmée du côté de Versailles, celle-ci comprit donc qu’elle ne pouvait agir qu’à Madrid, et qu’il fallait à tout risque placer une barrière insurmontable entre l’ambassadeur et le souverain près duquel il était accrédité : abreuver le cardinal de dégoûts pour le contraindre à demander son rappel, tel fut le travail conduit pendant un an avec une habileté peu scrupuleuse.

Philippe, comme la plupart des princes faibles, prenait ombrage de quiconque laissait percer la prétention de le dominer. D’Estrées de son côté se croyait un personnage trop considérable pour voiler beaucoup une mission qui seule, à son avis, pouvait expliquer sa présence en Espagne. Résolu, selon les instructions de sa cour, à n’admettre aucun intermédiaire entre lui et Philippe V, il témoignait à la reine une méfiance d’autant plus blessante pour la grande camériste, que celle-ci en était l’objet véritable, et c’était avec une sorte d’affectation qu’il usait chaque jour du droit d’entretenir le roi sans délai et sans témoin. Afin d’infirmer cette prérogative, que l’étiquette du palais restreignait à la seule personne du monarque, celui-ci prit le parti de ne plus donner d’audience que dans l’appartement de la reine, où l’ambassadeur ne pouvait pénétrer qu’en en réclamant d’avance la permission. Cet ingénieux expédient mettait la grande camériste en tiers dans les conversations et rendait toute communication confidentielle impossible. Le cardinal outré menaça, en se voyant refuser la porte, de porter au palais son extrait baptistaire, afin de s’y faire reconnaître. À l’aigreur ne tarda point à succéder la colère. Solennité des réceptions, audiences fixées à une heure avancée de la nuit, tout fut calculé pour lasser un vieillard d’une santé débile et d’une humeur acariâtre. Les torts que nous avons envers autrui étant le plus sûr moyen d’en provoquer envers nous-mêmes, d’Estrées ne tarda pas à s’expliquer sur les procédés de la cour avec une telle violence, qu’on fut bientôt en droit de dénoncer ses paroles comme outrageantes pour la majesté royale. Une correspondance, dont il est fort inutile d’indiquer l’inspiratrice, s’engagea entre les jeunes souverains et l’aïeul de Versailles, correspondance conduite avec un art infini, et dans laquelle l’ambassadeur fut attaqué chaque jour de la manière la plus sanglante, le roi d’Espagne lui reprochant de l’humilier aux yeux de ses sujets, la reine articulant de son côté le plus noir de tous les griefs à ses yeux, a l’intention avérée de ce méchant homme de lui ravir le cœur de son cher époux[20]. »

Toute la colonie française prit bientôt parti dans cette lutte, conduite par Mme des Ursins avec une passion qui excluait plutôt la justice que la prudence, car la princesse savait fort bien qu’une pareille guerre, en l’exposant gravement elle-même, aurait pour résultat nécessaire de faire partir l’ambassadeur. L’oncle et le neveu furent en effet soumis à des épreuves qu’il devenait impossible de supporter longtemps. D’un autre côté, la correspondance de Louville avec MM. de Torcy, de Beauvilliers et Chamillard inonda Versailles de récits scandaleux, dont la grande camériste et quelquefois la reine elle-même faisaient les frais. Chaque ordinaire de Madrid apportait à Louis XIV les preuves multipliées d’une anarchie de nature à mettre en péril l’existence de la dynastie nouvelle, car ses adversaires, de plus en plus nombreux, employaient contre elle les armes que leur fournissaient ses propres défenseurs. Jamais rivalités ne furent plus inopportunes et plus implacables.

Rappeler au plus vite Mme des Ursins et lui infliger une disgrâce assurément fort méritée était le désir le plus vif de Louis XIV ; mais, si omnipotent que fût ce prince, il se trouvait arrêté par une difficulté des plus sérieuses : la camériste en effet se cachait derrière la reine, et le roi de France n’ignorait pas qu’en la rappelant il porterait au cœur et à l’amour-propre de sa petite-fille un coup qu’elle ne lui pardonnerait jamais, extrémité qui ne répugnait pas moins à sa politique qu’à sa tendresse. D’ailleurs le départ de Mme des Ursins n’aurait pas rendu la position du cardinal plus supportable dans une cour dont tous les accès lui demeuraient fermés, et où son isolement était une constante insulte à la France. Force fut donc d’accorder à celui-ci un rappel que, dans une humiliation si imprévue pour son orgueil, il demandait avec des cris de rage et de désespoir. Pourtant, afin de sauvegarder son amour-propre, l’abbé d’Estrées conserva la gestion de l’ambassade, comme si son oncle n’avait pris qu’un congé ; mais ce tempérament ne fut agréé par aucune des deux factions qui depuis une année partageaient la maison française du roi d’Espagne, se surpassant l’une l’autre dans l’injure et la calomnie. Malgré une sorte de trêve stipulée entre l’ambassade et le palais, l’abbé d’Estrées se trouva bientôt dans la position où avait été placé le cardinal. Ses dépêches, surprises à la poste, étaient ouvertes chez la grande camériste, et tout le monde connaît la plus belle scène de ce grand imbroglio. On sait qu’un jour l’abbé d’Estrées entretenant M. de Torcy de l’influence exercée sur la princesse par d’Aubigny, et se refusant, sans doute à raison des bienséances de son état, à interpréter, à la manière de Saint-Simon, le rôle de « ce grand et beau drôle bien découplé, » écrivit à sa cour qu’au palais, où ils logeaient en effet fort près l’un de l’autre, on les croyait mariés. On sait aussi qu’à la lecture de ce passage l’orgueil de la grande dame fut plus alarmé que sa pudeur, et qu’avant d’envoyer la dépêche ministérielle à sa destination, elle écrivit en marge ces mots fameux : pour mariés, non. En même temps que l’original ainsi annoté était expédié au marquis de Torcy, une copie en était adressée par la princesse au duc de Noirmoutier, son frère, et celui-ci la faisait circuler dans tout Paris, au grand scandale d’une société qui respectait encore un peu les mœurs et le pouvoir.

Louis XIV se devait à lui-même de ne pas laisser impuni un pareil excès d’audace. Toutefois les affaires d’Espagne étaient alors dans un tel état de confusion, le danger d’exaspérer la jeune reine paraissait si grand, qu’il fallut différer cette mesure, si justifiée qu’elle pût être. Ce fut seulement quelques mois après, lorsque Philippe V eut quitté Madrid pour aller, sur les frontières du Portugal, prendre le commandement de son armée, renforcée par un corps français aux ordres du maréchal de Berwick, que Louis XIV crut possible de se faire obéir et de frapper ce qu’il appelait lui-même le coup décisif.

« Les plaintes contre la princesse des Ursins, écrivait le roi à l’abbé d’Estrées[21], sont montées à un tel point qu’il est enfin nécessaire de prendre un parti. J’aurois moins différé si j’avois seulement consulté le bien des affaires ; mais il falloit attendre que le roi d’Espagne fût parti de Madrid : j’avois lieu de prévoir qu’il seroit trop sensible aux larmes de la reine, qu’elles pourroient l’empêcher de déférer assez promptement à mes conseils… Si le roi résiste, laissez-lui voir combien la guerre que je soutiens pour ses intérêts est pesante. Ne lui dites pas que je l’abandonnerai, il ne le croiroit pas ; mais faites qu’il s’aperçoive que, quelle que soit ma tendresse pour lui, je pourrois, s’il n’y répondoit pas, faire la paix aux dépens de l’Espagne, et me lasser enfin de soutenir une monarchie où je ne verrois que désordres et que contradictions dans les choses les plus raisonnables que je pourrois demander pour ses propres intérêts. Enfin, après un tel éclat, il faut réussir : mon honneur, l’intérêt du roi mon petit-fils et celui de la monarchie y sont engagés… L’ordre que je vous donne est absolument nécessaire pour mon service, mais les suites en seront désagréables pour vous. On n’a pas cessé de vous rendre de mauvais offices auprès du roi mon petit-fils : ils ont fait une telle impression qu’il m’a déjà mandé plusieurs fois de vous rappeler. »

Louis XIV donnait donc à l’abbé d’Estrées l’ordre de partir immédiatement, enjoignant à l’expression de ses plus vifs regrets l’assurance que cette disgrâce fort involontaire ne nuirait point à sa fortune. Telle était l’extrémité à laquelle une sujette avait conduit le prince le plus absolu de l’Europe. On voit quelles racines avait déjà jetées en Espagne la femme qui balançait à ce point la puissance du roi de France dans la cour de son petit-fils : on pourra bientôt s’en assurer davantage ; mais si l’éclat d’un tel rôle rehausse l’importance de Mme des Ursins, son caractère en demeure singulièrement compromis. Quelque bon vouloir que j’y mette en effet, je ne saurais avec M. Combes rattacher à un système politique la guerre indigne poursuivie par une Française contre deux ambassadeurs de son souverain avec une si cruelle persévérance. Le cardinal d’Estrées voulait en Espagne les mêmes choses que Mme des Ursins ; il y représentait leur maître commun avec un titre plus élevé et une autorité plus légitime. Ses fautes de conduite, qui furent nombreuses, lui avaient été en quelque sorte imposées, et s’il eut le malheur de tomber dans des embûches, une autre avait eu le tort de les dresser. Dans cette période de deux années, la moins honorable de sa vie politique, la princesse n’eut pour stimulant qu’une ambition égoïste et impatiente. En subordonnant à ses intérêts ceux de deux monarchies, en donnant pour excuse à la violence de ses attaques le droit de sa propre supériorité, elle confirma contre ses adversaires par son exemple cette vérité, que pour les esprits ardens le pouvoir est moins périlleux à exercer qu’à poursuivre.

Philippe, rendu par l’éloignement de la reine à son indolence naturelle, n’opposa aucune résistance aux injonctions de son aïeul. Atteinte dans ses plus profondes affections, blessée dans sa dignité de souveraine, et ressentant à quinze ans ce double outrage aussi vivement que dans la maturité de la vie, Marie-Louise se renferma d’abord dans un dédaigneux silence qui révélait l’espoir ou d’une vengeance terrible ou d’une revanche prochaine ; Mme des Ursins se soumit aux ordres de son roi avec l’orgueil superbe dont l’expression se révèle dans l’une de ses plus belles lettres à la maréchale de Noailles. Conscience des grands services rendus par elle aux deux monarchies avec une inviolable fidélité, étonnement amer en voyant sa parente, jusqu’alors si dévouée, « lui préférer des gens qui ne sont que ses alliés, et dont la méchanceté aurait dû lui faire horreur, » flatterie habile à Mme de Maintenon, à laquelle la Providence réserve, comme par un privilège assuré à sa vertu, la sainte mission de faire triompher un jour la justice et la vérité, « Dieu voulant pour cela se servir d’elle malgré elle-même : » tels sont les traits principaux de cette noble défense, où le calcul tempère la passion, et qu’il faut lire en entier dans le volume de M. Geffroy[22].


III

Sortie de Madrid en « criminelle d’état, » Mme des Ursins se dirigea vers l’Italie, lieu désigné pour son exil ; mais, s’éloignant de l’Espagne « à lents tours de roue, » nous dit le duc de Saint-Simon, elle trouva le temps de faire agir ses amis de Versailles, « qui, représentant la raideur de cette chute pour une dictatrice de cette qualité, disaient que le roi, étant obéi, jouissait de sa vengeance, que la pitié pouvait avoir lieu après une telle exécution, et qu’il ne fallait pas pousser à bout la reine d’Espagne. » Ces raisons, commentées par le duc d’Harcourt, homme d’un si grand poids dans les affaires de la Péninsule, par le maréchal de Villeroy et par les Noailles, prévalurent auprès de Louis XIV, qui accorda à la princesse l’autorisation, ardemment sollicitée, de s’arrêter à Toulouse et d’y séjourner. Ce n’était que le premier pas vers une réhabilitation à laquelle travaillaient avec une ardeur égale, quoique par des procédés très différens, la jeune épouse de Philippe V et la grave compagne de Louis XIV. Mme de Maintenon, acceptant volontiers le rôle démissionnaire de la justice divine, tenait sans doute à honneur de ne pas décevoir l’espérance de l’illustre accusée qui le lui avait attribué avec tant d’à-propos. Au bout de quatre mois passés dans la capitale du Languedoc, au sein d’une retraite animée par un commerce assidu avec les deux cours, Mme des Ursins reçut la permission de paraître à Versailles et de venir s’y justifier. L’intervention de Mme de Maintenon n’avait rien que de fort naturel dans cette circonstance, non qu’elle eût le goût de gouverner l’Espagne, comme l’affirme Saint-Simon, car ce goût-là, elle ne l’avait pas même pour la France : ce qu’elle voulait des deux côtés des Pyrénées, c’était une sorte de surintendance morale de la maison de Bourbon. Or, en la tenant au courant des plus minutieuses particularités touchant le roi et la reine, en inspirant à la sœur de la duchesse de Bourgogne l’affection soumise de son aînée envers sa tante, Mme des Ursins rendait à la marquise de Maintenon le seul service qui touchât celle-ci, et le seul, à vrai dire, qui pût ajouter quelque chose à son importance.

Les motifs de Louis XIV étaient d’un ordre fort différent, et son esprit politique ne tarda pas à leur sacrifier ses griefs, si légitimes qu’ils pussent être. Loin de pacifier la cour d’Espagne, le départ de la princesse des Ursins y avait fait éclater la plus complète anarchie. Au gouvernement exercé par la reine avait succédé une absence entière de direction, et les affaires furent conduites avec des incohérences tellement choquantes, que M. de Torcy, à bout de conseils et de patience, ouvrait avec un effroi véritable les dépêches sorties de cette boite de Pandore. L’accord au moins apparent que la prépondérance de Mme des Ursins avait maintenu entre les membres du despacho par l’intervention du duc de Montellano, sa créature, s’était trouvé violemment rompu, et le parti autrichien se constituait par l’effet de ce désordre et de cette décomposition universelle. L’archiduc, proclamé roi d’Espagne par l’empereur sous le nom de Charles III, reconnu en cette qualité par l’Angleterre et la Hollande, venait de débarquer à Lisbonne ; la campagne ouverte contre les Portugais avait fini, après quelques succès éphémères, par une sorte de débandade de l’armée espagnole, faute de vêtemens, de vivres et de solde, dont il n’était plus question depuis le départ d’Orry, rappelé en France par les mêmes motifs que la princesse. Gibraltar, dont une inexplicable incurie avait confié la défense à cinquante hommes, était arraché pour jamais par quelques matelots ivres à la couronne des rois catholiques ; la Catalogne, l’Aragon, le royaume de Valence, préparés à l’insurrection par le prince de Darmstadt, se trouvaient également à la veille de lui échapper. Au commencement de 1705, les armées de Philippe V se composaient de cinq ou six mille hommes déguenillés, tentés chaque jour dans leur fidélité chancelante, et le petit corps de troupes auxiliaires françaises s’épuisait en efforts inutiles pour reprendre Gibraltar, mis à couvert par la flotte anglaise, demeurée maîtresse du détroit après le premier désastre de notre marine dans cette guerre, qui allait lui coûter son dernier vaisseau.

Le gouvernement des premiers ministres, et bien plus encore celui des femmes, était antipathique à Louis XIV. Aussi dut-il lui en coûter beaucoup de renoncer à l’espoir généreux de voir son petit-fils appliquer les belles instructions où sa personnalité royale se réfléchit avec tant d’éclat ; mais un tel prince savait fort bien qu’une idée politique est sans valeur, lorsqu’elle demeure inapplicable. Vaincu par une douloureuse évidence, il en était à reconnaître que le tempérament maladif de Philippe rendait chez lui tout équilibre impossible entre l’intelligence et la volonté, de telle sorte que ce malheureux prince ne pourrait échapper à sa perte qu’en échappant à lui-même. Dans les périls prochains que laissaient pressentir les désastres de nos armées, mieux valait, après tout, l’espoir de conserver l’Espagne avec la dictature de Mme des Ursins, que la certitude de perdre cette couronne en éloignant la grande camériste. Après la bataille d’Hochstedt, la défection du duc de Savoie et la triste campagne d’Italie, la réintégration de la princesse dans sa charge fut de la part de Louis XIV une première concession à la mauvaise fortune, une résolution pour laquelle sa sagesse triompha de ses répugnances. C’est là ce qu’aurait dû voir Saint-Simon, au lieu de présenter le triomphe obtenu par Mme des Ursins à Versailles comme l’inexplicable effet d’une sorte de fascination soudaine.

Cette victoire transforma tout à coup celle qui naguère encore était une accusée en « divinité de la cour. Tous ses regards étaient comptés, et ses paroles adressées aux dames les plus considérables leur imprimaient un air de ravissement. Rien de pareil à l’attention du roi de la distinguer et de lui faire les honneurs de tout comme à un diminutif de reine d’Angleterre, et à la majestueuse façon dont le tout était reçu, avec une proportion de grâce et de politesse dès lors effacée et qui faisait souvenir les plus anciens des temps de la reine-mère. » Si Louis XIV se montra grand tacticien en paraissant rattacher à ses entretiens avec Mme des Ursins une résolution préconçue qui avait été le pur effet des événemens, et si la bonne grâce du gentilhomme couvrit en quelque sorte la retraite de l’homme politique, on pense bien que la princesse ne se laissa pas vaincre en habileté. Lorsque le désir de la voir retourner près de la reine d’Espagne lui fut exprimé, elle parla du dégoût que lui inspirait l’état de ce triste pays, qui rendait le bien comme impossible à faire ; elle opposa à l’impatience du roi l’état de sa santé délabrée, et se mit en traitement, ayant en ce moment-là un intérêt véritable à être malade. Elle retarda de jour en jour un départ qu’on pressait de plus en plus, faisant comprendre avec mesure que, pour éviter les malheurs et les malentendus du passé, il faudrait chercher le salut de l’Espagne dans une unité complète de direction, et que la prépondérance inévitable de la reine contraindrait à placer cette direction politique, non dans l’ambassade, mais dans le palais. C’était réclamer un blanc-seing pour gouverner le royaume ; mais, si audacieuse que fût en soi une pareille exigence, elle ne blessa personne, tant on était heureux, après de si nombreux mécomptes, de trouver enfin une tête qui affrontât courageusement la responsabilité d’une situation devenue si périlleuse. Mme des Ursins pénétra tous les avantages qu’elle pouvait tirer de l’abattement général et se promit de n’en rien laisser perdre ni pour elle ni pour ses serviteurs, quelque équivoque que pût être leur position auprès d’elle. Elle introduisit d’Aubigny dans le cabinet de Louis XIV et, chose plus difficile, dans celui de Mme de Maintenon. Elle fit renvoyer Orry à ses anciennes fonctions, pendant que l’un de ses ennemis les plus dangereux, le père Daubenton, recevait l’ordre de quitter Madrid, où sa remuante nullité s’était égarée dans un dédale d’intrigues. Autorisée à composer en quelque sorte son ministère, elle désigna pour l’ambassade d’Espagne le président Amelot, diplomate d’un esprit élevé, mais d’un caractère un peu subalterne, l’une des lumières de cette magistrature où Louis XIV aimait à recruter le personnel de son gouvernement, et d’où Mme des Ursins sortait elle-même par sa filiation maternelle. Ce choix était bon pour les deux rois, meilleur encore pour la princesse, à laquelle il garantissait un concours précieux sans lui laisser appréhender aucune résistance. Dans les soins et les détails multipliés qui assuraient sa dictature s’écoulèrent donc ces quatre mois d’attente qui provoquèrent parmi les oisifs de la cour les plus étranges interprétations. Saint-Simon, pour qui le commérage est l’écueil du génie, ne manque ni de les recueillir ni de les commenter de la meilleure façon. Tandis que l’intimité de Mme de Maintenon avec la princesse éclatait à tous les yeux, il attribue à celle-ci des espérances extravagantes. L’âge et la santé de Mme de Maintenon tentaient Mme des Ursins, nous dit-il gravement, comme si l’épouse de Louis XIV eût été assez novice pour seconder les progrès d’une concurrence, comme si les femmes ne dépistaient pas encore plus vite les rivales que les amoureux.

Quoi qu’il en soit, Mme des Ursins, le front ceint de l’auréole de sa victoire, rentrait en Espagne à la fin de 1705, avec une mission politique avouée. On suit dans ses lettres à Mme de Maintenon, dont la série régulière commence vers cette époque, tous les incidens de ce voyage triomphal, et dans le cours de ce récit animé par une joie superbe, mais contenue, l’on peut remarquer la délicatesse avec laquelle la princesse, se dérobant aux empressemens passionnés de la jeune reine, fait maintenir à son préjudice l’intégrité de l’étiquette espagnole, dont elle est pourtant l’adversaire reconnue. Rien de plus original que les tendres effusions de ces deux femmes, tempérées chez l’une par le respect, surexcitées chez l’autre par la supériorité même de son rang, mais venant toujours se confondre dans l’unité d’une même pensée et l’exercice commun de la puissance.

Cependant Mme des Ursins triomphait sur un volcan : l’Espagne était en feu, et chaque jour semblait mettre en question l’existence du trône à l’ombre duquel elle venait régner. Lord Peterborough avait arraché Barcelone à Philippe V, et la plus grande partie de la garnison avait reconnu l’archiduc, qui, agissant désormais comme roi d’Espagne, venait de faire son entrée dans cette ville aux acclamations des populations catalanes. Les principales forteresses de la province avaient eu le sort de la capitale, et d’un côté l’insurrection gagnait Saragosse, pendant que de l’autre l’importante cité de Valence proclamait Charles III. La situation n’était guère meilleure dans l’ouest du royaume, car une armée anglo-portugaise avait pénétré dans l’Estramadure, commandée par un réfugié français devenu pair d’Angleterre, et dont la haine poursuivait Louis XIV sur tous les champs de bataille. Contraint de lutter à la fois en Flandre, en Italie et au-delà des Pyrénées, afin de défendre l’intégrité d’une monarchie qui hésitait de plus en plus dans son obéissance, le roi de France venait d’envoyer en Espagne trente bataillons et vingt escadrons qu’il fallut bientôt faire suivre d’une nouvelle armée. Malheureusement on touchait à l’heure où nos soldats auraient plus à redouter leurs généraux que ceux de l’ennemi, et ces forces, d’ailleurs insuffisantes, étaient placées sous les ordres du maréchal de Tessé, courtisan aussi délié que militaire médiocre, incapable d’aucune initiative stratégique, et dont l’unique étude était d’accomplir à la lettre les instructions personnelles de Louis XIV et celles de Chamillard. Cependant, faute de ressources suffisantes ou faute d’habileté, Tessé échoua cette fois dans l’exécution des ordres formels de son maître, qui lui prescrivait de suspendre toutes ses opérations afin de reprendre Barcelone à tout prix. Un siège mollement conduit en présence d’une flotte maîtresse d’une mer où le pavillon français ne se montrait plus fut suivi d’un désastre aggravé par la présence du roi d’Espagne et par les récriminations amères que s’adressèrent les deux nations engagées ensemble dans cette entreprise funeste. Si indifférent qu’il parût au malheur comme à la gloire, l’on pouvait deviner chez Philippe, depuis la présence de son rival en Espagne, l’indomptable résolution de mourir les armes à la main pour la défense du seul droit qui touchât sa conscience et sa fierté. Il avait déployé devant Barcelone une bravoure inutile, et lorsque le maréchal de Tessé rendit nécessaire la levée du siège par son refus de le continuer, l’insurrection avait fermé devant le roi tous les chemins de sa capitale. Pour rejoindre la reine régente au sein des deux Castilles demeurées fidèles, Philippe dut prendre, la mort dans l’âme, le chemin de la France, afin de se diriger par le Roussillon vers la Navarre, en donnant à ses ennemis un prétexte plausible pour transformer sa sortie du royaume en une désertion de sa couronne.

La fortune n’envoyait pas à la reine des épreuves moins terribles qu’à son époux. Exaltée par la grandeur du péril, mais trouvant dans le sang-froid de Mme des Ursins les secours que lui refusaient et son ardeur et son âge, adorée des Madrilègnes, auxquels dans ces jours de crise elle se confiait avec un touchant abandon, la Savoiana, par le prestige de ses douces et fortes vertus, maintenait seule l’autorité royale dans un pays où « il auroit fallu avoir quasi une armée par province[23]. »

Un jour on désespéra partout de l’avenir, partout, excepté au palais du Retiro. La place d’Alcantara, défendue par dix bataillons, derniers débris de l’armée espagnole, s’était rendue sans combat ; soit ineptie, soit trahison, Salamanque venait d’être occupée, et les Anglo-Portugais s’avançaient à marches forcées sur Madrid, afin d’y faire proclamer Charles III. Il fallut fuir et quitter une ville d’un dévouement éprouvé pour se confier à des fidélités douteuses. Le roi avait rejoint l’armée française ; la reine, accompagnée de sa camarera mayor et de quelques femmes de service, dut se rendre à Burgos, afin d’y conserver au moins l’ombre du gouvernement légitime. On était sans ressources, sans argent, presque sans vivres. Il fallut faire fondre à la hâte l’argenterie des palais ; la souveraine de tant de royaumes, après avoir emprunté sur gage quelques milliers de pistoles, emballa de ses mains, pour les livrer à des brocanteurs juifs, ces pierreries, tribut du Nouveau-Monde, orgueil et distraction de sa triste jeunesse. Sa cour, naguère si nombreuse, s’était dispersée au vent de l’adversité, non pour influer sur les événemens, mais, chose plus honteuse, pour les attendre, et Marie-Louise, portant dans son sein le premier fruit de son union, se dirigea vers la patrie du Cid, résolue d’aller défendre la monarchie jusque dans les âpres montagnes qui en avaient été le berceau. On manquait de tout dans les solitudes de la Castille et dans ces pauvres posadas, aussi vides qu’un caravansérail de l’Asie. Si dans les provinces centrales le peuple se montra fidèle, ce ne fut pas sans d’extrêmes souffrances et sans les plus cruelles perplexités que put s’accomplir par des routes presque impraticables ce voyage à travers les détachemens ennemis, lancés à la poursuite du cortège royal. Rien assurément n’honore plus la mémoire de la princesse des Ursins que les lettres dans lesquelles elle raconte avec un naturel charmant les accidens journaliers de cette vie d’aventure, qu’elle supportait à soixante-cinq ans avec la gaieté d’une jeune touriste[24].

Comme il arrive assez souvent dans le cours des choses humaines, l’occupation de la capitale par l’ennemi eut des effets contraires à ceux qu’il avait été fort naturel d’en appréhender. L’archiduc fut proclamé à Madrid au milieu d’un silence glacial. Si presque toute la grandesse fit éclater ses sympathies pour la maison d’Autriche, si le personnel administratif, mobilier de tous les pouvoirs, demeura à son poste au prix d’un serment qui ne semblait guère plus coûter dans ce siècle que dans le nôtre, le peuple de Madrid témoigna pour l’étranger une aversion qui se manifesta bientôt par de nombreux attentats. Comment en effet la vieille terre de Castille ne se fût-elle pas soulevée en se voyant foulée par les partisans d’une royauté acclamée à Saragosse et à Barcelone, en contemplant dans l’éclat d’un triomphe insolent ces Portugais, qui pour tout Espagnol étaient encore des rebelles, et cette armée dédaigneusement flegmatique de lord Galloway, commandée par un condottiere de l’hérésie ? En dehors des sphères officielles, l’isolement fut donc complet, et durant cette crise de trois mois, la royauté errante de Philippe V, représentée par sa courageuse épouse, jeta dans le cœur de ses sujets des racines indestructibles. Le littoral du nord et la grande province d’Andalousie, joignant à ces motifs divers la haine qu’inspirait l’Angleterre aux populations maritimes, se prononcèrent résolument pour la maison de Bourbon, de telle sorte qu’en dehors des territoires de l’ancienne couronne d’Aragon, la conquête morale du royaume fut à peu près consommée, malgré l’occupation étrangère et par l’effet de cette occupation même. Ce fut avec des transports de joie qu’on vit les Anglo-Portugais évacuer hâtivement Madrid à l’arrivée d’une nouvelle armée française, entrée en Espagne par la Navarre sous le commandement du maréchal de Berwick. La confiance partout renaissante et l’ardeur des peuples préparés par le maniement du stylet à celui de l’épée, les violences et les menaces de l’étranger, tout constatait l’approche d’événemens décisifs, et prouvait que l’Espagne, longtemps hésitante, avait enfin pris son parti entre les deux prétendans.

Jamais, dans le cours de sa carrière agitée, Mme des Ursins ne déploya plus d’activité que dans les six mois qui séparèrent la rentrée de la cour à Madrid de la bataille d’Almanza. Sa position était aussi délicate que périlleuse. Il fallait flétrir des défections éclatantes, mais sans pousser personne jusqu’au désespoir ; il fallait surtout, et à quelque prix que ce fût, créer à l’Espagne des ressources financières, car la France épuisée n’envoyait plus de subsides : ce fut une œuvre difficile, à laquelle le nom d’Orry ne se rattache pas moins étroitement que celui de la princesse. La révocation hardie des biens engagés par la couronne et un emprunt décrété sur les propriétés du clergé produisirent des résultats d’autant plus considérables, que la plupart des grands et des prélats, atteints par cette double mesure, se virent contraints de proportionner leurs empressemens à leurs torts, et de faire de leur zèle la rançon de leur récente félonie. Les dépêches d’Amelot, analysées par l’abbé Millot dans les Mémoires de Noailles, sont pleines de détails sur les miracles de cette activité, qui ne préparèrent pas moins efficacement que les belles manœuvres de Berwick l’immortelle journée d’Almanza.

Le 25 avril 1707, une armée inférieure en nombre aux Anglais, aux Portugais et aux Autrichiens, qu’elle rencontra postés en face d’elle, les défit dans une mêlée d’une heure, faisant dix mille prisonniers, tuant six mille hommes à l’ennemi, lui prenant son canon, son bagage et cent vingt drapeaux. Cette magnifique victoire, arrachée par la furie française, comme pour donner au vieux roi la force de supporter sans mourir la honte de Ramillies et de Turin, ouvre dans la guerre de la succession ce qu’il faudrait nommer la période espagnole. La victoire d’Almanza fut en effet le dernier service rendu à Philippe V par son ancienne patrie : à partir de ce jour, la France, menacée sur ses frontières, contrainte d’affecter toutes ses ressources à son propre salut, devient pour l’Espagne un obstacle et un péril permanens. Elle compromet cette monarchie par ses opérations militaires, et bien plus gravement encore par ses négociations diplomatiques. Dans cette phase nouvelle, signalée par l’antagonisme presque constant des deux cours, la situation de Mme des Ursins est des plus critiques ; mais nous allons la voir, avec la rectitude habituelle de sa pensée, prendre sans hésiter le parti commandé par l’honneur comme par la bonne politique.

La gravité des événemens avait déterminé Louis XIV à se faire représenter en Espagne par son neveu, dont la réputation militaire avait plus grandi en Italie par nos malheurs qu’elle ne l’aurait fait peut-être par nos victoires, tant on lui avait su gré de ses conseils méconnus et d’une opposition si tristement justifiée. Arrivé à l’armée au lendemain de la bataille d’Almanza, le duc d’Orléans avait en deux campagnes soumis le royaume de Valence et la plus grande partie de l’Aragon, après avoir emporté en Catalogne des forteresses jusqu’alors réputées imprenables. S’inspirant de la pensée du chef de sa race, il avait fait profiter ses services militaires à l’extension de l’autorité monarchique, et avait solennellement aboli, au nom de Philippe V, dans le royaume d’Aragon, les privilèges anarchiques qui énervaient le pouvoir sans servir efficacement la liberté. La correspondance de Mme des Ursins avec Mme de Maintenon et la maréchale de Noailles d’avril 1707 en novembre 1708, date du départ du prince, constate que les relations de celui-ci avec la grande camériste s’étaient longtemps maintenues sur le meilleur pied, les mœurs dissolues du duc d’Orléans inquiétant moins Mme des Ursins que la sûreté de son coup d’œil ne la charmait. La rupture de cet accord, qui d’ailleurs s’opéra sans éclat[25], fut l’un des résultats les plus regrettables de la ténébreuse intrigue dans laquelle des agens subalternes égarèrent un moment l’ambition du petit-fils d’Anne d’Autriche[26], machination plus funeste au prince, dont elle entacha l’honneur, qu’au roi d’Espagne, qui n’en reçut aucun dommage pendant la présence du duc d’Orléans dans ses états, les mouvemens de Flotte et de Renault, ses émissaires, n’ayant pris un peu d’importance qu’après son départ.

Si entre la victoire d’Almanza et celle de Villaviciosa le trône de Philippe V fut encore exposé à de graves périls, ce n’est pas, quoi qu’on en ait pu dire, parce qu’un prétendant nouveau lui disputait en secret le cœur de ses sujets, mais parce que les procédés de la France irritaient avec justice les Espagnols, si nécessaires que ces procédés pussent être dans ces temps malheureux. Réduit aux dernières extrémités et trouvant autant de difficultés pour faire la paix que pour continuer la guerre, Louis XIV ne luttait plus que pour défendre le territoire de son royaume, dont la gloire était payée de si cruels retours. À partir de 1709, des dispositions furent prises pour retirer d’Espagne nos meilleurs régimens et nos meilleurs généraux, afin de couvrir la France sur le Var et sur l’Escaut, et ces mesures étaient prescrites au moment même où la coalition, espérant prendre la France à revers, inondait la Catalogne de troupes allemandes, et ranimait partout le feu de l’insurrection. Pendant que Chamillard enlevait à Philippe V les bataillons dont ce prince réclamait la conservation avec le plus d’insistance, ce ministre, qui entrait en fureur au seul nom d’Espagnol, prétendait mettre à la charge exclusive de l’Espagne l’entretien des troupes françaises qu’on y laissait encore, de telle sorte que le roi catholique se trouvait placé dans l’alternative, ou de renoncer à un secours indispensable, ou de laisser, pour l’acheter, l’armée nationale sans solde et sans vivres. Dans quel temps et sous quels auspices arrivaient à Madrid ces sommations ? Quand la prise de Lille, en ouvrant aux alliés la route de Paris, effleurait l’honneur de l’héritier de la couronne, et au moment où la France, qui, pour prix de l’avènement du duc d’Anjou, avait garanti l’intégrité de la monarchie espagnole, ne tentait pas même un effort pour empêcher la conquête du royaume de Naples par l’empereur, celle de la Sardaigne et des Baléares par l’Angleterre !

Mais la cour de Madrid avait encore bien plus à redouter les négociations de Torcy que les opérations militaires de Chamillard ou de Voysin. La guerre était à peine commencée que la pensée de traiter avec la coalition, en faisant payer à l’Espagne tous les frais de la paix, dominait le cabinet français, et l’on peut, dans les Mémoires de Torcy, en suivre les développemens successifs à chaque nouveau coup du sort. On n’avait songé d’abord qu’à donner les Pays-Bas à l’électeur de Bavière ; bientôt il fallut admettre la possibilité d’abandonner l’Espagne et les Indes à l’archiduc Charles, en réservant à Philippe V les possessions italiennes ; enfin l’aïeul infortuné dut, pour sauver le territoire français, accepter la perspective de la dépossession complète de son petit-fils sans aucune sorte d’indemnité. Avec la vertu d’un chrétien qui fait passer ses devoirs envers son pays avant ses devoirs envers sa maison, Louis XIV avait consenti à boire ce dernier calice, car l’on sait qu’il n’en appela aux ressources d’un héroïque désespoir que lorsque ses ennemis, outrageait à la fois la raison et la nature, exigèrent qu’il se fît lui-même l’instrument d’une odieuse expulsion.

Mais la prudente résignation qui grandissait le roi de France aurait déshonoré le roi d’Espagne. Ce n’était pas lorsque les projets trop connus du cabinet de Versailles surexcitaient jusqu’à la fureur le patriotisme espagnol, et que l’on courait aux armes des plages de Cadix aux montagnes des Asturies, ce n’était pas quand les grands eux-mêmes se faisaient peuple, comme le dit le marquis de San-Felipe, et qu’ils abjuraient enfin, en haine de la France, leurs vieilles sympathies autrichiennes, qu’il était loisible au roi catholique de subordonner ses droits aux intérêts d’un monarque étranger. L’élève de Fénelon avait été nourri dans une foi profonde aux devoirs de la royauté chrétienne. Institué par Dieu maître et pasteur d’un grand royaume, il se croyait obligé de donner son sang pour son troupeau. La sainte grandeur d’une telle perspective avait comme rasséréné son âme, noyée dans la tristesse, et c’était avec ce calme, gage assuré des résolutions invincibles, que Philippe V avait notifié à son aïeul qu’il ne quitterait pas vivant la terre sur laquelle la Providence l’avait appelé à régner. Cette déclaration, vingt fois réitérée dans sa correspondance avec Louis XIV, ne permettait pas de douter que ce prince ne se défendît en Espagne jusqu’à la mort contre la coalition et contre la France, si sa destinée lui imposait jamais une aussi cruelle épreuve[27].

Mme des Ursins avait ainsi à opter entre la politique française, imposée à Louis XIV par de cruelles nécessités, et la politique espagnole, pour laquelle Philippe V était résolu à mourir. D’un côté, la jeune mère qui venait de lui confier l’éducation d’un fils conçu dans la douleur en appelait à son attachement et à son courage, — de l’autre, Mme de Maintenon, dont l’unique souci était d’assurer le repos de Louis XIV, en arrachant une à une toutes les épines de sa couronne, lui rappelait qu’elle était née Française et qu’elle devait trop au roi pour conserver le droit de le contredire. Une sujette de Louis XIV oserait-elle combattre à Madrid les plans arrêtés à Versailles ? La gouvernante de l’héritier de la couronne d’Espagne concourrait-elle par ses conseils à dépouiller l’enfant dont elle recevait les premières caresses ? Mme des Ursins ne pouvait se dérober que par un prompt départ aux difficultés d’une pareille alternative. Les faits constatent qu’elle le comprit et qu’elle était pleinement résolue à quitter l’Espagne vers la fin de l’année 1709 : le désespoir de la reine, dont la santé inspirait dès lors de trop légitimes inquiétudes, l’empêcha seul de suivre un projet qui lui souriait plus que tout autre dans la tristesse profonde où la jetaient les résolutions de la France.

Mme des Ursins n’eut pas plus tôt pris le parti de demeurer sur le théâtre des événemens, et de soutenir de toute son énergie le roi d’Espagne dans les voies généreuses où l’engageaient sa conscience et le vœu national, qu’elle se précipita tête baissée dans la mêlée, ne ménageant plus rien du côté de la France, et brûlant ses vaisseaux avec une audace dont ses molles habitudes semblaient l’avoir rendue incapable. Son style se transfigure et s’élève avec son rôle et son caractère : ses lettres froides et polies se colorent des mille reflets de la passion. En reprochant à Mme de Maintenon de préférer la tranquillité du roi à son honneur, elle lui décoche des traits qui, pour être élégans, n’en sont pas moins acérés ; ce sont parfois d’affectueux reproches, ce sont plus souvent encore les bonds inattendus d’une colère magnifique. L’écrivain se révèle alors sous la femme du monde, et l’on sent que dans cette vie compassée le cœur a pour un moment triomphé de l’esprit[28].

Mme des Ursins se mit donc sans hésiter à la tête du mouvement national, cherchant à faire sortir le salut de l’Espagne de l’abandon même où la France laissait cette monarchie. Sans rompre ses relations confidentielles avec ses correspondans ordinaires de Versailles, elle les enveloppa du voile le plus épais, ne songea plus qu’à stimuler le patriotisme castillan, paraissant tout adopter de l’Espagne, depuis ses coutumes populaires jusqu’à ses haines et ses préjugés. À l’aide d’un sombrero et d’une golille, don Luis d’Aubigny était devenu un parfait caballero ; la même transformation s’opéra pour tout le service du palais, et bientôt un acte décisif vint consacrer l’attitude nouvelle de Philippe et de sa cour. Mme des Ursins, qui comptait dans la maison française du monarque ses principaux ennemis, décida ce prince a expulser en masse tous ses serviteurs non espagnols, résolution imprévue qui eut des deux côtés des Pyrénées un retentissement immense, parce qu’en servant une vengeance personnelle habilement dissimulée, elle devenait la sanction d’une politique dont la rudesse était poussée jusqu’à l’ingratitude.

Jeter Philippe V dans les bras des Espagnols, c’était flatter à la fois la démocratie et la grandesse : au peuple, Mme des Ursins présentait, au milieu des plus ferventes bénédictions, le prince des Asturies ; aux grands, dont elle avait été longtemps l’ennemie déclarée, elle faisait donner un gage éclatant de la confiance royale. Le duc de Bedmar, appelé au ministère de la guerre, était chargé d’organiser les levées et de diriger l’élan des bandes formées sur tous les points du royaume, et le duc de Medina-Cœli recevait le portefeuille des affaires étrangères. Malgré des suspicions bientôt après justifiées, ce seigneur était alors le personnage le plus propre à garantir à l’Europe l’établissement d’une politique nationale et indépendante.

Transformer le petit-fils de Louis XIV en roi péninsulaire, c’était fournir le meilleur argument aux partisans de la paix, déjà nombreux dans le parlement britannique. D’un autre côté, cette politique-là ne pouvait inquiéter bien sérieusement le cabinet de Versailles. Le roi savait qu’il pouvait attendre du respectueux attachement de son petit-fils tous les sacrifices, excepté celui du trône, et quoiqu’il eût adhéré officiellement au principe de la dépossession de Philippe V, il ne pouvait regretter, ni comme souverain, ni comme père, les obstacles que l’attitude plus résolue de l’Espagne opposait alors aux ennemis des deux couronnes : Louis XIV continuait donc, malgré ses engagemens diplomatiques, d’assister secrètement dans la Péninsule ce qu’il faudrait appeler le parti du fara da se. Mme des Ursins avait repris son crédit à Versailles depuis qu’on était contraint de compter, pour prolonger la lutte, plutôt sur les ressources militaires de l’Espagne que sur celles de la France aux abois. Pour donner plus de gravité au mouvement national, auquel elle imprimait l’impulsion afin d’en demeurer la modératrice, elle avait demandé le rappel d’Amelot, qui avait eu longtemps à Madrid l’attitude d’un premier ministre plutôt que celle d’un ambassadeur, et Louis XIV, déférant à ce vœu, avait remplacé cet agent expérimenté par un simple chargé d’affaires. Orry dut être pareillement sacrifié malgré ses précieux services ; mais en même temps qu’elle donnait par l’éloignement de ses amis satisfaction aux susceptibilités populaires, la princesse implorait avec instance l’envoi du duc de Vendôme pour prendre le commandement de l’armée espagnole, et Louis XIV de son côté, au moment où il s’obligeait à rappeler d’Espagne le dernier soldat français, y envoyait le général qui allait sauver la couronne de son petit-fils.

Arrivé vers le milieu de l’année 1710, Vendôme déploya une activité que ne paraissaient pas comporter ses habitudes pour réunir et armer les volontaires qui, du sommet des sierras, descendaient en foule dans les plaines des deux Castilles à la voix d’un monarque devenu la personnification de la patrie. Il transforma en une belle et bonne armée les guerrillas indisciplinées dont le courage avait été jusque-là inutile ; en peu de mois, l’armée anglo-autrichienne, à la tête de laquelle le prince qui prenait le nom de Charles III avait pu paraître quelques heures dans la capitale déserte, se trouva en face de troupes aguerries en mesure de reprendre un terrain qui jusqu’alors n’avait pas été sérieusement disputé. Sous l’irrésistible élan d’un grand peuple qui s’était enfin retrouvé lui-même, l’armée anglaise de lord Stanhope capitulait à Brihuega après un carnage effroyable, et Stahrenberg, écrasé à son tour à Villaviciosa, emportait dans sa fuite les dernières espérances de la maison d’Autriche.

L’Espagne avait ainsi résolu par ses seuls efforts la grande question qui avait armé l’Europe depuis si longtemps. Au commencement de 1711, Philippe V avait acquis pour son trône une sécurité que Louis XIV n’avait point encore obtenue pour l’intégrité de ses frontières, et sans méconnaître l’influence de la victoire de Denain, si miraculeusement opportune, il est juste, je crois, de faire une part beaucoup plus large qu’il n’est d’usage à la victoire tout espagnole de Villaviciosa dans les conditions inespérées obtenues par la France à la paix d’Utrecht. Si le nouveau ministère de la reine Anne parvint à faire supporter ce traité à la nation anglaise, ce fut en effet en constatant, sans rencontrer de contradicteurs, que l’établissement de la dynastie française dans la Péninsule y avait conquis l’autorité d’un fait irrévocablement consommé. Le réveil de la nation espagnole eut donc sur les affaires européennes un effet décisif, et lorsqu’en laissant la France presque intacte, les traités d’Utrecht eurent morcelé la monarchie des rois catholiques, les auteurs du grand mouvement populaire couronné par la victoire de Villaviciosa purent considérer sans prévention leur pays comme sacrifié, malgré le poids qu’il avait apporté dans la balance.

Dans cette œuvre, Mme des Ursins avait eu certainement une part très considérable, et c’était avec la plus juste fierté qu’elle pouvait s’en prévaloir à Versailles comme à Madrid. Une persévérance sans exemple dans la pensée et dans la conduite, une rare souplesse dans les moyens, en avaient fait l’instrument principal d’une entreprise dans laquelle la soutenait une ambition virile unie à un dévouement profond. Ne se troublant point des revers, ne s’enivrant jamais des succès, elle tempérait par son calme l’ardeur parfois imprudente de la jeune reine et ranimait par sa fermeté les défaillances fréquentes d’un roi morose. Elle jouissait donc avec un orgueil peu voilé de cette sécurité de l’avenir que l’Espagne avait conquise avant la Fiance, et dans son commerce avec Mme de Maintenon, ses lettres commençaient à se nuancer de teintes légèrement protectrices. C’est à ce point culminant de sa grandeur que l’attendait la fortune pour préparer l’humiliante catastrophe qui obscurcit encore le souvenir de ses services et jusqu’à l’honneur de son nom.

Ce fut un signe symptomatique de la phase nouvelle de sa vie que l’interprétation universellement défavorable donnée à une affaire dans laquelle il est juste pourtant de voir un échec plutôt qu’une faute. On sait que Philippe V, voulant reconnaître le dévouement de la gouvernante de son fils et assurer à cette noble femme une situation indépendante qui n’était pas au-dessus de sa naissance, avait stipulé, lors des préliminaires de la paix, la réserve d’un territoire des Pays-Bas espagnols cédés à l’Autriche, qu’il destinait à former une souveraineté pour Marie-Anne de La Trémoille. Cette négociation, qui porta successivement sur le comté de Limbourg et sur la petite seigneurie de La Roche-en-Ardennes, avait reçu d’abord à Versailles la plus complète approbation, car le reproche de jouer à la reine ne vint qu’après coup. La reconnaissance de leurs majestés catholiques fut trouvée naturelle et grandement louée, surtout par Mme de Maintenon. Il n’y a par conséquent pas trop à s’étonner si Mme des Ursins caressa une pareille perspective, surtout en prévoyance de la mort prochaine de sa bien-aimée protectrice, qui ne pouvait tarder à être remplacée dans la confiance et dans la couche de son époux. La cour de France ne changea d’avis que lorsque cette affaire de La Roche, fort mal prise par les Hollandais, fut devenue l’occasion d’un retard pour la signature de la paix générale. Alors les reproches accablèrent de toutes parts Mme des Ursins, et ceux qui venaient de Saint-Cyr portaient un caractère particulier d’acrimonie, qu’il ne faut point, avec le duc de Saint-Simon, attribuer là une jalousie dont il n’existe aucune trace, mais qu’explique chez Mme de Maintenon son désir d’assurer à tout prix le repos de Louis XIV. Ces reproches d’ailleurs manquaient de fondement, car les accusateurs de la princesse auraient pu remarquer que, si la France avait le droit d’attendre avec une vive impatience la signature d’un traité qui lui conservait presque toutes ses conquêtes, il en était tout autrement pour l’Espagne, appelée à payer seule les frais de la pacification. Les actes de 1713, dont la conclusion fut en effet retardée de quelques mois par l’intérêt et par l’intervention de Mme des Ursins, avaient été accueillis avec une colère fort naturelle dans la monarchie de Charles-Quint, à laquelle ils arrachaient le Milanais, les Deux-Siciles, la Sardaigne, les Pays-Bas, Port-Mahon et Gibraltar, Or la France peut décider si c’eût été en 1815 un crime irrémissible à ses yeux que de faire ajourner par une question dilatoire la signature des traités de Vienne.

Cet échec était le premier dans une carrière de malheurs que la mort seule devait clore désormais. Au commencement de 1714 mourut, à l’âge de vingt-six ans, Marie-Louise de Savoie, âme ardente, usée, mais soutenue par la tempête, et qui tomba sitôt que le souffle de l’orage eut cessé de la soulever. Les restes de la reine étaient à peine descendus dans les caveaux de l’Escurial, que la nation se demandait quelle serait sa nouvelle souveraine, et que la cour de Versailles adressait la même question à Mme des Ursins, tant on y connaissait et les besoins et l’austérité du roi d’Espagne. Que se passa-t-il durant les huit mois de ce veuvage si péniblement supporté ? Quels mystères vit ce palais de Medina-Cœli, où Mme des Ursins enferma Philippe V loin de tous les regards ? On ne le dira jamais avec quelque certitude, car les rumeurs mises en circulation en France par Saint-Simon et Duclos, en Italie par Poggiali, en Angleterre par Fitz-Moritz, eurent pour source commune les conversations d’Alberoni, l’un des acteurs les moins scrupuleux du drame de Quadraque. L’ancienne grande camériste, déjà septuagénaire, osa-t-elle tendre des embûches aux sens d’un prince de trente ans, et cette tentative, plus étrange encore qu’audacieuse, réussit-elle au point d’engager en quelque chose la conscience de Philippe ? L’histoire ne résoudra jamais cette question, d’ailleurs de fort mince importance pour elle, et qui touche moins encore au seul but que je me sois proposé, celui de juger le rôle politique de la princesse en en rappelant les principales péripéties.

Quoi qu’il en soit, il ne semble pas possible de douter que, dans les temps qui précédèrent l’arrivée de la princesse de Parme, la présence de Mme des Ursins ne fût devenue une souffrance pour le monarque, et qu’il n’ait secrètement donné la main au coup d’état accompli par sa nouvelle épouse avec une résolution barbare. Ce fut en effet en montrant aux officiers des gardes un plein pouvoir du roi qu’Elisabeth triompha de leurs hésitations, et qu’elle s’assura leur concours pour une exécution qui aurait peut-être été moins cruelle, si elle avait été sanglante ; mais si, depuis la mort de Marie-Louise de Savoie, les rapports du roi d’Espagne avec Mme des Ursins avaient pris un caractère obscur, l’active intervention de celle-ci dans le second mariage de ce prince exclut au moins la pensée qu’elle ait pu rêver pour elle-même une situation royale, comme l’en ont accusée ses ennemis. Que l’abbé Alberoni ait transformé la princesse la plus ambitieuse de l’Europe en une bonne Parmesane nourrie de beurre et de fromage[29], et que la prudence habituelle de Mme des Ursins ne l’ait pas défendue contre la grossièreté d’un pareil piège, cela est vrai, bien qu’invraisemblable ; mais il est au moins douteux que la camarera mayor eût encore cette illusion-là en se présentant pour la première fois devant la nouvelle reine à l’entrevue de Quadraque. Sa correspondance des derniers mois de 1714 laisse percer à travers une grande réserve des inquiétudes manifestes, et c’est avec une émotion mal contenue qu’elle rapporte, sans les préciser, les bruits contradictoires qui lui arrivent sur le compte de la princesse. J’inclinerais volontiers à croire qu’elle voulut faire lever au plus vite le doute qui la dévorait, et qu’elle alla peut-être jusqu’à hâter, par une intempestive explication, le coup qui l’attendait. En tout cas, ce coup fut frappé par Elisabeth, à l’instigation d’Alberoni, avec l’assentiment au moins tacite du monarque, qui n’avait rien à refuser à la femme dont l’arrivée venait terminer le long supplice de sa continence.

Saint-Simon a imprimé au fond de toutes les mémoires le récit de cette terrible nuit du 24 décembre 1714, et il n’y a pas à citer un épisode que chacun sait par cœur. Qui ne s’est représenté la princesse des Ursins sortant de chez la reine en grand habit de cour, emballée soudain dans une voiture, sans vêtement, sans linge, sans argent, pour être conduite, par un froid tel que le cocher en eut une main gelée, à travers les montagnes où les chemins avaient disparu sous la neige, vers une destination inconnue ? Qui ne s’est figuré la faim venant ajouter d’autres tortures à celles du long cauchemar sous lequel se débattait cette infortunée dans les plus poignantes angoisses de l’incertitude, de l’étonnement et de l’humiliation ? Telle fut pourtant la fin réservée à la femme qui avait inscrit son nom parmi ceux des fondateurs d’une dynastie et des libérateurs d’un grand royaume !

Il restait à Mme des Ursins un supplice encore plus cruel à épuiser : il fallait continuer de vivre au fond de l’abîme où elle était tombée si vite et de si haut, il fallait surtout porter sans fléchir le poids si lourd de la grandeur disparue. Elle y parvint en s’aidant de tout l’art dans lequel elle était passée maîtresse, car, d’après les témoignages contemporains, son front frappé par la foudre n’y perdit rien de sa majestueuse sérénité. Elle vint en France, où le public l’accueillit avec cette curiosité importune à laquelle ne tarde pas à succéder l’indifférence, où la cour demeura dans les termes d’une froide politesse avec une victime du roi d’Espagne qui s’était montrée trop loyale Espagnole pour qu’on se rappelât encore qu’elle était Française. Ne pouvant supporter la commisération là où elle avait si longtemps rencontré la flatterie, elle cessa de se montrer à Versailles et partit pour l’Italie ; mais les faibles gouvernemens de cette contrée lui firent comprendre, soit par des procédés brutaux, soit à mots couverts, qu’elle pouvait être un obstacle à leurs bonnes relations avec la cour de Madrid, qu’Elisabeth Farnèse remplissait déjà de ses intrigues et de ses passions. Rome seule accueillit la fugitive, qui vint enfin cacher sa chute aux lieux où s’était élevée sa fortune, et ce fut dans l’asile ouvert aux proscrits de tous les siècles qu’elle put trouver quelques dernières années de repos pour songer enfin à la mort, dont la pensée n’avait jamais traversé sa vie.

Si le caractère de Mme des Ursins prête à la controverse, et s’il reste à la chronique des investigations à poursuivre dans les mœurs à l’escarpolette que lui imputèrent ses ennemis, il faut du moins reconnaître que ses faiblesses, toujours voilées, ne s’étalèrent jamais sur le théâtre de sa vie politique. Pour celle-ci, rien de plus facile que de l’embrasser d’un seul coup d’œil, rien de plus impossible, ce me semble, que de la juger diversement.

Si c’est une œuvre difficile pour les hommes d’état, même les mieux établis, que de diriger un grand royaume dans l’épreuve toujours laborieuse d’un changement de dynastie, quels obstacles ne dut pas rencontrer une étrangère dont l’influence ne reposait que sur la supériorité de son esprit et l’attachement d’une reine adolescente ! Pour la princesse des Ursins, les difficultés d’une pareille tâche se multipliaient d’ailleurs par celles de sa propre position. Elle était en effet soumise à deux obédiences, si j’ose employer ce terme, et plusieurs fois les devoirs de la sujette française parurent contrarier ceux qu’avait dû contracter la dévouée servante de Philippe V. Correspondre à la royale amitié qui fut l’honneur de sa vie sans trahir le mandat donné par Louis XIV, servir la France en demeurant bonne Espagnole, ce problème-là fut résolu par une conduite dans laquelle la droiture politique s’éleva presque toujours à la même hauteur que l’habileté. Mme des Ursins s’efforça de faire prévaloir dans le gouvernement de la Péninsule les traditions administratives importées de sa patrie, traditions qui introduisirent de l’ordre et quelques lumières dans la conduite d’un pays livré depuis plus d’un siècle à une incurie mortelle. Elle y fonda l’école française, dont Orry fut l’organisateur et Macanaz le publiciste, école qui arrêta, du moins en partie, la décomposition préparée par les derniers princes autrichiens, et dont l’œuvre principale fut l’acte de 1713 pour l’établissement de la loi salique en Espagne. Mme des Ursins concourut très activement à rendre à cette monarchie l’illusion de son ancienne grandeur, et la victime d’Elisabeth Farnèse prépara les armes avec lesquelles cette reine furieuse put troubler bientôt après le repos de l’Europe. Une ambition effrénée lit à la fois sa force et sa faiblesse. Modérée dans l’exercice du pouvoir, lorsque celui-ci ne lui était pas disputé, la princesse des Ursins se montrait, pour le conquérir ou pour le défendre, capable de toutes les violences, pour ne pas dire de toutes les iniquités. Avec beaucoup des qualités de l’autre sexe, elle n’eut aucune des vertus du sien. Sa conscience ne fut guère que de la rectitude d’esprit, sa religion qu’un hommage public à l’autorité confondue des deux majestés, ambas majestades, comme on disait en Espagne en parlant de Dieu et du roi. Sa pensée, toujours juste, manque d’ampleur et d’horizon, et son style a la sécheresse de l’acier poli ; des nombreux monumens épistolaires qu’elle nous a laissés jamais ne sort un cri parti du cœur, et l’émotion y est aussi calculée que la colère. Si son attachement pour la reine revêt des formes souvent touchantes, si une vraie sollicitude se révèle dans les minutieuses précautions dont elle entoure l’enfance de l’héritier du trône, on sent qu’ici même l’ambition est la racine de la tendresse, et que ces objets d’amour sont avant tout, pour elle, des instrumens de puissance. Ainsi s’est dessinée pour moi la figure de cette femme, entre ses injurieux détracteurs du siècle dernier et les chaleureux avocats qu’un retour de fortune vient de lui susciter. Je n’ai pas, comme on le pense bien, la prétention d’avoir libellé en quelques pages un arrêt définitif sur sa mémoire. J’adjure seulement les écrivains appelés au redoutable ministère de la justice historique de se tenir bien plus en garde contre les satires que contre les apologies : j’en pourrais apporter mille bonnes raisons ; mais Tacite m’en a dispensé en disant pourquoi la détraction est devenue l’écueil et comme la tentation perpétuelle de l’historien[30].


Louis DE CARNE.

  1. Recueil de M. Geffroy, pages 1 à 25.
  2. Histoire secrète de la Cour de Madrid. Cologne, 1719.
  3. « Charles II, sentant approcher sa fin, excité par le cardinal Porto-Carrero, ayant tour à tour consulté le conseil d’état, le conseil de Castille, les principaux membres du clergé et le pape, qui se prononcèrent tous dans le même sens à l’insu de la cour de France, qui n’y contribua ni par ses démarches ni par ses désirs, signa le 22 octobre 1700, cinq mois après le second traité de partage, le fameux testament par lequel il instituait le duc d’Anjou son légataire universel. » M. Mignet, Négociations relatives à la succession d’Espagne. Introduction, p. 76 et suiv.
  4. « Je conjecture de toutes ces choses que Mme la duchesse de Bourgogne aura la satisfaction de voir madame sa sœur reine de cette grande monarchie, et comme il faut une dame titrée pour conduire cette jeune princesse, je vous supplie de m’offrir, madame, avant que le roi jette les yeux sur quelque autre. J’ose dire, être plus propre que qui que ce soit pour cet emploi par le grand nombre d’amis que j’ai en ce pays-la et par l’avantage que j’ai d’être grande d’Espagne, ce qui lèveroit les difficultés qu’une autre rencontreroit pour les traitemens. Je parle, outre cela, espagnol, et je suis sûre d’ailleurs que ce choix plairoit à toute la nation, de laquelle je puis me vanter d’avoir toujours été aimée et estimée… Je serois bien aise de voir mes amis à Madrid, et, entre autres M. le cardinal Porto-Carrero, avec qui je chercherais les moyens de marier en ce pays-là une douzaine de mesdemoiselles vos filles. Vous devez savoir, madame, que je compte sur lui presque aussi solidement en Espagne que je puis compter sur vous en France. Jugez d’après cela si je ne ferois pas la pluie et le beau temps en cette cour, et si c’est avec trop de vanité que je vous y offre mes services. Je n’ai pas cru pouvoir vous engager à entrer dans cette affaire, madame, qu’on vous y faisant trouver un gros intérêt, car j’appréhende que vous soyez très lasse de vous employer pour moi. M. le cardinal de Noailles, à qui j’ai communiqué cette vue, vous réchauffera encore s’il est besoin. Ainsi vous serez la seule personne sur qui j’appuierai toute la conduite de cette affaire. » 27 décembre 1700. Recueil de M. Geffroy, p. 88.
  5. « Je n’ose pas, madame, laisser passer deux ordinaires de suite sans vous parler de mon affaire ; mais, comme je n’ai rien de nouveau à vous apprendre, je me donnerai seulement l’honneur de vous communiquer quelques réflexions que j’ai faites. Il est certain que le succès de tout cela dépend de M. le duc de Savoie ; vous m’en avez assez écrit pour le comprendre, et, outre cela, la chose se dit d’elle-même. Je cherche donc les moyens de gagner l’esprit de ce prince, qui, dans le fond, ne devroit pas avoir la moindre répugnance à me préférer à toute autre. Cependant, comme je ne puis rien me promettre d’assuré sur sa lettre, que je me suis donné l’honneur de vous envoyer, je veux vous proposer une chose qui ne commettroit nullement le roi, et qui néanmoins détermineroit sûrement son altesse royale. C’est, madame, que M. de Torcy, de son chef et sans y intéresser le nom du roi en rien, voulût, par manière de conversation, demander à l’ambassadeur de Savoie, qui est à Paris, quelle est la personne que son maître destine à cet emploi, et qu’il voulût bien me nommer comme m’y trouvant assez propre. Les ambassadeurs tiennent registre de tout, et ils informent leurs souverains des moindres choses qu’ils entendent dire aux ministres. Celle-ci seroit prise comme une insinuation qui sûrement détermineroit M. le duc de Savoie à faire ce que nous souhaitons, en lui laissant néanmoins une pleine liberté d’agir à sa fantaisie. Je soumets cette idée à votre prudence, et si elle vous paroît juste, vous la tournerez comme il vous plaira, car vous êtes plus habile que moi, etc. » Janvier 1701. Recueil de M. Geffroy, p. 90.
  6. Lettre à la maréchale de Noailles du 21 juin 1701.
  7. « Tout ce qui a pu vous revenir de son esprit, écrit à Mme de Maintenon le duc de Gramont, chargé de tracer de la princesse un portrait d’après nature, est de beaucoup au-dessous de ce que j’ai pu voir et entendre. La reine d’Espagne est ce qui s’appelle, dans le plus exquis, une personne fort extraordinaire, et vous pouvez tabler sur ce portrait. » Manuscrit du dépôt de la guerre cité par M. Combes. Voyez aussi le t. II des Mémoires de Noailles et les Mémoires de Louville, t. Ier, ch. VIII.
  8. Ce côté de la grande représentation est celui auquel parait s’arrêter surtout le marquis de Torcy dans ses premiers jugemens sur Mme des Ursins. « Je viens, écrit-il au marquis de Louville, de lui annoncer sa nomination ; elle est ravie et se croit reine d’Antioche. » Mémoires de Louville, t. Ier, p. 170.
  9. « Je me donne l’honneur d’écrire à Mme de Maintenon sur la mort de Mme de Montchevreuil, et je vous adresse ma lettre, madame, parce qu’elle vaudra quelque chose en passant par vos mains. Ce n’est qu’un simple compliment. J’ai eu besoin de vos conseils pour le hasarder, car je ne sais que trop le peu de temps que cette admirable personne a à donner à des choses aussi inutiles… Il suffirait qu’on sût dans ce pays qu’elle me trouve digne d’avoir un commerce réglé avec moi pour que le sacré-collége me regardât avec admiration. Jugez de ce qui arriverait si effectivement j’étois en possession de cet avantage ! Mme de Maintenon écrit d’une manière si noble et si spirituelle que je ne sais si ses lettres ne feraient pas encore plus de plaisir que d’honneur. » Lettre à la maréchale de Noailles, 12 décembre 1699. Recueil de M. Geffroy, p. 56.
  10. Saint-Simon.
  11. « Dans quel emploi, bon Dieu, m’avez-vous mise ? Je n’ai pas le moindre repos, et je ne trouve même pas le temps de parler à mon secrétaire. Il n’est plus question de me reposer après dîner, ni de manger quand j’ai faim. Je suis trop heureuse de pouvoir faire un mauvais dîner en courant, et encore est-il bien rare qu’on ne m’appelle pas dans le moment où je me mets à table. En vérité, Mme de Maintenon riroit bien si elle savoit tous les détails de ma charge. Dites-lui, je vous supplie, que c’est moi qui ai l’honneur de prendre la robe du roi d’Espagne lorsqu’il se met au lit, et de la lui donner avec ses pantoufles quand il se lève. Jusque-là je prendrais patience ; mais que tous les soirs, quand le roi entre chez la reine pour se coucher, le comte de Benavente me charge de l’épée de sa majesté, d’un pot de chambre et d’une lampe que je renverse ordinairement sur mes habits, cela est trop grotesque. Jamais le roi ne se lèveroit si je n’allois tirer son rideau, et ce seroit un sacrilège si un autre que moi entroit dans la chambre de la reine quand ils sont au lit. Dernièrement la lampe s’étoit éteinte parce que j’en avois répandu la moitié. Je ne savois où étoient les fenêtres ; je pensai me casser le cou contre la muraille, et nous fûmes, le roi d’Espagne et moi, près d’un quart d’heure à nous heurter en les cherchant. Sa majesté s’accommode si bien de moi qu’elle a quelquefois la bonté de m’appeler deux heures plus tôt que je ne voudrois me lever. La reine entre dans ces plaisanteries, mais cependant elle n’a pas encore attrapé la confiance qu’elle avoit aux femmes de chambre piémontaises ; j’en suis étonnée, car je la sers mieux qu’elles, et je suis sûre qu’elles ne lui laveroient point les pieds et qu’elles ne la déchausseroient point aussi promptement que je le fais. » A la maréchale de Noailles, décembre 1701. Recueil de M. Geffroy, p. 113.
  12. « Quel spectacle et quel fardeau que l’héritage de Charles-Quint en 1700 ! Point d’armée ni d’argent, point de justice, point de police, point de libertés et point de frein ! Dans les colonies des vice-rois, dans la métropole des capitaines-généraux, jamais recherchés ni contenus ; au centre, une quantité de sénats qui, sous les dénominations pompeuses de conseils de Castille ou de justice, d’Aragon, d’Italie, de Flandre, des Indes, des ordres, des finances, de la guerre, n’offroient d’ailleurs aucune garantie que la volonté royale, et pouvoient sur toutes choses répondre au peuple : El rey asi lo quere (le roi le veut ainsi), alors qu’émancipés par un long usage des usurpations, ils disoient souvent au roi : Se obedece la orden, y no se cumple (on reçoit vos ordres, mais on surseoit à leur exécution) : véritable oligarchie de gens unis par l’orgueil, divisés par l’ambition, endormis par la paresse ; voilà pour le gouvernement… La royauté étoit sans moyens de se faire craindre. Les lois sombloient abolies par l’impunité, les églises et les maisons des grands servant d’asile pour tous les crimes. Au moindre renchérissement du pain, il n’y avoit plus de sûreté pour les ministres ni pour personne. Tout le monde étoit armé dans Madrid excepté le roi. Il n’y avoit pas d’homme un peu riche qui n’eût au moins cent coupe-jarrets à sa solde. Le peu de soldats qui résistoient à la désertion étoient vêtus de haillons, sans solde, sans pain (car il n’y avoit plus de fonds spécial pour les troupes), tandis que les officiers venoient dépenser en débauches à Madrid des appointerons dont ils avoient trafiqué dans les bureaux. Quant aux généraux, sitôt qu’ils avoient obtenu des emplois, ils ne demandoient plus qu’une chose, c’étoit de ne pas les remplir, et c’est bien à eux que s’appliquoit le proverbe espagnol : Hijo de sus padres, hijo de sus obras. Tel étoit l’état de l’Espagne sur la fin du règne de Charles II. » Mémoires du marquis de Louville, t. Ier, p. 68 et suiv.
  13. L’Espagne sous les rois de la maison de Bourbon, par William Coxe, avec les additions de don Andrès Muriel, t. Ier, ch. IV.
  14. Lors de l’entrée de Philippe V à Madrid, un auto-da-fe avait eu lieu, suivant un usage antique. Ce prince refusa obstinément de s’y montrer, contrairement à l’avis de M. de Torcy, lequel, pensant qu’il se falloit accommoder au génie des peuples, voulait que le jeune roi restât au moins jusqu’au moment du feu, — Lettre de Torcy à Louville, 11 mars 1701.
  15. Mémoires de Noailles, t. II, p. 112.
  16. Après la fuite de l’amirante de Castille, la jeune reine écrivait à Louis XIV : « Je ne saurois trop implorer votre protection pour le roi votre petit-fils et pour moi, d’autant plus qu’avant-hier, dans la nuit, on essaya d’entrer dans mon appartement. Je vous avoue que mon courage n’est pas à l’épreuve des trahisons, et que ma peur fut extrême. Ce palais-ci est ouvert à tout le monde, et l’on n’y peut être en sûreté parmi une infinité de domestiques qui sont donnés par toute sorte de gens. » Vers la même date (27 septembre 1702), la princesse des Ursins écrivait à M. de Torcy : « Je ne serai pas tranquille si le roi revient sans garde. On découvre tous les jours des gens engagés dans le parti ennemi, et l’expérience fait voir que les domestiques de sa majesté ne sont pas plus fidèles que les autres. Cela ne peut guère être autrement, car ils servent tous en même temps quelque grand seigneur, sans lequel ils ne pourroient pas subsister. » Mémoires de Noailles, t. II, p. 169.
  17. « Vous ne pouviez mieux, madame, terminer votre ministère que par la négociation que vous avez faite pour obliger les grands d’Espagne à marcher au-devant du roi leur maître. Vous ne me donnez lieu de vous louer que sur cet article, pendant que vous méritez de plus grands éloges sur la manière dont la reine s’est conduite depuis qu’elle est en Espagne. Jugez, s’il vous plaît, madame, si la proposition de vous retirer de Madrid seroit bien reçue du roi lorsque vous y réussissez si parfaitement, qu’il faudroit vous prier d’y retourner si vous en étiez partie. Malgré vos menaces de ne me plus écrire d’affaire sérieuses, j’espère encore que la nécessité et le bien du service vous persuaderont de continuer. » Torcy à la princesse des Ursins, 28 janvier 1703. Mémoires de Noailles, t. II, p. 193.
  18. Sorte de conseil privé où le travail des diverses corporations administratives et judiciaires était soumis à la signature du roi.
  19. 14 octobre 1702. Recueil de M. Geffroy, p. 127.
  20. Lettres du 18 février 1703 et suiv., dans les Mémoires de Noailles, t, II, p. 216.
  21. 19 mars 1704. Mémoires de Noailles, t. II, p. 297.
  22. Lettre du 23 mai 1704, p. 169.
  23. Le maréchal de Tessé à Chamillard. Dépêche du 4 février 1706. Mémoires de Nailles, t. II, p. 380.
  24. Lettres de la princesse des Ursins à Mme de Maintenon, du 24 juin au 26 octobre 1706. Ed. Bossange, t. III, p. 305 à 367.
  25. Quelques semaines avant le départ du prince, la correspondance de Mme des Ursins la montre encore engagée avec Mmede Maintenon dans une négociation des plus étranges dans l’intérêt de Mme de Séry, pour l’érection du comté d’Argenton en faveur de cette maîtresse du duc d’Orléans.
  26. Voir dans ce recueil la Régence et le Régent, n° des 1er et 15 juin 1858.
  27. « Je suis outré qu’on puisse seulement imaginer qu’on m’obligera a sortir d’Espagne tant que j’aurai une goutte de sang dans les veines. Cela n’arrivera pas : le sang qui y coule n’est pas capable de soutenir une pareille honte. Je ferai tous mes efforts pour me maintenir sur un trône où Dieu m’a placé et où vous m’avez mis après lui, et rien ne pourra m’en arracher que la mort. Je ne doute pas que vous n’approuviez ces sentimens. » Philippe V à Louis XIV, 12 novembre 1708. — « Mon parti est pris il y a longtemps, et rien au monde n’est capable de m’en faire changer. Dieu m’a mis la couronne d’Espagne sur la tête : je la soutiendrai tant que j’aurai une goutte de sang dans les veines. Je le dois à ma conscience, à mon honneur et à l’amour de mes sujets. Je suis sûr qu’ils ne m’abandonneront pas, quelque chose qui m’arrive, et que si j’expose ma vie à leur tête, comme j’y suis résolu, jusqu’à la dernière extrémité, pour ne les jamais quitter, ils répandront aussi volontiers leur sang pour ne pas me perdre. Si j’étois capable d’une lâcheté pareille à celle de céder mon royaume, vous me désavoueriez pour votre petit-fils. Je brûle d’envie de le paroître par mes actions, comme j’ai l’honneur de l’être par mon sang : ainsi je ne signerai jamais de traité indigne de moi. Je ne quitterai l’Espagne qu’avec la vie, et j’aime sans comparaison mieux y périr en disputant le terrain pied à pied à la tête de mes troupes que de prendre un parti qui terniroit la gloire de notre maison, que je ne déshonorerai certainement pas si je puis, avec la consolation qu’en travaillant pour mes intérêts, je travaillerai aussi pour les vôtres et pour ceux de la France, à qui la conservation de l’Espagne est absolument nécessaire. » 15 avril 1709.
  28. Voyez surtout dans les lettres à Mme de Maintenon celles du 18 juillet, 26 août, 15 septembre, 23 décembre 1709.
  29. « Questo abbate pur freddamente, e come a mezza voce la nominò, aggiugnendo per altro, ch’ella era una buona Lombarda, impastata da buttero et fromagio picentino, elevata alla casalingua, ed avezza di non sentira di altro parlare che di mertelli ricami e tele. » Memorie istoriche di Poggiali, p. 279.
  30. « Ambitioncm scriptoris facile averseris ; obtrectatio et livor pronis auribus accipiuntur : quippè adulationi fœdum crimen servitutis, maliguitati falsa species libertatis inest. » Histor., lib. I.