La Prise d’Hérat et l’expédition anglaise dans le Golfe-Persique
ET
L'EXPEDITION ANGLAISE
DANS LE GOLFE PERSIQUE
Hérat vient d’être pris par les Persans, et les Anglais, par représailles, occupent aujourd’hui Bender-Bouchir, dans le Golfe-Persique. Le royaume d’Iran est loin de l’Europe ; il n’y touche par aucun point ; cependant, si peu soucieuse qu’elle soit des destinées des Kadjârs[1], l’Europe ne peut rester indifférente à la lutte engagée entre les deux grandes puissances que les Persans ont séparées jusqu’à ce jour, mais qui finiront par se rencontrer face à face. Tôt ou tard les populations de l’Asie centrale, dispersées, écrasées, refoulées dans un sens ou dans l’autre, laisseront en présence l’Angleterre et la Russie, et l’immense territoire asiatique deviendra la proie du plus fort.
En quoi les velléités guerrières du jeune châh ou les fantasias de ses cavaliers, chercheurs d’aventures et de butin, peuvent-elles inquiéter le gouverneur de l’Inde anglaise ? Peu lui importe au fond qu’Hérat soit une ville indépendante ou tributaire du roi de Perse ; il lui importe encore moins que les chyas[2], fanatisés par leurs mollahs, fassent triompher leur schisme par le glaive, en exterminant les sunnites du Khorassan oriental : ce qui est pour l’Angleterre du plus grand intérêt, c’est de maintenir la barrière qu’elle a si laborieusement établie entre elle et la Russie, à l’ouest de son empire hindou. Hérat était un des arcs-boutans de cette barrière ; l’Angleterre veut, à tout prix, le ressaisir et le consolider de nouveau. Aujourd’hui Hérat est entre les mains des Persans, il n’est pas probable qu’ils lê rendent : si c’est la Russie qui a suggéré l’idée de s’en emparer, elle emploiera tous les moyens pour qu’ils le gardent.
Il s’ouvre ainsi de ce côté du globe un champ nouveau aux conjectures, une nouvelle carrière à l’ambition des gouvernemens, et, il faut bien le dire, aux animosités nationales. À peine la paix est-elle signée au congrès de Paris, que la guerre, terminée en Europe, menace de se rallumer en Asie entre deux des puissances belligérantes : la Russie fait, au moyen des Persans, la campagne d’Herat contre l’Angleterre ; celle-ci fait en Perse une invasion dirigée en réalité contre la Russie. En attendant que des faits nouveaux se produisent, on peut apprécier les causes et conjecturer les résultats des événemens accomplis.
Nasr-ed-din-Châh prétend que Hérat lui appartient, il appuie ses prétentions sur l’histoire : voyons ce que l’histoire nous apprend.
Quand on veut remonter le cours des siècles et interroger les anciennes annales de la Perse ou des pays limitrophes, on se perd dans un obscur dédale de faits incertains. Il est très difficile de savoir par quelles vicissitudes Hérat était devenue autrefois la conquête des Persans. On peut seulement distinguer, à la faible lueur des documens orientaux antérieurs à la grande époque des Sophis, qu’Hérat commença vraisemblablement à partager les destinées de la Perse, au moment où Taïmour-Lenk, autrement dit Tamerlan, se rua sur ses voisins pour fonder cet immense empire qui ne reposait que sur son glaive. Sa première conquête fut celle du Khorassân, qui entraîna l’annexion d’Hérat à la Perse par la soumission de ce pays vers le milieu du XIVe siècle. Taïmour partagea ses vastes états entre plusieurs chefs, et Châh-Rokh, son fils, eut dans son gouvernement la Perse et le Khorassân avec Hérat, qu’il fit rebâtir. Ici on commence à voir un peu plus clair : la province d’Hérat et la Perse sont un seul et même royaume. Bientôt on retombe dans l’incertitude, et le fil conducteur à travers ce labyrinthe de faits, de guerres, d’assassinats et d’usurpations se rompant tout à coup, on perd la trace d’Hérat. Cependant après quelques années on retrouve cette ville, ainsi que l’Iran, entre les mains de Onzbûn-Hassân-Châh, que la guerre et le crime firent succéder au descendant de Taïmour. Après ce prince, les discussions et les combats se renouvelèrent si bien, que tout ce qui restait de l’empire et de l’héritage du conquérant tartare s’en alla en pièces, jusqu’au moment où le fondateur de la dynastie des Sophis réunit quelques-uns de ces débris et reconstitua le royaume de Perse. Une fois installé sur le trône, Châh-Ismaïl s’occupa de faire rentrer sous sa loi tous les pays possédés par ses prédécesseurs. Hérat fit partie du nouveau royaume et ne s’en détacha qu’à l’époque où la puissance des Sophis déclinant, chaque province chercha à se rendre indépendante. Les Hératiens brisèrent leur chaîne, mais pour en porter une autre, car ils tombèrent au pouvoir de Mahmoûd-Khân, chef du Kandahâr. Ce prince, impatient de s’illustrer, aventureux autant que brave, s’en alla à travers les déserts salés du Khorassâh, suivi de quelques mille hommes, mettre le siège devant Ispahan. Hérat fournit un contingent important à cette troupe d’aventuriers. On sait comment leur chef, parvenant sans obstacle sur les bords du Zendèhroud[3] et dans le palais même des rois de Perse, arracha violemment de son trône chancelant l’indigne représentant de la grande famille des Sophis. Mahmoûd-Khân, après avoir reçu la tourâh[4] des mains mêmes du monarque qu’il contraignit à cette humiliation, s’assit imperturbablement sur le trône de Châh-Abbas le Grand, et le transmit à son successeur, qui fut chassé par Châh-Thamas, descendant des Sophis. Ce prince envoya peu après contre Hérat, qui avait suivi la fortune des vaincus, son général Nadir-Kouli-Khân, qui s’en empara et le garda. Ce soldat de fortune, devenu roi, fit la conquête de tout l’Afghanistan. Les historiographes de Nadir-Châh racontent même que, de retour de sa grande expédition dans l’Inde, il voulut entrer en triomphateur dans Hérat, et qu’il y fit exposer tous les trésors qu’il avait enlevés à Delhi, notamment ce fameux trône de l’empereur hindou, orné de pierreries de la plus grande beauté et fait en forme de paon, ce qui l’avait fait surnommer Tâhht-i-Taoûs ou Trône du Paon. Pendant plusieurs jours, le peuple d’Hérat put contempler ces riches trophées d’un vainqueur dont sa défaite avait inauguré la fortune.
À la mort de Nadir, son empire se démembra, faute d’un homme qui pût le tenir d’une main aussi vigoureuse. L’Afghanistan, qui, ayant l’invasion de l’Inde par les Persans, avait fait partie de l’empire mongol, se déclara indépendant et reconnut pour chef Ahmet-Khân, l’un des généraux de Nadir. Ahmet-Khân se fit couronner roi à Kandahâr. Hérat tomba au pouvoir du nouveau monarque. La Perse était alors divisée entre plusieurs petits princes qui s’étaient partagé les dépouilles de Nadir, et aucun d’eux n’était en état de revendiquer Hérat. L’Afghanistan fut longtemps fort agité. Zeman-Châh, petit-fils du fondateur de ce royaume, entreprenant et belliqueux, poussa ses incursions jusque dans l’Inde, où il inquiétait sérieusement la puissance anglaise. Pour se débarrasser de ce voisin incommode, l’Angleterre décida la Perse à guerroyer contre Zeman-Châh. Ce fut alors, en 1800, que sir John Malcolm fut envoyé à Téhéran, avec de pleins pouvoirs pour accorder des subsides au monarque persan. Le représentant de la Grande-Bretagne exhortait à cette époque le châh à s’emparer d’Hérat ; il déclarait, au nom de son gouvernement, que l’Angleterre « n’entendait prétendre à aucune part des conquêtes ou du butin qui pourrait être acquis par la Perse[5]. »
Après des discussions interminables, des guerres intestines qui désolèrent l’Afghanistan, et pendant lesquelles l’Angleterre respira plus à l’aise de ce côté, le châh de Perse vit la province d’Hérat se ranger de nouveau sous son autorité. Le prince afghan, Khamrân-Mirza, qui était en possession d’Hérat en 1829, craignant la puissance du souverain de Kaboul, se fit vassal du roi de Perse pour avoir un protecteur. Il vint à Téhéran recevoir son investiture des mains mêmes de Feth-Ali-Châh, le reconnut pour son seigneur suzerain, et s’engagea à lui payer un tribut annuel. Cela se passait sous les yeux de l’Angleterre et sans aucune opposition de sa part : elle trouvait sans doute son avantage dans cette union du prince d’Hérat et du roi de Perse, qui tenait l’Afghanistan en échec.
Les Persans paraissent avoir toujours eu une grande prédilection pour Hérat, car voici comment leurs écrivains s’expriment à son sujet dans leur langage métaphorique : « Le monde est une mer au sein de laquelle le Khorassân est une huître à perles ; Hérat est la perle renfermée dans cette coquille. » — Et encore : « Si l’on te demande quelle est la ville la plus excellente, et si tu veux répondre la vérité (restriction toute persane), tu diras que c’est Hérat. » — Voilà sans doute d’excellentes raisons pour que le châh ait cherché à rattacher à sa tourâh cette perle qui en était tombée.
Hérat est une grande ville contenant environ cent mille âmes. Les habitans diffèrent des Persans par le type physique et par la religion. Ces différences se rencontrent également chez d’autres peuplades qui ne s’en reconnaissent pas moins comme sujettes du châh, les Arabes du Golfe-Persique ou les Kurdes, par exemple, qui sont sunnites de religion et parlent une langue toute différente du persan, ou bien encore les Arméniens, qui sont chrétiens et ont conservé leur langage national. On ne saurait prétendre non plus qu’Hérat soit une ville afghane, car elle est située dans le Khorassân oriental, qui est séparé de l’Afghanistan par une chaîne de montagnes. D’ailleurs existe-t-il réellement une nation afghane ? De l’étude des documens que l’on possède sur ces contrées encore peu connues, il ressort que, par le nom, d’Afghans, on a dans le principe désigné spécialement la portion noble de la population, celle qui portait les armes, qui combattait pour l’indépendance nationale, par opposition au surnom de Tadjiks, qui indiquait la classe des commerçans et des artisans. L’Afghanistan s’est aussi appelé tour à tour royaume de Kaboul ou de Kandahâr, suivant celle de ces villes où un usurpateur heureux faisait sa résidence. Ce pays se décompose en un certain nombre de districts qui se sont souvent séparés ; bien loin de former un corps de nation, on a vu ces districts, obéissant à des chefs différens, s’armer les uns contre les autres. Cette division, qui fait leur faiblesse, a dû encourager les prétentions, de leurs voisins. Aussi l’Angleterre, qui comprend bien que l’Afghanistan est une barrière naturelle entre elle et la Russie, a-t-elle voulu y établir son influence. Ses tentatives n’ont pas été toujours heureuses ; elle n’a pu donner de la cohésion aux diverses parties de ce pays, et réunir sous le même pouvoir Kandahâr, Kaboul et Hérat. Le naturel sauvage des Afghans, leur caractère remuant, hâassi, comme disent les Persans, le morcellement de l’autorité entre plusieurs petits princes également jaloux de leur indépendance, et que sert merveilleusement la nature batailleuse des habitans, ont été plus forts que toutes les menées de la politique anglaise. La prise récente d’Hérat a pour effet d’affaiblir la puissance afghane, que l’Angleterre protège aujourd’hui.
C’est la seconde fois, en quelques années, qu’Hérat amène, une rupture entre l’Angleterre et la Perse. En 1836 déjà, le châh Mohammed, successeur de Feth-Ali-Châh, voulut s’en emparer. Il donnait deux prétextes à son expédition : d’abord il voulait venger une injure faite à sa couronne et à ses sujets par les Hératiens, coupables d’être venus, jusque sous les murs de Meched, enlever douze mille Persans, qu’ils avaient vendus comme esclayes[6] ; ensuite il voulait châtier le prince d’Hérat, ce même Khamrân-Mirza, qui, tenant son fief de Feth-Ali-Châh comme vassal et tributaire, s’était parjuré en se déclarant de nouveau indépendant, en insultant chaque jour son suzerain, en bravant sa puissance de toute façon. Fallait-il reconnaître dans cette détermination une pensée russe ? La main de la Russie présida-t-elle aux préparatifs de la campagne projetée en 1836 ? On n’en saurait guère douter. Voyons comment les menées de cet ennemi invisible et présent modifièrent l’attitude des ministres anglais qui se succédèrent alors à la cour de Téhéran.
En 1836, M. Ellis reconnaît que le prince d’Hérat « a manqué à ses engagemens, » et que le châh « est en droit d’exiger satisfaction par la force des armes. » Puis, rappelant que l’Angleterre, en diverses négociations, avait confirmé le droit de la Perse « d’agir envers l’Afghanistan en toute liberté, » il ajoute « qu’il lui paraît difficile d’empêcher l’expédition d’Hérat[7]. » M. Ellis est rappelé, et M. Mac-Neil lui succède. La politique anglaise suivie à Téhéran va-t-elle changer de langage ? Point du tout. Voici comment M. Mac-Neil s’exprimait dans une dépêche qu’il adressait à lord Palmerston en 1837 : « Je suis porté à croire que le prince d’Hérat étant l’agresseur, il ne saurait exister de doute quant à la justice de la guerre que le châh veut entreprendre… »
Cependant il était difficile que M. Mac-Neil se fît illusion, et qu’il ne reconnût pas la main de la Russie, qui, poussant le châh contre Hérat, cherchait à gagner, derrière elle, une grande étape sur la route des Indes. Sans doute il ne croyait pas au succès des armes persanes, ou peut-être se réservait-il de le paralyser suivant les circonstances. Après avoir assez mollement travaillé à dissuader Mohammed-Châh de cette expédition, M. Mac-Neil se résigna à l’accompagner, pensant qu’au besoin sa présence pourrait servir la cause des Hératiens, qui commençait à devenir celle même de l’Angleterre. Il était bien inspiré, car le cabinet de Saint-James et le gouvernement de l’Inde anglaise lui firent parvenir, tous deux à la fois, des instructions portant qu’il devait tout faire pour empêcher la prise d’Hérat. L’Angleterre, changeant de tactique, oubliant les termes du traité de 1800, se décidait à désarmer le bras dont elle avait été fort aise de se servir pour tenir tête aux princes afghans dans le temps où ceux-ci lui paraissaient redoutables.
La campagne était déjà commencée : elle fut longue. La persévérance des Persans égala le courage des Hératiens. Le récit de cet épisode militaire ne sera peut-être pas sans intérêt, aujourd’hui que les mêmes lieux ont vu reparaître les mêmes adversaires.
Mohammed-Châh avait réuni ce qu’il avait de meilleures troupes, ses serbâs[8] formés à l’européenne ; il avait fait appel aux contingens irréguliers de toutes les provinces de son royaume, et, quoique impotent, il se mit à leur tête. Les marches furent longues et pénibles. Il fallait traverser les plaines arides et désertes du Khorassân ; quarante jours y suffirent à peine. L’armée traînait à sa suite une foule innombrable d’artisans de toute sorte, d’industriels de tout genre, faute de quoi elle eût manqué des choses de première nécessité. On s’établit devant Hérat ; on enserra la ville d’un vaste camp, qui avait ses tentes de toute forme, ses rues, ses bazars, ville improvisée, ville de toile, mais véritable cité par le chiffre de la population et la diversité des métiers qui s’y exerçaient. On eût dit l’immigration d’un peuple venant s’établir dans une patrie nouvelle. L’attaque, commencée avec l’ardeur naturelle aux Persans, eut plus d’audace que de succès : l’artillerie était peu nombreuse. Composée de pièces de campagne ou de petits canons portés à dos de chameau, elle ne parvint pas à faire brèche ; puis les munitions manquèrent, et malgré le dévouement des soldats, qui couraient ramasser les boulets pour les rapporter aux canonniers, elles s’épuisèrent. On ne s’avise jamais de tout, surtout en Perse, et l’on ne s’était pas avisé que cet infâme repaire de sunnites tant méprisés oserait résister au châh-chya, nachâh-in-châh, au vicaire d’Ali, au roi des rois.
Avec le temps s’épuisaient aussi les ressources de l’armée. L’avenir était incertain et la famine en perspective ; le vizir prit un singulier moyen pour lui donner de la confiance : il lui fit labourer le sol. Elle ensemença, et les affaires des Hératiens allèrent si bien, qu’elle put faire la moisson. La persistance des assiégés n’était surpassée que par l’entêtement des assiégeans. Les canons étant reconnus trop faibles, on improvisa une fonderie ; on y coula une énorme pièce d’un calibre monstrueux, et comme cette idée était éclose sous le bonnet du premier ministre, qui de mollah s’était, de son chef, institué généralissime, il ne doutait pas que la ville ne succombât. Par malheur, ce canon fut loin de produire l’effet espéré. Pour surcroît, un général entretenait des intelligences avec la place : il paya de sa tête sa trahison ; mais le ministre anglais excitait perfidement la résistance des assiégés par ses encouragemens, par son or, par les avis qu’il leur porta lui-même[9]. Enfin des officiers anglais entrèrent dans la place, soutinrent le moral des Hératiens et rendirent la défense plus efficace. Malgré toutes ces causes d’échec, les troupes du châh se signalèrent par une grande bravoure : elles livrèrent plusieurs assauts, et combattirent souvent à l’arme blanche jusque sur le sommet des remparts. Chaque fois repoussées, elles n’en étaient que plus animées. Un jour les bataillons de l’Azerbaïdjân, les meilleurs de l’armée, s’emparèrent d’une partie du rempart ; ils allaient pénétrer dans la ville, si le désespoir et la rage des Hératiens n’étaient parvenus à en faire un affreux carnage. L’ambassadeur anglais, témoin inquiet de cette attaque, qui avait failli réussir, commença à s’émouvoir sérieusement. Craignant que la ténacité du châh et la valeur de ses serbâs ne finissent par triompher, redoutant un autre assaut plus heureux, M. Mac-Neil somma brusquement le châh de lever le siège, sous peine d’une déclaration de guerre et d’une invasion dans ses provinces du sud. Mohammed-Châh reçut mal cette injonction, mais il se sentit ébranlé. Quant au vizir, il ne savait plus que faire. L’ambassadeur de Russie, le général Simonitch, qui était aussi dans le camp, profitant du ressentiment du roi, fit alors prévaloir son influence, et de nouveaux préparatifs furent commencés pour une attaque décisive. Le ministre d’Angleterre plia ses tentes et partit en proférant des menaces violentes. À ce moment sans doute, il pensait qu’Hérat succomberait, mais il n’en fut point ainsi. Ce que le courage obstiné, le patriotisme, le fanatisme religieux des assiégés n’eussent peut-être point obtenu, un stratagème bizarre réussit à le faire. Les habitans d’Hérat, déguisés sous les longs voiles que portent les femmes, garnirent les remparts, puis firent savoir au camp persan que toutes les femmes se réunissaient pour implorer la miséricorde du vainqueur, qui n’avait plus qu’à se présenter pour recevoir leur hommage. Mohammed-Châh s’avançait déjà avec sécurité vers les portes, lorsque les vêtemens féminins furent rejetés en arrière, montrant à l’armée persane stupéfaite les terribles défenseurs d’Hérat. Les troupes royales surprises ne purent soutenir le choc, et la déroute fut complète. Le châh leva le siège.
Pendant que Mohammed-Châh retournait dans sa capitale, M. Mac-Neil, qui s’était arrêté près de la frontière turque, revenait aussi à Téhéran. Il attribuait peut-être le retour du châh à l’effet de ses remontrances, ou tout au moins pensa-t-il que, vie but étant atteint, rien ne l’empêchait de renouer ses relations avec la cour de Perse ; mais le roi était d’un autre sentiment, il n’accorda pas même une entrevue. La légation anglaise, obligée de quitter le pays, repassa en Arménie et alla à Erzeroum attendre les nouvelles instructions de son gouvernement[10]. La Russie triomphait, son influence l’avait emporté ; elle était désormais seule à Téhéran, sans rivale, sans adversaire.
Cependant le représentant de l’Angleterre avait parlé trop haut pour que les effets de sa colère se fissent attendre. La tentative des Persans contre Hérat eut pour première conséquence d’amener des troupes anglaises sur le territoire de la Perse. Un petit corps de troupes de l’Inde remonta le Golfe-Persique, occupa l’île de Karrak, et prit Bouchir sans coup férir. Les relations entre l’Angleterre et la Perse restèrent interrompues pendant plusieurs années. Bientôt, il est vrai, les maladies amenèrent l’évacuation de Bouchir ; mais les Anglais ne partirent qu’après avoir répandu dans le pays de l’argent, des armes, des munitions, et semé les germes de la rébellion contre l’autorité du châh[11].
La seconde conséquence de l’attaque dirigée par le châh contre Hérat fut l’entrée d’une armée anglaise dans l’Afghanistan en 1838, et sa marche sur Kandahâr. Il ne paraît pas que cette campagne, qui fut fort blâmée en Angleterre, ait eu une grande influence sur le sort d’Hérat, car le même Yaar-Mohammet qui avait défendu cette ville contre les Persans, s’il recevait de grosses sommes des Anglais, n’était nullement disposé à leur vendre, même à ce prix, son indépendance. Son fils lui succéda ; mais, ne se sentant pas de force à tenir tête aux périls qui le menaçaient tout à la fois à l’intérieur et du côté de l’Afghanistan, il crut ne pouvoir mieux faire que de se jeter dans les bras de la Perse. Il renouvela le traité de 1829, et se reconnut, lui aussi, vassal du châh, que ce nouveau lien engagea à envoyer quelques troupes à Hérat, sous prétexte de contenir l’esprit turbulent de ses habitans.
Après tous les efforts que l’Angleterre avait faits pour détacher complètement le Khorassân oriental de la Perse, elle ne pouvait manquer de voir d’un très mauvais œil la réunion des deux pays, et surtout la permanence d’une garnison persane dans Hérat. Elle s’inquiéta de l’ascendant chaque jour croissant de l’autorité du châh, qui en était la conséquence naturelle. Ce fut, à la cour de Téhéran, l’objet de remontrances réitérées de la part de M. le colonel Sheil, qui, après plusieurs années d’interruption, avait renoué les relations entre l’Angleterre et la Perse. Le gouvernement persan fit d’abord la sourde oreille. Obsédé enfin et mis au pied du mur, il déclara qu’il était de son devoir de continuer les traditions de la couronne de Perse et de maintenir le pouvoir du châh sur le Khorassân oriental, qui d’ailleurs ne demandait pas mieux que de le reconnaître pour souverain. Cependant, après des menaces violentes de la part du ministre anglais, le châh lui fit proposer un arrangement par lequel il s’engageait à ne plus intervenir à Hérat, si, de son côté, l’Angleterre voulait remplir la même condition. Cette neutralité réciproque que demandait le châh avait une très grande valeur à ses yeux, car, si l’Angleterre n’agissait pas ouvertement et militairement, il était notoire qu’elle entretenait sans cesse dans la province d’Hérat des agens dont les intrigues tendaient à attirer ce pays sous son influence exclusive. C’était même là le meilleur argument que le châh pût opposer aux remontrances du ministre anglais. Ces intrigues en effet avaient obligé le prince d’Hérat à se ranger sous la protection de la Perse, comme à lui demander l’assistance de ses troupes. Quelque fondé que fût le gouvernement persan à réclamer la réciprocité, l’Angleterre s’arrangea de façon à éluder toute promesse, et il n’existe aucun traité signé d’elle par lequel elle ait pris l’engagement écrit qui lui était demandé[12].
Malgré la situation qui lui était faite, Seïd-Mohammet, le prince d’Hérat, n’en continua pas moins à se considérer comme le vassal de la Perse, et il exprima hautement cette conviction. Le châh de son côté, satisfait de la reconnaissance de sa suzeraineté, s’abstint de tout acte qui eût pu être considéré comme hostile par l’Angleterre. Les choses restèrent dans cet état du mois de janvier 1853 jusqu’à la fin de l’année 1855, et ainsi se passèrent les longs mois durant lesquels le châh, assiégé de démarches contraires, réussit à se maintenir neutre pendant la guerre de Crimée, ce dont les alliés devraient lui savoir gré, car il eût pu singulièrement compliquer la question en Asie.
M. Murray avait remplacé M. le colonel Sheil à Téhéran, lorsqu’un nouvel incident fit renaître la querelle entre le représentant de la Grande-Bretagne et le gouvernement persan. Le prince d’Hérat avait été assassiné ; un neveu de Châh-Khamrân, l’ancien chef de cette principauté, Yousouf-Khan, prit sa place. Nasr-ed-din-Châh eut naturellement le désir, si même ce n’était son devoir, de venger la mort de son vassal, qu’il attribuait aux intrigues anglaises. Il se crut donc en droit d’envoyer au printemps de 1856 une armée devant Hérat. À la même époque, Kandahâr était tombé au pouvoir de Dost-Mphammet, prince afghan dont le caractère entreprenant faisait craindre qu’il ne poussât ses soldats victorieux jusque sous les murs d’Hérat. Dans ces conjonctures, Yousouf-Khân, qui, dans l’intérêt de sa sûreté personnelle, s’était confié à la Perse et lui avait demandé assistance, se vit, par une insurrection soudaine des Hératiens, dans la nécessité de fermer les portes de sa capitale aux troupes persanes, qui durent en faire le siège. Circonvenu et menacé, il manqua à ses sermens de vasselage vis-à-vis du châh, et, cherchant un autre point d’appui, il se retourna vers l’Angleterre, qui encouragea aussitôt l’émir de Kandahâr à porter secours aux Hératiens, et lui envoya même à cet effet des officiers, de l’argent et des armes, en attendant mieux.
Pendant que ces événemens se passaient du côté de l’Afghanistan, une nouvelle complication s’était produite à Téhéran. À la suite d’une affaire ridicule, où une femme musulmane s’est trouvée compromise, M. Murray avait cru devoir amener son pavillon et quitter la Perse. Ce pays restait donc livré à ses propres inspirations ou conseillé par la Russie ; mais, ainsi qu’il était arrivé à chaque rupture ou même à chaque difficulté entre la Perse et l’Angleterre, celle-ci avait menacé le châh d’une invasion dans le Golfe-Persique. Les choses suivaient leur cours de part et d’autre, l’armée persane entrait dans Hérat le 25 octobre 1856, et un corps expéditionnaire anglais partait de Bombay le 11 novembre suivant. À la suite de ces événemens, dont le résultat pouvait se faire longtemps attendre, un personnage élevé de la Perse, Farouk-Khân, partait de Téhéran, envoyé en ambassade auprès de l’empereur des Français. Cette mission, toute de courtoisie, répondait à celle qu’avait remplie notre ministre, M. Bourée, auprès du châh. Arrivé à Constantinople, Farouk-Khân se mit en rapport avec lord Stratford de Redcliffe, et, en vue d’ôter à l’Angleterre tout prétexte sérieux de faire la guerre à la Perse, il laissa entrevoir des chances de conciliation. Les démarches de l’ambassadeur persan ne manquaient pas d’habileté. Il n’était peut-être pas d’une mauvaise politique de se montrer tout prêt à faire des sacrifices qui pourraient être repoussés, mais qui devaient mettre l’adversaire dans son tort. Les ouvertures de Farouk-Khân n’eurent aucun succès auprès de l’ambassadeur anglais. Celui-ci se montra d’une hauteur telle qu’il n’y eut pas moyen de traiter avec lui. Cependant, et pour mettre tout le bon droit de son côté, sous peine même d’être taxé de faiblesse et de versatilité, d’après les conseils que lui avaient donnés les représentans de la France à Constantinople et à Téhéran, l’ambassadeur persan alla jusqu’à offrir l’abandon d’Hérat, en échange de la suspension des hostilités dans le Golfe-Persique. Cela ne faisait pas le compte de l’Angleterre, qui aspirait à autre chose encore, qui avait à cœur de faire ses frais de guerre, et qui ne voulait pas rentrera Bombay sans avoir, par un grand coup, terrifié pour l’avenir la cour du châh. Farouk-Khân quitta Constantinople sans avoir pu, malgré ses protestations et ses concessions, rien arracher à lord Redcliffe.
L’attitude de l’Angleterre doit-elle s’expliquer uniquement par les intérêts particuliers qui ont amené la rupture entre cette puissance et la Perse, ou bien par des intérêts plus généraux auxquels se rattache l’expédition préméditée du Golfe-Persique ? On en jugera. Les provinces méridionales de la Perse semblent depuis longtemps exciter la convoitise de l’Angleterre. Le sol en est fertile, bien arrosé, et les productions sont de la nature de celles qui font la richesse de l’Inde. L’indigo, le coton, la canne à sucre y viennent facilement. Ce territoire, qui avoisine le golfe, est habité par des populations qui, sous différens noms et à cause de la diversité de leurs origines, supportent impatiemment le joug du roi de Perse ; elles sont même fréquemment en état de rébellion. L’insurrection est presque l’état normal du Louristân, pays montagneux peuplé par les tribus indomptables des Lours, des Baktyaris et des Mamacenis. Il en est de même du Khouzistân. Dans l’Arabistân se trouve une population mixte, au sein de laquelle vit un grand nombre de tribus arabes. Il est facile aux Anglais d’agir sur ces tribus en raison de leur nationalité et de leur religion, qui les sépare de la Perse, car les Arabes sont sunnites pour la plupart. Ce sont principalement ces familles d’origine arabe qui occupent le littoral ; elles s’étendent jusqu’à la frontière du pachalik de Bagdad. Dans le Fars sont les tribus des Karat-châders ou tentes noires, descendans des anciens Perses et souche de la nation persane. Elles sont nomades en grande partie, à peu près indépendantes, et ne reconnaissent d’autorité que celle de leurs khâns. Le châh les cajole plutôt qu’il ne les domine ; il sait qu’il ne peut se fier à elles ni compter sur leur appui pour défendre une couronne portée par un prince d’origine turque[13]. L’état de ces peuplades, sans homogénéité entre elles, sans adhérence à la monarchie des Kadjârs, hostiles même à son gouvernement, excite les convoitises et les espérances des Anglais. Ils l’ont prouvé à plusieurs reprises par l’envoi d’agens chargés d’attirer leurs sympathies du côté de l’Angleterre, par des relations clandestines avec les chefs de tribus, par des tentatives pour les détacher du châh et les pousser à l’indépendance. Il n’est sorte d’efforts que l’Angleterre n’ait faits pour prendre pied dans ces contrées. Jusqu’à présent, il faut le dire, le succès n’a pas égalé les efforts. En effet, quelque peu de goût que les populations du sud de la Perse professent pour le gouvernement du châh, la main de l’étranger, du chrétien, leur serait bien plus odieuse, et, tout en refusant foi et hommage à Nasr-ed-din-Châh, les Lours, les Baktyaris, les Arabes, repousseront toute domination venant de l’Angleterre ou d’une puissance quelconque de l’Europe.
On connaît à peu près la force numérique de l’expédition partie de Bombay pour le Golfe-Persique : elle se monte à 5,000 hommes, commandés par un brigadier-général. Cette armée occupe, dit-on, l’île de Karrak et Bouchir. Cette première opération ne présentait aucunes difficultés, ce sont deux points tels que le châh ne pouvait songer à les défendre. Que vont faire les Anglais maintenant ? Ils sont à Bouchir, mais ils ne doivent pas compter sur les ressourcés du pays. Bouchir est la ville la plus pauvre en denrées ; la campagne d’alentour ne produit presque rien et ne présente que des plages sablonneuses ou des marécages salins. Entre la côte et les montagnes qui séparent absolument le pays plat de la remise proprement dite, on ne rencontre qu’un petit nombre de villages, habités par des populations défiantes qui émigrent facilement. Pour peu qu’elles ne soient pas aussi charmées de voir les habits rouges ou les cipayes qu’on se plaît a le croire en Angleterre, elles auront bien vite plié leurs tentes et cherché un refuge dans les gorges de la montagne voisine.
La Perse se soumettra-t-elle à l’Angleterre, comme on l’annonçait dernièrement ? En acceptant même comme certains des bruits visiblement prématurée, il y aurait encore opportunité à discuter les chances d’une expédition anglaise en Perse. Fût-il même rayé de l’ordre des éventualités présentes, un pareil événement devrait toujours être compté parmi les éventualités futures. Admettons qu’aucun incident inattendu ne vienne modifier la situation créée par le débarquement des Anglais à Bouchir : que fera la petite troupe partie de Bombay ? Si elle se cantonne à Bouchir et y demeure dans l’expectative, elle ne troublera guère sans doute le repos du châh. Le plus redoutable ennemi pour les Français en 1812 a été, comme le disait l’empereur de Russie, l’hiver moscovite ; de même l’adversaire qu’auront le plus à craindre les Anglais dans le Guermsir ou pays de la chaleur, ce sera cette chaleur même. L’ardeur du soleil et le vent du désert, un vent qui asphyxie, le vent de la mort, comme on l’appelle, attaqueront l’armée anglaise sans paix ni trêve, la décimeront par les maladies, par l’atonie, et souvent frapperont les soldats comme la foudre. De plus, la presqu’île de Bouchir est séparée de la terre ferme par des marais, elle est privée d’eau potable ; les tortures de la soif se joindront aux maladies qu’apporte une atmosphère embrasée et saturée de miasmes délétères. Le châh pourra, sans brûler une cartouche, voir du haut de ses montagnes les rangs de ses ennemis s’éclaircir rapidement. Nous sommes encore loin, il est vrai, de l’époque où ces fléaux du Golfe-Persique se répandent le long des côtes ; mais les choses traîneront en longueur, soit à cause du caractère indécis et temporisateur des Orientaux, soit par suite d’une ruse de guerre qui engagera les Persans à attendre tranquillement les effets de la saison chaude dans le Guermsir.
Sera-t-il plus sûr pour l’armée anglaise de se porter en avant ? On a supposé que, dans ce cas, elle gagnerait la petite ville de Kazèroûn, qui, mieux située que Bouchir, offrirait de meilleures conditions hygiéniques. Seulement, pour arriver à Kazèroûn, pour atteindre même un point quelconque qui suit plus salubre que le bord de la mer, il faut nécessairement traverser les montagnes au bord de Bouchir. Or, entre la plage et Kazèroûn, les montagnes sont très profondes ; elles forment plusieurs chaînes qui se relient les unes aux autres, où l’on ne passe que par des gorges étroites, et qui, très peu praticables pour des muletiers, ne le seraient pas du tout pour une armée. Il est un de ces défilés, entre autres, où un général ne saurait avoir la témérité d’aventurer ses troupes, On n’y marche que sur des roches où les fers des mules ont çà et là marqué une légère trace de sentier, mais où la main des hommes n’a jamais cherché à ouvrir un chemin. Entre des rocs gigantesques, dont la cime semble soutenir le ciel, le vide se rencontre à chaque pas. On a construit en quelques endroits de petits murs en pierres sèches qui servent de chaussées, qui s’accrochent aux saillies, et sur lesquels on passe alternativement d’un bord à l’autre par-dessus l’abîme, qu’on enjambe tantôt au moyen d’un petit pont, tantôt sur une roche jetée en travers. Entre ces masses de pierres entassées, oubliées de Dieu dans le chaos, se creusé un gouffre dont l’œil ne mesure pas le fond, et c’est au-dessus de cette crevasse béante, produite par un des craquemens de notre croûte terrestre, qu’il faudrait passer un à un à pied, avec la lenteur imposée par l’ascension, doublée par les inévitables embarras d’une troupe marchant sur une seule file. L’art a certes bien peu fait là ; mais, si inhabile et insouciant qu’il y apparaisse, il a néanmoins fourni le moyen de traverser ce passage, qui sans lui serait infranchissable. Comment ferait l’armée anglaise, si, par une prévoyance bien simple, le châh donnait l’ordre de rompre les ponts et de précipiter au fond de l’abîme tout ce qui permet à peine au fantassin le plus intrépide de poser un pied incertain ?
Si par hasard les Persans oubliaient de couper le chemin, une armée européenne pourrait vaincre probablement ces obstacles naturels, quels qu’ils fussent ; mais une troupe anglo-indienne peut-elle être assimilée à une armée européenne ? Escortée d’un nombre considérable de serviteurs, de bêtes de somme, de femmes même, sa marche se trouve entravée d’une façon funeste dans les momens de péril. Il faut se rappeler que l’armée anglaise qui pénétra dans l’Afghanistan en 1838 comprenait 22,000 hommes, parmi lesquels on ne comptait que 12,000 combattans, dont 3,000 Européens, et que cette armée avait à sa suite, pour ses bagages, provisions, etc., 27,000 chameaux. Avec une pareille organisation, on conçoit que le passage d’un défilé devienne fort embarrassant et fort dangereux, par suite de l’encombrement et du peu de facilité qu’auraient à se mouvoir les soldats, seuls instrument actifs au milieu d’une multitude sans défense. Il suffirait de quelques hommes déterminés, — et il s’en trouverait beaucoup, — qui du haut des rochers fissent simplement rouler des pierres, pour écraser toute une armée ; il suffirait d’une poignée de ces tuffekjis, qui sont bons tireurs, pour tuer un à un tous ceux qui s’engageraient dans cet étroit défilé. Et si les défenseurs de ces Thermopyles persanes, par une de ces ruses qu’inspirent les pays de montagnes, laissaient l’armée anglaise s’avancer tout entière dans ces gorges pour l’y décimer plus sûrement, elle pourrait bien y trouver un nouveau Djellalabad. Cet horrible désastre n’est pas assez éloigné pour que l’Angleterre en ait perdu le souvenir. Les passes qui mettent en communication la vallée de l’Indus avec le plateau de l’Afghanistan sont analogues à celles qui conduisent de Bouchir à Kazèroûn. Ce sont les mêmes lenteurs, les mêmes difficultés. Au siècle dernier, Nadir-Châh, voulant pénétrer dans le royaume de Delhi, fut arrêté court devant ces défilés. Il y perdit un grand nombre de ses soldats, et ne put les franchir qu’en achetant au prix de sommes énormes le droit de passe. En 1838, l’armée anglaise fut plus heureuse, mais alors un parti nombreux souhaitait son arrivée dans l’Afghanistan : elle y ramenait un souverain dépossédé par une guerre civile et regretté par les populations. Les Anglais étaient à cette époque les alliés des Afghans, et n’avaient pour adversaires que les rares partisans d’un prince qui s’était aliéné l’esprit et le cœur de la nation : il ne restait que les obstacles naturels, et ceux-là, on finit toujours par les vaincre. Dans la campagne de 1842, ce fut autre chose : les populations ne favorisaient plus l’arrivée des Anglais. Les défilés des monts Khaybers, au lieu de s’ouvrir devant leur armée, se trouvèrent fermés et garnis d’intrépides défenseurs. On sait le carnage qui se fit près de Djellalabad. Chose inouïe, les troupes anglo-indiennes y furent presque entièrement anéanties ! Exemple terrible, qui prouve qu’on ne peut passer de pareils défilés sans avoir pour soi ceux qui pourraient les défendre !
Dira-t-on qu’il y a d’autres chemins pour gagner les hauteurs, échapper aux vapeurs pestilentielles de la côte et menacer la cour de Téhéran de plus près ? Sera-ce du côté de Darâbgherd, à l’est, ou vers Bebahân, à l’ouest ? Les difficultés sont les mêmes. La chaîne de montagnes, avec ses ramifications qui s’enchevêtrent à l’infini, est fermée partout, ou ne présente que des défilés impénétrables à une armée marchant en pays ennemi. Nous sommes allé de Bouchir à Darâbgherd ; nous avons pénétré au cœur des montagnes par l’anfractuosité qui s’ouvre près d’Ahram, la seule qui existe dans cette direction : voici les obstacles que nous y avons rencontrés.
Entre deux murs de rochers à pic, droits et resserrés, on marche lentement dans le lit d’un petit torrent. Il faut escalader la montagne de roche en roche et y disputer, à chaque instant, le passage aux eaux furieuses qui bondissent d’une cascade à l’autre. Les chevaux perdent pied sur la pierre, ou glissent sur une vase verdâtre qu’entretient l’eau jaillissante. Ce n’est qu’en mettant pied à terre qu’on peut avancer dans ces assemblages confus de rocs et de broussailles. Montés, les chevaux ne pourraient s’élancer d’un roc sur l’autre, comme ils sont forcés de le faire à chaque instant. Cependant les chevaux de Perse, aussi adroits que sûrs et agiles, ne sont pas difficiles en fait de chemin. Nos muletiers, perdant une à une toutes les houris promises dans le paradis de Mahomet par leurs imprécations et leurs blasphèmes, se désespéraient et s’arrachaient les poils de la barbe. Armés d’un long bâton, nus jusqu’à la ceinture, ils sondaient la rivière,- cherchaient un passage, évitaient un gouffre caché sous le niveau trompeur des eaux, et, malgré ces précautions, que de fois n’ont-ils pas dû décharger un mulet tombé dans l’abîme et incapable de se relever ! Ou bien il leur fallait mettre, à terre toutes les charges et jusqu’à nos selles, pour les enlever à dos d’homme, afin que mules et chevaux pussent sauter sur une roche élevée et glissante. Il faut de douze à quinze heures pour sortir de ce défilé, qui n’est, à vrai dire, qu’une crevasse formée dans la montagne par un ébranlement volcanique. Mettez là des embuscades, quelques centaines de serbâs abrités derrière des rochers et fusillant d’en haut, à coup sûr, sans être vus, la troupe engagée, qui ne peut ni avancer ni reculer, et dites si une armée peut passer là avec son attirail ?
Sera-ce donc du côté de Bebahân, en remontant la côte, que le général anglais cherchera son chemin ? Mais il rencontrera les mêmes périls, et les chances de surprises, d’attaques inattendues se multiplieront encore, car il sera en plein pays des Lours, des Baktyaris, des Mamacenis, tribus guerrières, fanatiques et sanguinaires. En dépit de l’or des Anglais, ces peuplades, quoique peu attachées au gouvernement persan, résisteraient-elles au plaisir de massacrer des étrangers, des chrétiens ? Ces montagnes du Louristân sont celles-là même où Alexandre, sortant de la Suziane et assailli à l’improviste par les Mardes, dut battre en retraite : il ne parvint à s’y frayer un passage, pour atteindre Persépolis, qu’en y perdant ses plus intrépides soldats. Les cipayes trouveraient de même les Baktyaris ou les Lours armés pour l’indépendance de leur pays, sentiment qui a toujours été le trait caractéristique de leur race. Il nous paraît donc aussi difficile pour le corps expéditionnaire de faire une pointe dans l’intérieur de la Perse que de rester inactif à Bender-Bouchir.
Supposons même que l’expédition ait réussi à pénétrer dans le pays, qu’elle se soit rendue maîtresse d’une partie du Fars, et qu’elle se soit ouvert, de gré ou de force, la route de Bouchir à Téhéran : les partisans que l’or de l’Angleterre a pu lui faire dans le sud de la Perse amèneraient peut-être quelques esprits à espérer un pareil succès. On suppose donc que les premiers défilés ont été franchis, et que le châh n’a pas su profiter des avantages naturels du sol pour arrêter les Anglais, qu’il a même poussé l’insouciance jusqu’à leur permettre de retourner contre lui, en les fortifiant et en s’en faisant un rempart, les obstacles que la nature a amoncelés dans les montagnes qui séparent le nord et le sud. Certes nous admettons bien gratuitement à leur profit une ineptie qui n’est guère admissible de la part des Persans, aussi intelligens que braves. En tout cas, croit-on que ce soit avec un faible corps de 5,000 hommes que les Anglais pourraient, nous ne dirons pas s’emparer de la Perse, mais seulement s’y installer sur un point d’une manière solide ? Ce serait en conscience faire trop bon marché du patriotisme persan et des ressources militaires du châh. La Perse fût-elle prise au dépourvu par une attaque soudaine, l’invasion anglaise ferait certainement disparaître parmi les peuplades du royaume les dissentiment que les différences de race y entretiennent en temps de paix, et réunirait en un faisceau toutes les forces nationales. Que deviendrait la petite armée anglo-indienne, si elle se trouvait cernée de tous côtés, et que les communications avec ses vaisseaux fussent coupées ?
Il y a peut-être un autre plan dont les publicistes anglais ne nous ont pas fait la confidence, et qui consisterait, après avoir pris Bouchir pour centre d’opérations, à occuper la Suziane, aujourd’hui le Khouzistân, pour de là commander à tout l’Arabistân, principalement au pays qui borde la mer, et s’étend, en remontant le golfe, jusqu’au Chatt-el-Arab et à Bagdad. Ce plan ne surprendrait pas ceux qui connaissent ces contrées et qui ont assisté au cheminement lent, lais progressif de l’Angleterre. On peut le croire préparé de longue main, car voici bien des années déjà que les bateaux à vapeur que la compagnie des Indes entretient à Bassorah et à Bagdad ont exploré tous ces rivages, et que l’Angleterre prépare dans ces parages la domination qu’elle ambitionne. Grâce à ces bâtimens, il n’existe plus pour elle, depuis longtemps, de point inconnu, soit dans les eaux du golfe, soit sur le cours des deux grands fleuves qui se confondent et viennent y déboucher. Ce n’était même point assez des deux grandes artères qui forment la Mésopotamie et vivifiaient jadis l’opulente Chaldée : il fallait encore connaître tous les points attaquables, tous les côtés faibles, et pénétrer partout où les couleurs anglaises pourraient se faire voir. Dans cette intention, un bâtiment à vapeur se présenta, il y a quinze ou seize ans, à l’embouchure du Karoûn. Après avoir, non sans difficulté et à la faveur des hautes eaux, franchi la barre, il remonta jusqu’à Chouchter, la Suze de l’antiquité, qui est sur le bord du fleuve. Lorsque l’aventureux officier qui commandait ce bâtiment eut pris connaissance de la localité et des moyens d’y arriver, il voulut opérer son retour dans le golfe ; mais il trouva des difficultés plus grandes aux abords de la barre, qui cette fois faillit lui être fatale. Toutefois il avait réussi à s’assurer que le Karoûn était navigable jusqu’à Chouchter.
Afin d’entrer dans les derniers détails de cette étude de la politique anglaise au sud de la Perse, nous citerons un fait qui se rattache à cette exploration navale. Un agent anglais se trouvait dans le pays : c’était un de ces enfans perdus que l’Angleterre répand dans toute l’Asie pour nouer ou entretenir à leurs risques et périls les intrigues au moyen desquelles elle corrompt et entraîne les uns afin de vaincre et asservir les autres. On les soutient, on les encourage autant qu’on peut. Échouent-ils ? Comme ils ne sont revêtus d’aucun caractère officiel, on les désavoue. S’ils réussissent au contraire et gagnent à l’Angleterre quelque population ou quelque territoire, la mère-patrie les récompense, les accrédite, et leur succès suscite des imitateurs. On peut dire que ces agens volontaires sont les nœuds qui serrent les mailles du vaste réseau sous lequel l’Angleterre retient une si grande partie du globe. Cette diplomatie inavouée étend sourdement ses racines dans le sol, et finit par le couvrir de rejetons qu’il est souvent difficile d’extirper.
Pendant qu’un bateau à vapeur remontait le Karoûn, il y avait donc dans le pays un de ces agens occultes de l’Angleterre qui y était entré au mois de juillet 1840 et s’y trouvait encore à la fin du mois de janvier suivant. Il pouvait s’entendre avec l’officier chargé de voir par quels accès il était possible de pénétrer au cœur du Khouzistân. Leur action réciproque et simultanée devait être plus efficace. Pendant que l’un s’assurait des moyens d’arriver et au besoin d’amener un corps d’année, l’autre travaillait l’esprit des populations, leur présentant les Anglais comme des libérateurs. Tout fut mis en œuvre pour détacher cette province de son obéissance au roi de Perse, si bien que le châh, ému du danger qui menaçait sa couronne, envoya un corps de troupes au mois de janvier 1841. Il en confia le commandement à Manoutcher-Khân, gouverneur d’Ispahan, l’un des hommes les plus énergiques et les plus dévoués qu’il pût compter parmi les khâns du royaume. Les menées anglaises avaient mis le Khouzistân dans une telle agitation, que le général Duhamel, ministre de Russie à Téhéran, les prit également au sérieux. Il donna à son premier secrétaire, baron Bode, conseiller d’ambassade, l’ordre de se rendre dans la province de Chouchter, par Chiraz et Bebahân, avec mission de prendre une connaissance exacte des intrigues anglaises, d’en apprécier la portée, et de s’assurer jusqu’à quel point elles étaient de nature à exciter la sollicitude du gouvernement persan ; Il devait en outre assister de ses conseils, et de l’influence que pouvait lui donner son titre d’envoyé russe, le chef de l’expédition militaire chargée de rétablir l’autorité du châh. Lorsque les troupes royales parurent, les partisans que la cupidité pouvait avoir acquis momentanément à l’Angleterre s’empressèrent de faire leur soumission ; quant à l’agent qui avait fomenté cette insurrection avortée, il s’échappa. L’autorité du châh fut raffermie, et de toute cette émotion il ne resta que deux faits qui survivent et doivent éclairer l’avenir : le dessein sérieux de l’Angleterre de prendre pied dans le sud de la Perse, et le dessein sérieux de la Russie de s’y opposer.
Il est certain que le lit du Karoûn est une porte ouverte par laquelle l’Angleterre peut, au moyen de sa marine, pénétrer en Perse et porter au royaume d’Iran un coup sensible ; mais si elle parvient à faire cette pointe dans les états du châh, lui sera-t-il possible de s’y maintenir, de s’y affermir, et les sentimens des habitans du pays, hostiles à tout Européen, leur caractère farouche et leur naturel belliqueux n’empêcheront-ils pas, du moins pour le moment, tout établissement permanent ?
Les vues ambitieuses de l’Angleterre sur ces contrées ne sont point de date récente ; mais on voyage si peu en Asie, que l’on n’en connaît guère que ce qu’en veulent bien dire les Anglais eux-mêmes. Aussi ne sait-on peut-être pas qu’il y a quelques années la compagnie des Indes ou le cabinet de Saint-James, car leurs intérêts et leur but sont les mêmes, a hasardé auprès du gouvernement ottoman une insinuation pour l’amener à vendre à l’Angleterre tout le territoire ou pachalik de Bagdad, c’est-à-dire un pays beaucoup plus vaste que l’Angleterre. Bagdad est sans contredit l’un des points les plus importans du continent asiatique. Sa position sur un grand fleuve qui descend vers l’Océan indien, sa situation à l’extrémité de l’empire turc et presqu’à la limite de celui des Anglais, touchant à la frontière de Perse et à celle de l’Arabie, lui donnent une importance incontestable comme centre d’action politique. De plus, Bagdad est au milieu d’un territoire dont la fécondité serait incalculable, si l’on y faisait revivre l’industrie des Babyloniens, et si l’on y rajeunissait l’antique civilisation chaldéenne par celle de l’Europe moderne. Des monts Kardouks au Golfe-Persique, de la chaîne des Zagros à l’Euphrate, s’étend une contrée immense, arrosée par cent rivières, traversée par les canaux de Sémiramis, dont les Romains se servirent les derniers. Partout la terre généreuse appelle la culture, et ne demande que des bras pour égaler les richesses de l’Inde ou de l’Arabie-Heureuse. Là, l’indigo, le sucre, le café, le coton, le plus beau froment, enrichiraient des milliers de colons qui y apporteraient leur science agricole, les arts d’une civilisation que le Bédouin, maître de ce pays, ne méprise que parce qu’il n’en sent pas le prix. Pour s’approprier ce pays si vaste et si beau, il faudra sans doute que longtemps encore l’Angleterre ait recours aux artifices de sa diplomatie, car il ne paraît pas probable que la fierté ottomane s’abaisse jusqu’à le vendre à prix d’or.
On se demande si l’expédition que l’Angleterre dirige contre la Perse ne cacherait pas un projet longtemps mûri, celui de profiter de la première circonstance favorable pour s’emparer d’un littoral nouveau, convoité depuis bien des années. D’un côté, la prise d’Hérat ne balancerait-elle pas pour le châh la perte de l’Arabistân ? de l’autre, la possession de tout le pays qui s’étend le long du Golfe-Persique ne serait-elle pas beaucoup plus avantageuse à l’Angleterre que la perte d’Hérat, comme boulevard, ne lui serait préjudiciable ?
Une autre considération se présente. Voici longtemps que l’Angleterre cherche, par tous les moyens, à abréger la distance qui sépare la Méditerranée de ses possessions indiennes. Elle ne se contente pas du service régulier de bateaux à vapeur qu’elle a établi, par la Mer-Rouge, entre Suez et Bombay ; elle a tenté déjà la voie de l’Euphrate. La proximité de ce fleuve, qui n’est qu’à trois jours de marche d’Alexandrette, offrait de grands avantages ; mais le cours capricieux de ses eaux et les récifs ou cataractes qui empêchent la navigation l’ont forcée de renoncer à sa tentative, après avoir perdu un de ses bâtimens et quelques marins. Sans se décourager, elle a cherché ailleurs la ligne la plus courte pour arriver aux Indes. Aujourd’hui elle médite l’établissement d’un chemin de fer qui traverserait la Syrie, couperait la Mésopotamie, enjamberait l’Euphrate et le Tigre, pour aller déboucher quelque part sur le Golfe-Persique. On comprend combien cette voie serait avantageuse au commerce et à tous les intérêts de la compagnie des Indes, et si ce premier projet réussissait, de quelle importance ne serait pas pour l’Angleterre la possession du littoral du Golfe-Persique, qui est un pays plat, semblable aux rives du Tigre ! Les rails se prolongeraient alors jusqu’à Bender-Abassi ou Ormus. De ce point extrême jusqu’à Bombay, le trajet ne serait plus que de quatre ou cinq jours par bateaux à vapeur ; on pourrait réellement dire que la Grande-Bretagne et les Indes sont réunies. Sans vouloir abuser du droit d’interpréter les motifs qui font agir les gouvernemens, on arrive à soupçonner que l’occupation de l’Arabistân par le corps expéditionnaire anglo-indien est un des résultats cherchés par l’Angleterre, et qu’ainsi cette guerre se rattacherait au projet d’un chemin de fer dont les points extrêmes seraient à Alexandrette et à Ormus.
Cette nation si ambitieuse, il n’est pas étonnant de la voir méditer, élaborer, toute gigantesque qu’elle soit, une entreprise qui mettrait en communication directe la Méditerranée et la Mer des Indes. Peut-être même entre-t-il dans ce dessein quelque intention d’annihiler une entreprise rivale et française, le percement de l’isthme de Suez. Malheureusement le plus difficile n’est pas d’enfanter des projets, mais de les faire réussir, et pour qui connaît ces contrées, il est douteux que celui-ci se réalise bientôt. Comment faire passer une voie ferrée à travers des pays déserts, sans culture, par suite sans alimens, sans eau, sans aucune des ressources que réclame une exploitation de ce genre, et où une population errante, composée de tribus nomades, hostiles, fanatiques, verra un chemin de fer avec d’autant plus d’horreur que cette création lui paraîtra plus merveilleuse ? Les Bédouins n’y verront-ils pas une profanation sacrilège de ce sol que foula Mahomet et où reposent les membres de sa famille[14] ? S’ils s’opposent, les armes à la main, à cette domination de la vapeur, il faudra une armée pour protéger les travailleurs, des caravanes chargées de vivres pour les alimenter. Quand les rails seront posés, il faudra, pour en assurer la conservation, maintenir en permanence cette armée, et l’échelonner sur une longueur de 1,500 à 2,000 kilomètres. Les stations devront être des postes fortifiés, et les cantonniers, même si on les enferme dans des blockhaus, ne seront pas en sûreté. Il suffit de si peu de chose pour entraver la marche d’un convoi et exposer ceux qu’il transporte aux plus grands dangers, qu’il est douteux que l’exécution de ce projet soit possible. On ne saurait invoquer en sa faveur ni les chances de succès que promettent au canal de l’isthme de Suez des études attentives, ni une sécurité pareille à celle qui règne sur la route carrossable menant du Caire à Suez, ni enfin la brièveté du parcours. Le canal et la route de Suez ont une longueur de 100 kilomètres environ : c’est la vingtième partie de la distance qui sépare Alexandrette d’Ormus, la quinzième partie de celle qui s’étend entre Alexandrette et Bassorah, si l’on veut ne pas anticiper sur l’avenir et ne prendre que la partie avérée, du projet. Les Égyptiens ont l’habitude des usages ou des entreprises des Européens, qui sont nombreux dans leur pays. Méhémet-Ali, qui a donné à l’Égypte une vie nouvelle, et appelé à lui, pour l’aider dans son œuvre de régénération, les ingénieurs, les industriels, les militaires ou les négocians de l’Europe, a familiarisé les Égyptiens avec leurs travaux. Une voie quelconque peut donc être établie sans opposition dans une contrée assez rapprochée d’ailleurs du siège de son gouvernement pour que la volonté du pacha s’y fasse sentir efficacement. En serait-il de même dans les vallées du Tigre et de l’Euphrate, qui sont à des distancés énormes de Constantinople, où l’autorité très contestée des chefs turcs ne s’exerce guère au-delà des villes qui leur servent de résidence ? Que pourra être, dans les plaines du Djezirèh, la protection du pacha d’Orfa ou du pacha de Mossoul, exposés eux-mêmes à être tenus en échec dans les murs de ces deux villes par les Arabes ou les Kurdes ? Le gouverneur de la province de Bagdad sera-t-il plus puissant sur les tribus nombreuses qui campent dans les plaines de la Mésopotamie, lui que nous avons vu, malgré les forces dont il dispose, cerné dans son palais et incapable de tenir la campagne ? Ce chemin de fer deviendrait au contraire une source nouvelle d’embarras pour les pachas, en suscitant, parmi les populations sauvages qu’ils gouvernent, des causes de troublée et un aliment de plus au fanatisme qui les anime.
L’Angleterre, en ce moment, cherche à profiter de son alliance avec la Turquie pour l’attirer du côté de ses intérêts. On dit que la Porte est sur le point d’accorder la concession sollicitée. Céder à l’étranger une portion de territoire et d’autorité, se créer le grave embarras d’une responsabilité que les populations indépendantes de ces contrées rendraient impossible, voilà des inconvéniens qui semblaient devoir la déterminer à éluder cette demande par des moyens dilatoires, ou même à la refuser, péremptoirement. On se demande quelle pourrait être l’intervention du gouvernement turc dans les complications qui naîtraient infailliblement de l’exécution de ce rail-way au milieu des populations de la Syrie, du Kurdistan et de l’Arabistân turc. Dans notre opinion, ou la protection de la Porte serait illusoire, ou la concession obtenue équivaudrait à une prise de possession de la Turquie d’Asie par l’Angleterre. C’est peut-être ce que cette puissance désirerait ; mais est-ce à cette fin que voudrait arriver le ministère de Rechid-Pacha ? Quelques esprits défians avaient vu là un moyen de faire ajourner indéfiniment ou même repousser par la Porte la sanction qu’elle doit donner au percement de l’isthme de Suez. Depuis longtemps, en Égypte, les intérêts français et les intérêts anglais sont en rivalité. Dans cette lutte toujours vive, on aimerait à ne trouver qu’une émulation utile à l’Europe. La France, à qui été octroyée par le pacha la concession du grand canal rêvé depuis tant d’années, pourrait acquérir une augmentation d’influence par ce travail gigantesque. Qui sait si l’Angleterre, en adressant à son tour au gouvernement turc une demande de concession douteuse, n’a pas l’arrière-pensée de peser ainsi sur le divan, en lui faisant de ce refus une obligation d’opposer un refus semblable à l’entreprise française ? Malgré leur alliance, qui subsiste dans la politique générale de l’Europe, la France et l’Angleterre se livrent en Orient, surtout à Constantinople un combat continuel sur le terrain des intérêts matériels.
Jusqu’à présent, nous avons toujours supposé que les Persans se défendraient seuls contre le corps expéditionnaire venu de Bombay. Cependant, si la partie était vraiment sérieuse, l’armée anglaise pourrait bien rencontrer en face d’elle d’autres adversaires que les serbâs du châh tout seuls. La prise d’Hérat n’aurait sans doute donné lieu à aucune objection de la part du ministre anglais à Téhéran, si la Russie ne se trouvait derrière l’armée persane, et si Hérat n’était pas considéré à Londres comme devant fournir plus tard un avant-poste à l’armée russe. Dans le cas où l’expédition anglaise obtiendrait des avantages notables dans le sud de la Perse, la Russie enverrait peut-être au secours de celle-ci un corps d’armée qui viendrait facilement réparer ses fautes ou ses échecs. Si l’Angleterre peut sans difficulté envahir le littoral du Golfe-Persique, il faut mettre en balance la facilité plus grande encore avec laquelle, de son côté, la Russie peut faire avancer ses troupes dans la Perse, soit par la Géorgie, soit par le Khorassân. Indépendamment du cours de l’Araxe, dont la Russie est maîtresse, elle règne exclusivement sur la Mer-Caspienne. Elle y entretient une marine qui peut, à un moment donné, transporter un corps d’armée, soit à Recht, soit à Asterabad. Soit en passant I’Araxe, soit en débarquant dans le Mazenderân, la Russie n’a qu’à vouloir pour arriver en très peu de jours dans, la Perse ou dans l’Afghanistan. Par terre ou par mer, elle se porterait facilement, avec tout l’attirail de guerre nécessaire, au-devant d’une armée anglo-indienne, soit au sud, soit à l’est, car les obstacles qu’elle rencontrerait n’ont rien de comparable à ceux qui arrêteraient l’armée anglaise débarquée à Bouchir.
C’est là, du reste, ce qui explique la persévérance avec laquelle l’Angleterre, qui sait si bien apprécier ses côtés faibles, cherche depuis tant d’années à établir solidement la barrière qui doit la protéger contre une rivale qui a l’avantage de la situation. Si l’on consulte en même temps la carte du nord de l’Asie et la série des événemens qui s’y sont accomplis au profit de la Russie depuis quelques années, on voit cette puissance s’accroître, s’élargir, se fortifier, sans s’arrêter jamais. En moins de trente ans, elle a conquis la Géorgie ; ses navires sont devenus maîtres de la Mer-Caspienne ; par là elle domine la Turcomanie, s’étend jusqu’à Khiva, en menaçant Bokhara et l’Afghanistan. Plus à l’est, elle a porté ses soldats et ses navires jusqu’aux frontières du Japon ; elle a fondé un arsenal maritime sur les bords de la mer d’Okhotsk. L’expérience qu’elle a faite dans la dernière guerre lui a appris l’importance de Petropolausk, et elle travaille aujourd’hui à le rendre imprenable. Tout le cours du fleuve Amour, qui est navigable, lui appartient, et elle vient, par un traité avec l’empereur de la Chine, d’acquérir un territoire plus grand que la France, la Daourie, au nord du Céleste-Empire, ainsi que l’archipel des îles Kuriles, qui ferme la mer d’Okhotsk. La Russie, au nord du continent asiatique, forme donc un immense arc de cercle qui va de la Mer-Noire jusqu’à celle du Japon, et qui pèse sur tout le sud. L’Angleterre voit le danger, et c’est pour le conjurer, en rétablissant un équilibre qui lui échappe, qu’elle voudrait ouvrir une grande voie, non-seulement à son commerce, mais à ses forces militaires.
La partie peut s’engager d’un jour à l’autre entre deux grands peuples de l’Europe. La continuation pacifique de leurs envahissemens progressifs ne dépend que de leur habileté à s’éviter. Malheureusement pour la Grande-Bretagne, le rôle que joue en Orient sa diplomatie et l’irritable orgueil de ses agens diminuent ses chances de succès dans une lutte où son adversaire apporte une politique non moins exigeante, mais plus polie, plus douce, plus persuasive, plus adroite : La Russie, depuis une vingtaine d’années, a gagné pied à pied dans l’Asie centrale tout le terrain que l’Angleterre y a perdu. En Perse notamment, celle-ci tenait pour ainsi dire de châh dans sa main : elle était dans ses conseils, elle avait ses officiers dans son armée ; on sentait son influence partout. Un jour elle a décidé la Perse à faire la guerre à la Russie, elle l’y a aidée de son or et de ses officiers ; mais elle n’a pu la rendre victorieuse, ni empêcher qu’elle ne perdît la Géorgie. Ce triste résultat a fait tomber le prestige qui l’avait jusqu’alors entourée à la cour de Téhéran. Le traité funeste de Turkmân-Tchaï se dresse toujours entre elle et le châh. D’autres causes s’ajoutent à celle-là. En suivant pas à pas la politique de l’Angleterre, en étudiant les instrumens qu’elle a mis en œuvre, en voyant les moyens acerbes, les reviremens d’opinion qui l’ont poussée à déchirer des traités, la hauteur de ses représentans, les intrigues incessantes de ses agens, on comprend comment elle a perdu peu à peu le crédit dont elle jouissait autrefois auprès du châh. Pendant ce temps, la Russie avançait ; elle s’est arrêtée, l’arme au bras, sur la rive gauche de l’Araxe et sur le bord méridional de la Mer-Caspienne. Après avoir vaincu, elle s’est montrée sous des apparences généreuses : après avoir imposé à la Perse un pacte qui lui arrachait une de ses plus belles provinces, elle a paru clémente et a eu l’air de se contenter de peu, puis elle s’est retirée ; mais le châh la savait près de lui, forte, attentive, amie ou ennemie, selon ses actes. C’en était assez pour qu’il inclinât de son côté et tournât le dos à l’Angleterre, qui avait failli le jeter dans les défaites les plus désastreuses. La diplomatie russe acheva à Téhéran, par ses armes courtoises, la conquête d’une cour où elle règne aujourd’hui.
Que ferait la Russie en présence d’une tentative sérieuse de l’Angleterre ? Nous ne chercherons pas à le prévoir. Ce qui semble certain, c’est que la Perse ne serait pas allée prendre Hérat, si la Russie ne l’avait voulu. Cette puissance est l’alliée et la conseillère du châh, elle ne l’abandonnerait pas à la vengeance de l’Angleterre. Qu’une trêve même survienne, la lutte peut renaître tôt ou tard avec des proportions redoutables. Il y a là une situation pleine de périls pour l’Orient, et bien digne aussi de l’attention de l’Europe.
EUGENE FLANDIN.
- ↑ C’est le nom dynastique des princes qui règnent aujourd’hui sur la Perse.
- ↑ On nomme ainsi les dissidens qui, dans la religion mahométane, ont soutenu Ali comme successeur de Mahomet au lieu d’Omar. Les sunnites ou sunnies sont ceux qui, comme les Turcs, reconnaissent au contraire Omar pour l’héritier du prophète.
- ↑ Rivière d’Ispahan.
- ↑ Aigrette royale de Perse.
- ↑ Correspondance de lord Wellesley, gouverneur des Indes, publiée en Angleterre.
- ↑ À ce propos, on rapporte une réponse assez piquante du chah à l’ambassadeur anglais, qui lui faisait des observations sur son attitude vis-à-vis des Afghans. Le chah lui dit qu’il s’étonnait d’être ainsi admonesté par le ministre d’un gouvernement qui employait tous les moyens en son pouvoir pour empêcher la traite des nègres. Quant à lui, il ne voyait pas la différence que l’Angleterre pouvait faire entre le commerce de la chair noire et celui de la chair blanche.
- ↑ Dépêche de M. Ellis à lord Palmerston, avril 1836.
- ↑ Infanterie organisée à l’européenne. Voyez, sur l’armée persane, la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1851.
- ↑ M. Mac-Neil avait pénétré lui-même dans Hérat pendant un armistice, avec le consentement du chah, qui pensait que le ministre anglais y userait de son influence pour obtenir par un traité ce qu’il voulait arracher par la force des armes.
- ↑ C’est à Erzeroum que l’ambassade de France allant en Perse, en 1839, trouva les membres de la mission anglaise, ayant alors pour chef M. le colonel Sheil, depuis ministre à Téhéran.
- ↑ Nous avons vu en 1840 presque tous les habitans du pays autour de Bouchir porteurs d’armes anglaises de toute espèce. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1851 pour tout ce qui concerne le district de Bouchir, la nature de ce port et l’île de Karrak.
- ↑ Voici ce qu’on lisait récemment dans un important organe de la presse anglaise : «… Ce n’était pas une convention bilatérale. L’Angleterre, elle, ne s’engageait à rien. Les engagemens de la Perse reposaient, il est vrai, sur la condition que l’Angleterre n’interviendrait pas à Hérat ; mais une condition n’implique pas une obligation positive… »
- ↑ La famille des Kadjars, qui règne en Perse depuis 1794, est issue d’une tribu d’origine turque établie sur les bords de la Mer-Caspienne au XVIe siècle.
- ↑ Dans les mausolées magnifiques de Kerbelah, au bord de l’Euphrate.