La Prononciation du grec
Peu de nations ont été aussi éprouvées par le sort que la nation hellène. Après avoir subi l’invasion des Perses, qu’elle repoussa victorieusement, elle passa sous le joug macédonien. Alexandre la conduisit à la conquête de l’Asie ; mais Persépolis brûla, comme Moscou ; l’empire se mit en lambeaux et ne fut plus en état de résister aux légions romaines. Cependant, par l’action puissante du christianisme, les Grecs reprirent une unité qui se concentra dans Constantinople et jouèrent pendant plusieurs siècles un rôle prépondérant dans le monde, à une époque où les peuples occidentaux ne faisaient encore que s’organiser. Il y eut un moment où le budget de l’empire byzantin atteignait trois milliards, sans que les populations parussent trop surchargées. Mais le monde chrétien était partagé en deux églises ennemies ; car si les religions réunissent les hommes de même croyance, elles divisent et mettent aux prises les communautés entre elles. La présence des musulmans sur la Terre-Sainte et la délivrance du tombeau du Christ furent un prétexte pour les croisades, expéditions qui ne furent pas moins funestes aux chrétiens d’Orient qu’aux mahométans. Après ces expéditions réitérées et la création éphémère d’un empire latin à Constantinople, les Hellènes étaient épuisés et hors d’état de repousser l’ennemi, qui s’avançait progressivement depuis huit siècles. L’événement de 1453 parut être ce dernier coup qui donne la mort ; les Grecs semblèrent effacés pour toujours de l’histoire.
Mais il leur restait encore à souffrir une humiliation suprême. Jusque-là, ceux qui, en Occident, parlaient leur langue, la prononçaient comme eux et pouvaient s’entendre avec eux. Cette consolation de l’exilé leur fut ôtée ; on accueillit les auteurs anciens dont ils apportaient les textes en Italie et en France, mais on prononça le grec d’une telle façon que les mots en devinrent méconnaissables et qu’un Hellène, parlant dans sa propre langue, ne fut plus compris, même par les plus savans hommes de l’Europe. Je ne sais pas si Érasme fut l’unique auteur de cette révolution fâcheuse ; il en fut du moins le principal promoteur. On peut lire sur ce sujet l’intéressant écrit de M. Ed. Engel, Die Aussprache des Griechischen, publié à Iéna en 1887. La dissertation du Hollandais Didier Érasme parut en 1528, soixante-quinze ans seulement après la prise de Constantinople par les Turcs ; il avait alors soixante et un ans et jouissait d’une autorité à laquelle presque tous les érudits se soumettaient.
Ce qu’il proposait était sans contredit arbitraire et barbare. Rien, dans l’histoire de la langue grecque, n’autorisait à prononcer séparément toutes les lettres dont un mot se compose. Si un homme étranger à la France et chez qui on importerait l’étude de notre langue disait boèüf pour bœuf et coïngue pour le fruit du cognassier, nous dirions que celui-là prononce le français d’une façon arbitraire et même quelque chose de plus ; nous dirions : c’est un barbare, et nous l’accablerions des épithètes les plus malsonnantes. Érasme et ses partisans obtinrent cependant ce qu’ils demandaient ; la réforme, ou pour mieux dire la déformation, s’opéra promptement dans toute l’Europe. Les seuls Hellènes ne l’acceptèrent jamais. Quelles furent donc les causes de son succès ?
On mit en avant que la façon dont les Grecs venus d’Orient prononçaient leur propre langue ne pouvait être celle des anciens temps, car elle était contredite par certaines inscriptions antiques, par la transcription de mots grecs en latin et de mots latins en grec et enfin par l’abus que les Grecs font de l’i, qu’ils écrivent en effet de plusieurs façons. On prenait donc le parti de prononcer séparément toutes les lettres comme on les prononçait dans les pays d’Europe. L’invention érasmienne était favorisée par la croyance où l’on était alors que le grec est une langue morte et qu’on pouvait la traiter comme telle. Quelques érudits hellènes avaient, de temps en temps, écrit en grec ancien, mais comme un érudit d’Occident aurait pu le faire. Il y avait bien, dans les pays du Levant, une population dispersée parlant un idiome qui prétendait descendre de l’ancienne langue ; mais, depuis qu’elle était devenue esclave des Ottomans, elle ne comptait plus dans le monde, et son idiome était tenu pour barbare et sans valeur. Quant à la langue des Klephtes, on en ignorait absolument l’existence. Les Klephtes et leurs chants si pleins d’enthousiasme n’ont été connus que dans le siècle où nous sommes ; ils n’ont été étudiés que depuis la bataille de Navarin, en 1827.
Mais ce qui confirma surtout le succès de l’invention érasmique fut la facilité apparente qu’elle donnait aux écoliers pour écrire sous la dictée. Il est certain que la ressemblance de plusieurs voyelles, que les Grecs modernes rendent par un même son de voix, exige de la part de l’étudiant à la fois une attention soutenue et une certaine connaissance de la langue ; il est donc exposé à commettre des fautes d’orthographe. La séparation totale des lettres dans une dictée obvie à cet inconvénient. Toutefois, c’est ici une simple question de procédé dans l’enseignement, non-seulement du grec, mais de toute autre langue. Celui qui dicte du français à des écoliers français relève beaucoup d’erreurs dans ce qu’ils ont écrit ; s’il voulait les éviter dès le premier exercice, il serait forcé de suivre la méthode érasmienne et d’épeler les mots lettre par lettre ; il prononcerait j’aïmaïs pour j’aimais, ou bien il verrait ce mot écrit j’èmais, j’emê et de plusieurs autres façons. Il y a des mots français qui pourraient, on ne le croira pas, s’écrire de plus de quatre mille manières. Comment parvenons-nous à éviter les fautes ? Nous y parvenons par l’exercice, par l’étude de la grammaire et par la lecture. La lecture nous fait voir les mots tels qu’ils doivent être écrits et non tels qu’on les prononce. La grammaire explique l’orthographe de ces mots et en donne les règles. L’exercice grave les mots et les règles dans notre mémoire. L’enfant, le paysan, l’ouvrier, qui n’ont pas beaucoup lu, qui ont ou mal appris ou tout à fait oublié la grammaire, commettent un grand nombre de fautes, souvent des fautes énormes, et ne réussissent pas toujours à séparer les mots comme il convient.
On peut donc affirmer que le procédé érasmien est un procédé expéditif pour aider les écoliers à écrire le grec ou le latin correctement sous la dictée ; seulement, c’est le procédé des paresseux, parce qu’il substitue un matériel simplifié, mais inerte et privé de vie, à la parole vivante et vraie des hommes en société. Entre une phrase de grec prononcée à la moderne et la même phrase prononcée suivant le procédé érasmien, il y a à peu près la même différence qu’entre un tableau de maître et sa reproduction chromolithographique. Ceux donc qui ont poussé Érasme à publier son De recta pronunciatione lui ont, en réalité, fait commettre un affreux mensonge ; car depuis lors on s’est figuré prononcer une langue ancienne plus correctement que les hommes vivans dont elle est l’idiome. On ne s’est pas aperçu que ce que l’on semblait gagner d’un côté, on le perdait de l’autre. Si l’on isolait l’une de l’autre les lettres des diphtongues ei, oi, ai, auxquelles on donnait ainsi la double sonorité de eï, oï, aï, on confondait les lettres douces avec leurs aspirées, t avec th, k avec kh ; on introduisait des sons, tels que celui d’eu dans le français odeur, sons qui n’ont jamais résonné à des oreilles athéniennes. Nos professeurs de grec, en dictant, sont obligés de dire s’il faut écrire kappa ou khi, au, o ou ô, et la facilité qu’ils gagnent est, en réalité, bien près d’être perdue.
Un défaut plus grand de la manière érasmienne, une forte preuve de ce qu’elle a de faux et d’arbitraire, c’est que chaque peuple prononce le grec et le latin à sa manière. Les Allemands prononcent les diphtongues grecques ai, ei comme les leurs dans des mots tels que fraulein, Main ; et ainsi pour beaucoup de voyelles et de consonnes grecques dont ils n’ont pas l’équivalent dans leur idiome. Les Français, non-seulement coupent arbitrairement les sons simples écrits en deux lettres, comme ei, ai, quoiqu’ils ne les coupent pas dans leur propre langue, et que sain ait dans leur bouche la même sonorité que sein et que seing, celle de sin par un i simple ; de plus, ils éliminent entièrement les nuances délicates de plusieurs consonnes, telles que le gamma, le delta, le thêta, qui ne sont point identiques à notre g, à notre d, à notre th ; ils font deux lettres avec une seule et prononcent ts (car tz est impossible) celle que les Hellènes ont de tout temps prononcée z : zèle devient tsêlos.
Les Anglais sont plus étonnans que les Français et les Allemands dans leur manière d’énoncer les mots grecs et les mots latins. Voici le premier vers de la première églogue de Virgile, récité à l’anglaise :
- Taltiri, tiou pétioulé rikioubans seub tegmini fèdjai.
Seulement, il y a ici des nuances et des délicatesses que nos caractères français ne peuvent pas rendre et que je renonce à transcrire. C’est un objet d’étude bien curieux et vraiment intéressant pour ceux qui s’occupent de phonologie qu’un discours de Démosthène ou un récit de Xénophon dans la bouche d’un professeur anglais. Si vous les faites lire ensuite par un Allemand et par un Français, vous entendrez trois discours, trois récits différens. Et si vous obtenez d’un Hellène la même faveur, vous aurez une quatrième version, et vous en pourrez faire une collection aussi nombreuse qu’il y a sur terre de peuples parlant des idiomes différens. Du reste, les partisans du procédé érasmien n’ont pas même pu se mettre d’accord entre eux dans chaque pays ; ainsi, pour ne citer qu’un exemple, MM. Dietrich, Brugmann et Kauer ont trois façons différentes de prononcer ei ; c’est l’opinion de M. Dietrich qui se rapproche le plus de l’usage moderne ; il assimile le son de cette prétendue diphtongue à celui de l’é fermé des Français, avec une forte tendance vers le son de l’i.
Ces divergences de peuple à peuple, d’homme à homme, ne sont-elles pas une preuve du peu de solidité du système érasmien ? Il n’y a pas deux manières de prononcer correctement une langue ; il n’y en a qu’une. Voyez ce qui arrive aujourd’hui chez nous : un étranger y est toujours reconnu ; quelque usage qu’il ait de notre langue, il lui échappe toujours quelques mots dont la vraie sonorité n’est pas rendue. Nous n’exigeons pas seulement la correction dans le langage ; nous voulons que les gens de province se débarrassent de leur accent particulier, accent auquel nous reconnaissons leur origine ; nous n’exceptons pas de cette règle les Parisiens de Paris : il suffit de leur entendre prononcer le nom de Versailles pour s’apercevoir d’où ils viennent. Il y a une manière commune et traditionnelle d’articuler et d’accentuer le français, qui est la bonne. Les différences locales ne font que confirmer la règle en faisant ressortir les vices de prononciation qu’on doit éviter. Ce que nous disons de la langue française, il faut le dire aussi bien de l’allemand, qui ne se parle pas avec le même accent local à Berlin, à Munich, à Vienne, à Francfort. Il faut le dire de l’italien, si divers à Venise, à Florence, à Rome et à Naples ; à Gênes, on dit o maïo pour il marito, a moggè pour la moglie, la femme, Zèna pour Genova, la ville de Gênes ; on y supprime les consonnes et l’on dit aorava, fae pour adorava, il adorait, fate, faites. À Florence, où l’italien passe pour très pur, on prononce autrement qu’à Rome ; j’y ai entendu un sermon sur le rosaire où le nom de ce chapelet revenait sans cesse et sans cesse prononcé rossario, au lieu de rosario qui est la manière romaine. À Naples, on dit na femmena pour una femmina, une femme, qui est la manière correcte d’écrire et de prononcer ces deux mots.
La langue grecque, chez les modernes, n’échappe pas à cette variété provinciale. Je ne parle pas seulement des Tzaconiens qui habitent dans le sud du Péloponèse et qui ont un patois local tout particulier ; je veux dire que sur les points du monde grec éloignés les uns des autres, on n’articule pas la langue de la même manière. Dans les diverses classes de la société on constate aussi des divergences, dont les étrangers même peuvent s’apercevoir : ces différences ne portent pas seulement, comme en Italie, sur les formes grammaticales des mots, c’est-à-dire sur les lettres dont ils se composent ; elles se remarquent dans la sonorité, dans l’articulation d’un même mot, différentes d’une province à une autre, d’une classe de la société à une autre classe. La manière érasmienne ne fait qu’ajouter à cette diversité une diversité nouvelle que rien ne justifie, car elle est dépourvue de tout caractère scientifique ; elle ne s’accorde ni avec les données les plus certaines de la linguistique, ni avec la tradition ; elle est de pure invention et s’est introduite dans l’usage européen en violant à la fois la tradition et le bon sens.
François Rabelais, qui sans doute avait bien autant de savoir et qui avait plus d’esprit que le Hollandais Érasme, se garda bien d’adopter la réforme proposée. En 1533, cinq ans après la dissertation d’Érasme, il publiait sous l’anagramme Alcofribas Nasier son premier Pantagruel. Dans la merveilleuse épître que Gargantua adresse à son fils pour le diriger dans ses études, il lui dit : u Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées, grecque (sans laquelle c’est honte qu’une personne se die savant), hébraïque, chaldaïque, latine. » Puis au chapitre suivant, l’exemple est sans retard joint au précepte : sur la route du pont de Charenton, Pantagruel, se promenant avec ses gens et quelques écoliers, voit venir à lui un homme « beau de stature, mais pitoyablement navré en divers lieux. « Il lui demande qui il est, d’où il vient et ce qu’il cherche. Panurge, car c’est lui, répond pertinemment en douze langues différentes et enfin en français. Un des discours est en grec ancien, transcrit en lettres françaises et orthographié selon la prononciation moderne, mais sans accentuation d’aucune sorte. « Quoi ! s’écrie aussitôt Carpalim, laquais de Pantagruel, c’est du grec, je l’ai entendu. — Et comment ? As-tu demeuré en Grèce ? »
Rabelais n’avait donc pas adopté la manière érasmienne ; il restait fidèle à la tradition hellénique. Cependant la nouvelle méthode se répandit dans les écoles, où on lui trouva des commodités, et finit par prévaloir dans tout l’occident. Au point où nous sommes parvenus, nous constatons chez nous un des phénomènes les plus étranges de l’histoire des langues. C’est une contradiction entre la manière dont s’enseigne la prononciation du grec et l’usage qu’on fait de cette langue pour créer des termes scientifiques. Ainsi on nous a appris au collège à dire fusikê et nous disons la physique, comme les Grecs modernes et comme les anciens Romains. Dans son édition savamment annotée des Racines grecques de Lancelot, mon ancien maître Ad. Régnier donne une liste des mots français tirés du grec. Le nombre de ces mots, vers 1844, dépassait trois mille trois cents ; depuis lors il a beaucoup augmenté, parce que les sciences et leurs applications progressent et que le grec est presque la seule langue d’où l’on puisse tirer des mots nouveaux. De ces trois mille mots, quelques-uns sont depuis longtemps employés ; tels sont apôtre, cristal, démon, poète, phare, etc. La plupart sont d’origine récente et datent du siècle où nous sommes. Quand on les étudie de près et qu’on les compare aux mots grecs d’où ils sont venus, on voit que dans presque tous on a maintenu la prononciation traditionnelle, telle qu’elle est dans le discours de Panurge. Quelques-uns seulement, comme séméiologie, ont été inventés suivant la règle érasmienne. Enfin, depuis que les études classiques sont en voie, sinon de décadence, au moins de transformation, nos savans se trouvent dans l’embarras : ils disent névralgie, névrose, mais on voit affichés dans Paris des cours de neurologie ; on aurait imprimé névrologie, si la lecture érasmienne n’avait pas envahi notre enseignement. Elle a porté le désordre dans les esprits, qui ne savent plus aujourd’hui distinguer la tradition authentique d’un procédé artificiel.
Voilà un des derniers fruits produits par la prétendue réforme du XVIe siècle. Elle en a produit un autre plus amer que celui-là ; elle a contribué pour une large part à l’abandon des études grecques qu’elle se proposait d’aider. Comment ne pas tenir pour morte une langue que personne au monde ne parlait à la nouvelle manière ? Et du moment où elle était tenue pour morte, pouvait-on trouver aux auteurs qui s’en étaient servis jadis autre chose qu’un intérêt platonique ? Leurs écrits, je veux dire les écrits de Platon, de Sophocle, de Thucydide et de tant d’autres grands hommes, n’avaient plus aucun charme, privés qu’ils étaient de leur harmonie, de leurs accens musicaux, de cette portion de l’art d’écrire qui se rapporte au langage naturel et qui fait la vie du discours ? On pouvait dire assurément que ces grandes œuvres étaient devenues comme une lettre morte après la réforme, tandis qu’elles vivaient encore auparavant. Ce que nous disons au passé, nous aurions plus de raisons de le dire au présent et de l’appliquer à l’étude du grec telle que nous la pratiquons aujourd’hui. Il y a chez nous un groupe de personnes, parmi lesquelles on compte d’anciens élèves de l’école normale, qui propose d’exclure le grec de l’enseignement universitaire et de réduire le latin à la portion congrue. On conçoit que quelques esprits ardens en soient venus à cette extrémité, puisque le temps donné à l’étude de ces langues mortes ou défigurées est considéré comme mal employé et perdu. D’autres demandent qu’elles soient maintenues, mais comme objets d’un enseignement spécial : quelques élèves seulement les étudieraient afin de sauver l’érudition, qui est une branche de la science. Comme l’érudition ne sert à peu près à rien, le nombre de ces élèves privilégiés irait en diminuant et dans peu d’années se réduirait au zéro. Alors, ces grands écrivains antiques, qui nous ont donné les élémens de notre civilisation, dormiront dans la poussière des bibliothèques d’où personne ne les tirera plus.
Si la prononciation érasmienne a existé jadis, il eût fallu d’abord le démontrer. D’autres questions se posaient encore. Puisque les Grecs modernes ne la pratiquent plus, il a dû y avoir un moment où elle a cessé d’être en usage ; quelle est cette date ? On a beau remonter dans le passé, on ne trouve pas l’époque d’un changement aussi radical, avant le commencement du XVIe siècle, mais il est en sens inverse. Supposons néanmoins qu’il ait eu lieu : quel est donc l’homme ou le corps savant assez fort pour l’avoir imposé à toute une nation ? L’histoire ne cite personne depuis la réforme d’Euclide, qui eut lieu en l’année 403 avant Jésus-Christ. Peut-être au moins pourrait-on indiquer un concours de circonstances et de moyens, qui auraient causé ou facilité cette révolution. On n’en signale point, à quelques événemens historiques que l’on se reporte. Enfin, il faudrait pouvoir indiquer les avantages que procurait un tel changement, le but que ses auteurs poursuivaient. L’impossibilité de répondre à ces questions résout le problème général et l’on est forcé de conclure que la prononciation du grec, chez les Hellènes de nos jours, n’est pas une création récente, qu’elle a existé dans les anciens temps ou n’a subi dans la suite des siècles que des altérations très petites. Nous les examinerons tout à l’heure.
Nous pouvons déjà affirmer que toutes les questions posées sur l’introduction, prétendue récente, de la prononciation des Grecs modernes se posent également sur la réforme érasmienne. Nous savons sa date, son auteur, les circonstances où elle s’est produite, la résistance qu’elle a rencontrée, le but que l’on poursuivait, enfin les résultats qu’elle a eus et qui se continuent encore sous nos yeux. La lutte est donc entre une création très récente et dépourvue de valeur scientifique et une tradition vivante, qui ne s’est jamais interrompue et que l’on peut presque remonter jusqu’à ses origines. On dira vainement que tout change, les langues comme les autres créations humaines. La question n’est pas théorique et abstraite ; c’est une question de fait, et les documens que nous avons entre les mains sont si nombreux qu’elle peut être résolue avec une probabilité voisine de la certitude. Ce qui a changé en Grèce, ce n’est pas la manière de prononcer les voyelles et les consonnes ; c’est la langue elle-même. Durant les siècles de décadence nationale et de servitude, le peuple n’étudiait plus la grammaire ; il n’apprenait plus à lire et à écrire ; il tombait dans l’ignorance et la barbarie. Les formes savantes de l’ancienne langue ont été oubliées et réduites aux besoins de chaque jour ; plusieurs d’entre elles se sont perdues et ont été remplacées par des formations bizarres, dégénérées des anciens types ou empruntées à des idiomes étrangers.
Aujourd’hui, dans le monde hellénique, on observe trois états de la langue : la langue populaire, dont les origines multiples se perdent dans le moyen âge ; elle est très barbare ; c’est du grec défiguré rempli de mots reçus des Turcs, des Slaves et des peuples occidentaux ; — la langue qu’on peut dire classique, qui tend à s’épurer par l’élimination de mots étrangers et à récupérer, pour s’enrichir, les formes grammaticales que le peuple a oubliées ; c’est la langue des prosateurs, des savans et des journaux ; c’est aussi la langue officielle ; — enfin une école littéraire, qu’on peut nommer romantique ou klephtique, se propose de conserver dans la poésie le langage populaire des montagnes, dont les chansons des Klephtes ont donné de si intéressans spécimens. Il est à remarquer que les grands écrivains de l’antiquité ont adopté par tradition un système analogue à ce dernier : ils ont écrit en langue classique les dialogues des tragédies et des comédies, mais ils ont le plus souvent composé les chœurs dans quelqu’un des anciens dialectes, surtout dans celui des Doriens ; ils l’ont fait soit pour obéir à une tradition religieuse, soit parce que le dialecte dorien était plus favorable au chant que tous les autres. Quoi qu’il en soit, les trois langues parlées de nos jours dans la société hellène ont la même manière de prononcer les lettres ; les différences locales sont très petites et portent plutôt sur certains mots isolés qu’elles ne s’étendent à des catégories de mots ou de personnes. La tradition embrasse donc la nation hellénique tout entière ; et c’est là certainement un signe d’ancienneté. On peut s’en convaincre par les efforts, assez souvent infructueux, que nous faisons pour propager chez nous la bonne prononciation du français nous ne parvenons pas toujours à empêcher les Gascons de dire moun paire et ma maire pour mon père et ma mère et les Marseillais demain mataïn à la façon quasi-érasmienne. L’unité de prononciation chez les Grecs modernes est un des faits qui militent le plus en faveur de son antiquité.
Nous savons du reste par une foule d’exemples qu’il en était de même chez les anciens Grecs. La variété qui existait entre les dialectes, les lieux et les époques de la langue n’empêchait pas un a d’être toujours prononcé a et ainsi pour les autres lettres de l’alphabet. Par conséquent, dans les changemens que le matériel et l’esprit de la langue subissaient, les élémens phonétiques demeuraient invariables. C’est peut-être cette stabilité, cette persistance dans la sonorité qui a le plus contribué à la conservation de la langue, malgré les invasions étrangères et les asservissemens de la nation. La formation des langues dites novo-latines en est une preuve. A l’époque où survinrent les barbares, le latin n’était pas seulement la langue officielle dans les provinces de la Gaule ; il était parlé dans le peuple, qui y mêlait des mots celtes ou de quelque autre provenance. Les Romains vaincus ne purent pas conserver intacte la valeur des lettres qu’ils employaient ; non-seulement beaucoup de mots furent tronqués, comme lacus qui devint lac, porticus qui fit porche avant de faire portique ; mais, ce qui n’était pas moins grave, les voyelles tendirent à s’atténuer et à se confondre avec d’autres voyelles d’une moindre sonorité. C’est ainsi que beaucoup d’a devinrent ai et se confondirent avec è ; amare fit aimer ; pater, mater, frater firent père, mère, frère ; odor, soror devinrent odeur, sœur. A mesure que cette modification s’opérait dans la sonorité des mots, la langue latine s’effaçait et une langue nouvelle, qu’elle engendrait, prenait sa place : ce fut le français. Des altérations moins profondes s’opéraient dans le latin en Italie, en Espagne et généralement dans les pays où cette langue était parlée. La transformation y fut pourtant assez complote pour que le latin de ces contrées engendrât des langues nouvelles ; les voyelles y furent souvent modifiées, les consonnes prononcées autrement que dans la langue mère : ainsi formosus fit en espagnol hermoso, filius fit hijo. Les désinences surtout se trouvèrent atteintes, les cas des noms et des adjectifs disparurent. Dans le corps même des mots il y eut des changemens et des éliminations de lettres : ainsi le mot mugis, qui en latin veut dire plus, devint mais en français par l’exclusion du g ; mai en italien par celle du g et de l’s ; mas en espagnol par celle du g et de l’i, mais sans l’atténuation de l’a en ai, qui est une règle générale en français.
Les exemples pourraient être multipliés à l’infini ; ceux-là suffisent pour faire comprendre comment le latin passa dans l’Italie même à l’état de langue morte. Rien de pareil ne se produisit pour le grec. Les étrangers qui devinrent à plusieurs reprises les maîtres du pays n’y furent pour ainsi dire que campés ; ils n’exercèrent pas sur la langue une action qui pût la transformer en une langue nouvelle. Au matériel de cette langue s’ajoutèrent des mots nouveaux, surtout des noms de choses et de personnes et quelques adjectifs ; mais loin de changer la forme du langage, ce sont au contraire ces mots importés qui prenaient des formes grecques. Le même fait a lieu encore aujourd’hui : quand un mot européen est adopté par les Hellènes pour exprimer une chose qui n’existait pas chez eux, ce mot importé prend aussitôt une forme grecque et se décline comme les autres mots de la langue. Il en résulte que, si le matériel de la langue grecque subit des changemens, sa forme persiste de siècle en siècle. Or, on peut constater, et c’est là un des faits les mieux connus de la linguistique comparée, que ce matériel est le même dans les langues appartenant à la même famille ; que ces langues diffèrent surtout par leurs formes grammaticales et la sonorité de leurs élémens vocaux. Ces formes et ces élémens, ayant été fixés de bonne heure pour la langue grecque, n’ont pu depuis lors subir les changemens profonds qui auraient fait d’elle une autre langue. Il n’y a pas lieu de distinguer deux grecs, l’ancien et le moderne ; il n’y a qu’une langue grecque. S’il en était autrement, jamais les écrivains grecs de nos jours, jamais les journaux, les discours et les rapports politiques, les formules de lois, n’auraient pu venir au jour dans la forme où ils se présentent, c’est-à-dire dans un style qui les rapproche des écrits antérieurs à l’ère chrétienne. Tous les efforts de nos hommes instruits, de nos publicistes, de nos législateurs et de nos administrations, même en se concertant, ne feraient pas remonter le français vers sa source, au point de restaurer la langue latine. Les Hellènes n’ont point d’efforts à faire en ce sens ; pour bien écrire, il leur suffit de faire de bonnes études et de se régler sur les bons modèles ; la langue qu’ils écrivent ou qu’ils parlent devient par cela même la langue de l’antiquité classique. Ce qui s’opère chez eux, depuis qu’ils ont reconquis leur indépendance, ce n’est pas une œuvre de reconstitution, c’est un travail d’épuration.
N’est-il pas évident, par l’exemple des autres langues, que cette conservation du grec à travers les siècles et malgré le malheur des temps est liée au maintien de la prononciation ? Si les lettres avaient changé de valeur, les Hellènes auraient, comme les Français, les Italiens, les Espagnols, constitué une ou plusieurs langues nouvelles ; le terrain occupé par le monde hellénique dans la Méditerranée et ailleurs était assez vaste pour donner lieu à plusieurs idiomes nouveaux. Il n’a pas pu s’en produire, parce que d’année en année les mots de la langue et leur prononciation se conservaient.
Que devons-nous conclure de ce qui précède ? Nous en conclurons que le grec est une langue vivante et non une langue morte, comme les partisans du système érasmien s’efforcent de le faire croire. Sur ce point, le système manque de base et s’écroule sur lui-même. Nous n’en chercherons pas loin la preuve. J’ai sous les yeux un livre que vient de publier à Athènes M. C. Rados, docteur en droit ; c’est la traduction d’un volume sur l’histoire de la marine grecque, œuvre de l’amiral Jurien de la Gravière, dont les lecteurs de la Revue ont eu la primeur. Le livre est excellent ; la traduction ne l’est pas moins ; elle est écrite en excellent grec, c’est-à-dire dans une langue qui se rapproche beaucoup de l’ancienne langue classique, sans cesser pour cela d’être accessible à tous les Hellènes. La Réfutation du système érasmique par M. Papa-Dimitrakopoulos met sous nos yeux 750 pages de bon grec, où la plupart des formes anciennes sont employées, sans que jamais un Hellène instruit soit arrêté par le sens ou choqué par un aspect archaïque. Je ne cite que ces deux ouvrages ; je pourrais citer presque toute la presse hellénique comme démonstration vivante de l’erreur érasmienne et de la vitalité de la langue grecque. On m’a souvent demandé quelle différence il y a entre le grec ancien et le moderne : étant donné l’état présent de la langue et l’épuration qu’elle a déjà reçue, il faut répondre : il n’y en a pas. Car je n’appelle pas différence l’emploi de den pour ouden, de na pour ina ; l’ancien grec offre de nombreux exemples de pareilles syncopes.
Si le grec est une langue vivante et si les érasmiens se trompent en la traitant comme une langue morte, ils vont plus loin qu’ils ne pensent ; ils commettent une sorte de violation du droit des gens. Les langues, comme toute autre propriété, appartiennent aux peuples qui les parlent ; c’est leur œuvre, le fruit d’un long et laborieux travail. Une nation se fait sa langue à elle-même, comme elle peut ; puis viennent les gens instruits, les maîtres et les écrivains qui, avec beaucoup de peine, souvent d’abnégation, de luttes et d’ennuis, la polissent, la complètent, la rendent apte à exprimer toutes les idées et tous les besoins. Cette propriété est léguée par eux à la communauté, qui en fait un usage quotidien et en tire, comme d’une terre cultivée, toute sorte de fruits. Passe un étranger mauvais, qui ravage le champ, le couvre de pierres et de sable stérile, et fait tout ce qui est en lui pour en faire une terre morte et improductive. Cela peut-il s’appeler raison et justice ? Il faut donc respecter, comme le bien d’autrui, les langues que les hommes se sont données ; il vaut mieux les ignorer que les dénaturer ; en les ignorant on ne fait de tort qu’à soi-même. Mais en imposant arbitrairement une prononciation vicieuse et fausse à la langue d’un peuple qui la parle, non-seulement on paraît infliger un blâme à ce peuple, mais on le séquestre pour ainsi dire du genre humain.
Le but que se proposent les Hellènes et les partisans de leur prononciation nationale n’est pas de remonter jusqu’aux temps homériques. A la Comédie française, où nous conservons notre tradition classique, on ne parle pas non plus comme au temps de Froissart. On veut seulement savoir si l’on prononce aujourd’hui comme au temps de Platon et de Xénophon, ou même comme au temps de Périclès. Ce dernier, qui mourut au commencement de la guerre du Péloponèse, était un peu plus ancien que la réforme de l’orthographe sous l’archontat d’Euclide en 403. On pourrait s’en tenir à cette dernière date, quoique les documens permettent de remonter plus haut. C’est une erreur de croire que le succès en cette matière soit impossible, les sons des lettres ne laissant aucune trace dans l’air où ils sont produits. Les études comparatives, l’analyse des documens et la structure de l’organe vocal fournissent des données tellement précises et concordantes que nous pouvons dans presque tous les cas découvrir comment telle lettre, telle syllabe était prononcée au temps d’Euclide, non-seulement à Athènes, mais encore dans d’autres parties de la Grèce. C’est à réunir et à discuter ces données que s’est attaché M. Papa-Dimitrakopoulos. Son livre n’omet rien d’important ; il n’est point le résultat d’une opinion préconçue ; partout il met en présence les raisonnemens des érasmiens et les faits que les recherches de nos jours ont révélés. Plusieurs érudits allemands, parmi lesquels on distingue MM. George Curtius, Kauer, Dietrich, Korsen, et en dernier lieu F. Blass, ont écrit dans le sens érasmien ; aucun de leurs ouvrages n’a la valeur de celui du savant athénien. Et cela ne peut nous surprendre, puisque, Grec, il est mieux placé qu’un étranger pour traiter des questions relatives à sa langue maternelle.
Le savant athénien remarque avec justesse que la plupart des raisonnemens érasmiens reposent sur la confusion de l’écriture et de la prononciation. Les anciens idiomes ont été parlés longtemps avant d’être écrits ; l’écriture même a passé de l’état hiéroglyphique à l’état phonétique dans des temps où les langues, non encore parfaites, avaient déjà pourtant des siècles d’existence. L’écriture alphabétique, qui est venue la dernière, ne représente point les idées, mais les sons de la voix et les articulations de la parole. On peut lire les hiéroglyphes anciens et l’écriture chinoise sans connaître l’égyptien ni le chinois, parce que ces écritures représentent les idées et non les mots ; on peut les comparer à nos chiffres, qui peuvent être lus dans une langue quelconque. Il n’en a été de même ni du grec, ni du latin, puisque leurs écritures représentent les langues parlées en Grèce et en Italie, langues sans lesquelles ces écritures n’offriraient aucun sens. Il y a donc une question qui domine toutes les autres : l’écriture des Grecs représentait-elle exactement leur langue parlée ? Si les faits prouvent qu’elle ne la représentait pas, les débats fondés sur la lettre morte risquent fort d’être stériles et la tradition nationale prend une nouvelle valeur.
Or tout le monde sait que l’alphabet grec avait été apporté du dehors ; c’était l’écriture phénicienne, venue vraisemblablement par le commerce. Cette écriture était syllabique, en ce sens qu’on n’y figurait pas les voyelles ; il en était de même de l’hébreu, où les points distinctifs des voyelles ne furent introduits qu’au Xe siècle ; enfin toutes les écritures sémitiques procédaient de cette façon. Quand les Grecs adoptèrent l’écriture phénicienne, elle fut tout à fait insuffisante pour eux : tel caractère phénicien énonçant une consonne dut être détourné de son emploi et servir pour une voyelle ; tel lut, par exemple, le yod qui devint l’iôta. Les seize cadméennes, comme on les appelle, étaient loin de fournir une écriture alphabétique complète ; il fallut y ajouter des lettres nouvelles. Nous ne faisons pas ici l’histoire de l’alphabet grec ; nous remarquons seulement que son complément n’eut pas lieu d’une manière systématique et en vertu d’un accord entre les peuplades de la Grèce. L’état de dispersion où elles étaient, le manque d’une instruction commune, l’ignorance des règles de la grammaire, causaient une certaine confusion dans les écritures : cet état de trouble et d’indécision sur la valeur des lettres se reflète dans les inscriptions antérieures à la fin du ve siècle. C’est cela même qui provoqua la réforme d’Euclide en 403.
Cette réforme ne fut ni fortuite ni arbitraire ; elle fut causée par un besoin public, par la nécessité d’obtenir l’unité d’orthographe parmi les Grecs. On ne doit pas perdre de vue qu’elle ne touchait en rien à la prononciation, et qu’elle portait uniquement sur l’écriture. Ce n’est pas l’alphabet attique qui prévalut alors ; ce fut l’alphabet ionien, plus complet et plus commode ; on y ajouta les deux longues de l’o et de l’e, qui auparavant s’écrivaient comme les brèves et se confondaient avec elles. Cet e, qui était à volonté bref ou long, représentait également le son d’ei, qui pourtant en différait notablement et avait une forte tendance vers le son de l’i qu’il a aujourd’hui même. Il fut donc entendu que l’e d’une part et l’ei de l’autre auraient leur emploi déterminé.
Avant et après Euclide, les Grecs ont représenté des sons simples par deux lettres et n’ont jamais tenté d’échapper à cette nécessité. Ne faisons-nous pas de même ? Dans aimer, ai est un son simple rendu dans l’écriture par deux voyelles ; il en est de même d’ei dans enseigner, d’où dans tous les mots où il se trouve. Cela est si vrai pour le grec que la prétendue diphtongue ai y est souvent brève dans les verbes, dans les cas des noms et dans le corps même des mots ; cette brièveté eût été impossible si les deux lettres eussent été prononcées séparément, ai, suivant l’idée érasmienne. Il en est de même d’oi à la fin des noms et des adjectifs ; il en est de même d’ou, tantôt long, tantôt bref, et figuré dans les anciennes inscriptions par un o simple. Les formules doubles au, eu sonnaient le plus souvent av, ev ou même af, ef, car dans les inscriptions l’u est assez souvent remplacé par un b (v) ou par un F, ou écrit côte à côte avec cette consonne ; on n’aurait donc pas dit neurologie comme nos professeurs de médecine, mais névrologie ; les Septante ne prononçaient pas Dôid, mais David, qu’ils écrivaient souvent Dauid. Je remarquerai à ce propos que dans notre ancienne orthographe l’u et le v étaient continuellement employés l’un pour l’autre ; j’ai souvenir qu’au temps du collège nous voyions dans la rue Mazarine une enseigne qui nous égayait fort : Av petit Mavre, c’est-à-dire : Au petit nègre. Si nous écrivions v pour u et si le tout se prononçait ô, peut-on trouver mauvais que, n’ayant qu’un alphabet incomplet, les Grecs aient écrit u et prononcé v ? Ce fut l’orthographe définitive depuis la réforme de 403. Il faut pourtant observer que l’autorité d’Athènes, surtout en ces matières, n’était que consultante et que ses décisions n’étaient pas obligatoires : les divergences d’orthographe diminuèrent beaucoup après la réforme, mais ne disparurent tout à fait qu’avec le temps.
Nous ne pouvons pas faire ici l’histoire détaillée de l’écriture grecque dans ses rapports avec la parole. Disons seulement que, l’une n’ayant jamais répondu à l’autre d’une façon exacte et complète, c’est se payer de chimères que de voir dans toutes les lettres des signes représentant autant de sonorités distinctes et séparées : car il est évident que des groupes de deux voyelles figuraient souvent un son unique et simple, comme en français. Les documens relatifs à ces questions sont réunis dans le livre de M. Papa-Dimitrakopoulos et forment une série de démonstrations que nous tenons pour irrésistibles. Pour que le lecteur ne garde pas de doute sur ce point, je citerai quelques faits relatifs à la syllabe ei et il verra que le son d’i, surtout d’i long, qu’on lui donne en Grèce, est justifié par une tradition non interrompue ; cette syllabe s’y confond avec le son de l’y, c’est-à-dire de l’hypsilon ou de l’ê, que nous prononçons êta et les Grecs ita. Dans le discours de Panurge on trouve tinyn que nos lycéens écriraient toïnun, anankeî qu’ils prononceraient anankaïoï, et plusieurs autres mots. L’église chante le Trisagion en grec et en latin au moins depuis l’année 492 ; on y trouve ischyros pour ischuros, élêison pour élêêson. Le Kyrie offre les mêmes lettres prononcées de la même manière depuis le IIe siècle de notre ère. Un ami de Cicéron, au Ier siècle avant Jésus-Christ, reproche aux Grecs d’écrire le son de ei en deux lettres au lieu d’une seule. Quel est ce son ? Callimaque nous le dit en racontant qu’un amoureux, Lysanias, s’écrie : Naikki kalos, kalos naikhi et l’écho lui répond : Allos ékhei ; ainsi donc ai se prononçait comme é, ei comme i ; Callimaque est du IVe et du IIIe siècle avant notre ère. — J’ai déjà cité les Septante qui, dans leur traduction de la Bible en langue grecque, figurent souvent par ei le son i des mots hébreux ; ils écrivent Opheir pour Ophir, Chéroubeim pour Chéroubim, Beniamein pour Beniamin, mot que nous prononçons en français Benjamin. — La belle Thaïs, qui fut la maîtresse d’Alexandre le Grand, était vers 330 avant Jésus-Christ à Athènes, et se rendait chez un certain Grason dont le nom veut dire : « Qui sent le bouc. » Quelqu’un la rencontra et lui demanda où elle allait : Aigei ton Pandiônos, répondit-elle ; ce qui signifie : chez Egée, fils de Pandion ; mais Aigi est aussi le datif de aix, chèvre, ce qui faisait un jeu de mots. Cette plaisanterie n’a de sens que si les deux mots ont la même prononciation. — Didyme, grammairien d’Alexandrie, voulait qu’on écrivît Argiphontès et non Argeiphontès, le surnom de Mercure. Un autre du même temps écrivait Stagira et non Stageira, la ville de Macédoine, patrie d’Aristote. — Platon, dans son Cratyle, dit que Poséidon, nom grec de Neptune, s’écrivait auparavant Posidôn et qu’on y a ajouté un e pour allonger la voyelle. — Aristophane, dans sa pièce des Thesmophories, introduit un Scythe qui n’a pas une prononciation correcte, qui abrège les voyelles longues et dit : ti légi par un i bref, au lieu de ti légei par un i long. Dans les Grenouilles, il y a parité de son entre Khios, de Chio, et Keios, de Céos. — Enfin, il y a dans Thucydide des assonances qui démontrent l’identité de son entre la diphtongue ei et l’i long dès le Ve siècle avant Jésus-Christ. On voit donc clairement que la tradition sur ce point est constante, pour le moins depuis deux mille trois cents ans.
L’écrivain athénien qui vient de réunir en un gros volume les faits relatifs à la prononciation de sa langue maternelle, passe en revue toutes les lettres de l’alphabet, aussi bien les consonnes que les voyelles. Il groupe pour chacune d’elles les documens fournis par les auteurs de toute époque et par les inscriptions ; il analyse et discute chacun d’eux et aboutit toujours à la réfutation du système érasmien. Cette réfutation a pour corollaire inévitable que la manière de parler des Grecs modernes est la vraie et que, si depuis l’antiquité elle a éprouvé des altérations, ces changemens ont été fort petits et sont pratiquement négligeables. Il remarque aussi à plusieurs endroits de son livre que l’iôtacisme tant reproché aux Hellènes, c’est-à-dire la représentation du son i par diverses lettres, est moins absolu qu’on ne le dit : il y a des nuances de sonorité entre ces i, comme il en existe en français entre fer et faire, mer et mère, pain et peint. Les étrangers ont quelque peine à saisir ces différences ; elles n’en existent pas moins. Voici du reste ce que donne le relevé statistique de 17 dans quelques langues connues : sur 100 voyelles employées par les auteurs, il y a en grec 26 i, 27 en latin, 36 en français, 42 en allemand. Il y a en sanscrit 68 a sur 100 voyelles. Il est vrai de dire que parmi ces a beaucoup sont longs et se distinguaient aisément ; parmi les brefs, plusieurs ont un son qui se rapproche de l’o bref des Grecs, des Latins et des Français. Il faut ajouter que ce que l’on reproche aux Hellènes, ce n’est pas d’employer souvent l’iota ; c’est de donner le son i à des lettres ou à des groupes de lettres qui ne sont pas des iôta. A cela on peut répondre qu’il y a beaucoup plus de défauts de ce genre dans la langue française, par exemple, ou dans l’anglais ; que l’usage enseigne l’orthographe et que ces défauts n’empêchent pas l’une et l’autre langue d’être commodes et parlées sur toute la terre.
On a proposé, pour établir scientifiquement la valeur ancienne des lettres grecques, de recourir à l’étymologie et à la grammaire comparée. L’étymologie peut donner les formes des mots dans une langue plus ancienne et en dévoiler la première signification. Mais elle ne peut pas donner la prononciation des lettres dans la langue dérivée, puisque le fait même de la dérivation suppose une altération dans les voyelles et souvent dans les consonnes de la langue mère ; si cette altération n’avait pas eu lieu, la langue dérivée n’aurait pas pu naître. C’est ainsi que le grec s’est conservé et qu’il est aujourd’hui tout aussi vivant qu’au temps de Platon et de Thaïs. Du reste, il suffit d’examiner, par exemple, l’italien et l’espagnol pour apercevoir ce qui les distingue du latin, et l’on constate que c’est par l’altération des formes et de la prononciation que ces deux langues sont sorties de la langue latine. L’altération a été bien plus profonde et plus générale dans la formation du français ; on en a vu ci-dessus des exemples. Il est certain que, si l’on prenait les lettres françaises pour types de la prononciation latine, presque tous les a latins seraient prononcés ai ; il faudrait dire que rex, lex se prononçaient roix, loix, puisqu’on dit en français le roi et la loi. On se verrait alors fort en peine en présence de l’italien qui dit : il re et la legge, et de l’Espagnol qui dit : rey et ley ; l’Anglais dit : law, qu’il ne prononce pas tout à fait lâ ni lô.
Une contre-épreuve moins trompeuse pourrait être fournie par la transcription des mots grecs dans une autre langue ou des mots étrangers en grec. Cette transcription peut donner des renseignemens utiles dans certains cas ; mais tous ces cas ont besoin d’être analysés et discutés. Ou bien il faut admettre entre les alphabets des deux peuples une entière concordance : or il est certain, par exemple, que les aspirées grecques kh, th, et même ph n’avaient pas leurs analogues en latin et ne pouvaient pas être rendues exactement par des lettres latines. Les Romains ont beaucoup reçu des Grecs, l’écriture, les monnaies, les noms des mesures, les termes de la navigation ; mais ils ont presque tout modifié selon leurs besoins ou leurs dispositions particulières. Il n’y a jamais eu de correspondance exacte entre les deux alphabets, entre les deux prononciations ; l’identité n’a porté que sur certaines lettres, communes aux deux peuples. L’alphabet grec, déjà insuffisant pour figurer la langue grecque, n’a aucune aptitude à rendre les mots étrangers, soit anciens, soit modernes. Pour écrire Lacroix les Grecs écrivent Lakroa, pour Benoit, Mpénoa ; dans l’antiquité ils écrivaient Ouirgilios pour le nom de Virgile, Sandrakoltos pour celui que nous écrivons nous-mêmes, faute de mieux, Tchandragoupta. Les Anglais en cela sont égalés par les Hellènes de tous les temps. Leur incapacité, disons l’incapacité de tous les alphabets connus à se représenter les uns les autres se résout dans le problème d’une « caractéristique universelle, » problème qui est bien loin encore de sa solution.
On voit par ce qui précède que la plus sûre, la seule manière de connaître la prononciation du grec, c’est, en écartant toute fantaisie, de la chercher dans la tradition. Si le système érasmien était vrai, il faudrait au contraire rejeter d’abord la tradition, avec laquelle il a rompu ouvertement. Et puisque la tradition est notre point d’appui le plus ferme, il faudrait tout abandonner au hasard et tomber dans un pur scepticisme. Chacun dès lors devient libre de prononcer l’ancien grec selon son caprice : si ei est prononcé eï par vous, parce qu’il vous plaît de le prononcer eï, je puis sans autre raison le prononcer aï comme les Allemands, ou lui donner tout autre son qu’il me plaira. Dès l’instant où nous sortons de la tradition nationale, nous ne devons plus de comptes à personne, même aux mânes de l’érudit de Rotterdam. Au contraire, en prenant la tradition pour base, nous pouvons examiner tour à tour chacun des élémens de la langue et le suivre en remontant le cours des années depuis nos jours jusqu’aux anciens temps : c’est la méthode historique. Elle nous conduit, par une chaîne non interrompue, d’abord jusqu’à la réforme d’Euclide et même jusqu’au temps des guerres médiques et à la révolte de l’Ionie en 504. Au-delà de cette époque, les documens se font de plus en plus rares ; on entre dans la période homérique, où l’orthographe était flottante et où les formes mêmes des mots n’étaient point fixées. Le grec ou pour mieux dire ses dialectes, encore voisins de leur origine, n’avaient pas parcouru toute cette phase d’altération où les idiomes particuliers des peuples se détachent de la langue mère pour acquérir une existence en quelque sorte personnelle. On comprend que dans ces conditions la prononciation n’était pas fixe, et que la variété des orthographes dans l’Iliade doit répondre à des différences de son ou d’articulation dans les mots : mais quelle était cette prononciation ? On voit écrit tantôt argyroû, tantôt argyreoio ; sait-on si dans le langage parlé ces quatre voyelles accumulées s’énonçaient séparément à la façon érasmienne, ou s’il n’y avait pas dès cette époque une fusion qui leur donnait une autre valeur ? Dans cette ignorance où nous sommes, en présence de cette instabilité d’une langue en voie de formation, on ne saurait chercher la prononciation pure et classique au-delà du Ve siècle. En s’arrêtant à cette date, qui est celle des plus grands écrivains, la méthode historique démontre que le grec se prononçait à très peu près comme il se prononce aujourd’hui. C’est tout ce que nous pouvons exiger.
Puisque le sujet qui nous occupe se trouve élucidé par le savant ouvrage de M. Papa-Dimitrakopoulos, puisque le problème de l’ancienne prononciation du grec s’y trouve résolu dans son ensemble et dans ses parties, nous émettons le vœu que ce livre soit traduit dans notre langue. Nous souhaitons en même temps qu’il soit abrégé et que la traduction, donnant tout ce qui est essentiel et démonstratif, soit, par ses dimensions et par son prix, accessible à tous ceux qui s’intéressent à la langue grecque et au peuple qui en conserve le trésor. Cela fait, nous demanderons encore instamment aux Grecs instruits de s’assembler, de discuter et de s’entendre sur la prononciation de toutes les lettres ; enfin, d’en rédiger le code. Le livre dont nous parlons pourra servir de base à leur travail. Chacun d’eux sait qu’il existe dans le monde grec une prononciation commune et comprise de tous ; mais ils savent aussi qu’il y a des différences provinciales, surtout pour une ou deux voyelles, telles que l’hypsilon, lequel en certains lieux et pour certains mots a le son de l’u français et quelquefois de l’ou. Il est utile que ces faits soient relevés, élucidés et portés à la connaissance de tous les gens instruits. L’étranger qui veut apprendre le grec et le prononcer correctement n’a que des livres faits par ses compatriotes ou par des personnes sans autorité. Il y a présentement en Grèce assez d’hommes érudits et bons patriotes pour entreprendre en commun une œuvre de ce genre ; ils n’auraient aucune peine à trouver sur place ou au dehors de riches patriotes qui fourniraient l’argent nécessaire aux séances et aux publications.
Un tel travail devrait être fait sans autre passion que celle de la vérité. L’érudit allemand M. Blass s’est passionné pour l’invention érasmienne au-delà de ce que la science calme et la vue sereine de la réalité comportent. Si l’on trouvait, par exemple, après examen, que l’ê des Latins était plus voisin que l’i de l’ancienne sonorité de l’êta, le heth des Hébreux, il faudrait le dire et déclarer que les gens de bonne éducation doivent prononcer cette lettre ê et non i. C’est une simple hypothèse que nous faisons ici pour indiquer dans quel esprit le travail que nous demandons devrait se faire. Jusque-là nous hésiterons à bannir de notre enseignement une prononciation que nous savons artificielle et fausse : il faut que nous soyons nous-mêmes fixés sur la valeur de toutes les lettres. Seuls les Grecs, réunis en une assemblée académique compétente et impartiale, pourront déterminer ces valeurs.
En France, tous ceux que la question intéresse savent que l’invention érasmienne doit disparaître de notre enseignement, comme le phlogistique a disparu de la chimie et l’horreur du vide de la physique. Le gouvernement français s’en est préoccupé ; il a consulté deux fois l’Académie des inscriptions, qui deux fois a voté pour le rétablissement de la prononciation traditionnelle et la suppression du système érasmien. Le vote de 1867 a été unanime et fortement motivé. Cependant on n’a rien fait et nos élèves prononcent toujours kai, à peu près comme on dit une caille à Paris ; cela est étonnant chez les successeurs de Rabelais et cela nous rend ridicules aux yeux des Hellènes ; mais cela est et durera peut-être longtemps encore. Nous avons tué chez nous les études grecques, « sans lesquelles c’est honte qu’une personne se die savant, » et leur décadence provient surtout de ce que, par notre mauvaise prononciation du grec, nous en avons fait une langue morte. On prétend qu’aujourd’hui l’Académie n’émettrait peut-être pas le vote de 1867. On dit qu’elle s’est laissé conquérir aux théories allemandes et que M. Blass y règne quant à la question qui nous occupe. Pour moi, je tiens cette accusation pour calomnieuse, et je crois ce corps savant fidèle aux idées de son ancien doyen Egger. Egger était beaucoup plus érudit, plus calme et plus juste que M. Blass, et toute sa vie il a prononcé le grec à la moderne.
Pourquoi donc condamne-t-on l’enseignement du grec à dépérir faute de sang, et, comme on dit, à mourir dans son péché ? On n’a rien fait, parce qu’on n’a pu ou su rien faire et que la réforme est plus vaste qu’elle ne le paraît. Il s’agit, en effet, de changer une habitude invétérée chez toute une classe de professeurs, depuis les plus petits collèges jusqu’à la Sorbonne et au Collège de France. Après les votes académiques et selon des vœux souvent émis, soit en France, soit en Grèce, on s’est demandé par quelle voie la révolution pourrait s’opérer, et l’on était presque convenu de commencer par l’École normale ; c’est de la rue d’Ulm que le mouvement aurait pris naissance et de là il aurait été propagé dans les lycées et les collèges et surtout dans les facultés. De proche en proche il aurait gagné toute l’Université, toutes les maisons privées et enfin tous les écoliers. Voilà un plan d’ensemble qui paraît bien conçu et pratique. Eh bien, ce plan est une chimère : j’en ai fait l’expérience pendant treize ans. Comme professeur de faculté dans une ville où plus d’une idée de progrès a pris naissance et qui a fait de grands sacrifices pour l’enseignement, j’ai toujours prononcé le grec à la moderne. Parmi mes auditeurs j’ai eu constamment un nombre respectable de jeunes bacheliers se préparant à la licence et au professorat, je n’ai jamais pu obtenir d’un seul d’entre eux qu’il prononçât un seul mot à la moderne. Pourquoi cette résistance ? Eux-mêmes en donnaient la raison : c’est, disaient-ils, que cela ne nous servira de rien dans notre carrière.
Et ils avaient raison, quoiqu’ils parussent avoir tort. Voici un élève de l’École normale, reçu agrégé à sa sortie et parlant le grec comme un Hellène. Il est envoyé professeur d’une classe moyenne dans quelque bon lycée, à Caen, à Orléans, même à Paris. Là il reçoit de la classe intérieure une trentaine de jeunes érasmiens préparés par son collègue ; par des exercices assidus, il leur ôte leur mauvaise habitude et les accoutume à bien dire. Vient le mois d’octobre, nos trente jeunes hellénistes passent aux mains d’un nouveau professeur qui est érasmien et leur fait dire kaï comme devant. Tel est le premier obstacle qui peut arrêter longtemps une réforme reconnue nécessaire. Une action partielle sera perdue comme une goutte d’eau dans l’océan. Or l’agrégation ne produit chaque année qu’un très petit nombre de professeurs de grec ; quelques-uns seulement viennent de l’École normale, les autres viennent du dehors. Un lycée ne peut guère recevoir qu’un ou deux de ces jeunes maîtres à chaque promotion ; l’action de ce jeune helléniste sera donc impuissante. Ou bien il faudrait que, prenant ses élèves dès leur première année de grec, il les suivît de classe en classe jusqu’à la fin de leurs études. On a quelquefois proposé ce moyen ; c’est une révolution dans le professorat. Supposons qu’on la réalise : au sortir de ses études, au jour où il se présentera pour être bachelier, l’élève se trouvera en face d’examinateurs érasmiens ; on ne se comprendra pas, et le maître ou l’élève, tous deux peut-être, sembleront ridicules ; c’est peu de chose, en réalité, c’est beaucoup en France. Il faudrait donc réformer tout d’abord la prononciation du grec dans les facultés, dans tout l’enseignement supérieur : à cette condition les examens de tout degré deviendraient chose vivante, comme ils le sont pour l’anglais et l’allemand, même pour l’arabe. Enfin, il serait bon que les proviseurs, les censeurs, les inspecteurs d’académie et les inspecteurs généraux fussent prêts à faire exécuter la réforme en se l’appliquant d’abord à eux-mêmes, afin de pouvoir remplir convenablement et pertinemment leurs fonctions.
On voit qu’une réforme partielle demeurera stérile. Le changement, pour être possible et durable, devra s’opérer à la fois dans toutes les parties du corps enseignant et conformément aux règles que les sa vans hellènes auront énoncées. Mais alors une nouvelle difficulté s’élève : nos professeurs ne connaissent que la prononciation érasmienne ; ils ne peuvent pas inventer l’autre, qui est celle du peuple grec. On leur distribuera un très petit livre, non de démonstration, mais de pratique, et on leur donnera l’ordre de s’y conformer. Un livre est insuffisant, quelque bien rédigé qu’il puisse être : il pourra donner à peu près la sonorité des voyelles, il ne donnera pas aisément l’articulation des consonnes qui n’ont pas d’équivalent exact dans les autres langues. Le professeur cum libro donnera au khi la valeur de ki, au th celle de t, comme le Scythe d’Aristophane. On arrivera de cette manière à une sorte de compromis entre les deux prononciations. Un ministre bien décidé à faire la réforme qui est demandée trouvera le moyen de la faire. Il est probable que, ne disposant pas chez nous d’un personnel suffisamment exercé dans la langue des Hellènes, il s’adressera aux Hellènes eux-mêmes, comme on l’a fait pour d’autres langues. Rien n’est plus facile : à Paris, à Marseille et ailleurs on trouvera, quand on le voudra, assez de Grecs disposés à faire une tournée, comme en font nos inspecteurs, pour enseigner dans toute la France la bonne prononciation de leur langue. Tous verront dans cette mission un devoir patriotique à remplir, et ils le rempliront avec ardeur. S’il y a des indemnités à leur payer, on les paiera : quand nous dépensons tant de millions à reconstruire nos édifices scolaires, dont la magnificence n’ajoutera peut-être pas beaucoup d’idées fécondes à l’enseignement, nous trouverons bien les fonds nécessaires pour la mission dont il s’agit. En un an, la transformation pourrait s’accomplir sur tous les points de la France et de l’Algérie ; le ridicule qui nous poursuit et que l’érudit hollandais a attaché à nos pas, disparaîtrait. L’esprit français aurait renoué la chaîne dont le dernier anneau a été tenu par l’auteur de Pantagruel.
Les Hellènes trouvent de grands avantages à apprendre la langue française et à la prononcer correctement. Elle entre comme étude obligatoire dans l’enseignement public en Grèce ; en outre, beaucoup de familles la font parler à leurs enfans dès le premier âge, afin qu’elle soit pour eux comme une seconde langue maternelle ; enfin, de jeunes Grecs viennent en grand nombre demeurer en France quelques années pour s’y familiariser avec le français. Si nous faisions comme eux d’une autre manière en adoptant leur prononciation, nous verrions en peu de temps l’étude de l’antiquité se relever chez nous. Les ouvrages de Platon et d’Aristote, qui ont été les maîtres de la philosophie et les initiateurs des sciences, ne seraient plus fermés, non plus que ceux des historiens et des poètes. Leur langage serait compris, comme celui du Tasse pour ceux qui ont appris l’italien. Je sais bien que cette réforme entraînerait des changemens dans les méthodes de l’enseignement, qui deviendrait plus pratique et ne différerait pas beaucoup de celui des autres langues vivantes. Pour moi, j’ai le souvenir présent que jadis, avant de séjourner à Athènes, j’avais, comme tout élève studieux de nos lycées, l’intelligence de Sophocle et de Thucydide ; mais je n’en ai eu le sentiment que du jour où j’ai pu parler le grec, même altéré, des modernes. Il est certain que si on lit Dante ou Arioste à la française, c’est-à-dire sans accentuation, en prononçant l’u italien comme notre u, le c comme notre c, et de même pour les autres lettres, le charme de leurs vers disparaît entièrement : on peut les comprendre, mais non les sentir ; or la vie du langage humain réside surtout dans les sentimens qu’il exprime et qu’il communique.
C’est une chose banale de redire sans cesse que notre civilisation moderne procède des Grecs et des Romains. Mais ce n’en est pas une de rappeler que les anciens livres de ces deux peuples, surtout ceux des Grecs, renferment les énoncés de problèmes qui les ont préoccupés et que nous n’avons point résolus. Ils ont créé des formes d’art que nous n’avons pas égalées et qui sont toujours nos modèles ; ils nous ont laissé là-dessus des théories quelquefois plus complètes que les nôtres. Dans le commerce même, dans l’industrie et la navigation, ils ont usé de procédés, ils ont suivi une marche progressive qu’il ne nous est pas inutile de connaître. Enfin ils ont donné à la pensée, sous toutes ses formes, une expression incomparable par son charme, sa grandeur et sa justesse. C’est pourquoi, au lieu de demander la suppression du grec ou sa réduction en une petite école, il serait plus digne de notre civilisation d’en faciliter l’étude en lui rendant la vie, que l’invention érasmienne lui a ôtée. Il vaut mieux renouer et consolider la chaîne des idées entre les meilleurs représentans de la pensée humaine, je veux dire Grèce et France, que d’approfondir le fossé qui les sépare.
Je dois reproduire ici une remarque que j’ai recueillie de la bouche de plus d’un Hellène. « Si les Grecs, disent-ils, au lieu d’être un peuple dispersé, dont moins de la moitié habite le royaume, étaient quinze ou vingt millions réunis en corps de nation et possédant l’indépendance, leur langue serait parlée chez les autres peuples comme ils la parlent. » Cette réflexion est triste et juste. Cependant, on peut leur répondre que, si leur nombre ne s’élève qu’à cinq millions, ils occupent dans le monde une place qui va grandissant. Ils ont aussi dans leurs ancêtres une noblesse qu’aucun petit peuple ne possède, qui est la plus haute de toutes les noblesses, parce qu’elle est fondée sur les plus grands services rendus à l’humanité. Ils ont donc le droit de réclamer la réforme de la prononciation, et on peut s’étonner qu’elle ne soit pas une des questions traitées diplomatiquement entre le gouvernement hellénique et les autres gouvernemens. On ne voit pas quelle objection pourrait venir de notre part. S’il s’agissait du grec parlé aujourd’hui, il n’y a pas de doute que le prononcer à la façon érasmique serait une pure insanité ; quant au grec ancien, les votes académiques ont mis pour ainsi dire en demeure notre gouvernement d’opérer la réforme demandée. Tous les peuples qui ont figuré, l’année dernière, au Champ de Mars ont pu voir leur langage respecté, leur langue parlée, autant qu’il était possible, comme ils la parlent eux-mêmes. Un seul a fait exception. Sur plusieurs constructions, on avait peint des inscriptions grecques ; dans la section hellénique, il y avait beaucoup d’écriteaux en grec. C’était une pitié d’entendre les passans, plus ou moins lettrés, qui les lisaient tout haut et les interprétaient. N’est-il pas temps de mettre un terme à ces mutilations ? Et si les Hellènes ont avantage à nous, prêter aide et assistance, n’auraient-ils pas toute raison de prendre une initiative que les votes de nos corps savans justifient ?
Du reste, si ceux qui nous gouvernent portaient leur attention sur ce point, ils se convaincraient bientôt qu’une réforme analogue doit être faite pour le latin. Les Romains n’ont jamais prononcé leur u autrement que ou dans couleur ; ils n’ont jamais donné au c le son de l’s ; leur g n’était pas toujours le même que le nôtre. Surtout ils n’égalisaient pas les syllabes à la façon de nos chantres d’église ; ils les faisaient longues ou brèves et ils marquaient fortement l’accent dans les mots et dans la phrase. Étant nous-mêmes une nation latine, écrivant notre langue avec l’alphabet romain, nous n’aurions aucune peine à prononcer convenablement le latin ; il suffirait de prendre pour modèles les Italiens et les Espagnols. Mais je ne dois pas traiter ici cette question de la prononciation latine. Disons seulement, que si nous en faisions la réforme, nos écoliers, en sortant du collège, sauraient en grande partie l’espagnol et surtout l’italien, qui est presque du latin. La réforme étant aussi faite pour le grec, langue vivante et parlée, les peuples méditerranéens verraient leurs relations singulièrement facilitées. Il ne faut pas oublier qu’ils gravitent autour de la France ; les alliances plus ou moins sincères que leurs ministres contractent au dehors sont artificielles et éphémères. La parenté, surtout celle des idées et des tendances, a plus d’empire sur les nations que des contrats suscités par un intérêt souvent mal entendu et toujours changeant. Par son état social et politique, par son développement littéraire, artistique et scientifique autant que par la sincérité de sa pensée et par son désintéressement, la France est comme un phare haut et puissant qui luit sur la Méditerranée. Les peuples le savent bien ; il faut qu’ils puissent se le dire les uns aux autres ; pour cela, il est nécessaire qu’ils se comprennent. C’est par des langues bien prononcées et correctement parlées qu’ils peuvent échanger leurs idées et leurs sentimens.