La Propagande russe en Pologne

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La Propagande russe en Pologne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 681-695).

PROPAGANDE RUSSE


EN POLOGNE.




LETTRE D'UN GENTILHOMME POLONAIS SUR LES MASSACRES DE LA GALLICIE.[1]




Il y a quelques mois à peine, l’Europe entière avait les yeux fixés sur la Pologne. Spectateurs découragés d’une lutte trop inégale, les plus sincères amis de ce malheureux peuple ne prévoyaient pour lui que de nouveaux malheurs ; la réalité devait dépasser toutes les prévisions. On pouvait certes imaginer de quel côté serait la victoire, et l’on savait que les gros bataillons ne feraient point miséricorde. On s’attendait peut-être à la ruine définitive de ces pactes illusoires si souvent déjà et si outrageusement déchirés ; mais devait-on s’attendre à voir un gouvernement régulier exploiter l’insurrection et récompenser l’assassinat ? Il paraîtrait pourtant que ce n’est point encore là le terme de nos tristes surprises On étouffe maintenant, au fond de ces pays fermés, tout le retentissement d’un si lamentable triomphe, et cependant il semble certain que l’histoire n’en est pas finie ; nous craignons qu’il ne se prépare des extrémités plus funestes en même temps que plus étranges, et, bien qu’elles soient cette fois concertées par les victimes pour atteindre et envelopper les bourreaux, nous les déplorons à l’avance : c’est en diminuer le péril que de les signaler.

Le bruit en effet se répand et chaque jour s’accrédite q cette noblesse, épuisée par l’Autriche, qui lui a tiré le plus de sang qu’elle a pu, veut à présent donner son ame à la Russie, et jouir enfin d’une vengeance, dût-elle s’y ensevelir. La propagande moscovite n’a jamais été plus insinuante ni mieux accueillie. Si nous en croyons les renseignemens qui nous arrivent de toutes parts, il s’opère dans : la pensée publique une réaction dont rien ne saurait rendre la vivacité. On invoque le nom du tzar en haine du nom de M. de Metternich, et telle est l’horreur soulevée par l’un, qu’on en appelle à la clémence de l’autre. Nous ne dirons pas : La Pologne se fait, russe ! un peuple n’abdique point ainsi tout entier ; pareille abdication serait toujours révocable. Nous dirons seulement : Les théories insidieuses, les trames secrètes ourdies depuis si long-temps par le cabinet de Pétersbourg au sein des nations slaves, n’ont jamais été si près d’aboutir. Pour ramener sous une même influence politique ces familles issues d’une même souche, pour réconcilier ces frères ennemis ; sait-on bien ce qu’il manquait ? L’Autriche aurait-elle fourni l’occasion ? Les massacres de Tarnow seraient alors cruellement expiés.

On annonce que le roi de Prusse va rencontrer ces jours-ci le prince de Metternich au château de Koenigswarth, et la conférence doit, assure-t-on rouler sur les affaires de Pologne : il n’y a plus maintenant d’autre affaire en Pologne que l’agitation sourdement entretenue par les Russes au détriment de la domination allemand. Si l’on remue encore à Posen et en Gallicie, c’est le tzar qui le veut bien, parce qu’il trouve son compte, sous le coup de la terreur qui règne partout, si l’on se plaint encore de l’hypocrisie prussienne et de la barbarie des Autrichiens, c’est qu’on se laisse gagner à la pensée du prochain avènement d’un despotisme plus national, c’est que les esprits, adroitement travaillés, se sont jetés, en désespoir de cause, sur cette suprême espérance. La Prusse et l’Autriche ne doivent pas s’y tromper ; elles savent qui les menace ; malheureusement elles ne savent pas comment se couvrir. Il est de la politique moscovite de pouvoir à la fois frapper et se garder en frappant. Karamzin l’a dit avec le sens et la gravité de l’histoire : « La Russie conquiert et ne guerroie pas. Toujours sur la défensive, elle ne se fie jamais à ceux dont les intérêts ne coïncident pas avec les siens, et ne perd aucun moyen de nuire à ses ennemis sans rompre les traités. »

Il ne s’agit donc point, pour le cabinet russe, de briser demain la sainte-alliance de 1815 ; il n’a pas le goût de ces expédiens trop éclatans ; il lui suffit de fomenter avec son invincible patience les germes de discorde qu’il a semés à travers les populations, hétérogènes de l’Allemagne orientale. Magnifique représentant d’une race partout ailleurs sujette de l’étranger, le tzar lui tend ses aigles comme un signe de ralliement. Il n’est rien qu’il ne se promette des vagues et puissantes aspirations de cette fraternité slave qui se reconnaît, qui s’éveille d’hier ; le mot du poète est à peine assez énergique pour peindre ce rêve immense : quidlibet impotens sperare ; mais l’immensité même de cette ambition ne l’empêche pas de rester subtile, artificieuse, raffinée dans sa vigilance, minutieuse dans ses pratiques ; elle ne s’endort point à songer, et l’on a fort à faire de la suivre à la trace. Essayons-le pourtant, et résumons les incidens, plus ou moins remarqués ici, qui ont pu servir de prétexte à ce singulier mouvement qu’on nous révèle là-bas. N’est-il pas extraordinaire de voir le plus rude oppresseur de la Pologne salué maintenant sur une terre polonaise comme le désiré des nations ?

On n’a pas bien obserrvé l’attitude prise par le gouvernement du tzar pendant les massacres de Gallicie, et c’est seulement aujourd’hui, même en Allemagne, qu’on réfléchit à la conduite qu’il sut alors tenir. Après la retraite des insurgés, les soldats russes entrèrent à Cracovie, beaucoup plutôt en médiateurs qu’en vengeurs ; on était si effrayé des excès de ces bandes sauvages déchaînées par l’Autriche, que, sous les yeux mêmes des troupes autrichiennes, les Russes furent reçus à leur arrivée avec des cris de joie ; il semblait que ce fussent eux qui apportassent l’ordre et la sécurité. Les instructions des autorités moscovites de la frontière gallicienne s’accordaient sans doute avec cette favorable opinion que l’armée donnait d’elle ; l’empereur Nicolas n’avait pas apparemment les mêmes raisons que M. de Metternich pour châtier cette grande conspiration de gentilshommes. Beaucoup de nobles demandèrent et obtinrent un asile sur le territoire russe, les paysans galiciens qui osèrent les y chercher furent à leur tour saisis par ordre comme violateurs de la frontière, envoyés aux mines ou exécutés. Des paysans du royaume avaient voulu imiter leurs voisins et s’emparer aussi des propriétaires en les décrétant suspects ; on les mit à mort presque sur l’heure. Ce contraste, habilement ménagé, a produit l’impression la plus forte dans toute la Pologne autrichienne ; il a fait entendre aux persécutés qu’il restait un recours.

D’après les plus récentes nouvelles, l’anarchie dure encore en Gallicie, non pas, il est vrai, un tumulte sanglant, mais un trouble affreux qui désorganise toutes les relations de la vie sociale, et ce qu’il y a d’incroyable, c’est que le cabinet de Vienne se plaît à le perpétuer. Ainsi l’on proclame aujourd’hui très haut que l’on ne changera rien à l’ancien système administratif, que les seigneurs resteront chargés et responsables de la distribution des corvées, des impôts et du recrutement, que les mandataires continueront à soutenir l’intérêt du paysan, au nom de l’empereur dont ils sont les délégués, contre le seigneur dont ils sont les salaries. « On veut absolument, disent les malheureux qui survivent, que nos paysans ne cessent pas de nous regarder comme leurs tyrans. » Et sait-on dans quelles circonstances on se presse tant de refuser les plus urgentes réformes ? C’est au milieu d’une anxiété générale, d’une détresse presque publique. Le grain a manqué comme d’ordinaire aux approches de la moisson ; il faudra voir ce qu’aura produit cette moisson tout arrosée de sang, à peine aujourd’hui terminée par des corvéables insoumis, qui l’ont coupée sous le bâton des caporaux autrichiens. En attendant, les propriétaires ruinés n’ont pu donner d’aide aux pauvres gens, suivant la coutume à peu près obligatoire de cette sorte de domination patriarcale ; les maisons des massacreurs regorgent de dépouilles, ceux qui sont affamés parce qu’ils ont les mains pures ne seront-ils pas tentés de gagner leur pain au prix où le paie l’Autriche ? Est-ce là ce qu’espère M. de Metternich en obligeant les seigneurs de poursuivre à leurs risques et périls les rentrées du fisc impérial ? Tout le pays est plongé dans une inexprimable stupeur : « Depuis que les nobles et les paysans ont été excités et soulevés les uns contre les autres, dit une Lettre sur laquelle nous reviendrons longuement, depuis que cette société déchire ses propres entrailles, il n’y a plus de nation polonaise. Depuis que le récit funeste parcourt nos plaines, une morne tristesse pèse sur la contrée : le voisinage du maître et du paysan se change en embuscade, notre sommeil en cauchemar, nos veillées en frayeurs, et nos journées ne sont qu’une longue et cruelle angoisse. Le gentilhomme s’armerait si on lui avait laissé de quoi se défendre, et l’honnête paysan frémit à l’idée de cette fatalité qui pourrait le pousser à imiter de si horribles exemples. » Tel est l’état de choses sur lequel agit aujourd’hui la Russie ; elle connaissait trop bien tout le parti qu’on peut tirer du muet abrutissement de la peur pour ne pas essayer à son profit une fascination qui paraît lui réussir. « La Russie fait le chat, écrivait-on encore tout dernièrement, et l’on y est pris. » L’image peut-être triviale, elle est frappante. On. Se prend, en effet, à l’idée d’un ordre meilleur sous un régime qu’on veut à présent supposer moins perfide que brutal ; les correspondances galliciennes abondent en éloges du tzar, et l’on n’imaginerait pas le bruit du jour qui courait encore l’autre semaine jusque dans Vienne même : l’empereur Nicolas allait promulguer une amnistie pour tous les condamnés politiques détenus en Sibérie. Merveilleuse rencontre ! la même nouvelle arrivait au même instant à Posen, et l’on ajoutait là, comme plus ample information, que la rentrée des émigrés devait être négociée par le cabinet des Tuileries.

L’empereur s’est appliqué de son mieux à susciter dans le royaume ces bons sentimens qui se produisaient si à point dans la Gallicie, et il a risqué quelques démarches éclatantes pour réconcilier avec la suprématie moscovite, non pas seulement les Polonais de l’Autriche, mais aussi ses propres sujets de Pologne. On a vu dans toutes les feuilles allemandes comment il était allé se montrer à Varsovie, comment il avait voulu se promener par les rues sans escorte, et, quelle que soit la défiance bien naturelle qu’inspirent toujours les chroniques de la cour impériale, il y a eu assez de courage dans cette bravade pour saisir des esprits enthousiastes et mobiles. Certaines paroles significatives ont été très à propos jetées dans la circulation : le tzar aurait dit que son peuple de Pologne commençait à prendre confiance en lui, et qu’il en ferait un grand peuple. Quelque chose de plus positif, c’est que la police de Varsovie a reçu l’ordre officiel de s’adoucir ; il est juste d’ajouter qu’il a fallu en même temps élargir les prisons, parce qu’elles ne suffisaient plus contenir les coupables ou les suspects. Enfin on a été plus loin dans cette voie d’habiletés, et l’on a remis en lumière un projet sur lequel on a toujours compté beaucoup pour l’assimilation des deux pays : on a fort affecté de désirer la suppression des douanes qui séparent le royaume des anciennes provinces russes, et une commission, dirigée par le prince héréditaire, a été instituée officiellement à Saint Pétersbourg pour préparer une si importante mesure. Le gouvernement impérial gagnerait de toutes façons à cette révolution pacifique ; la masse de la population y trouverait un avantage matériel ; ce qui subsiste encore d’institutions françaises étoufferait bientôt sous l’uniformité progressive, de la législation moscovite ; puis, ce qui n’est pas une petite considération en Russie, les fonctionnaires, au lieu d’être payés sur un pied extraordinaire, comme ils le sont encore à titre d’occupans d’un pays conquis, n’auraient plus d’autre rétribution que celle des employés de l’intérieur, c’est-à-dire, une fort médiocre. Tout cela vaut bien qu’on y pense, et l’on pèse tout cela.

Cette bizarre effervescence, qui domine en ce moment et gâte la pensée nationale, est plus vive encore à Posen que dans le reste de la Pologne. L’empereur Nicolas n’a pas grand ménagement pour Frédéric-Guillaume, et ne lui épargne point les avis ; il estime assez peu ce qu’il y a de spirituel et de chevaleresque dans cette imagination trop remuante ; il entend bien, dit-il, sauver le roi malgré lui, et, si les intrigues de sa police y peuvent quelque chose, il ne manquera certes pas de donner assez d’embarras à son beau-frère pour lui ôter le loisir de se compromettre en essais hasardeux Le tzar s’inquiète beaucoup des destinées futures de la Prusse ; il appréhende plus que tout de voir une tribune publique à Berlin, et il tenterait tout pour l’empêcher, fût-ce même de laisser proclamer la monarchie slave à Posen ; on n’ignore pas, en effet, que ce toast, au moins imprévu, a té bruyamment porté dans une assemblée de prétendus patriotes. Il est vrai que Posen comptait alors bon nombre d’agens russes qui se donnaient uniquement pour surveiller l’esprit polonais et servir avec un zèle égal les intérêts combinés des grandes puissances ; mais la Prusse a fini par douter qu’on sauvegardât très particulièrement les siens, et, comme les agens se multipliaient tous les jours dans le grand-duché, le cabinet de Berlin a dispensé celui de Saint-Pétersbourg des généreux offices qu’il voulait bien lui rendre. Tout aussitôt ont commencé ces rumeurs si favorables à la politique du tzar, rumeurs depuis sans cesse grossissantes, et chaque jour dénoncées par les gazettes du gouvernement prussien : le peuple polonais devait s’en rapporter à Nicolas du soin de le délivrer et de le conduire ; Nicolas était Slave, et il n’y avait qu’un Slave qui pût régénérer toute la Pologne ; . Nicolas empereur des Slaves ne serait plus le même que Nicolas empereur de Russie.

On a inventé d’hier le mot de russomanie pour flétrir par-devant l’Allemagne cette exaltation malencontreuse qui s’emparait si spontanément d’un pays qu’on a feint de croire déjà germanisé. C’est surtout la noblesse qu’on accuse de prostituer ses adorations à l’idole moscovite, le plus odieux objet des antipathies allemandes ; les nobles de Posen, affirme-t-on ne rêvent qu’empire slave et vengeance contre la Prusse ; les paysans, au contraire, se comportent comme de bons et fidèles sujets prussiens, parce qu’à changer de maître ils ne trouvent en perspective d’autre bénéfice que d’avoir à courir la chance du knout ou de la Sibérie. Nous laissons ici parler l’administration locale, qui ne craint pas même d’insinuer que le rétablissement du servage est la condition secrète du pacte déshonorant qui a rattaché la noblesse à la Russie. On ne peut d’ailleurs se représenter le trouble que cet étrange revirement a partout introduit : les différentes classes de la société s’observent et s’épient dans une indicible attente ; le théâtre de Posen a fermé tout d’un coup ; la vie paraît en quelque sorte suspendue. Les denrées renchérissent et le travail s’arrête, les propriétaires congédient leurs employés et leurs économes, les fabricans leurs ouvriers. Qu’importe cependant à la propagande moscovite ? La police impériale se croit maintenant si certaine, du succès de cette révolution mystérieuse, qu’elle emploie à la populariser les fables les plus grossières : on prophétise bravement à Posen que le tzar abdiquera bientôt en faveur de son fils, et qu’il a résolu de se créer à lui-même avec la Pologne un royaume indépendant qui aille du Bug à l’Oder. Si absurde qu’il fût, ce bruit a été répandu avec une intention assez marquée pour que le ministère prussien jugeât nécessaire de le réfuter dans sa feuille officielle. Ce n’était rien de moins, en y regardant, que le panslavisme sous forme de légende ; celui-ci se marquait déjà son domaine et s’assignait un territoire.

Qu’il y ait entre les peuples unis par le sang et presque par la parole un besoin légitime de fraternité, personne ne le niera ; mais que ce besoin doive les confondre sous un même sceptre, autant vaudrait dire qu’il faut encore aujourd’hui mêler dans un même empire tous les hommes de langue latine ou de langue germanique, comme il arriva pour les successeurs de Charlemagne. Le vrai, c’est qu’à côté du panslavisme irréfléchi des peuples, il y a le panslavisme savant du tzar, système hypocrite auquel la Russie demande tout l’avenir de sa grandeur, toutes les séductions qu’elle croit bonnes à désarmer la Pologne. Écoutez les adeptes : le moment naîtra où la Russie, sachant enfin pardonner et guérir, appellera les Polonais à son aide pour la conduire dans les voies de la civilisation ; ouvert à leur activité par la main puissante qui le mène, le monde slave reprendra la place qui appartenait en Europe à cette immense famille de déshérités ; la gloire des Polonais sera d’initier à une existence nouvelle et leurs vainqueurs et tous leurs frères. — Nous ne pouvons retracer ici l’histoire du panslavisme. Cette question difficile mérite une étude plus spéciale et plus longue. Disons seulement que, du jour où parut l’idée d’une communauté nouvelle entre les branches dispersées de la famille slave, elle fût accueillie par des cœurs sincères, mais elle fut en même temps et surtout exploitée par les ambitions politiques des souverains. Nous comprenons qu’il y ait eu là pour quelques hommes distingués un beau rêve ; une noble espérance, pour des populations morcelées par la conquête étrangère une vive réminiscence de leur unité primitive ; malheureusement nous voyons partout, à côté de ces sentimens désintéressés, une vaste intrigue ourdie sous une ombre plus ou moins transparente pour les tourner au profit d’un plan de domination universelle en Europe La maison d’Autriche avait déjà joué ce rôle périlleux à l’aide du génie de l’Espagne ; elle s’y était trop épuisée pour le recommencer à l’aide du génie slave. On raconte pourtant qu’il fut une fois question dans les conseils de Joseph II de gouverner avec les Slaves et non point avec les Allemands, mais l’Autriche tenait à l’Allemagne par de trop profondes racines pour s’en séparer ouvertement, et, si réduite que fût sa population germanique, elle représentait toujours le saint empire romain. L’Autriche n’a donc favorisé le mouvement slave que dans les étroites proportions de sa politique : tandis qu’elle l’oppose en Hongrie aux prétentions hautaines des Madgiares, elle craint à tout instant de le voir se développer en Bohême, où il ne servirait que la Russie. L’Autriche ne pouvait changer de base et devenir slave. La Russie l’était par nature avant de vouloir l’être par calcul, elle n’avait qu’à se replacer sur ses vrais fondemens. Lorsqu’en 1825 des Polonais et des Russes s’unirent dans une même conspiration contre l’autocratie, leur entreprise manquée fournit à l’autocratie une idée de plus contre la liberté. On avait saisi sur les conjurés un cachet aux armes des douze peuples slaves ; on devina bientôt le sens de cet assemblage jusqu’alors inouï, et ce fut en vérité le tzar qui garda ce cachet-là pour sceau de commandement. Le panslavisme devient malgré tout un monopole russe, et cette tendance doit être une loi bien puissante, puisqu’aujourd’hui même, quand la nationalité polonaise se réfugie, se retranche et s’efface derrière la communauté slave, la Pologne proclame pour dernière chance de salut dans ce dernier asile l’absolue souveraineté de l’empereur Nicolas.

Quelle que soit là portée de cet entraînement inattendu, et dût-il même cesser ou disparaître demain, il serait insensé de fermer les yeux pour n’y voir qu’un résultat factice des stratagèmes russes ; il est plus sage de dire les raisons intérieures qui poussent les gens, et de montrer comment le patriotisme peut succomber sous les fausses doctrines qui corrompent les esprits.

Nommons d’abord entre toutes la doctrine des races, enseignée par l’Allemagne, qui a fait de ce principe la pierre d’assise de ses édifices historiques et de son orgueil national. Le peuple allemand s’est déclaré le premier des peuples, parce que la race allemande était la plus noble des races ; noblesse indestructible et originelle, qui enfantait par privilège tous les autres mérites et prédestinait aux grandes choses. La science germanique a considéré l’antiquité de la race comme la source de toute domination politique, de toute occupation territoriale, les Teutons de nos jours ont des droits acquis sur la moitié de l’Europe à titre d’héritiers de leurs pères. La science germanique a pris l’identité de la race pour le seul fondement de toute société ; elle a pris ainsi l’état pour la famille, et mis dans l’état les liens du sang au-dessus de tous les liens. Un mot encore : la science germanique a lancé cette aventureuse théorie en face de l’invasion étrangère comme une protestation solennelle des siècles réunis, et c’est avec ces belles inventions qu’elle a pour ainsi dire chargé les fusils de la guerre de délivrance ; il n’y a pas de plus légitime excuse pour une aberration plus opiniâtre.

Elevés aux écoles de l’Allemagne, les Slaves ne pouvaient manquer de s’approprier des instructions pour eux si fécondes. Les regards ainsi arrêtés sur ces grandes lignes de démarcation qu’on traçait entre les familles humaines, il était impossible qu’ils n’arrivassent point un jour à se compter, à se reconnaître, à systématiser les instincts qui les distinguaient, à songer aux gloires perdues de leurs ancêtres, aux legs imprescriptibles du passé. Puisque l’histoire du monde n’était que la lutte des races, ne devait-ce pas être leur tour d’entrer dans la lice ? Puisque c’était le culte de la race qui constituait avant tout l’indépendance nationale, ne retrouveraient-ils pas l’une en pratiquant l’autre ? Ce fut là d’abord ce qui séduisit. La pauvre Bohême n’avait-elle pas dès long-temps à peu près raisonné de la sorte ? Si elle se déclarait slave en face de l’Allemagne, n’était-ce pas pour rester Bohême contre l’Autriche ? Cette vieille école des érudits de Prague fouillé en effet les antiquités de la nation tchèque avec tout le dévouement d’un patriotisme sérieux ; elle écrit l’histoire des héros qui lui appartiennent en propre ; elle célèbre Jean Huss ; elle prône la légitimité d’Ottocar et dresse encore aujourd’hui ses réquisitoires contre l’usurpation de Rodolphe de Hapsbourg. Il a peut-être là de quoi tourmenter la censure autrichienne ; il faut davantage pour contenter l’ambition moscovite ; il faut que l’idée de race l’emporte sur l’idée de peuple, que les Tchèques soient avant tout des Slaves, et que les Slaves forment un corps dont la Russie soit la tête. La pente est irrésistible. La Bohême a maintenant son poète, il s’appelle Jean Kollar ; mais ce n’est pas la Bohême seule qu’il chante, c’est la Slavie tout entière avec ses héros ou bohêmes, ou russes, ou polonais, ou serbes. Son œuvre est composée de sept ou huit cents sonnets réunis sous un nom significatif : Slavi Dcera, la fille de la gloire ou la fille slave ; le mot a les deux sens. La Slavie est devenue pour Kollar une figure idéale, une créature vivante qui doit pénétrer d’un esprit unique et respirer un seul. souffle. Or, à quelles conditions le poète veut-il ainsi animer cette patrie naissante, trop vaste et trop multiple pour ne point se déchirer si l’ame qu’elle aura n’est point une ame impérieuse ? « Qu’on coule ce métal divers pour fondre une statue : la Bohême sera le bras ; la Pologne occupera le cœur, et je ferai la tête avec la Russie.. » Le quatrième chant de la Slavi Dcera se terminé par une description fantastique du paradis slave, et, au nombre des élus de ce singulier walhalla, Kollar inscrit à l’avance le tzar Nicolas et le grand-duc Constantin. Il n’y aura jamais de monarchie slave sans monarque russe : ni de monarque russe sans apothéose.

Telle n’est point sans doute la pensée de ces nobles exilés auxquels la ruine de la Pologne semble avoir pour ainsi dire ouvert les sources mystérieuses d’une poésie nouvelle, et cependant ils ont aussi trop sacrifié à cet attrait dangereux de la fraternité slave ; ils ont trop compté sur la puissance de la race comme ressource suprême de leur patrie vaincue, pour ne pas subir avec leur patrie le joug fatal qu’on lui prépare au nom de l’unité de la race. Zaleski, l’enfant de l’Ukraine, abandonne l’histoire réelle de son pays politique et se transporte en esprit dans les monts Krapacks pour rassembler autour de lui tous les rameaux de la grande famille. « C’est un terrain neutre, dit Mickiewicz, et il devient ainsi le chantre de sa race. » Mickiewicz lui-même n’a-t-il pas enseigné qu’il n’y avait plus de lutte possible entre les trois frères mythiques, « entre les trois patriarches » le Russe le Polonais et le Tchèque ? « Tous les trois sont morts. C’est en vain qu’on voudrait en appeler aux vieilles haines nationales pour pousser maintenant les peuples slaves les uns contre les autres ; ils cherchent dans le ciel et sur la terre celui qui réunira l’héritage divisé des ancêtres. » Quel sera celui-là ? Le plus saint et le plus aimant, selon l’espoir du trop sublime rêveur, ou le plus alerte selon la stricte loi de la dure réalité[2] ?

Nous avons un autre grief, un grief plus décisif contre cette génération poétique, dont Adam Mikiewicz est le chef et le héros ; il nous en coûte de l’avouer : si jamais les Polonais devaient tendre les mains aux Russes, il y aurait une lourde responsabilité qui pèserait sur elle. Ce n’est pas qu’elle n’ait trouvé les plus admirables accens pour flétrir les persécuteurs et protester contre la suppression d’un peuple ; mais cet anéantissement qu’elle combattait avec tant d’éclat, c’était l’anéantissement par le sabre, dont on se relève toujours ; et, pendant qu’elle disputait ainsi les victimes sanglantes à leurs bourreaux, elle faisait peut-être elle-même de ces victimes morales pour lesquelles il pas de résurrection. Nous craignons que cette poésie, nationale comme elle l’est et si sévèrement proscrite par la censure impériale, n’ait cependant, à son insu, servi la fortune de l’empereur et produit à la longue cette chute dont nous nous inquiétons aujourd’hui, cette soudaine éclipse des résistances polonaises vis-à-vis de la Russie. Voici comment nous l’entendons.

Bardes consacrés par toutes les douleurs, bardes vraiment antiques par leur caractère et leur vie, ces illustres inspirés, qui voulaient remonter le courant de la tradition slave, n’en ont pas moins traversé l’école de l’Occident. Là, malheureusement, deux hommes les ont tous marqués au coin de leur génie : Byron et De Maistre. Lisez la Comédie infernale de l’auteur anonyme ; étudiez les œuvres de Mickiewicz, vous y rencontrez partout cette double influence : Mickiewicz le confesse avec la simplicité de son grand cœur, et ne dissimule pas tout ce qu’il doit à ces sombres pédagogues. Il paraît d’abord étonnant de les voir ainsi réunis ; au fond ils se rapprochent plus qu’on ne croit : chez tous deux, même scepticisme, même moquerie de la raison, chez Byron, un souverain mépris pour la société régulière et les lois positives ; chez De Maistre, par-dessus cet orgueilleux mépris, l’ambition plus orgueilleuse encore de révéler à l’humanité des lois immuables tirées fatalement de sa nature, et non point de sa libre pensée. Ce fut là surtout comme l’angle obscur où les poètes polonais se rencontrèrent avec ce terrible docteur qui enseignait la mort, et d’un coup ils lui prirent sa doctrine sans en découvrir ni le secret ni la fin. Ils étaient d’un pays où l’instinct et l’habitude gardaient presque tout leur empire, où l’élan spontané des sentimens publics avait long-temps dominé les institutions, où l’isolement primitif de l’individu s’était perpétué, où les coutumes faisaient plus que les codes, où la nature irréfléchie tenait bien plus de place que la volonté délibérante. Or, De Maistre leur disait que délibération et volonté n’engendraient qu’erreurs, que le mouvement spontané des ames était la vraie voie de la vie, maintenant faussée par la science ; que l’ordre primitif des choses humaines avait été nécessairement l’ordre divin ; que la coutume seule était bonne ; que les codes avaient toujours tort ; que les ignorans jouissaient le mieux de la pure lumière ; qu’il ne fallait enfin « d’autre instrument pour agir qu’une certaine force morale qui plie le cœur comme le vent courbe les moissons. »

Doué par excellence de cette « force d’impulsion, » suivant le mot de De Maistre, l’esprit polonais fut tout de suite conquis à des théories qui lui révélaient et lui expliquaient sa puissance ; il n’alla pas au-delà ; il ne vit pas qu’au moment même où il luttait pour la liberté il se laissait enlever par les argumens de l’absolutisme. Mortellement dégoûté du gouvernement officiel et de l’église officielle, il employa pour les combattre les mêmes motifs que De Maistre employait à les défendre. La poésie polonaise vanta, tout-à-fait à la mode des Soirées de Saint-Pétersbourg, cette majestueuse beauté du monde ancien, de la législation ancienne, de l’ancien culte, aux abus, aux maux de la veille, elle crut trouver un remède sûr en reculant dans les siècles ou ils n’apparaissaient pas encore, parce qu’ils s’y engendraient. Corriger le moyen-âge en lui substituant l’âge primitif, c’était tourner dans un cercle sans fin. On dénigra les idées modernes de constitution raisonnable. et raisonnée ; on donna aux révolutionnaires de 89 la figure odieuse de ces grands destructeurs que l’Orient a jadis envoyés sur la terre comme des fléaux, témoin le Pancrace de la Comédie infernale, un Mirabeau tartare. Qu’on examine de près le singulier livre publié l’année dernier par Mickiewicz ; on n’y découvrira qu’une chose, la réhabilitation continuelle de l’ère d’intuition, pour parler encore la langue de De Maistre, acceptée par son disciple : point de lois écrites dans la Pologne de l’avenir, point de rapports avec l’Europe et ses institutions, à moins que l’Europe elle-même ne se convertisse, point de propriétés individuelles, point d’état politique soumis à des formules, mais partout la pure et simple grandeur des mœurs rustiques, la vie agricole, la seule bénie du ciel. Est-il donc quelque chose dans ce tableau qui ne puisse s’accorder avec le régime moscovite au moins aussi bien qu’avec l’organisation patriarcale ? Et celle-ci pourtant ne reviendra pas. L’erreur de Mickiewicz, c’est justement qu’il espère la ramener ; c’est que, pour ennoblir cet état de nature, il attend un gouvernement par amour, où l’ame du chef réponde étroitement à l’ame du peuple ; s’il dédaigne les lois écrites, les formules, le mécanisme de notre société, c’est qu’il rêve la création «  d’une société de spontanéité et de bonne volonté. » Nous le disons avec tristesse, ce rêve est un mirage perfide où trop d’imaginations ont été s’user, trop de courages s’abattre. On aperçoit les eaux rafraîchissantes de l’Eden, une oasis des premiers jours du monde : on approche, il ne reste qu’un sable aride, un sol dévorant, la misère et la corruption du despotisme. Ce n’est pas avec ces vagues sentimens que marchent maintenant les peuples, et leur cœur se prend aujourd’hui à des doctrines plus positives et plus mâles, qui protègent plus sûrement l’indépendance de l’homme et du citoyen. Les instincts ne sont pas des institutions, et les grandes sociétés ne vivent que sur des garantie : elles savent bien qu’il n’est pas de maître absolu qui ne veuille se donner pour un maître paternel, comme il n’y a jamais eu de maître paternel qui ne devînt pas un maître absolu.

S’il fallait prouver combien cet enseignement de la poésie contemporaine a pu réagir sur la Pologne, nous aurions trop vite raison en montrant ce qu’il a produit sur ceux qui le recevaient de plus près. Il y a quelques années, l’homme qui représentait le mieux ces tendances de toute une génération, entreprit de conduire ses compatriotes à la délivrance par l’action mystique de l’esprit et de la parole. Quel enthousiasme accueillit la mission céleste que se donnait Towianski, on ne l’exprimera jamais ; l’apôtre lithuanien se disait, se croyait très réellement inspiré ; il avait le don magnétique de fascination ; il fut proclamé seigneur et maître, il eut des sujets qui se dévouèrent à lui corps et ame, corps et biens. L’amour seul, un pur amour de frères dirigea d’abord cette association, qui se promettait de conquérir la France et l’Italie pour les employer l’une et l’autre à la conquête de la Pologne. Et qu’est-il arrivé de ces promesses magnifiques ? Le gouvernement de l’inspiration n’est pas toujours celui de l’intelligence. La béatitude n’a duré qu’autant qu’on n’est pas sorti de l’extase. Aussitôt le pied mis sur la réalité, tout s’est divisé, tout est tombé, tout est devenu Babel. Nous citons ici la confession d’un membre repentant et clairvoyant de cette conjuration impossible. Il semble que ce soit l’histoire intime de ces pauvres gentilshommes de Pologne, qui, lassés et brisés, se donnent à présent au tzar. « Les esprits se sont refroidis ; on a cherché des inspirations artificielles, on n’a pu atteindre le degré d’amour qu’il fallait pour agir ; c’es alors qu’incapables de vous entendre et d’avancer dans un sentier sans but et sans issue, vous êtes tombés jusqu’au grand monarque Nicolas, le jour même de l’anniversaire de notre révolution, comme pour railler le sang versé de notre pauvre patrie. » Ecrites seulement l’année dernière, ces vives paroles ne s’adressent-elles pas aux russomanes de Posen ? A la place d’un Bonaparte en linceul, encore pâle des rêveries du tombeau, ils veulent maintenant un Bonaparte à cheval et le sabre au poing : c’est là toute la différence et tout le progrès.

Du reste, en expliquant cette sourde influence des idées qui ont préparé le mouvement actuel de la Pologne, nous ne hasardons point de suppositions gratuites ; nous les retrouvons toutes en substance dans un récent pamphlet, œuvre très instructive et très remarquable, soit de la propagande russe, soit du désespoir Polonais : nous voulons parler d’une Lettre adressée par un gentilhomme de Gallicie au prince de Metternich, à l’occasion de sa dépêche circulaire du 7 mars 1846. Publiée dernièrement à Paris, cette lettre a eu plus d’effet sur la diplomatie que de retentissement au dehors. Elle fut envoyée tout aussitôt comme document essentiel à Vienne et à Berlin, et M. de Bunsen, l’intelligent ministre de Prusse à Londres, le confident de son roi, en a été particulièrement frappé. Ce curieux écrit, qui respire à chaque page l’originalité des mœurs et du caractère, n’est rien d’autre qu’une adhésion manifeste au pacte moscovite, un acte de foi et hommage déposé solennellement aux pieds du tzar. On n’aurait nulle part une aussi juste idée de la situation du pays et des hommes. Le plus grand espoir que l’auteur anonyme mette dans la Russie, c’est la restauration d’une commune société slave d’où l’on repoussera toutes les choses d’Occident. Le plus amer reproche dont il flétrisse M. de Metternich, c’est d’avoir rompu, par ses institutions bureaucratiques, le lien sacré qui, dans cette société semblable à une famille, unissait le paysan au seigneur ; c’est d’avoir détruit à jamais le seul refuge où la nationalité slave eût encore trouvé grace, « la seule vie publique, l’unique patrie qui lui restât, la vie de campagne. » - « On dit en Gallicie que vous aimez à nous voir mourir, tuez-nous ; mais de grâce, avant de faire tomber nos têtes, rendez-nous l’affection de nos paysans, et, quand on nous tuera, ne faites plus que ce soit par leurs mains. Nous ne vous parlerons pas des traités, mais de grace souffrez que nous vous parlions de ce que vous pourrez nommer comme il vous plaira, de ce quelque chose, de cette existence que vous pourriez nous laisser mener sans qu’on s’en occupât : il n’en aurait été question dans aucun débat parlementaire, l’Europe l’aurait ignorée ou ne l’aurait pas comprise, et personne à ce sujet ne vous aurait molesté. C’était un rien, que cette existence ; cela ne valait pas la peine d’être remarqué, et cependant ce rien, c’était tout pour nous, tout ce qui nous restait de nos anciennes richesses et de l’héritage de nos pères. C’était la vie avec ce peuple et au milieu de ce peuple rustique, pour lui et par lui ; vous nous l’avez enlevée. Rendez-nous les cœurs de nos paysans ! Hélas ! nous ne les aurons plus ! »

Puis vient la conséquence et comme la conclusion de cette gémissante invective. Les nouveaux ressentimens provoqués par les massacres que l’Autriche a payés vont « réveiller sous la cendre les haines immortelles de la race slave contre les Allemands ; » les Russes du moins laissent l’ordre social intact, et conservent avec amour « les reliques de la nationalité slave ; » un nouvel avenir se prépare. « Au lieu de nous consumer à mendier une position vers l’Occident, nous pouvons nous frayer une route dans les entrailles mêmes d’un immense empire. Impuissans à nous rendre maîtres de notre destinée comme corps politique, nous pouvons en trouver une nouvelle comme individus de la même race. Les atrocités de l’étranger auront du moins fait surgir l’unité slave. Dans la sévérité du régime qui pèse sur nous en Russie, nous sommes nous-mêmes de moitié. Ne commencerons-nous pas à vouloir librement ce que jusque-là nous avons subi. Aussitôt que nous aurons cessé de nous poser en esclaves, notre maître, malgré lui sera notre frère… Ce jour est-il éloigné où la noblesse Polonaise décimée, amenant avec elle ces débris d’un peuple qu’elle traîne encore à sa suite, fière, mais imposant silence à son cœur palpitant, pourra dire à un empereur de Russie : Nous venons nous remettre à vous comme au plus généreux de nos ennemis, nous laissons derrière nous ces sympathies calculées et trompeuses, cette éloquence à bon marché, ces garanties, et tout ce que ces hommes décorent du titre pompeux de droit des gens ; nous ne stipulons point avec vous, nous ne faisons pas de réserve, mais vous trouverez une prière écrite dans nos cœurs en caractères flamboyans, cette seule et même prière : Dans le sang répandu de nos frères de Gallicie, n’oubliez pas le sang slave qui crie vengeance ! »

La vengeance qu’il implore, l’éloquent, anonyme croit déjà la voir s’amasser. Citons seulement cette sombre prédiction, ce rude et chevaleresque défi qui terminent un si étrange réquisitoire : « Dans peu d’années, mon prince, vous paierez les arriérés d’amélioration sociale et de réforme, vous les paierez avec usure, et encore une fois le sang généreux de la noblesse polonaise aura ouvert à vos peuples la voie du salut. Vous éprouverez la vérité de cette expression du poète :

Das Blut ist ein besonderer Saft.
Le sang est une essence à part.

« Croyez, mon prince, que, pour votre manière d’agir à notre égard je ne cesserai d’être votre ennemi jusqu’à la fin de mes jours ; mais je prétends l’être d’une manière franche et loyale ; je le serai en gentilhomme, et j’aimerai à vous conserver, sous tous les autres rapports, l’estime personnelle et le respect que depuis long-temps je vous ai voués. » Est-il une singularité plus originale, que ce mélange naïf de la politesse du grand seigneur avec l’âpreté du cosaque, et la politesse ne perd-elle pas un peu de son mérite dans cette odeur de sang ? Das Blust ist ein besonderer Saft.

Nous nous étendons ex près sur cette révélation toute particulière qui, datée du 15 avril de cette année, semble comme le signal précurseur de la défection dont l’Autriche et la Prusse sont si justement alarmées. Nous ne pouvons nous défendre d’y reconnaître un grave symptôme. Il est sans doute peu probable que ce ralliement, commencé fort à l’improviste, se continue sans obstacle et produise des résultats très immédiats. Il faut compter que l’aversion des paysans sera bien assez entretenue pour balancer l’inclination des seigneurs, et cependant il est certain que le soldat allemand est encore plus mal vu que le soldat russe chez toutes les populations slaves. Il faut compter du moins que les gentilshommes n’oublieront pas tout-à-fait que la Russie les a décimés comme l’Autriche, et, quel que soit le goût qu’ils manifestent aujourd’hui pour le despotisme plus oriental du tzar, ils se rappelleront peut-être que ce despotisme s’ingénie tout aussi bien que l’administration autrichienne à rompre les liens de la famille servile, à isoler le propriétaire de ses paysans. Enfin on a lieu de pense que ce mouvement n’est pas général, que les vieilles provinces, de Lithuanie et d’Ukraine, par exemple, ne s’associent point à cette démission politique, si hardiment offerte à Posen, en Gallicie, et peut-être dans le royaume ; mais on ne doit pas se dissimuler que jamais la tentation ne s’est présentée plus à découvert et sous forme plus agressive. « La noblesse polonaise ; dit le gentilhomme gallicien, préférera marcher à la tête de la civilisation slave, jeune, vigoureuse et pleine d’avenir, plutôt que de se traîner, coudoyée, méprisée, haïe, injuriée, à la queue de votre civilisation décrépite, tracassière et présomptueuse. » Le tzar, de son côté, sans prendre ce rôle d’initiateur qu’on veut bien lui prêter, ne serait pas fâché d’élever quelque solide barrière contre la contagion du régime constitutionnel. A la place de cette nationalité polonaise qui pencherait toujours vers l’imitation des règles politiques de nos états européens, le tzar pourra-t-il installer sur sa frontière allemande une sorte de nationalité slave qui suive avant tout les instincts de la race et conforme encore sa vie sociale à ses traditions domestiques ? C’est un immense problème. Le poser n’est pas le résoudre, et nous espérons fermement que l’avenir décidera contre cette ambition menaçante ; mais ne nous y trompons pas ici, car on ne s’y trompe pas à Berlin : c’est de ce point de l’horizon que viendra le plus grand danger de l’Allemagne, et c’est un danger qui passerait vite le Rhin. Aussi croyons-nous qu’autant il est du devoir de notre gouvernement d’encourager en Prusse l’avènement des institutions libres, autant il y aurait de péril pour la France à renouer plus étroitement avec la Russie, sous prétexte de concessions plus ou moins apparentes que l’on obtiendrait en faveur de la Pologne. Nous croyons que ce serait se prendre volontairement au piége où succomberait pour jamais, avec le véritable intérêt français, la véritables nationalité polonaise. Mieux vaut pour la France la Pologne frémissante sous un joug qui reste celui de l’étranger que la Pologne devenue russe. Mieux valent pour la Pologne elle-même ses souffrances et ses misères que cette abdication à laquelle on la convie. Mieux vaut cette patrie dévastée, mais résistante et distincte, que cette patrie flottante où tout un peuple irait se perdre dans une race comme une tribu nomade s’enfonce dans les steppes.


ALEXANDRE THOMAS.

  1. Paris, chez J. Renouard, 1846.
  2. On peut lire, à propos du panslavisme en Bohême, un livre qui vient de paraître : Deutschland, Polen und Russland, par F. Schuselka.