La Protestation de l’Alsace-Lorraine en 1874/01

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La protestation de l’Alsace-Lorraine en 1874
Ch. Gailly de Taurines

Revue des Deux Mondes tome 45, 1918


LA PROTESTATION
DE
L’ALSACE-LORRAINE
EN 1874

I


I

L’écho est tout vibrant encore de l’émotion soulevée par la grande manifestation nationale qui, récemment, dans cette antique Sorbonne où revivent tous les plus chers et les plus vénérables souvenirs de notre histoire, commémora le quarante-septième anniversaire de la protestation des Alsaciens-Lorrains contre l’annexion, devant l’Assemblée nationale, à Bordeaux en 1871.

Ce jour-là, le cœur de l’Alsace et de la Lorraine, le cœur de la France battirent à l’unisson ; ou plutôt, ce furent les battemens d’un seul et même cœur. Devant le Président de la République, vingt maires d’Alsace, délégués par leurs collègues des communes aujourd’hui délivrées du joug détesté, ceints de cette écharpe tricolore, si longtemps jalousement dérobée aux regards du dominateur bourreau, et maintenant remise au jour avec un joyeux orgueil, étaient venus apporter à la mère patrie le baiser d’amour et de reconnaissance des chères provinces, l’espoir de la délivrance prochaine et totale.

Mais cette protestation des Alsaciens-Lorrains à Bordeaux en 1871 ne devait pas demeurer isolée. En Allemagne même, dans les conditions les plus difficiles, les plus douloureuses, et aussi les plus probantes, elle fut, trois ans plus tard, renouvelée en plein Reichstag par les premiers députés Alsaciens et Lorrains nommés sous la menace même des baïonnettes prussiennes.

Au moment où se poursuit une immense bataille dont l’enjeu est le sort du monde, quand toutes les puissances de Justice se dressent contre la hideuse puissance de Proie, peut-être ne sera-t-il pas inutile de rappeler, après la protestation de 1871, la seconde protestation que l’Alsace-Lorraine en 1874 a élevée — devant le vainqueur même — contre le brutal arrachement qu’elle était décidée à ne jamais accepter.


I

La session du Reichstag de l’Empire allemand, en février 1874, s’ouvrit dans une atmosphère d’ardente fièvre politique. Les élections avaient eu lieu en janvier, et la période législative qui allait commencer était la seconde de ce Parlement d’un Empire tout neuf, né trois ans auparavant du désastre de la France, au milieu d’une Europe d’abord surprise, puis maintenant un peu inquiète en face de ce colosse sorti soudain de terre, en armes devant elle.

La première législature avait été consacrée à l’organisation politique de l’Empire. Mais ce qui donnait à celle qui s’ouvrait un intérêt tout particulier, c’est que, pour la première fois, allaient être admis à siéger les représentans de l’Alsace et de la Lorraine, arrachées à la France en 1871. Quelle attitude allaient-ils y prendre ? C’est ce que le public attendait avec une impatiente curiosité.

Aux parvenus il faut le temps de se faire construire des palais, fabriquer objets d’art et statues. Or, Berlin, bourg sordide il y a deux cents ans à peine, alors modeste chef-lieu du pauvre électoral de Brandebourg, Berlin, promu soudain à la dignité de capitale d’Empire, n’avait pas encore de palais pour abriter son Reichstag ; en attendant que, — sur une place immense, en face d’un monument de la Victoire haut de soixante-trois mètres, avec statue de huit mètres entièrement dorée, — un colossal palais fût enfin édifié/ les séances se tenaient provisoirement dans les bâtimens d’une ancienne manufacture de porcelaines, située dans la Leipzigerstrasse.

C’est là que, le jeudi 5 février 1874, eut lieu la séance d’ouverture de la nouvelle session. Mais, ce jour-là, les députés alsaciens-lorrains ne parurent pas ; ce n’est que dix jours plus tard, le lundi 16 février, qu’ils firent leur entrée au Reichstag.

« Die Franzose !  ! Les Français ! » Tel est le murmure qui courut dans les tribunes, parmi un public pressé et hostile, au moment de la solennelle entrée des députés de l’Alsace et de la Lorraine.

Émouvant spectacle ! Tous, en corps, unis dans leur marche comme ils l’étaient de cœur, les quinze députés s’avançaient, tête haute, superbes de calme dignité et de fière assurance. A leur tête, deux évêques en grand costume épiscopal, croix pastorale sur la poitrine et anneau d’or sur le gant. L’un, l’évêque de Metz, Mgr Dupont des Loges, « une belle figure monacale et presque ascétique, dit un témoin, avec cette expression digne et ce grand air qu’avaient les ecclésiastiques nobles du siècle dernier. Sa belle tête, demi-chauve, entourée comme d’une couronne de longues boucles de cheveux blancs, son pâle visage ovale lui donnent une expression douce et attristée[1]. » L’autre, Mgr Raess, évêque de Strasbourg, « a bien le type allemand, dit le même témoin ; mais ce type est comme détendu par la bonhomie et la cordialité françaises. Au reste, c’est une large tête carrée, avec des cheveux droits, durs et blancs, débordant sous une petite calotte de moire violette fleurie d’un petit nœud de ruban rouge. » Agé de plus de quatre-vingts ans, Mgr Raess portait maintenant avec quelque fatigue le poids des années.

Avec les deux prélats marchaient tous leurs collègues : deux prêtres en soutane, les autres simplement vêtus de noir ainsi que les laïques, tous en deuil de la patrie.

Sur la foule hostile des assistans s’étendit soudain une vague d’intense curiosité, mêlée d’involontaire respect. On se montrait les députés, on se murmurait leurs noms.

Après les deux évêques, c’étaient pour l’Alsace du Haut-Rhin, MM. Hœffely, de religion protestante, député libéral de Mulhouse ; l’abbé Sœhnlin, curé de Neuf-Brisach, député de Colmar ; l’abbé Winterer, curé de Mulhouse, député d’Altkirch et Thann : l’abbé Guerber, député de Guebwiller ; l’abbé Simonis, député de Ribeauvillé et Sainte-Marie-aux-Mines.

Pour le Bas-Rhin, MM. Lauth, protestant, le maire révoqué de Strasbourg, député libéral de Strasbourg-ville, « quelle figure énergique ! » remarque le même témoin ; le baron de Schauenbourg, député catholique et conservateur de Strasbourg-campagne ; Edouard Teutsch, député libéral de Saverne, Louis Hartmann, député catholique de Molshcim et Erstein.

Pour la Lorraine, outre Mgr Dupont des Loges, c’étaient MM. Pougnet, député catholique de Sarreguemines et Forbach ; Abel, député libéral de Thionville et Boulay ; Ch. Germain, député catholique de Sarrebourg et Château-Salins.

Ces hommes appartenaient aux milieux les plus divers ; croyances religieuses, opinions politiques séparaient beaucoup d’entre eux ; ils marchaient pourtant, en cette circonstance, étroitement unis ; un lien solide maintenait entre eux cette union : l’amour commun de la patrie perdue.

En entrant au Reichstag, le premier discours qu’entendirent ces malheureuses victimes de la guerre fut un discours où il n’était question que de paix. L’assemblée en était arrivée à la discussion du projet de réorganisation militaire présenté par M. de Moltke. En réclamant de nouveaux effectifs, de nouvelles baïonnettes, de nouveaux canons, c’est de paix, de paix encore, de paix toujours, que parlait le feld-maréchal, le grand organisateur de l’armée allemande : « J’espère, disait-il, que, non seulement nous conserverons la paix pendant une série d’années, mais que nous l’imposerons. (Cris : très bien ! dans la salle.) Peut-être alors le monde se convaincra-t-il qu’une Allemagne puissante au milieu de l’Europe est la plus grande garantie de paix. Mais, messieurs, pour imposer la paix, il faut être prêts pour la guerre[2]. »

Ah ! qu’il était « pacifique, » ce nouvel Empire créé à Berlin, sous les auspices de MM. de Moltke et Bismarck, pour le petit-fils de ces besogneux souverains du petit et pauvre électorat de Brandebourg, enrichis lentement, de siècle en siècle, par rapines successives, voleurs de territoires, voleurs de peuples, voleurs du nom même de leur royaume, car, pour en parer leur Brandebourg et leur Berlin, c’est à deux petites provinces polonaises de la Baltique que le nom de Prusse avait été ravi. Bien plus, par une singulière insulte à la géographie, à l’histoire, à la justice, au bon sens, ce nom même, par le crime des néfastes traités de 1815, a encore été, — affront suprême ! — imposé depuis lors aux deux rives du Rhin !

Ah ! quelles heureuses perspectives d’avenir ce nouvel Empire, — si pacifique, — ouvrait à l’Europe ! « Il faut, déclarait un écrivain dont les publications et les idées obtenaient alors un éclatant succès, que pas un coup de canon ne puisse se tirer en Europe sans la permission du Kaiser[3]. »

Pendant les paroles de paix de M. de Moltke, au milieu du fracas des applaudissemens, l’un des représentans alsaciens-lorrains, M. Teutsch, député de Saverne, s’approcha sans bruit du bureau et remit au président un papier. Cet écrit contenait ces simples mots :

« Plaise au Reichstag de décider, que la population d’Alsace-Lorraine qui, sans avoir été consultée à ce sujet, fut, par le traité de paix de Francfort, annexée à, l’Empire d’Allemagne, soit appelée à se prononcer spécialement sur cette annexion. »

Ainsi, cette paix allemande, si désirable pour l’Europe entière, les Alsaciens et les Lorrains, — des aveugles, des ingrats, — se refusaient, quant à eux, à en accepter les bienfaits ! Et c’est sous la pression même des pacifiques baïonnettes prussiennes que, pour les premières élections politiques auxquelles ils fussent admis sous le régime allemand, ils venaient d’envoyer au Reichstag les quinze députés charges par eux de protester contre l’annexion dont ils avaient été victimes.

Cependant, sur ces propos de baïonnettes et de paix chers à M. de Moltke, continuait la séance ; lorsqu’elle se fut terminée, imposant concert germanique, sur des accords puissans et dominateurs, au moment de fixer l’ordre du jour pour la séance suivante, le président, avec une indifférence affectée et joignant intentionnellement la motion déposée par les Alsaciens-Lorrains à quelques questions de médiocre importance, déclara simplement :

« L’ordre du jour d’aujourd’hui étant épuisé, je propose de fixer à après-demain mercredi la prochaine séance et de mettre à son ordre du jour :

1° La troisième délibération sur la proposition du député Schultze et consorts ;

2° La délibération d’une proposition qui vient de m’être remise pendant la séance par lus députés Teutsch et docteur Raess. Cette proposition sera dès aujourd’hui imprimée et distribuée ; elle pourrait, par conséquent, entrer en discussion après-demain, mercredi, comme troisième jour après sa distribution[4]. »

Quelle hâte pour l’impression et la distribution de ce document ! C’est dans la journée même que tout devait être fait ; or, il était environ cinq heures du soir.

Le délai officiel de trois jours réglé comme on l’a vu par le président s’étant rapidement écoulé, le mercredi 18 février eut lieu enfin la séance si impatiemment attendue du public. Tout Berlin, ce jour-là, était en mouvement. Dans la Leipzigerstrasse, aux abords du Reichstag, la foule se pressait, et, sur le trottoir, les marchands de billets faisaient des affaires d’or. La vertueuse incorruptibilité de tout fonctionnaire allemand est proverbiale ; les cartes de tribune distribuées par les soins du bureau du Reichstag se vendaient couramment 20 et 25 thalers (60 et 75 francs) dans la rue[5].

« Dans les tribunes, raconte un témoin oculaire (le correspondant de la Frankfurter Zeitung), la foule était tellement compacte qu’on n’apercevait partout que des têtes serrées les unes contre les autres. Dans les couloirs, impossible de circuler, la multitude se pressait même hors de l’édifice jusque dans la Leipzigerstrasse[6]. »

Toutes les élégances féminines de Berlin s’étaient donné là rendez-vous. Que de toilettes ! Que de couleurs ! Que de bruit ! Telles les foules antiques attendaient, autour du cirque, l’entrée des victimes dans l’arène. Or, ce jour-là, spectacle bien plus passionnant encore, c’est du sacrifice d’un peuple entier qu’il était question. Avec une curiosité hostile, étaient attendus les députés alsaciens-lorrains, et le geste prévu de leur part était celui du gladiateur terrassé implorant la clémence de César.


II

Avant d’arriver au récit de cette mémorable séance du 18 février 1874, il est nécessaire de voir au milieu de quelles luttes, de quelles violences, avaient été nommés les députés d’Alsace-Lorraine.

L’Allemagne tout entière était alors en ébullition. C’était le temps où Bismarck ; fier de son œuvre, prétendait la parfaire à son gré : l’hégémonie prussienne, imposée à l’Allemagne dans le domaine politique et militaire, il voulait maintenant la lui imposer aussi dans le domaine religieux : l’unité était sa règle, et, puisque la Prusse, puissance directrice et maîtresse, était de religion luthérienne, la religion catholique n’avait, dans tous les autres États de l’Empire, qu’à céder le pas et à s’effacer avec soumission. De cette autoritaire prétention, une lutte religieuse violente était résultée : ce fut la lutte des cultes, le fameux Kulturkampf.

Ce combat, Bismarck le mena comme il savait le faire, avec ses habituels moyens : prêtres arrachés à l’autel, évêques, archevêques insultés, brutalisés, jetés aux fers ; et, pour rendre ces mesures plus doucement acceptables, accompagnement de bataillons fusils chargés et d’escadrons sabre au clair. Le jour de l’incarcération, à Oslrowa, de l’héroïque archevêque polonais de Posen, Mgr Ledochowski, un bataillon d’infanterie avait reçu des cartouches[7].

Dans les élections générales de janvier 1874, il était aisé de voir le but auquel tendait Bismarck : il voulait obtenir un parlement qui domptât les évêques et lui fournit une armée capable de dompter l’Europe[8].

Pour l’ensemble de l’Allemagne, c’est le 11 janvier qu’eut lieu le scrutin. Le résultat causa à Bismarck une irritante et cruelle désillusion : après une lutte passionnée, deux partis apparaissaient comme sensiblement renforcés, ceux précisément qu’il avait le plus en horreur : le parti catholique, dit parti du « Centre, » et le parti socialiste. « Odeur de pétrole à Berlin, odeur de sacristie en Bavière, » écrivait avec humour en rendant compte de ces élections le correspondant du Moniteur Universel[9]. « Si bien, — dit un autre correspondant, celui de l’Univers, — que M. de Bismarck qui, le jour même des élections, badinait et buvait son verre de Champagne avec les chefs de bureau de son district électoral, est, depuis lors, morose et souffrant[10]. »

Pour l’Alsace et la Lorraine, ce n’est que le 1er février qu’eut lieu le scrutin. Là toutes les nuances politiques firent bloc autour de l’idée de protestation contre l’annexion. Dans tout le pays, ce fut un admirable mouvement d’union : « Les hommes qui ont adhéré à la candidature de M. Lauth à Strasbourg, — écrivait à ce propos le journal français le XIXe siècle, — appartiennent à toutes les professions, à toutes les classes de la société, à tous les partis politiques et religieux : catholiques, protestans, israélites, anciens royalistes et républicains se sont groupés autour de M. Lauth[11]. » M. Lauth était de religion protestante et d’opinions libérales ; dans la circonscription voisine, celle de Strasbourg-campagne, le candidat catholique et royaliste, le baron de Schauenbourg, s’exprimait de même dans sa profession de foi : « Catholiques, protestans, israélites, nos intérêts sont les mêmes, nous avons subi les mêmes souffrances, nous avons perdu la même patrie, nous portons les mêmes fardeaux[12]. » Un autre candidat, un libéral, M. Hœffely, disait aux électeurs de Mulhouse : « Il faut que notre revendication persiste calme, pacifique, mais résolue jusqu’au jour inévitable où l’Allemagne, étonnée elle-même d’avoir à ce point méconnu les principes du droit et de la civilisation moderne, nous rendra la justice qui nous est duo ![13]. »

Aux électeurs de Saverne, M. Edouard Teutsch, libéral, rappelait avec émotion la part qu’il avait prise, trois ans auparavant déjà, à la protestation de Bordeaux : « Il y aura bientôt trois ans, disait-il, que vous m’avez fait, avec tout le département du Bas-Rhin, l’insigne honneur de me déléguer à l’Assemblée nationale française pour protester contre le traité dont vous alliez être victimes. Les déclarations énergiques que vos députés ont faites à Bordeaux n’ont pu empêcher notre annexion à l’Empire d’Allemagne… De par le droit du plus fort, les hommes libres qui peuplent l’Alsace-Lorraine sont — tel un troupeau aux mains des marchands — devenus le prix de la rançon de la France[14]… » En Lorraine, dans la circonscription de Sarreguemines et Forbach, M. Pougnet, candidat catholique, disait : « Notre pays, depuis les malheurs qui l’ont frappé, va pouvoir enfin protester contre son annexion à l’Allemagne… Animé des mêmes sentimens de patriotisme et de foi catholique que vous, mes chers concitoyens, je marcherai, fier de vos suffrages, dans la voie du devoir que je me suis tracée[15]. » Aux habitans des cantons de Thionville et Boulay, M. Ch. Abel, candidat libéral, disait : « Habitans de la Moselle et de la Nied, l’Allemagne croit que c’est de votre plein gré que vous avez cessé d’être Français. Est-ce vrai ? C’est ce qu’il s’agit d’aller dire à Berlin…[16] » Et pour Sarrebourg et Château-Salins, le candidat catholique, M. Ch. Germain : « Il importe avant tout à notre dignité d’hommes et de concitoyens de réclamer hautement le droit qui appartient à chaque peuple d’être consulté sur la question de sa nationalité[17]. »

Parmi les catholiques, quelques électeurs demeuraient hésitans, craignant, en prenant part au vote, de paraître accepter le fait accompli. À ce scrupule répondit cet éloquent appel, reproduit en France par le journal l’Univers : « Aux Alsaciens ! Pas d’abstention pour les élections ! Un grand nombre d’Alsaciens, surtout parmi les habitans du Haut-Rhin, pensent faire acte de patriotisme en s’éloignant de l’urne électorale pour le Reichstag. Je crois qu’ils se trompent au grand détriment de la cause catholique et française… Et pourquoi nous abstiendrions-nous ? « Parce que, me répond-on, en « allant voter, je fais acte de citoyen allemand, parce que j’use « d’un privilège que me donne M. de Bismarck. »… Comment ! M. de Bismarck vous met dans les mains le moyen de protester contre ses tyrannies, contre l’annexion, et vous ne voulez pas en user !… N’avez-vous pas l’exemple des députés Hanovriens et Danois… de Krüger et de Windthorst ?[18] »

Au milieu des luttes ardentes du Kulturkampf’, la question religieuse prenait dans les élections une importance toute particulière ; le clergé d’Alsace et de Lorraine fut amené à y jouer un rôle des plus actifs, non seulement par ses exhortations au vote, mais encore en fournissant de nombreux candidats à la cause catholique et française. Deux évêques, cinq prêtres se proposèrent aux suffrages de leurs concitoyens.

Dans la circonscription de Metz, la candidature de Mgr Dupont des Loges sortit pour ainsi dire spontanément de la reconnaissance publique. L’évêque de Metz ne publia aucune profession de foi. Qu’en était-il besoin de la part de l’héroïque prélat ? Les souvenirs du siège étaient encore trop récens pour qu’on eût oublié sa conduite toute de charité et de dévouement ; et quant à ses idées, n’étaient-elles pas suffisamment manifestées par cette lettre pastorale, publiée au lendemain même de la guerre, au milieu des ruines et de la désolation, et qui avait alors non seulement en pays annexé, mais dans la France entière, suscité une si profonde émotion : «…Celui qui tient au ciel ne saurait se préoccuper des choses de la terre. Voilà ce que l’on dit contre nous !… Quoi ! nous avons été séparés violemment, par la rigueur des événemens, du pays qui nous a vus naître. Nous sommes devenus la rançon de la France, notre séparation douloureuse a délivré nos frères et notre sacrifice a été leur salut. C’est là notre sort. Nous le supportons avec la résignation qui honore le malheur et en demandant à la religion les forces qui manquent à la nature. Et nous pourrions entendre dire, sans que tout notre sang se soulève, que tout ce que nous donnons à Dieu et à l’espérance d’une vie meilleure nous l’enlevons à cet impérissable sentiment que nous gardons au fond de nos âmes ? Cette amertume manquait à notre Calvaire ![19] » Autour du nom unanimement respecté de Mgr Dupont des Loges, tous les partis s’étaient réunis, et c’est même sur l’initiative des plus avancés, dans le comité républicain, par un banquier israélite, M. Goudchaux (rentré plus tard en France et devenu sénateur de Seine-et-Oise), que la candidature du prélat fut pour la première fois mise en avant[20].

L’évêque de Strasbourg, Mgr Raess, accepta lui aussi la candidature pour la circonscription de Schlestadt : « pour ne pas paraître reculer devant l’accomplissement d’un devoir aussi difficile à son âge qu’il est impérieux dans la situation où nous sommes, » déclarait un correspondant d’Alsace au journal l’Univers[21].

Les autres candidatures ecclésiastiques étaient : dans le Bas-Rhin, celle de l’abbé Philippi pour Molsheim et Erstein ; dans le Haut-Rhin, celle de l’abbé Sœhnlin, curé de Neuf-Brisach, pour la circonscription de Colmar ; de l’abbé Winterer, curé de Mulhouse, pour la circonscription d’Altkirch et Thann ; celle de l’abbé Guerber, supérieur du petit séminaire de Zillisheim, pour la circonscription de Guebwiller ; et celle enfin de l’abbé Simonis, supérieur du couvent de Niederbronn, pour la circonscription de Ribeauvillé et Sainte-Marie-aux-Mines.

A côté de ces candidatures catholiques, conservatrices, protestantes et libérales, mais toutes uniformément de protestation nationale française, d’autres groupemens avaient tenu à présenter aussi des candidats.

C’était d’abord la « petite coterie » (c’est un Alsacien qui la désigne ainsi) qui, sous le titre d’ « Alsaciens autonomes, » se composait « en partie d’hommes sincères et bien intentionnés, mais aussi de quelques intrigans qui, sous le prétexte de sauvegarder les intérêts de leur chère patrie restreinte (comme ils appellent l’Alsace), songent surtout à leurs propres intérêts. Ce sont des spéculateurs en terrains et en immeubles et quelques Alsaciens qui ont accepté du gouvernement allemand des places lucratives qu’ils tiennent à conserver[22]. » C’est au Lorrain Edmond About, directeur du XIXe Siècle, qu’était adressée cette note par un de ses compatriotes d’Alsace.

Il est bon de faire remarquer ici que toute assimilation doit être formellement écartée entre ces « autonomistes » de la première heure et les Alsaciens qui, depuis lors, contraints par le silence douloureux et obstiné gardé en France par amour de la paix, ont dû, la rage au cœur, restreindre, hélas ! à ces proportions modestes d’autonomie, leurs revendications nationales.

Le chef de la « faction de l’Autonomie » était M. Schneegans, qui expliquait ainsi ses sentimens aux électeurs : « La douloureuse séparation d’avec notre ancienne patrie est consacrée par des traités ; si l’Allemagne nous a annexés, la France nous a cédés, et force nous est de subir la situation à laquelle il n’est pas en notre pouvoir de rien changer. Que nous reste-t-il donc à faire ?… Le parti alsacien ne veut pas s’annihiler par une politique de pure rancune, ni se mettre à la remorque d’un parti rétrograde, éternel ennemi de tout progrès, qui, par d’habiles manœuvres et en flattant nos goûts naturels d’opposition, ne cherche qu’à exploiter nos regrets au bénéfice de ses propres intérêts[23]. » M. Schneegans avait pourtant été, avec M. Edouard Teutsch, l’un des signataires de la protestation de Bordeaux ; mais la passion anticléricale étouffait en lui tout autre sentiment. La seule vue d’une procession lui avait fait fuir la ville de Lyon, où il s’était tout d’abord fixé après la guerre : « Elle passa sous mes fenêtres, avec sa pompe brillante, ses litanies, son parfum d’encens, ses marmotages, ses sonnettes stridentes, — conte-t-il en une sorte de mémoire destiné à livrer à la postérité ce mémorable événement ; — aujourd’hui encore, je ressens la rage de huguenot qui s’empara de moi. J’ouvris ma fenêtre toute grande, je me mis au piano, et, le pied sur la pédale, je fis retentir sur cette sainte foule les accords pleins et graves du cantique de Luther : « C’est un rempart que notre Dieu ! Je chantai cet air comme un chant de défi indigné[24]. » Voilà ce qui valut au vaillant candidat de la protestation française dans la circonscription de Strasbourgville, M. Lauth, qui, bien que de religion protestante, marchait néanmoins en plein accord avec ses compatriotes catholiques, d’avoir pour concurrent « autonomiste » M. Schneegans.

Le parti socialiste, bien peu nombreux encore, crut devoir présenter, lui aussi, des candidats, habilement choisis d’ailleurs, non seulement pour ne pas froisser les sentimens intimes des Alsaciens et Lorrains, mais pour y déférer au contraire : les noms mis en avant étaient en effet ceux de Bebel et Liebknecht qui, durant la session de 1871, avaient eu le courage, au Reichstag, de s’opposer avec vigueur au vote ratifiant l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Toutefois, supposant aux candidatures des grands patriotes libéraux, Lauth à Strasbourg et Hœffely à Mulhouse, celles de Bebel et Liebknecht ne pouvaient que se heurter à l’indifférence des vrais Alsaciens.

Certains candidats enfin, franchement allemands, crurent pouvoir se présenter aussi aux électeurs ; c’étaient notamment le comte Henkel de Donnersmarck, grand propriétaire d’usines, devenu préfet de Metz et qui escomptait le vote de ses ouvriers allemands. C’était encore à Mulhouse un cerlain Grunelius, Allemand de Francfort, frauduleusement introduit dans une grande famille manufacturière de Mulhouse par un mariage de surprise : « Le chagrin tue sa femme ; le mépris de sa propre famille le met à l’index, » tels étaient les renseignemens privés donnés sur ce personnage par un Mulhousien[25].

Pour favoriser leurs candidats, les autorités allemandes savaient employer à la fois, — comme on peut le penser sous le régime de dictature et d’état de siège auquel était soumise l’Alsace-Lorraine, — et la violence et la ruse. Tous les maires, sans exception, — c’est une chose sur laquelle il est bon d’insister, — choisis par le gouvernement, se montraient avec un remarquable ensemble les bas serviteurs du pouvoir : « M. Nessel, maire de Haguenau, écrivait-on au Journal d’Alsace, ayant retiré sa candidature, la seule franchement bismarckienne qui eût paru dans le pays annexé, tous les maires du canton, un seul excepté, se sont empressés d’adresser une lettre au Kreisdirektor de Haguenau pour le prier d’accepter la candidature[26]. »

Enfin, à Mgr Raess, évêque de Strasbourg, les Allemands, dans la circonscription de Schlestadt, avaient ingénieusement imaginé d’opposer, sous cette fameuse étiquette « parti alsacien, » la candidature de M. Kessler, pasteur de l’église française de Berlin. On sait que les descendans des protestans français, expatriés lors de la révocation de l’Edit de Nantes, et devenus, hélas ! de fanatiques Prussiens, ont conservé leurs pasteurs particuliers, — calvinistes au milieu des luthériens, — et que le culte est encore quelquefois célébré en français. « Aux revendications de M. Schneegans, disaient aimablement les promoteurs de la candidature de cet Alsacien berlinois, M. Kessler joindra celle du droit, pour l’autorité municipale, d’ajouter l’enseignement de la langue française au programme officiel[27]. » Ainsi les Germains, — natum mendacio genus, disait déjà, il y a deux mille ans, un officier romain qui les connaissait pour avoir fait campagne en leur sauvage pays, — s’entendent à merveille, dans les pièges qu’ils préparent, à masquer le vinaigre sous le miel.

Violence aussi bien que ruse, tout demeura cependant inutile et, sous la menace même des baïonnettes prussiennes, le scrutin du dimanche 1er février 1874 manifesta l’éclatant triomphe et de la protestation française contre l’annexion, et de la protestation catholique contre Bismarck. Dans les quinze circonscriptions électorales, les quinze candidats français furent nommés avec des majorités écrasantes.

Voici les chiffres d’ensemble[28] :

Protestation française (catholiques et libéraux), 191 782.

Parti de l’autonomie, 41 945.

Allemands, 5 193.

Socialistes, 2 457.

Le journal le Temps résumait ainsi ce résultat : « L’idée de la protestation politique et nationale contre l’annexion et celle de la protestation ultramontaine contre les lois ecclésiastiques de M. de Bismarck, deux idées qui s’étaient alliées sans pourtant se confondre, l’ont emporté partout… Il n’est pas douteux que bien des électeurs libéraux et même libres penseurs ont apporté leur contingent à la majorité qu’ont obtenue les candidats ultramontains. Les ultramontains, de leur côté, ont appuyé, à Strasbourg et à Mulhouse, les candidats de la protestation purement politique et française[29]. » C’étaient, à Strasbourg, M. Lauth, et à Mulhouse, M. Hœffely, tous deux protestans.


Ainsi que nous l’avons vu, les députés d’Alsace et de Lorraine ne parurent pas à la séance d’ouverture du Reichstag, le 5 février. Avant de commencer à siéger, ils avaient jugé utile de se rencontrer, car beaucoup d’entre eux, soit par suite des différences d’opinions, soit par suite de l’éloignement de leurs domiciles respectifs, ne se connaissaient pas encore. En prenant contact, ils voulaient se concerter sur la conduite à tenir devant le Reichstag et la procédure de leur protestation. Pour cela, avant de gagner Berlin, rendez-vous fut pris à Francfort-sur-le-Mein. En cette ville où avait été signé le traité de honte et commis le crime, il était juste que fussent en revanche émise la protestation et préparée la réparation.

Accompagné, comme secrétaire, de l’abbé Fleck, curé de Saint-Martin de Metz, et de M. Abel, député libéral de Thionville, Mgr Dupont des Loges quitta Metz le 11 février. Sur tout le trajet, à travers la Lorraine, les populations accouraient, guettant le passage et implorant la bénédiction de leur vénérable évêque. Le jour même les voyageurs arrivèrent à Francfort où ils retrouvèrent un autre Lorrain, M. Pougnet, député catholique de Sarreguemines et Forbach[30].

A la même date, quittaient Strasbourg les députés libéraux d’Alsace, Teutsch, Lauth et Hœffely qui, dès le lendemain matin jeudi, à Francfort, avaient un premier entretien avec leurs collègues lorrains, dans l’appartement de Mgr Dupont des Loges.

Le jeudi soir, arrivaient à leur tour tous les députés ecclésiastiques d’Alsace et, le lendemain vendredi, les quinze députés, réunis chez leur doyen d’âge, Mgr Raess, évêque de Strasbourg, inauguraient l’union des esprits et des cœurs en vue des luttes prochaines auxquelles ils se préparaient.

Partis pour Berlin le samedi, les députés français s’y logèrent par groupes : Mgr Dupont des Loges avec MM. Germain et Pougnet à l’hôtel de Russie ; Mgr Raess à celui de Rome, hôtels situés tous deux sur la célèbre avenue Unter den Linden, la plus « brillante » de Berlin. D’autres à l’hôtel du Rhin, dans la Friedrichstrasse.

Le dimanche 15, une dernière réunion préparatoire eut lieu dans l’appartement de Mgr Raess, à l’hôtel de Rome, où fut définitivement approuvé et signé par tous le texte de la protestation à formuler devant le Reichstag : puis on se sépara, chacun demeurant libre de s’aboucher, suivant ses opinions politiques, avec les membres des partis en lesquels on pouvait espérer trouver quelque sympathie et quelque appui : le Centre catholique, certains libéraux, les socialistes et les représentans des populations opprimées par la Prusse, les Polonais, Danois et Hanovriens.

Aux catholiques d’Alsace et de Lorraine, le « Centre » avait fait des avances toutes particulières ; il les avait pendant les élections engagés à envoyer au Reichstag le plus grand nombre possible de députés, prêts à combattre de tout leur pouvoir Bismarck et ses lois ecclésiastiques ; et depuis l’arrivée à Berlin de ces députés, le « Centre » affectait de leur faire l’accueil le plus flatteur, leur souhaitant la bienvenue, et, dans la soirée du dimanche 15 février, les invitant à assister à une réunion du parti[31].

Ce premier contact avec le Centre causa toutefois aux députés français quelques désillusions : en ce milieu, les sentimens dont était enflammée leur âme ne recueillaient, au lieu de la sympathie attendue, que froide indifférence, et même hostilité cachée. « Gardez-vous, leur disait-on, de compromettre dès l’abord, par une protestation stérile, l’influence que vos prochains votes seront de nature à exercer en faveur de la cause religieuse. Le Gouvernement ne manquerait pas d’en être irrité contre le clergé alsacien-lorrain et nous ne pourrions plus, dans la suite, nous associer à vous pour défendre utilement les intérêts catholiques en Alsace-Lorraine[32]. » « Comprenez donc, disait-on encore, que nous ne pouvons pas encourir le reproche d’Heimathlosigkeit (manque de patriotisme) en marchant côte à côte avec des hommes qui auraient si gravement offensé la patrie allemande[33]. » Ainsi, envers les députés catholiques d’Alsace-Lorraine, les intentions du Centre étaient parfaitement claires : se servir d’eux, sans les aider ; tout recevoir et ne rien offrir.

Très différente était l’altitude des socialistes : les chefs écoutés de ce parti, Bebel et Liebknecht, avaient, dès le mois de mai 1871, protesté déjà avec vigueur contre l’annexion violente de l’Alsace et de la Lorraine à l’Empire d’Allemagne. Tous deux, il est vrai, par ordre de Bismarck, se trouvaient pour le moment sous les verrous, mais leurs idées dépassaient les murs des cachots.

Quant aux Polonais, comment douter de l’ardente sympathie de ces martyrs anciens envers les récentes victimes de la tyrannie prussienne ?

C’est ainsi préparés à la lutte que, le mercredi 18 février, au Reichstag, devant cette foule violemment pressée, outrageusement élégante et sourdement hostile qui s’étouffait dans les tribunes du public, les quinze députés d’Alsace et de Lorraine firent, comme on l’a vu, leur entrée dans l’arène.


III

En finir le plus promptement possible avec l’importune protestation des Alsaciens-Lorrains et faire autour d’elle la conspiration du silence, tel était le plus ardent désir du gouvernement allemand.

En déposant leur motion le lundi 16 février, pendant le discours de M. de Moltke, les Français s’attendaient à ce que la discussion fût remise à huit ou quinze jours ; grand fut donc leur étonnement de voir le président, par une ingénieuse interprétation du règlement et de l’arithmétique, en fixer la date au surlendemain.

Avant l’ouverture de la séance, toujours même conspiration d’étranglement ; d’accord avec le gouvernement, les différens groupes de la Chambre, après multiples conciliabules et nombreuses hésitations, avaient finalement renoncé à choisir dans chaque parti, comme on y avait tout d’abord pensé, un orateur chargé de répondre aux Alsaciens-Lorrains ; l’on s’en tenait au strict silence, et il était fermement convenu que, quoi que pussent dire ou faire les députés d’Alsace et de Lorraine, il ne leur serait rien répondu[34].

Pour la présentation de leur motion commune, M. Teutsch, député de Saverne, avait été désigné par tous ses collègues.

M. Edouard Teutsch, dans toute la force de l’âge, — quarante-deux ans, — vigoureux, d’aspect ouvert et sympathique, était un Alsacien pur-sang, maître de verreries à Wingen, sa ville natale, non loin de Saverne. Conseiller général du département du Bas-Rhin avant la guerre de 1870, il avait, après nos malheurs, lors des élections de février 1871, été choisi par ses compatriotes comme représentant à l’Assemblée nationale réunie à Bordeaux pour se prononcer sur la paix. A Bordeaux, il avait pris part à l’émouvante protestation des députés de l’Alsace et de la Lorraine contre la douloureuse cession de leur pays à l’Allemagne. C’est ce souvenir sans doute qui venait de le désigner au choix de ses collègues pour renouveler la même protestation devant le Reichstag.

« Il y a comme une ironie dans le nom même de M. Teutsch, écrivait, du Reichstag même, le correspondant particulier du Temps, et les journaux allemands l’ont relevée ; elle est « comique, » disent-ils. Teutsch, en effet, implique en allemand quelque chose de plus que Deutsch, à savoir un Allemand plus allemand que les Allemands ordinaires ; or, M. Teutsch, bien que possédant fort bien la langue allemande, est Français, Français jusqu’au bout des ongles, dans son apparence, ses manières, son langage ; il parle le français sans le moindre accent germanique et même avec certaines intonations parisiennes[35]. » Par ses opinions, M. Edouard Teutsch appartenait au parti libéral avancé, et c’est sous l’étiquette républicaine qu’il avait, trois ans auparavant, été envoyé à l’Assemblée nationale. Tel est l’homme que, d’un plein accord, ses collègues de toutes opinions, catholiques et protestans, avaient choisi en la circonstance comme leur commun porte-parole.

Au solennel rendez-vous, tous s’étaient montrés exacts. L’ouverture de la séance était fixée pour une heure de l’après-midi ; à une heure moins le quart, le groupe des Alsaciens-Lorrains pénétrait dans la salle. Non seulement, depuis longtemps, dans les tribunes, le public était en place, mais encore la salle était occupée déjà par les députés ; les membres du bureau eux-mêmes se groupaient autour du président, tous, comme aux aguets, attendant les victimes dans une atmosphère de combat.

C’est au milieu de cette hostile curiosité que M. Teutsch monta vers le fauteuil du président pour s’enquérir, au nom de ses collègues, de l’heure à laquelle pourrait venir leur affaire. Après minutieuse consultation de l’ordre du jour, le président répondit que, plusieurs autres affaires étant auparavant à traiter, la motion de MM. Teutsch et consorts ne pourrait guère venir avant trois heures et demie ou trois heures trois quarts.

Il y avait donc deux heures au moins à attendre, et ces messieurs, ne s’intéressant guère aux débats engagés, s’apprêtaient à quitter momentanément la salle quand, par bonheur, ils furent arrêtés par M. Kryger, député de ce pays de Sleswig, violemment arraché, quelques années auparavant au Danemark par la Prusse. « Gardez-vous bien de sortir, leur dit-il. Pareille chose m’est arrivée ici à moi-même. J’avais déposé une protestation que je comptais développer ; le président m’avait assuré que mon tour de parole ne viendrait qu’entre trois et quatre heures. A trois heures, quand je rentrai dans la salle, mon affaire était passée ; en mon absence, le président avait fait procéder au vote sans aucun débat ; pour se débarrasser des orateurs désagréables, c’est une finesse habituelle de sa part[36]. »

Avant l’ouverture de la séance, un autre incident se produisit encore. M. Teutsch était revenu près du président et une discussion s’établit entre eux, de façon si animée et à voix si haute qu’une partie de la salle put l’entendre. M. Teutsch voulait qu’il fût permis à un député lorrain, ne sachant pas l’allemand, de s’exprimer en français. Cet incident causait dans la salle un certain émoi ; au pied de la tribune, autour de M. de Bismarck, le groupe alsacien-lorrain essayait de raisonner avec lui : « Vous-même, monsieur le Chancelier, disaient-ils, ne vous plaisez-vous pas à user, avec beaucoup de facilité, de la langue française ? » — « Pas ici ! » répondit brusquement Bismarck en escaladant les marches de la tribune présidentielle autour de laquelle se forma une sorte de conciliabule sur cette épineuse question[37].

Ce conciliabule terminé, le président ouvrit la séance. Très rapidement, au milieu de l’inattention générale et du brouhaha des conversations, furent expédiées les quelques questions accessoires figurant en tête de l’ordre du jour ; mais soudain, le silence se fit et l’attention se fixa : M. Teutsch avait quitté à nouveau sa place et marchait vers la tribune. La bataille attendue allait commencer.

La tribune ! Pour y arriver, ce fut une véritable marche d’approche et c’est de haute lutte qu’il fallut la conquérir. Les abords en étaient rigoureusement gardés ; dans l’hémicycle, cent députés debout, menaçans, le regard provocateur, se tenaient prêts à la lutte. « Sur son chemin, a raconté le correspondant particulier du XIXe Siècle, M. Teutsch s’est trouvé en butte à des rodomontades toutes prussiennes. J’ai été frappé notamment à la vue d’un monsieur qui l’attendait au pied même de la tribune et qui, le regardant fixement, d’un air insolent, lui dit en frisant sa moustache : « Et surtout, monsieur, pas d’insolence ![38] » Ces obstacles surmontés et la tribune enfin conquise, M. Teutsch, très calme, de sa taille imposante, dominait l’orage et le bruit.

La requête relative à l’usage de la langue française fut, comme on le peut penser, rapidement écartée. Ne pouvant donc s’exprimer dans sa langue maternelle (terme qui excita dans l’auditoire un murmure de mécontentement), M. Teutsch, après s’être excusé de son peu d’habitude de la langue allemande et avoir soulevé par-là d’ironiques protestations, commença la lecture de son discours, traduit, expliqua-t-il, d’un texte d’abord composé en français.

Son manuscrit en main, M. Teutsch s’en servait comme d’une sorte d’écran contre les regards hostiles et les injurieuses exclamations de la horde aboyante pressée au pied de la tribune et dressée face à lui[39].

Avec une constante insistance, tourné vers le banc des ministres, il s’adressait à M. de Bismarck, comme parlant pour lui seul. Celui-ci, feignant l’indifférence, affectait d’écrire, sans écouter ni lever la tête[40].

« Les habitans de l’Alsace-Lorraine, déclarait l’orateur au milieu des murmures et du tumulte déchaînés dès ses premières paroles, les habitans de l’Alsace-Lorraine, que nous représentons ici, nous ont confié une grave et rigoureuse mission, dont nous voulons nous acquitter en conscience. Nous avons le devoir de vous exprimer les sentimens de nos électeurs au sujet de ce traité qui, après votre dernière guerre contre la France, leur a violemment ravi leur patrie. L’intérêt même de l’Allemagne est de nous entendre. Par le sort de la guerre, votre victoire vous donnait incontestablement le droit d’exiger une indemnité. Mais l’Allemagne a dépassé la limite des droits d’une nation civilisée… »

A peine ces mots étaient-ils prononcés que l’orage éclatait : cris furibonds, coups de pieds roulant sur le plancher, formidable vacarme[41]. « Cent canons Krupp, tonnant à la fois, affirme un témoin, n’étaient rien en comparaison des hurlemens poussés en ce moment[42]. » « Pas d’insolence[43], » répétait, avec une gesticulation forcenée et grotesque, au pied même de la tribune, un vieillard que son âge aurait dû préserver d’une aussi indécente manifestation ; c’était le baron Adalbert Nordeck zur Rabenau, député de Giessen, dans le grand-duché de Hesse. « Le chevalier hessois, raconte un témoin allemand, — le correspondant de la Frankfurter Zeitung, — criait d’une façon que seule la considération que nous avons pour ses cheveux blancs nous empêche de qualifier. C’est en vain que ses voisins l’avertirent, c’est en vain que le président lui fit des signes multiples pour l’engager à se calmer ; comme il ne s’arrêtait pas dans sa fureur, au moment même où M. Delbrück descendit dans l’arène pour mettre un terme au scandale, le président envoya le secrétaire Weigel qui prévint le ministre, saisit le chevalier par le bras et l’entraîna dans un coin où il parvint à grand’peine à le calmer. »

« Le chevalier Nordeck, ajoute le même témoin, était le plus violent, mais non pas le seul violent… Le prince Lichnowsky et le comte Arnim-Boytsemburg occupaient les premiers fauteuils du côté des « conservateurs libres, » et ces rejetons de l’ancienne noblesse se conduisirent comme ne s’était jamais conduite la suite de Toelke. Quand, une fois, le comte Arnim, préfet de Metz, interrompit l’orateur, sans motif sérieux, par un rire strident, celui-ci lui cria : « Votre « rire nous honore, monsieur ! » le comte baissa aussitôt la tête, honteux de lui-même[44]. »

Au milieu du bruit et de l’excitation générale, Bismarck lui-même avait abandonné son calme apparent, interrompu son attentif travail d’écriture et levé la tête pour hurler avec les loups et pousser, lui aussi, de forcenés : « Ah ! Ah ![45]. »

Mais de sa forte voix, l’Alsacien Teutsch, — après un rappel à l’ordre du président, aux frénétiques applaudissemens de toute la salle, — parvenait malgré tout à dominer le tumulte :

« Oui, répétait-il, l’Allemagne est sortie des limites du droit quand elle a imposé à la France vaincue ce douloureux sacrifice de se laisser arracher un million et demi de ses enfans.

« Au nom des Alsaciens-Lorrains livrés comme rançon par le traité de Francfort, nous venons protester ici contre cet abus de la force dont notre pays est victime… C’est à la fin d’un siècle qui peut à bon droit passer pour un siècle de lumières et de progrès que l’Allemagne prétend nous asservir et nous réduire en esclavage. (Rires dans la salle.) N’est-ce pas, pour un peuple, un esclavage moral intolérable que d’être livré, contre sa volonté, à une domination étrangère ? Des êtres raisonnables, des hommes, ne se vendent pas, ne se livrent pas comme une marchandise ; un tel pacte est contraire au Droit.

« D’ailleurs, en admettant même, — ce à quoi nous nous refusons, — que la France eût le droit de nous céder… un contrat ne vaut, que par le libre consentement des parties ; or, c’est l’épée sur la gorge que, saignante et épuisée, la France a signé notre abandon. (Eclats de rire dans la salle.) Non, ce n’est pas de sa libre volonté qu’a agi la France, mais bien sous les violences d’un conquérant, et les lois de notre pays tiennent pour nul un consentement obtenu par violence.

« Pour donner à la cession de l’Alsace-Lorraine une apparence de légalité, le moins que vous pouviez faire, c’était de soumettre cette cession à la ratification du peuple cédé.

« Un célèbre jurisconsulte, le professeur Bluntschli, de Heidelberg, dans son Droit international codifié, article 285, enseigne ceci : « Pour qu’une cession de territoire soit valable, « il faut la reconnaissance par les personnes habitant le territoire cédé et jouissant de leurs droits politiques. Cette « reconnaissance ne peut jamais être passée sous silence ou « supprimée, car les populations ne sont pas une chose sans « droits et sans volonté dont on transfère la propriété.

« Ni la morale, ni la justice, continua l’orateur, ne peuvent légitimer notre annexion à votre Empire… Notre raison, notre cœur, tout en nous se révolte ; dans le plus profond de nos cœurs, nous nous sentons irrésistiblement attirés vers notre patrie et, si nos sentimens étaient autres, nous ne serions véritablement pas dignes de votre estime (des Oh ! oh ! oh ! ironiques accueillirent ces paroles) . Lorsque deux siècles durant, en une pensée commune, en de communs efforts, en un commun travail, on a vécu étroitement unis, les liens sont devenus si forts que rien, ni les raisonnemens, ni encore moins la force brutale ne sont capables de les briser…

« Les ennemis de notre cause s’appliquent à répandre dans la presse et aussi, sans doute, dans l’enceinte de cette assemblée, l’opinion que l’Alsace-Lorraine a fait, aux élections du 1er février, une démonstration purement religieuse et catholique et non une démonstration française. S’il est vrai que les vexations dont le clergé est victime en Prusse et dont s’indignent nos catholiques d’Alsace-Lorraine ont eu pour résultat d’amener sur vos bancs un si grand nombre d’honorables ecclésiastiques, connus par leur patriotisme autant que par leur foi, nous n’en protestons pas moins unanimement contre cette interprétation erronée. Elle ferait tout particulièrement sourire de dédain la fraction protestante et républicaine, dont je fais partie, si nous n’y voyions une de ces manœuvres perfides familières à certains de vos politiques et qu’il est utile de dévoiler.

« Tous, tant que nous sommes, députés d’Alsace et de Lorraine, avons été envoyés ici par nos électeurs pour affirmer, devant cette Chambre, et notre attachement à la patrie française, et notre droit de décider de notre sort sans intervention étrangère[46]

« Amère dérision ! l’Allemagne nous a revendiqués comme membres de sa famille ; c’est à titre de frères qu’elle nous réclame !… Nous prisons, plus que personne, le principe de la fraternité des peuples, mais, je vous l’avoue, il nous sera impossible de voir en vous des frères tant que vous refuserez de nous rendre à la France, notre vraie famille ! »

Enfin, en une émouvante péroraison, l’orateur s’élevait à une hauteur d’éloquence presque prophétique : « C’est dans l’ivresse de la victoire, — lançait-il, la voix stridente et en redressant sa haute taille, — c’est dans l’ivresse de la victoire qu’il faut chercher la seule et véritable cause de l’exorbitante prétention en vertu de laquelle nous sommes aujourd’hui les vassaux de votre Empire. En cédant à cette ivresse, l’Allemagne a commis la plus grande faute peut-être qu’elle ait à inscrire en toute son histoire. Il dépendait d’elle, après ses triomphes, de conquérir par sa générosité, non seulement l’admiration du monde entier, mais encore les sympathies de son ennemi vaincu et surtout les nôtres, à nous, habitans d’Alsace et de Lorraine. Il dépendait d’elle d’amener un désarmement de l’Europe et de fermer à tout jamais peut-être, entre peuples faits pour s’aimer, l’ère sanglante des guerres. Il lui suffisait pour cela, s’inspirant du libéralisme que nous aurions pu supposer chez une nation aussi éclairée, de renoncer à toute idée d’agrandissement et de laisser intact le territoire français. L’Allemagne, à cette condition, devenait la plus grande et la plus estimée des nations et s’élevait à une place sans égale parmi les peuples de l’Europe. » (Une grande hilarité [grosse Heiterkeit] saisit la salle à ces paroles.)

« Pour ne pas avoir suivi en 1871 le conseil de la modération, conclut M. Teutsch, que récolte-t-elle aujourd’hui ? De son envahissante puissance, toutes les nations de l’Europe se défient et elles multiplient leurs armemens. Pour maintenir ce renom guerrier qui ne contribue guère pourtant au vrai bonheur des peuples, l’Allemagne a tout épuisé, prodigué des sommes fabuleuses et veut aujourd’hui augmenter encore une armée, si formidable déjà cependant. Et que vous promet, messieurs, le plus prochain avenir ? Au lieu de cette ère de paix et d’union entre les peuples… Qu’avez-vous à attendre ? Vous entrevoyez, peut-être avec le même effroi que nous, de nouvelles guerres, de nouvelles ruines, de nouvelles victimes, de nouveaux tributs prélevés dans vos familles par la mort[47]. »

Ici, un gros émoi (grosse Unruhe, dit le compte rendu sténographique) remplaça soudain les éclats de rire.


CH. GAILLY DE TAURINES.


  1. Gazette de France, 19 février. Correspondance de Berlin, datée du 16.
  2. Stenpgraphische Berichte des deutschen Reichstages ; 2 Legislatur Période 1 Session 1874 ; Séance du 16 février.
  3. Gregor Samarow (Oscar Meding), dans le premier numéro de sa Revue : Le Miroir de l’Empire allemand. Cité par la Gazette de France, 9 janvier 1874.
  4. Stenographische Berichte des deutschen Reichstages.
  5. Le Monde, 8 mars 1874. Correspondance d’Allemagne.
  6. Cité par Le Monde, 23-24 février.
  7. Le Temps, 10 février 1874.
  8. Voir G. Goyau, Bismarck, l’Église et le Kulturkampf, in-12, Perrin, t. II.
  9. Moniteur Universel, 19 janvier 1874.
  10. L’Univers. Lundi 19 janvier 1874.
  11. Le XIXe Siècle. Jeudi 8 janvier 1874.
  12. Le Temps, mardi 27 janvier 1874.
  13. Le XIXe Siècle, 11 janvier.
  14. Reproduit par le Temps, 15 janvier.
  15. Le Temps, mardi 27 janvier.
  16. Le Temps, mardi 27 janvier.
  17. Le Temps, mardi 27 janvier.
  18. L’Univers, 11 janvier.
  19. Abbé Félix Klein, Mgr Dupont des Loges, 1 vol. 8°. Paris, 1899.
  20. Ibid.
  21. L’Univers, Dimanche, 18 janvier 1874.
  22. Le XIXe Siècle. Jeudi 8 janvier. Voy. aussi Florent Matter, l’Alsace-Lorraine de nos jours. Paris, 1908 et F. Régamey, l’Alsace après 1870, in-16. Paris, 1911.
  23. Le Temps, 15 janvier 1874.
  24. J. et F. Régamey, L’Alsace au lendemain de la conquête, 1 vol. in-16, Paris, 1912.
  25. Le XIXe Siècle, 28 janvier.
  26. L’Univers, lundi 19 janvier, 1874.
  27. Le Temps, mardi, 27 janvier.
  28. Le Temps, 9 février.
  29. Le Temps, mercredi 4 février.
  30. Abbé Félix Klein, op. cit.
  31. Le Temps, jeudi 19 février, citant la Gazette d’Elberfeld.
  32. Abbé Félix Klein, op. cit.
  33. Le XIXe Siècle, 26 février.
  34. Le Temps, samedi 21 février : « On écrit de Berlin à la Gazette de Cologne. »
  35. Le Temps, samedi 21 février.
  36. Le XIXe Siècle, lundi 2 mars, Lettre d’Alsace, Mulhouse, 27 février.
  37. Le Temps, samedi 21 février.
  38. Le XIXe Siècle, mercredi 25 février, lettres de Berlin.
  39. Le XIXe Siècle, lundi 2 mars.
  40. Le Moniteur Universel, 21 février.
  41. Le Monde, 23-24 février, d’après la Frankfurter Zeitung.
  42. Le XIXe Siècle, mercredi 25 lévrier.
  43. Stenographische Berichte. M. Florent Matter, directeur de l’Alsacien-Lorrain de Paris, a publié dans un numéro spécial (n° 272, année 1918) le texte complet du discours de M. Teutsch.
  44. Frankfurter Zeitung, 19 février 1874, reproduit par le Monde'', 23-24 février. Le XIXe Siècle, lundi 2 mars ; Même scène contée par son correspondant.
  45. Le XIXe Siècle, lundi 2 mars, lettre d’Alsace.
  46. Wir sind durch unsere wähler in dieses Haus geschickt worden um ihnen unsere Anhänglichkeit an das französische Vaterland Kund zu gebem, sowie auch unser Recht über unsere Geschicke ohne Fremde Einmischung entscheiden zu dürfen. (Stenographische Berichte des deutsbhen Reichstages.)
  47.  ?