La Province pendant le siège, — La situation politique et sociale

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La Province pendant le siège, — La situation politique et sociale
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 92 (p. 299-326).
LA PROVINCE


PENDANT LE SIÈGE DE PARIS




SA SITUATION POLITIQUE ET SOCIALE




L’impression de la province à la nouvelle de la révolution du 4 septembre fut une profonde stupeur. Ce n’est pas que les populations eussent conservé la foi napoléonienne ; les désastres du mois d’août avaient produit un grand déchirement dans l’âme populaire. L’idole de la veille avait été renversée sous la colère de ses plus fervens adorateurs. Ces bourgeois et ces paysans, affamés d’ordre et de sécurité matérielle, se regardaient tout à coup comme des dupes et des victimes ; l’empereur tombait sans exciter un regret, sans provoquer un mouvement de pitié ou de sympathie. Il y avait contre lui cette violente explosion de haine que l’on rencontre chez l’homme ruiné par un mandataire longtemps estimé et tout à coup découvert infidèle. La fin de l’empire était donc prévue et paraissait nécessaire. Les habitudes et les traditions politiques des Français ne permettaient pas qu’un pouvoir aussi humilié se maintînt ou reparût ; mais l’événement du 4 septembre impliquait autre chose que la chute d’une dynastie : il se produisait dans des circonstances et avec des caractères qui excitèrent la réprobation sourde de la province presque entière. — Il faudrait singulièrement méconnaître le tempérament politique des département pour ne pas comprendre : qu’ils furent alarmés, irrités de ces procédés. La province est avant tout éprise de légalité ; elle se disait, avec raison, que, s’il suffisait d’une escalade au palais Bourbon ou à l’Hôtel de Ville pour constituer un gouvernement, il n’y avait plus de quiétude pour la France, que le pays allait être en proie à toutes les secousses, à toutes les violences, à tous les hasards. L’on ne saurait croire quelles furent la vivacité et la ténacité de ces impressions, car elles subsistent encore aujourd’hui, même après le long siège de Paris. Depuis vingt ans, les provinciaux s’étaient toujours promis de ne jamais autoriser un renouvellement de 1848. Ils le disaient bien haut, ils prétendaient que l’on comptât avec eux, et qu’on ne leur imposât plus des faits accomplis. La proclamation de la république à l’Hôtel de Ville sans leur consentement fut donc pour eux un désappointement. Ils en gardèrent et ils en gardent encore rancune. On disait alors que la capitale ne devait plus être une ville aussi mobile, aussi impressionnable que Paris, qu’il n’y avait sur le quai d’Orsay aucune sécurité pour la chambre, que la garde nationale parisienne n’offrait à la légalité et à l’ordre public aucune garantie suffisante. On le dit encore. Ni les cinq mois de siège héroïquement supportés par la population parisienne, ni sa noble attitude pendant l’occupation prussienne, ne sont parvenus à effacer le souvenir du coup de main du 4 septembre et de la tentative du 31 octobre. La province admire et craint Paris.

D’autres circonstances agirent dans un sens opposé. Ce fut d’abord l’entrée du général Trochu dans le gouvernement inauguré le 4 septembre. À plusieurs points de vue, le gouverneur de Paris était sympathique à la province. La personne même, les antécédens, les relations du général Trochu, paraissaient aussi de sérieuses garanties. Le titre heureux que prit le gouvernement du 4 septembre ne fut pas non plus sans exercer une favorable impression. On aimait à croire que la défense nationale serait non-seulement l’étiquette, mais l’objectif unique de ce pouvoir de transition ; on se disait en même temps que ses jours étaient comptés, et qu’une organisation plus régulière, plus définitive, ne tarderait pas à lui succéder. Ce qui contribua plus encore que la présence du général Trochu à dissiper les premières préventions et à rassurer les provinces, ce fut la mission diplomatique de M. Thiers. Le concours indirect de cet homme d’état parut un gage de la modération de l’administration nouvelle ; on le regarda comme le parrain ou la caution du gouvernement de la défense nationale. On vit avec plaisir que ce gouvernement improvisé ne se montrait pas complètement exclusif ; on en augura bien pour l’avenir. L’opinion publique se faisait d’ailleurs les illusions les plus grandes sur l’efficacité du voyage de M. Thiers. Tour à tour on crut que la Russie, l’Autriche, l’Italie, séduites par la parole persuasive de notre célèbre orateur, interviendraient pour nous sauver. Ces espérances allégèrent longtemps le sentiment de nos maux, et valurent bien des adhésions au gouvernement. Enfin la convocation à bref délai de l’assemblée constituante éloigna les derniers restes de crainte. Si terrible que fût la situation de la France, peu d’hommes alors allaient jusqu’au fond des choses. Chacun attendait pour un terme prochain la délivrance et un gouvernement régulier. On savourait à l’avance ces événemens heureux, et l’on s’épargnait les récriminations. À aucun instant de ce siècle, la France ne fut aussi unie que dans la seconde quinzaine de septembre. Il n’y avait pour ainsi dire plus de partis, ou du moins ils se dissimulaient eux-mêmes et s’oubliaient. Les mauvaises impressions des premiers jours avaient cédé la place à des sentimens plus favorables. Chacun était décidé à soutenir les ministres de la défense nationale, sous la réserve « qu’ils n’interviendraient dans ce désordre de l’armée, des finances et de l’administration que pour établir un bilan nécessaire, comme des liquidateurs et des syndics. » Si l’on eût alors procédé à des élections, elles eussent produit une chambre républicaine sans arrière-pensée. Dans la plupart des départemens, où l’on fit des listes de candidats, les conservateurs éliminèrent systématiquement tous les anciens députés et tous ceux qui avaient porté l’attache officielle. C’était appliquer à l’avance et de plein gré les décrets de M. Gambetta, qui excitèrent quatre mois plus tard une réprobation aussi universelle que méritée. Quelles ont été les causes du revirement si profond qui s’est produit dans ces derniers mois ? Il faut faire ici la pénible histoire des défaillantes, des désordres, des actes d’arbitraire, dont la province fut trop longtemps le théâtre. C’est un triste et lamentable spectacle, qui résume toutes les imperfections et tous les vices de notre caractère national, de notre système administratif et de nos traditions gouvernementale. — Cette période de cinq mois, qui s’étend du 19 septembre à l’armistice du 28 janvier, peut et doit se diviser en trois époques distinctes. La première finit le 9 octobre par l’arrivée à Tours de M. Gambetta ; elle est caractérisée surtout par les irrésolutions, les inquiétudes, les agitations des fonctionnaires et des foules dans les grands centres ; c’est déjà l’anarchie et l’usurpation, ce n’est pas encore le crime dans la rue ni le despotisme éhonté. La seconde époque s’étend de l’arrivée de M. Gambetta jusqu’à la nouvelle de la chute de Metz et à la rupture des négociations pour l’armistice, c’est-à-dire jusqu’au 4 ou au 5 novembre : le désordre et la dictature s’accentuent, ainsi que les violences populaires ; mais c’est dans la troisième phase, du 5 novembre au 28 janvier, que tous les fléaux paraissent déchaînés sur la France, dans les grandes villes les méfaits d’une populace cynique, le délire de proconsuls renversant toutes les lois, le capricieux pouvoir d’un dictateur emporté à la dérive par les passions révolutionnaires.


I.[modifier]

Il semble que, par le choix des membres qui composèrent la délégation de Tours, le gouvernement du 4 septembre eût voulu calmer le froissement éprouvé par la province. MM. Crémieux et Glais-Bizoin, quoique députés de Paris, avaient en effet des liens nombreux avec le reste de la France. Chacun d’eux pouvait être considéré par les départemens comme una persona grata. Ils avaient une bonne situation, l’un en Bretagne, dans les Côtes-du-Nord, l’autre au midi dans la Drôme. ; ils offraient également l’une des garanties que la province apprécie et recherche le plus : la fortune. C’étaient deux vétérans parlementaires qui n’avaient jamais excité la haine, ni même la crainte d’aucun parti. On était habitué à les regarder comme des hommes bien intentionnés, débonnaires, plus capables de vanité que de despotisme. Quoique l’un, M. Crémieux, eût montré, dans diverses circonstances de sa vie politique, un penchant trop accusé pour les idées socialistes et les traditions révolutionnaires, il ne passait pas cependant pour un sectaire ou un jacobin. Ils avaient enfin, ce qui est d’un grand prix en province, la réputation d’hommes corrects et respectables dans la vie privée. C’étaient là de grands avantages, qui assuraient aux deux délégués la bienvenue dans les départemens : ils étaient sûrs de ne pas rencontrer mauvais accueil ; mais, si l’on réfléchit à l’immensité de la tache qui allait incomber aux délégués de Tours, on ne doit pas s étonner que la province ne se soit pas sentie parfaitement rassurée par la présence de MM. Crémieux et Glais-Bizoin. Les sympathies ne suffisent pas pour enchaîner la confiance ; l’on s’effrayait de voir deux vieillards prendre sur leurs épaules un fardeau si lourd dans un pareil moment. Derrière eux se montrait un homme jeune, alerte, d’une activité dévorante : c’était M. Clément Laurier. Peu connu en province, M. Laurier n’apportait aucun crédit au gouvernement de Tours. On le savait avocat et ancien secrétaire de M. Crémieux ; sa carrière politique se bornait à une plaidoirie dans l’affaire du prince Pierre Bonaparte. On ne tarda pas à s’apercevoir que M. Laurier n’était pas une personnalité assez austère pour donner à la délégation la force qui lui manquait. Malgré ses circulaires, il passa toujours pour avoir plus de désinvolture que de gravité. Ce n’était certainement pas lui qui pouvait servir de lest et donner du poids à la délégation que Paris avait envoyée à la province pour travailler au salut commun. Plusieurs personnages encore étaient arrivés à Tours à la veille de l’investissement de Paris, entre autres M. le vice-amiral Fourichon, qui prit et déposa en peu de semaines le portefeuille de la guerre, et M. le comte Chaudordy, qui dirigea par intérim les affaires étrangères. Quoique peu connus aussi du public, ils eurent bientôt gagné non-seulement la sympathie, mais la confiance générale. Ce n’est pas qu’on se fît illusion sur le rôle qui leur était réservé. Chacun savait qu’ils n’auraient qu’une influence secondaire, limitée à leur ministère particulier ; mais dans cette sphère bornée ils surent mériter l’estime. M. Fourichon eut le courage de s’opposer quelque temps à la dictature de M. Crémieux. Il représenta longtemps les idées d’ordre et d’organisation, puis tout à coup, par un mystère encore inexpliqué, il sembla prendre à tâche de dérouter l’opinion publique en acquiesçant aux actes les plus violens de la délégation de Bordeaux. M. Chaudordy eut le mérite de tenir avec fermeté le poste difficile qui lui était confié. Après les généraux d’Aurelle, Faidherbe et Chanzy, M. Chaudordy est un des hommes en petit nombre que la crise actuelle aura mis en évidence au milieu de cette disette de talens spéciaux qui afflige notre pays.

Le gouvernement du 4 septembre s’était empressé de congédier tous les préfets, dont beaucoup eussent dû rester à leur poste, dans l’intérêt de la bonne administration et du salut national. M. Gambetta, alors ministre de l’intérieur, ne s’était pas certainement livré à un long travail pour arrêter la liste des nouveaux préfets. Tous les noms démocratiques, même démagogiques, qui avaient atteint dans le barreau ou la presse une notoriété quelconque, si faible qu’elle fût, semblent avoir été tirés au hasard, et répartis sans ordre et sans soin dans les quatre-vingt-neuf département de la France. Quelle qu’ait été la singulière méthode qui ait présidé à cette opération, l’on peut cependant diviser en deux catégories distinctes les préfets du 4 septembre. Les uns étaient d’anciens candidats de l’opposition, auxquels on confiait le soin d’administrer les départemens où ils avaient soutenu la lutte électorale. C’était en elle-même une idée assez fausse que de confier l’administration des départemens à des candidats malheureux, généralement avancés, parfois exaltés, qui avaient des rancunes personnelles et des engagemens avec les partis locaux. Les autres, plus nombreux, avaient une origine différente : c’étaient presque tous des avocats ou des journalistes parisiens. L’on ne pourrait dire, sauf quelques exceptions, que ce fût la fleur du palais ou de la presse ; la plupart étaient profondément inconnus, même des hommes qui suivent avec le plus d’attention le mouvement politique et littéraire. Telle était l’étrange situation que la révolution de septembre avait faite à la province. Les meilleurs et les plus corrects de ces fonctionnaires n’avaient en général aucune idée des mœurs et des habitudes provinciales. Ces nouveau-venus tombaient du ciel comme des prophètes inspirés, avec des allures incomprises. Ils étaient isolés, méconnus, sans action au milieu des populations inquiètes.

Au-dessous de l’administration départementale vient l’administration communale. Qu’allait faire le gouvernement provisoire avec les conseils municipaux récemment élus ? Ils étaient certainement l’expression de la libre volonté du pays. Il n’est pas aisé de falsifier la représentation communale. Le gouvernement n’en a guère le pouvoir. Les hommes d’état du 4 septembre auraient donc pu accepter les conseils existans ; ils auraient eu la faculté, soit de maintenir les maires, soit de les révoquer et de les remplacer à leur gré. S’ils avaient voulu rester fidèles aux principes de toute leur vie, ils auraient pu encore, par une mesure générale, remettre aux conseils municipaux le choix des maires et des adjoints. Enfin, si des scrupules excessifs ou des défiances exagérées dominaient dans leur esprit à l’égard de ces conseils élus dans le dernier mois de l’empire, il était facile de refaire les élections ; c’était une mesure qui n’entraînait ni beaucoup de délais, ni beaucoup d’agitations. Le gouvernement ne suivit aucun de ces systèmes, qui avaient le mérite de la simplicité et de la loyauté : il agit sans plan et sans suite. Il convoqua bien les électeurs pour le 25 septembre, mais il revint bientôt sur sa décision première, et cassa les conseils municipaux, pour les rétablir ensuite sous une forme ou sous une autre dans beaucoup de départemens. La mesure la plus générale fut de les remplacer par des commissions administratives ou municipales, composées de trois, cinq ou sept membres, quelquefois plus, suivant la population de la commune : les membres de ces commissions étaient d’ordinaire les conseillers municipaux qui avaient réuni le plus de voix dans les élections du mois d’août. Le maire fut désigné sous le nom de « président de la commission municipale. » Si cette transformation dans les mots avait un sens, ce ne pouvait être que le rétablissement de ces administrations collectives qui furent inaugurées, puis bientôt abandonnées par notre première révolution, et qui sont encore regrettées par beaucoup de publicistes sérieux. Le moment toutefois était mal choisi pour ces innovations. En fait, l’administration communale fut livrée à l’arbitraire des préfets, qui, dans beaucoup de départemens, se comportèrent vis-à-vis des municipalités avec la plus capricieuse omnipotence. Ce fut un véritable chaos. Il n’y eut pas deux provinces contiguës ayant le même régime municipal. Ici, l’on respectait la représentation communale telle qu’elle était sortie de l’urne sous l’empire : là, on intronisait chaque jour des fonctionnaires et des conseillers nouveaux, créatures préfectorales d’une vie dépendante et éphémère.

Une question plus importante encore, à laquelle on attachait le salut de la France, était la convocation d’une assemblée nationale. Le gouvernement l’avait promise, et la majorité des provinces la désirait. Les électeurs furent convoqués pour le 16 octobre, puis pour le 2 du même mois, et de nouveau pour le 16. La fatalité qui pesait sur la France fit encore rapporter ces décrets comme tant d’autres. On s’était préparé à ces élections avec autant d’activité que l’exigeait la brièveté des délais. Les partis avaient été presque unanimement relégués à l’écart. La république était sincèrement acceptée, les électeurs montraient des dispositions favorables pour les noms nouveaux et pour les hommes jeunes ; mais quelle était la conduite du gouvernement à l’égard du suffrage universel, de ce souverain dont il avait si souvent, dans l’opposition, prétendu défendre la liberté violée ? Hélas ! c’est un triste spectacle que celui des démentis que les hommes réputés les plus libéraux se donnent à eux-mêmes. Il nous reste du mois de septembre deux documens sur les élections, une circulaire de M. Laurier, un décret de M. Crémieux. Tous deux renouvellent les vieux erremens pour égarer et fausser le suffrage. La circulaire de M. Laurier, en date du 23 septembre, rappelle aux préfets qu’il est de leur devoir « d’éclairer » les électeurs, sur lesquels « les pratiques de la candidature officielle ont exercé une action si démoralisatrice. » Elle préjuge la question à résoudre en proclamant que la forme républicaine est supérieure au suffrage universel, et n’en pourrait en aucun cas supporter une atteinte. On ne saurait sans doute avoir une déférence plus outrecuidante pour un souverain nominal auquel on prétendrait dicter des ordres.

Ce qu’était comme conseil la circulaire de M. Laurier, le décret de M. Crémieux l’était comme injonction. Toutes les lois électorales antérieures étaient remaniées de manière à fausser les résultats du scrutin. Il eût été facile de s’en tenir aux prescriptions du décret de Paris du 8 septembre 1870, qui rétablissait purement et simplement la loi du 15 mars 1849 ; mais les membres de la délégation de Tours avaient le goût des innovations. La question du suffrage au canton et du suffrage à la commune a toujours été l’objet de vives contestations. Des deux côtés, on fait valoir des argumens solides. Contre le scrutin communal, on allègue les difficultés matérielles des urnes, des vérifications, l’impossibilité de la complète indépendance et du secret effectif des votes. Contre le scrutin cantonal, on invoque les distances, l’inégalité qui en résulte entre les habitans des villes et les habitans des campagnes, la prépondérance injuste qui en ressort pour les partis avancés ou exaltés. Ces objections ont une incontestable force. Aussi beaucoup d’esprits éclairés ont-ils pensé qu’il y avait un juste milieu à saisir, et qu’il conviendrait de multiplier le fractionnement cantonal en lui donnant la base fixe de la distance et de la population, La loi de 1849 n’avait pas été aussi sage, mais elle avait-encore laissé assez de marge pour rester libérale, si elle était impartialement appliquée. D’après cette loi, le scrutin devait s’ouvrir sous la présidence du maire au chef-lieu de canton. Cependant, en raison des circonstances locales, le canton pouvait être divisé en sections, dont le nombre était laissé à la sagesse du préfet ; ces sections devaient être présidées par le maire de la commune où le vote avait lieu. Ces dispositions prêtaient sans doute à l’arbitraire préfectoral ; elles n’étaient pas néanmoins oppressives. M. Crémieux les modifia d’une manière qui échappa aux esprits superficiels, mais qui avait une grande portée. Il limita le nombre des sections cantonales à deux ou trois circonscriptions fixées par le préfet, et il prescrivit que « le préfet pourrait désigner pour chaque section où l’élection aurait lieu le président du bureau électoral. » Cette innovation avait de grands inconvéniens : elle interdisait le fractionnement efficace, elle maintenait les distances beaucoup trop grandes ; des électeurs devaient avoir souvent 3 ou 4 lieues à faire pour se rendre aux lieux du vote et autant pour en revenir, soit 6 ou 8 lieues. C’était exiger des habitans des campagnes beaucoup de fatigues, de perte de temps et même d’argent ; c’était mettre à un haut prix l’accomplissement de leurs devoirs civiques, ou plutôt, disons le mot, c’était vouloir les éloigner. La disposition qui permettait aux préfets de désigner les présidens des bureaux électoraux était encore plus abusive ; mais voici la mesure qui couronnait cet échafaudage d’arbitraire. D’après toutes les lois antérieures, les préfets, sous-préfets, secrétaires-généraux, n’étaient éligibles dans les circonscriptions qu’ils avaient administrées que six mois après être sortis de fonctions. M. Crémieux jugea bon de réduire ce délai de six mois à un délai illusoire de dix jours. Ainsi un préfet avait toutes facilités pour préparer sa candidature avec l’omnipotence qu’il devait à sa position. Il pouvait fixer les circonscriptions de scrutin, désigner le président des bureaux électoraux, puis sortir de charge quelques jours seulement avant le scrutin. C’était une étrange manière de respecter la liberté des votes et de conserver la dignité des fonctionnaires. Ces mesures donnèrent lieu à un lamentable spectacle. On vit un grand nombre de préfets, de sous-préfets, de secrétaires-généraux, donner leur démission, la retirer, la redonner de nouveau, la retirer encore, si bien que beaucoup de ces personnages se démirent trois fois de leurs fonctions et y rentrèrent trois fois en moins d’un mois ! Toute l’administration fut dans un perpétuel désarroi et dans un incessant renouvellement. Ces préfets candidats descendaient de leur préfecture et y remontaient avec une merveilleuse facilité, comme si leur personne eût été l’intérêt suprême. Dans les circonstances les plus graves pour la France, un tiers au moins, la moitié peut-être des sièges préfectoraux se trouva souvent en vacance par suite de la candidature des patriotes qui les occupaient.

Mais aucune de ces prescriptions n’atteignit le but proposé. Tous ces procédés chers au parti avancé, le scrutin de liste, le vote cantonal, les candidatures des préfets, devaient aboutir, en fin de compte, à la chambre la plus conservatrice qu’ait vue la France depuis bien des années. Les élections furent indéfiniment ajournées ; le pays traversa la plus grande crise sans avoir été admis à émettre un vote. Cependant jamais on ne sentit plus le besoin d’une autorité régulière et incontestée ; jamais on ne vit plus de symptômes de dissolution politique et sociale. Le gouvernement avait deux grands défauts : il était le résultat d’un coup de main, il était en outre exclusivement parisien d’origine. Aussi n’avait-il aucun prestige. Toutes les grandes villes refusaient de lui obéir et prétendaient se gouverner elles-mêmes ; Lyon avait donné l’exemple dès les premiers jours.

En proclamant la république le 3 septembre, Lyon avait devancé Paris. Une commune, composée d’une poignée d’exaltés, s’était installée à l’hôtel de ville, où flotta dès lors et pendant cinq mois le drapeau rouge. La plupart des fonctionnaires impériaux, le préfet et le procureur-général en tête, avaient été incarcérés. Les propositions les plus étranges se convertissaient quotidiennement en arrêtés municipaux. Le gouvernement du 4 septembre envoya dans le département du Rhône un administrateur extraordinaire, M. Challemel-Lacour, écrivain de talent et de savoir dont le choix pouvait être accueilli comme un gage de modération ; mais le nouveau préfet ne sut point triompher des tendances anarchiques de ses administrés, et se laissa déborder. Peut-être jugea-t-il que son devoir, dans des circonstances si critiques, était d’éviter l’effusion du sang, même en faisant de regrettables concessions. Ses premières mesures furent heureuses : il fit mettre en liberté les fonctionnaires de l’empire, et convoqua les électeurs pour la nomination d’un conseil municipal régulier qui mît fin aux jours de la commune. La nouvelle municipalité élue ressembla beaucoup à la précédente, et continua son œuvre. Il paraît que le vote des ecclésiastiques avait été refusé par plusieurs bureaux. Le préfet du Rhône se sentit dès lors entraîné, et lui-même consentit à s’écarter des voies légales pour agir comme s’il n’y avait aucun pouvoir en dehors et au-dessus de lui. Un arrêté du 21-22 septembre destitua brusquement quinze juges de paix du département, sans même alléguer de motifs.

Le conseil municipal élu s’était prononcé à une forte majorité pour le drapeau rouge, et la délégation de Tours avait accepté cet état de choses, paraît-il, jusqu’à ce que l’assemblée nationale en eût décidé autrement. Enhardi, le conseil municipal de Lyon mit sous le séquestre les propriétés mobilières et immobilières des congrégations religieuses de la ville, et fit défense à ces congrégations de se livrer plus longtemps à l’instruction des enfans. L’on pouvait croire que cette municipalité avait donné assez de gages à l’esprit révolutionnaire pour avoir l’assentiment des classes inférieures de la population. Il n’en était rien. À Lyon, comme dans plusieurs autres villes du midi, il fut amplement prouvé pendant cette crise que le pouvoir, si démocratique, si révolutionnaire qu’il soit, a toujours à côté et en face de lui une junte encore plus avancée, plus radicale et plus puissante. Nous n’avons assurément pas l’intention de présenter un tableau des excentricités qui se débitaient journellement dans les clubs de nos grandes villes du midi ; mais à Lyon les clubs étaient des pouvoirs effectifs, autant que les cordeliers ou les jacobins de notre première révolution. Il s’était formé un « comité central d’initiative révolutionnaire, démocratique et fédératif. » Son but, défini par une proclamation, était « d’organiser la défense nationale, de briser les résistances impies des déserteurs de la cause populaire, d’éveiller la fièvre du patriotisme, le sentiment altier de nos droits, de la dignité humaine, de la liberté, de la justice, etc. » Un des premiers actes de ce comité avait été d’organiser une réunion publique au palais Saint-Pierre, et d’ordonner à M. Andrieux, procureur de la république, d’y comparaître pour s’expliquer sur la mise en liberté du préfet impérial, M. Sencier. M. Andrieux eut l’imprudence de se rendre à cette sommation. Il essaya de se justifier ; on lui demanda de donner sa démission, qu’il refusa. Aussitôt on s’empare de sa personne, et on le conduit à l’hôtel de ville. Il fut, dit-on, remis en liberté deux heures après. La salle de la Rotonde dépassait de beaucoup les extravagances des Folies-Belleville ; elle avait surtout plus d’influence. Les membres de l’Association internationale des travailleurs, parmi lesquels un gentilhomme russe, M. Bakounine, y dominaient. Dans la réunion du 24 septembre, on y décidait « à l’unanimité du peuple » l’organisation hiérarchique et autoritaire de l’armée ; on y décrétait que, « tous les officiers nommés sous le régime bonapartiste et attachés à ce régime par leur intérêt et leur caractère ne pouvant être de sincères défenseurs de la république, les citoyens militaires avaient le droit et le devoir de déclarer eux-mêmes les officiers actuels déchus de leurs fonctions. » On ne peut s’étonner si de pareilles doctrines mirent la plus grande désorganisation dans l’armée de Lyon. Aussi les légions des mobilisés du Rhône se distinguèrent-elles par leur indiscipline ; quand on voulut les employer, il fallut faire des exécutions rigoureuses. La société de la Rotonde décidait en outre que « la machine administrative et gouvernementale de l’état, étant devenue impuissante, était abolie, » — que « tous les tribunaux criminels et civils étaient remplacés par la justice du peuple, » — que le paiement de l’impôt et des hypothèques était « suspendu, » et l’impôt remplacé par les contributions des communes fédérées, « prélevées sur les classes riches proportionnellement au salut de la France, » — que « l’état, étant déchu, ne pouvait plus intervenir dans le paiement des dettes privées, » — que « toutes les organisations municipales existantes étaient cassées et remplacées dans toutes les communes fédérées par des comités de salut de la France, qui exerceront tous les pouvoirs sous le contrôle immédiat du peuple… » Tel était le programme de la démocratie lyonnaise. On verra que plusieurs de ces théories furent appliquées presque à la lettre par MM. Esquiros, Duportal et autres préfets du 4 septembre ; mais les rédacteurs de cette étrange constitution n’entendaient pas laisser morceler leur œuvre, ils la voulaient faire fonctionner dans son ensemble. Ils recoururent à la force, et firent choix, comme instrument, du « citoyen général Cluseret. » Paris connaît ce militaire excentrique que nous a légué la guerre américaine. Le peuple parisien avait bafoué ce personnage pour un article fameux contre le gouvernement de la défense nationale. Avide de gloire civique et de hauts emplois, ce « citoyen général » se rendit à Lyon, puis à Marseille, à Toulon, à Nice, poursuivant sans cesse la fortune sur l’océan populaire, et ayant toujours soin de mettre au moins cent lieues entre les Prussiens et son épée. Une manifestation de dix mille personnes se rendit à l’hôtel de ville. Le citoyen Saigne, qui la dirigeait, ordonna au conseil municipal de se réunir, puis demanda que le général commandant l’armée de Lyon et tous les officiers supérieurs fussent arrêtés immédiatement, que le commandement en chef des forces armées de Lyon et du midi, ainsi que des forts de Lyon, fût confié au « citoyen général Cluseret. » Ces mesures furent sanctionnées par les acclamations du peuple. Le citoyen Cluseret, qui n’attendait que ce moment, apparut au balcon de l’hôtel de ville pour annoncer qu’il acceptait les pouvoirs que le peuple voulait bien lui confier. La manifestation continuait à encombrer la place des Terreaux ; la foule s’y trouvait encore plusieurs heures après ce premier acte, quand le citoyen Saigne reparut au balcon pour annoncer que le général Cluseret avait été arrêté au moment où il revenait de la Croix-Rousse à l’hôtel de ville. L’hôtel de ville fut aussitôt envahi par la foule, et la déchéance du conseil municipal fut proclamée. Une demi-heure après, le général Cluseret, qui avait été rendu à la liberté, reparaissait au balcon pour faire connaître qu’il « avait fait la réaction prisonnière. » Le préfet était effectivement aux mains des agitateurs, les socialistes triomphaient. En vertu de ce principe, universellement reconnu en France, que les individus qui ont escaladé l’hôtel de ville constituent le gouvernement régulier, on s’occupait déjà de convoquer la fameuse « convention des communes fédérées ; » mais le dénoûment était proche. Quelques bataillons de gardes nationales intervinrent, remirent en liberté M. Challemel-Lacour, le maire et les conseillers municipaux ; M. Cluseret fut de nouveau arrêté pour être relâché peu de temps après.

Dans ces mouvemens populaires, les vaincus ont toujours, jusqu’à un certain point, gain de cause. Il est sans exemple en France que des émeutiers, même après un échec, n’obtiennent pas des concessions. Aussi le gouvernement de Lyon s’empressa-t-il de s’inspirer des désirs ou des théories de la salle de la Rotonde. Au grand mépris de la légalité, on institua un impôt sur tous les capitaux mobiliers et immobiliers ; le taux, il est vrai, n’en fut pas excessif, 25 centimes par 100 francs. L’on fit des levées militaires qu’aucun arrêté de l’autorité centrale n’autorisait ; on se mit à faire la chasse aux prêtres et surtout aux jésuites. Sous prétexte que les frères de la doctrine chrétienne avaient cessé d’être membres de l’enseignement communal en vertu d’un arrêté du conseil municipal de Lyon qui fermait leurs écoles, le préfet du Rhône les incorpora dans l’armée au mépris de toutes les lois existantes et des décrets de Paris et de Tours. Peu de temps après, on arrêta le général commandant les troupes de Lyon, et on le retint près de quinze jours en prison.

Marseille a bien des analogies avec Lyon. On avait envoyé dans les Bouches-du-Rhône comme administrateur supérieur M. Esquiros, l’auteur des savantes et libérales études sur la société anglaise. Dès les premiers jours, ce fonctionnaire donna la preuve la plus manifeste qu’il avait oublié tous ses travaux de publiciste. L’on peut condamner la conduite, de M. Challemel-Lacour à Lyon. Il est certain qu’il prit des mesures arbitraires et illégales ; mais au moins il ne pactisa point avec la minorité factieuse, il lui opposa même parfois une courageuse résistance. M. Esquiros au contraire se constitua tout d’abord l’âme du parti le plus exalté de Marseille : il en fut l’idole, et par conséquent l’esclave. Il n’est proconsul romain, ni représentant en mission sous la première république, dont les actes aient été plus vexatoires. Sur ce point, il a la palme parmi tous les préfets du 4 septembre. M. Duportal à Toulouse ne l’égala point, ce qui n’est pas peu dire. Tandis qu’à Lyon il y avait antagonisme entre les habitués des clubs et M. Challemel-Lacour, à Marseille régnait entre M. Esquiros et ses plus bruyans administrés un touchant accord. Cette communauté d’idées et de sentimens ne se démentit pas un seul jour. Il serait superflu d’entrer ici dans les détails de la gestion du dictateur marseillais. M. de La Guéronnière débarque à Marseille venant de Constantinople, où il était ambassadeur ; il est immédiatement saisi et incarcéré. Ce furent naturellement les prêtres et surtout les jésuites qui restèrent le plus exposés à l’arbitraire de la foule et des autorités ; les journaux n’y échappèrent pas non plus. Une des plus singulières mesures prises par l’administrateur des Bouches-du-Rhône est la suivante : « par respect pour la dignité de la justice, comme par mesure d’ordre, les audiences du tribunal de première instance, tenues et présidées par d’anciens magistrats de l’empire, sont suspendues ; l’instruction criminelle seule est maintenue et continuera de fonctionner. » Ainsi de sa propre autorité M. Esquiros arrêtait le cours de la justice. On avait organisé une garde civique qui devait suppléer les anciens sergens de ville. Ces agens de police républicains devinrent bientôt la terreur de Marseille, n’ayant de rigueur que pour les honnêtes gens et les personnes d’ordre, arrêtant qui bon leur semblait, conduisant les manifestations des rues, excitant tous les tumultes populaires. M. Esquiros avait des vues qui s’étendaient bien au-delà des limites de son département. Il s’agissait de réaliser, sous une forme un peu adoucie, le projet de la convention des communes fédérées, émanée du club de la Rotonde de Lyon. Une réunion fut tenue à Marseille, sous la présidence de M. Esquiros, pour constituer la ligue du midi ; quarante-huit délégués des départemens voisins y assistaient. La création de cette ligue, dont on attendait le salut de la France et le triomphe de la démocratie, fut décidée à l’unanimité. On rédigea un manifeste où il était dit que « les autorités militaires ne pouvaient qu’entraver la défense, que l’armée n’existait plus, que les véritables forces militaires n’étaient plus que les forces populaires, qu’il fallait empêcher la hiérarchie militaire d’entraver l’action du peuple. » Sur le choix de la capitale provisoire, l’accord avait cessé : les uns demandaient Marseille, comme offrant plus de facilités pour l’organisation, les autres tenaient pour Lyon, comme ayant une population supérieure, et étant une position plus favorable pour la marche sur Paris. L’assemblée voulut concilier ces prétentions rivales en choisissant Lyon pour centre d’action, Marseille pour centre d’organisation, et Toulon comme grand arsenal. On s’occupa ensuite de constituer fortement la ligue, d’en faire un pouvoir supérieur à tout autre. Un appel fut fait à tous les citoyens de la France. « Que dans les réunions publiques les plus dévoués et les plus courageux préparent le peuple à appuyer les efforts de la ligue du midi ; que de ces réunions partent des délégués pour stimuler le patriotisme des populations et leur faire comprendre le péril ; que les autorités civiles, militaires et administratives aient le patriotisme d’abdiquer toutes leurs prérogatives, causes de conflits regrettables ; qu’elles sachent bien que nous ne voulons pas nous soustraire à l’action du pouvoir central, mais au contraire l’aider par nos libres efforts, l’alléger par notre initiative. Les autres régions imiteront l’exemple que donne le midi. Il y va du salut de la France et de la république. » C’est ainsi que M. Esquiros employait ses loisirs, c’est ainsi qu’il organisait la défense de la France, et qu’il préparait des forces disciplinées pour lutter contre les vétérans et la stratégie de M. de Moltke !

Pendant ce temps, M. Duportal, préfet de Toulouse, M. César Bertholon, préfet de Saint-Étienne, marchaient à pas accélérés dans la voie d’arbitraire et de désorganisation que le préfet de Marseille avait frayée. M. Duportal fermait aussi les établissemens religieux d’instruction, expropriait de sa seule autorité les communautés ecclésiastiques, mettait la main sur les juges de l’empire et les frappait de déchéance ; il parvenait même à lasser la patience de son conseil municipal. Une variante parmi ces dictateurs, une figure plus originale, c’est le préfet de Nice, M. Pierre Baragnon. Celui-là est un économiste, ou du moins il croit l’être. Il lui prend fantaisie de régler le paiement des loyers, qui jusque-là se faisait six mois à l’avance. Désormais les loyers au-dessus de 1,000 francs ne se paieront que trois mois à l’avance, et ceux au-dessous un mois seulement ; mais M. Pierre Baragnon est un esprit précis, qui ne s’arrête pas aux généralités dans ses arrêtés préfectoraux. Il détermine les époques de paiement : fin septembre, fin décembre, fin mars et fin juin pour les loyers au-dessus de 1,000 francs, et chaque fin de mois pour les loyers inférieurs. On ne saurait être plus consciencieux. L’on a de la peine à comprendre qu’une fois entré dans cette voie de réglementation arbitraire, le préfet de Nice n’ait pas tarifé toutes les marchandises et rétabli le maximum, cette panacée révolutionnaire. Ceux des fonctionnaires qui, au milieu de cette universelle anarchie, restaient calmes et corrects étaient destitués « comme indignes. » Ainsi fut fait de M. Béhaguel, préfet de la Haute-Loire, coupable d’avoir rendu visite à l’évêque, d’avoir rassuré les corporations religieuses, de s’être refusé à dissoudre le conseil municipal de la ville du Puy le lendemain de son élection, et de n’avoir pas obtempéré aux ordres de la commune de Lyon. Une pareille brebis galeuse ne pouvait rester dans le bercail ; on l’en chassa pour mettre à sa place un rédacteur du Rappel. Quant aux menus délits, comme l’emploi illégal des fonds départementaux, cela était si fréquent que l’attention publique ne s’y arrêtait point. Tous ces préfets, journalistes ou avocats, maniaient les millions avec une facilité merveilleuse, comme s’ils en étaient légitimes propriétaires.

Mais l’idée dominante, l’idée principale chez tous ces fonctionnaires était celle qu’exprimaient avec tant de bonheur M. Esquiros et la ligue du midi dans leur manifeste. Il fallait « empêcher la hiérarchie militaire d’entraver l’action du peuple. » Pauvres généraux français ! à quelles avanies ne furent-ils pas exposés pendant cette campagne ! Combien furent brutalement révoqués par le gouvernement de Tours ou de Bordeaux ! combien incarcérés par les préfets ! combien encore arrêtés, conspués, couverts de boue, poursuivis à coups de pierres par la populace ! Plût au ciel qu’il n’y eût pas eu de plus grands excès, et que le sang d’innocens et utiles officiers n’eût pas été répandu sous prétexte de civisme ! Les délégués des comités révolutionnaires de Marseille et de Lyon se rendent à Grenoble ; ils fomentent l’agitation par leurs violentes menaces, et obligent le général Monnet à donner sa démission. Le colonel Cassagne, commandant de place, est emprisonné. Ce ne fut pas la dernière fois que la population et les autorités de Grenoble déployèrent leur énergie et leur courage à molester nos généraux. À Auxerre, le général de Kersalaun, accusé de modérantisme, est enlevé la nuit de son domicile par une poignée d’amis du peuple et conduit à la préfecture. Il n’est pas jusqu’à la paisible Savoie qui n’arrache la démission du général commandant le département ; mais l’affaire qui fit le plus de bruit à cette époque, ce fut celle du général Mazure. Le gouvernement de Tours s’était divisé sur une question importante. MM. Crémieux et Glais-Bizoin avaient conféré à M. Challemel-Lacour, préfet du Rhône, tous les pouvoirs civils et militaires. M. l’amiral Fourichon, alors ministre de la guerre, avait envoyé dépêche sur dépêche au général de division Mazure, commandant à Lyon, pour lui enjoindre « de maintenir intacts les attributions et les droits de l’autorité militaire, » et de ne pas accepter d’ordres de l’autorité civile. C’est dans les journées du 29 et du 30 septembre que se produisit cette complication. Après avoir eu avec le préfet du Rhône des explications qui paraissaient satisfaisantes, le général Mazure vaquait aux préparatifs de défense de la ville de Lyon. Le 1er octobre, en revenant de sa visite des forts, il trouve chez lui une lettre préfectorale lui demandant sa démission. Il pria le préfet de vouloir bien attendre le retour d’un officier d’état-major dépêché à Tours afin de connaître les instructions définitives du ministre de la guerre et du gouvernement ; mais le préfet n’attendit pas : il fit une proclamation où il expliquait au peuple « qu’il avait ordonné à la garde nationale de s’assurer d’un chef rebelle à la république. » Trois bataillons de la garde nationale de la Croix-Rousse, de la Guillotière et de Vaise furent convoqués à sept heures du soir et dirigés vers une caserne où l’on disait que s’était retiré le général. Les soldats accueillent la milice populaire par des cris de vive la république ! Ils livrent leur chef, qui est entraîné hors de la caserne et mis dans un fiacre. Vers onze heures du soir, la voiture se met en marche, escortée par la garde nationale et par une foule immense qui grossit à chaque pas et qui crie : À bas le traître, le Prussien, le lâche, à l’eau, au Rhône, qu’on le fusille, à l’abattoir ! La voiture échappa ; malgré ces sauvages provocations, elle atteignit la préfecture. La foule invoquait à grands cris la présence du préfet au balcon ; il eut le bon goût de ne pas se montrer et d’envoyer seulement un de ses employés déclarer que « l’ex-général » Mazure était prisonnier, qu’une enquête allait s’ouvrir, et qu’il serait fait bonne et prompte justice. Le prétendu rebelle fut transféré à la prison Saint-Joseph ; on eut un moment l’idée de le faire juger par le conseil municipal. Le général Mazure resta près de quinze jours dans cette position malgré les ordres répétés des ministres pour qu’il fût mis en liberté. Il fallut l’arrivée de M. Gambetta à Tours pour le faire relâcher et le mettre en état d’aller commander une division de l’armée de la Loire.

Les démagogues entendaient exclure de tout commandement les légitimistes ou orléanistes notoires. Plusieurs journaux démocratiques s’élevèrent avec force contre la permission octroyée à M. de Cathelineau de former un corps de volontaires : l’on sait avec quelle distinction et quelle efficacité ce chef d’éclaireurs s’acquitta de sa tâche aux avant-gardes ou sur les flancs de l’armée de la Loire. Excitées par des provocations insensées, les populations devenaient d’une singulière susceptibilité : personne n’échappait à la calomnie. M. Daru dut écrire une lettre pour se disculper d’être l’allié des Prussiens ; il en fut de même du président de la chambre de commerce de Caen. Ce fut bien pis dans les provinces moins calmes, moins conservatrices que la Normandie. Tel était l’état de la France dans cette première période ; on croirait être arrivé au point culminant de la désorganisation politique et sociale : on n’était encore qu’au début.


II.[modifier]

M. Gambetta, arrivant à Tours porteur d’un décret qui ajournait indéfiniment les élections, sembla d’abord prendre à tâche de rétablir l’ordre et l’unité dans l’administration. Nous ne doutons pas que M. Gambetta n’ait eu le désir de rappeler tous les préfets au devoir ; mais il n’en eut pas la puissance. Seule, une assemblée nationale eût joui de l’autorité suffisante pour se faire partout obéir. Une sorte de féodalité nouvelle avait divisé la France en un grand nombre de territoires qui n’avaient plus que des liens nominaux. Les grands feudataires, les préfets du midi, bravaient impunément l’autorité du suzerain ; les petits suivaient l’exemple des grands ; chaque détenteur d’une parcelle de l’autorité s’érigeait en dictateur. Le gouvernement de Tours intervenait parfois par des décrets dans ce chaos, mais il n’avait pas le bras assez long pour faire exécuter ses volontés. Le héros de ces préfets remuans fut toujours celui de Marseille. Aidé de son conseil départemental, inspiré par les clubs du Musée ou de l’Alhambra, il prit un arrêté non-seulement pour dissoudre la congrégation des jésuites et en mettre les biens sous le séquestre, mais encore pour bannir de France, sous trois jours, tous les membres de cette corporation. Il supprima la Gazette du Midi, journal conservateur, parce que la populace s’était portée devant le bureau de cette feuille pour en briser les presses. Cet arrêté de M. Esquiros fit jurisprudence ; dans divers départemens, il trouva des imitateurs : des journaux furent officiellement supprimés à cause des manifestations hostiles qui s’étaient produites contre eux. C’est ainsi que M. César Bertholon se conduisit envers le Défenseur de Saint-Etienne, qui fut suspendu « jusqu’à ce que la justice de la république eût pu statuer sur les délits qui lui étaient attribués. » Dans le département du Nord, M. Testelin suspendait pour un mois le Mémorial de Lille, le Journal de Mâcon subissait les menaces de M. Frédéric Morin, qui le réduisait au silence. Dans l’ouest, de pareils faits se passaient presque sous les yeux du gouvernement, et cependant la délégation de Tours venait de faire un décret pour remettre au jury le jugement des délits de presse. M. Gambetta, qui venait de faire rendre la liberté au général Mazure et d’annuler l’impôt mis par le conseil municipal de Lyon sur les biens, meubles et immeubles, cassa solennellement l’arrêté de M. Esquiros sur la Gazette du Midi et la partie de l’arrêté du même préfet relative à l’expulsion de France, sous trois jours, des membres de la congrégation de Jésus ; mais le préfet de Marseille refusa de s’incliner devant ces décrets. Il maintint ses propres décisions, et offrit sa démission, qui fut acceptée ; seulement il ne fut pas possible à M. Marc Dufraisse, envoyé pour le remplacer, de s’installer à Marseille. M. Esquiros y conserva tous les pouvoirs.

L’arbitraire n’était pas borné au midi et aux grandes villes. M. Frédéric Morin, préfet de Saône-et-Loire, pour inviter les fonctionnaires publics à souscrire à l’emprunt du département, leur disait que « ceux qui, après avoir vécu de longues années des deniers de la nation, ne feraient rien pour elle à l’heure de la crise prouveraient qu’elle avait eu tort d’accepter leurs services, et l’inviteraient indirectement à s’en passer dorénavant. » Le préfet de Moulins révoquait en masse tous les agens-voyers et tous les juges de paix ; celui d’Agen cassait par un seul arrêté tous les gardes champêtres. Le préfet de la Haute-Loire trouvait un moyen original de jeter la terreur sur les maires de son département ; quand il n’était pas content d’eux, il leur demandait leur démission ou les destituait, et les incorporait ensuite dans un bataillon de mobilisés. M. Frédéric Thomas, préfet du Tarn, s’avisait de dissoudre de sa propre autorité, au mépris de toutes les lois, le conseil-général de son département sous prétexte que « la plupart des membres avaient été élus sous la pression et l’influence de la candidature officielle. » Plusieurs de ses collègues suivirent cet exemple ; il est bien entendu que tous se gardèrent de faire des élections nouvelles ; ils administrèrent seuls les fonds des départemens, ou nommèrent des commissions de leur choix. Tels étaient les procédés de ces préfets du 4 septembre, presque tous journalistes radicaux la veille, improvisés dictateurs pour violer tous leurs principes : liberté individuelle, liberté de presse, liberté d’élections, contrôle des deniers publics.

L’on devait bientôt avoir une preuve flagrante du discrédit qu’un gouvernement aussi irrégulier jette sur le présent et sur l’avenir d’un grand pays. La délégation de Tours avait un pressant besoin d’argent. Les rentrées des impôts et des termes de l’emprunt de 750 millions, contracté au mois d’août, ne suffisaient pas aux dépenses toujours croissantes. Assurément, au point de vue financier, l’on ne peut être trop sévère contre le gouvernement de Tours et de Bordeaux ; il gaspilla l’argent des contribuables sans contrôle et sans publicité. Tous ces projets grandioses et inexécutables, toutes ces levées d’hommes exagérées ou prématurées, tous ces travaux dont la plupart n’avaient aucune utilité sérieuse, engloutirent des sommes fabuleuses, probablement doubles ou triples de celles que dépensèrent nos ennemis. Néanmoins au mois d’octobre on ne faisait qu’entrer dans cette voie de prodigalités mineuses. Ce fut un chiffre modique, 250 millions, que l’on s’efforça de se procurer par un emprunt. Si l’administration avait eu une base un peu solide, on aurait pu facilement réaliser ces 250 millions à 6 pour 100 : la rente était alors cotée à Paris 50 ou 54 francs ; mais un gouvernement irrégulier, sans garantie, et qui, à tous les échelons, paraissait emporté par la fougue révolutionnaire, était dans l’impossibilité d’obtenir crédit à si bon compte. Aussi paraît-il que les plans les plus monstrueux furent proposés dans l’entourage de la délégation de Tours. Il vint à la pensée de quelques-uns de nos gouvernans que l’on pourrait contracter un emprunt dont chacune des communes de France serait tenue de souscrire une part proportionnée à la somme de ses contributions ; mais, comme le crédit des communes est généralement très restreint, l’on eût dressé dans chacune la liste des douze habitans les plus riches. Ces douze citoyens auraient été contraints, sous des peines rigoureuses, de verser dans les mains de l’état le montant de la taxe imposée à la commune, qui leur eût remboursé plus tard ces avances. C’était rétablir aux dépens des propriétaires ruraux la triste condition des curiales sous l’empire romain et celle des collecteurs d’impôts sous l’ancien régime. D’une manière détournée, c’était là un emprunt forcé sur les riches ou du moins sur les prétendus riches. De tels procédés devaient paraître séduisans à des hommes imbus de tous les préjugés révolutionnaires. Cependant la délégation de Tours, — l’on ne saurait trop l’en féliciter, — ne s’arrêta pas à ce plan. Elle résolut de contracter à l’étranger un emprunt en obligations remboursables dans un délai de trente ou quarante années. M. Laurier se rendit à Londres ; il traita avec la maison de banque Morgan, qui prit ferme la totalité de l’emprunt de 250 millions, à la condition qu’une souscription publique serait ouverte en France. L’on ne sait trop quelles furent les clauses du contrat avec les banquiers anglais ; mais elles durent être fort onéreuses, si on en juge par les offres faites aux souscripteurs. L’emprunt était émis en obligations 6 pour 100 au taux de 85 francs remboursables à 100 francs. En tenant compte des délais de paiement, c’était un placement à 7 1/2 pour 100. Cependant la souscription, ouverte le 27 octobre et close le 29 dans trois cent dix arrondissemens de France, ne produisit que 93,921,000 francs. Ainsi tel était le discrédit gouvernemental qu’un intérêt de 7 1/2 pour 100 ne parvenait pas à séduire nos capitaux ; la France ne manquait pourtant pas encore d’argent disponible. Le reste de l’emprunt, c’est-à-dire près des deux tiers, fut couvert en Angleterre. S’il faut en croire les révélations de l’étranger, la maison Morgan aurait acheté à l’état ces obligations au taux de 70 francs, c’est-à-dire qu’elle lui aurait demandé un intérêt de près de 9 pour 100. Nous ne savons si, dans la position irrégulière où était le gouvernement de Tours, il eût été facile de trouver des conditions meilleures ; mais ce fut un coup fatal porté au crédit de la France. Pour les émissions futures et prochaines de titres nationaux, ce sera toujours un précédent fâcheux qui produira une inévitable dépréciation. A l’heure qu’il est, l’emprunt de Tours est coté à Londres de 90 à 92 francs ; c’est encore près de 6 3/4 pour 100. Malgré les sommations des journaux, le gouvernement évita toujours de donner des explications précises sur le contrat passé avec la maison Morgan. Il n’appliqua nullement ce mot de M. Jules Favre : « nous sommes un gouvernement de publicité… » Une lettre de M. Laurier ne dissipa aucune des ténèbres qui enveloppaient cette affaire. Une note officielle énigmatique assura que l’emprunt avait été contracté sur l’avis unanime du conseil des finances et à des conditions meilleures que celles qu’il avait espérées. C’était la première et ce fut la dernière fois qu’on entendit parler de ce mystérieux conseil des finances, dont le public ignora toujours la composition. Quoi qu’il en soit, la négociation de l’emprunt Morgan donna lieu aux bruits les plus graves, et que nous croyons, quant à nous, calomnieux. Il devint impossible pour le gouvernement de recourir de nouveau au crédit, tandis que les besoins d’argent ne faisaient que croître dans des proportions inattendues. C’est une croyance générale que d’énormes avances furent faites par la Banque de France, dont le sous-gouverneur, remplissant les fonctions de gouverneur, donna sa démission. La Banque n’avait-elle pas obtenu, par un décret de Tours, de porter de 2 milliards 400 millions à 3 milliards 400 millions la limite de ses émissions de billets ayant cours forcé ? L’on sait que, dans des situations analogues et en retour de semblables avantages, les banques d’Italie et d’Autriche avaient fait des prêts considérables à leurs gouvernemens respectifs. Il en fut sans doute de même de la Banque de France. On négociait en outre des bons du trésor. S’il faut en croire M. Germain, député de l’Ain, dont chacun connaît la compétence financière, l’escompte pour ces bons descendit à 15 ou 20 pour 100.

Le pays était alors dans une des situations les plus critiques qu’il ait traversées pendant cette guerre. Metz venait de tomber, M. Gambetta fit une proclamation foudroyante contre les traîtres de l’empire. Ce jugement sur le maréchal Bazaine, formulé avec une violence imprudente, donna lieu dans tout le midi de la France aux plus tristes excès. Le cri de trahison fut le mot d’ordre qui souleva les populations exaspérées, et qui les conduisit à la rébellion et au crime. A Lyon, la populace se porte aux bureaux d’un journal qui avait annoncé le premier la capitulation de Metz ; elle veut briser les presses et jeter le rédacteur dans le Rhône. À Saint-Etienne, on arbore le drapeau rouge. À Toulouse, le peuple arrête le général Courtois d’Urbal et l’entraîne au Capitole en le menaçant de le tuer. Pour le sauver, les modérés le conduisent à la préfecture ; on l’y constitue prisonnier, et on le contraint de donner sa démission. Des manifestations violentes se produisent dans toute la ville aux cris de mort aux royalistes ! À Nîmes, la préfecture est envahie par la foule, qui demande qu’on épure l’administration et l’armée. À Grenoble, le général Barral, accusé de trahison comme Bazaine, est saisi par les exaltés, qui demandent sa tête, et jeté en prison. Le général Cambriels, à Lannemezan, est assailli par les femmes à coups de pierres, sous prétexte qu’il est un traître, un complice de l’homme de Sedan et de l’homme de Metz. À Perpignan, le colonel commandant de place est victime d’une agression populaire et reçoit quatre coups de sabre. Un homme respectable, M. de Bordas, est littéralement lapidé devant sa propre maison par la foule ; son corps est mis en lambeaux. Le général de Noue est contraint de donner sa démissionne gouvernement la refuse ; mais il lui ordonne de résider désormais à Carcassonne. Vers la même époque, à Marseille, ont lieu des scènes qui se partagent entre le tragique et le comique. Le gouvernement de Tours, après avoir cherché en vain à remplacer M. Esquiros par M. Marc Dufraisse, s’était décidé à nommer M. Gent administrateur des Bouches-du-Rhône avec la plénitude des pouvoirs civils et militaires. Assurément ceux qui n’ont pas oublié l’ancien proscrit de Noukahiva, concurrent de M. Arago aux élections de la Seine, croiront que ce choix devait paraître assez radical aux Marseillais. Il n’en fut rien. M. Gent était devenu un modéré : les démocrates de Marseille résolurent de ne point l’accepter. La nomination était du 31 octobre ; en même temps la commission départementale, siégeant à la préfecture des Bouches-du-Rhône et la fidèle auxiliaire du préfet rappelé, était dissoute. À peine le peuple de Marseille était-il au courant de ces décisions de l’autorité centrale, qu’il se produisit une ridicule échauffourée. Le « citoyen général Cluseret, » qui était accouru de Lyon, parvint alors à ses fins, et fut nommé général en chef des forces de la ligue du midi. Il n’eut que le temps de faire deux proclamations diamétralement opposées sur les armées permanentes et les armées populaires. Le lendemain, il était rendu à la vie privée ; décidément il était dans la destinée de ce fameux général de ne jamais voir un Prussien. Cependant le nouvel administrateur des Bouches-du-Rhône, M. Gent, arrivait à la préfecture. Les salons étaient pleins de personnages peu sympathiques au nouveau-venu. Il se passa une scène d’une indescriptible confusion. M. Gent reçut un coup de pistolet et fut blessé. Il se rétablit, et s’efforça de faire oublier son prédécesseur en l’imitant. Enfin à Toulouse le citoyen Royannez faisait voter par une convention démocratique « l’impôt forcé, la jonction avec la ligue du midi, la création de commissaires civils en mission aux armées, la levée en masse, etc. »

Telles avaient été les suites de la proclamation de M. Gambetta sur la trahison de Bazaine. En résumé, depuis le 9 octobre jusqu’à la seconde semaine de novembre, la France avait été pleine de confusion et complètement livrée à l’arbitraire des préfets ; mais le gouvernement central avait du moins gardé quelque mesure : il n’avait pas ouvertement violé les lois fondamentales, il ne s’était pas engagé à fond de train dans la voie révolutionnaire. Nous allons assister désormais à ces entraînemens, à cet emportement effréné du jeune dictateur et de ses collègues.


III.[modifier]

Le mois de novembre débutait par la rupture des négociations pour l’armistice. La province, qui avait eu un moment d’espoir, tomba dans un grand affaissement d’où la prise d’Orléans devait bientôt la tirer. Les hommes éclairés pensaient que le moment était venu de convoquer une assemblée nationale. Beaucoup d’anciens députés s’étaient rendus à Tours pour faire adopter cette idée. On citait, entre autres, MM. Grévy, Thiers, Wilson, de Talhouët, Lambrecht, Cochery. M. Grévy surtout passait pour soutenir très énergiquement cette opinion ; mais ils étaient traités de réactionnaires, d’alliés de la Prusse, par les feuilles démocratiques. C’est en vain que l’on invoquait l’exemple de Paris, où les maires et les adjoints avaient été nommés par le peuple à la suite de la journée du 31 octobre. Il y avait une étrange contradiction à faire voter la capitale assiégée et à maintenir sans représentans les trois quarts de la France, qui n’étaient pas alors occupés par l’ennemi. M. Crémieux penchait pour donner satisfaction au pays ; M. Gambetta s’y refusait de la manière la plus absolue. Ce fut une faute considérable, et qui ne put jamais être réparée.

Les événemens militaires absorbèrent l’attention pendant tout le mois de novembre. La France suivait avec anxiété les mouvemens de l’armée du général d’Aurelle de Paladines. M. Gambetta déployait une activité fébrile, tantôt dans le travail du cabinet et la rédaction de nombreux décrets, tantôt dans la visite des camps et l’inspection de l’armée. Au milieu de ces travaux de toute sorte, le jeune ministre trouva le loisir de lancer une des plus étranges circulaires auxquelles il ait attaché son nom. Le gouvernement avait fondé une petite feuille de propagande intitulée Bulletin de la république. Elle était destinée à remplacer le Moniteur des communes, et paraissait trois fois par semaine. Dans une circulaire en date du 10 novembre, M. Gambetta se plaignait aux préfets de la négligence ou du mauvais vouloir des maires relativement à l’affichage de cette publication dans chaque commune. Il leur ordonnait d’avoir l’œil sur ces inexactitudes et de les faire cesser au plus tôt ; mais il allait beaucoup plus loin. « Pour assurer au Bulletin de la république une publicité plus certaine et plus efficace encore, » il décida que la lecture en serait faite « tous les dimanches obligatoirement, et même plusieurs fois dans le cours de la semaine, » aux habitans par l’instituteur de chaque commune. Le but principal du Bulletin de la république, soi-disant destiné à éclairer les campagnes, était de flétrir la dynastie des Napoléons en publiant toutes les anecdotes scandaleuses de la cour. Plusieurs numéros donnèrent successivement tout au long l’histoire des « liaisons de Napoléon III et de Marguerite Bellanger » ou de « Napoléon III avec miss Howard. » Sauf quelques rares articles, le Bulletin de la république était écrit dans un style vulgaire et populacier. À tous ces points de vue, la lecture n’en pouvait être que démoralisatrice. Pendant que M. Gambetta chargeait les instituteurs d’enseigner à la France les vrais principes républicains, les préfets continuaient à démontrer que l’arbitraire et la dictature peuvent se rencontrer sous tous les régimes. M. Duportal, à Toulouse, de sa seule autorité, destituait tous les magistrats qui avaient fait partie des commissions mixtes en 1851. « Considérant, disait-il, que les lois de la morale sont antérieures et supérieures à toute loi écrite, attendu que la conscience publique n’a pas cessé d’être troublée par l’impunité réservée jusqu’à ce jour aux instrumens du crime du 2 décembre, considérant enfin que la présence d’un magistrat indigne constitue, pour le respect dû à la justice, un échec moral autrement grave que toute atteinte portée au principe de l’inviolabilité de la magistrature, » par toutes ces raisons M. Duportal faisait défense au président du tribunal de Toulouse « d’occuper un siège du haut duquel il avait trop longtemps bravé la pudeur publique. » Tous ces beaux considérans n’étaient chez M. Duportal qu’une évidente représaille contre la magistrature qui, sous l’empire, l’avait frappé de plusieurs condamnations pour délits de presse.

À la suite de l’échec définitif du « citoyen général Cluseret » et de l’attentat sur la personne de M. Gent, il y avait eu à Marseille une sorte d’accalmie ; on s’était décidé à y faire des élections municipales. Le scrutin avait victorieusement prouvé la supériorité numérique des hommes d’ordre ou des républicains modérés et l’infime minorité des démagogues qui pendant deux mois avaient été les maîtres reconnus de la ville. La liste, dite de l’égalité, patronnée par M. Esquiros, et qui portait en tête le nom de M. Delpech, n’avait obtenu que 8,000 voix ; la liste conciliatrice en avait eu de 21,000 à 29,000. Aussi la population espérait-elle pouvoir désormais respirer en paix et vaquer paisiblement à ses affaires. Illusion bientôt dissipée ! le conseil municipal élu ne répondit pas plus qu’à Lyon à l’attente publique, et M. Gent apparut bientôt comme le digne émule de son prédécesseur. Il agit avec le même arbitraire, le même dédain des lois et de l’autorité centrale. À cette époque, on avait levé dans toute la France les mobilisés du premier ban, c’est-à-dire les célibataires de vingt et un à quarante ans. D’après les décrets de Tours, ces troupes devaient élire elles-mêmes leurs officiers. Cette mesure fut universellement appliquée. Seul, M. Gent s’avisa de supprimer en fait ce décret de la délégation et de nommer des chefs de son choix. C’était là un procédé peu démocratique que M. Gent s’empressa de racheter par une mesure en sens inverse. Quelques citoyens, invoquant des cas d’exemption plus ou moins fondés, ne répondaient pas à l’appel des mobilisés. M. Gent, au lieu de les faire arrêter par l’autorité militaire ou de les traduire devant les tribunaux, les frappa d’amendes. L’un fut taxé à 1.000 francs par jour de retard, un autre à 3,000 francs pour le même délai. Aux termes de l’arrêté de M. Gent, cette amende, en elle-même aussi exorbitante qu’illégale, était déclarée rétroactive, et s’appliquait aux jours de retard déjà écoulés. Faute par les délinquans de payer dans les dix jours « le montant des indemnités totalisées, » ils devaient y être contraints par la force. Ces mesures étaient prises « sous réserve de toutes décisions et exécutions ultérieures, et sans préjudice des poursuites qui pourraient être dirigées en exécution des lois militaires. » Ce curieux document porte la date du 16 décembre, et vise un arrêté analogue du 1er décembre. C’est ainsi que les radicaux traitent les lois, la justice et les intérêts particuliers. Est-il un proconsul romain qui se soit arrogé le droit de mettre sur les citoyens des amendes de 1,000 et de 3,000 francs par jour ? Vers le même temps, le conseil municipal de Marseille prit une détermination que nous voulons croire inoffensive, mais qui n’en est pas moins remarquable, et aurait pu conduire à bien des abus. La ville avait fait un emprunt de 10 millions de francs ; il n’était, parait-il, couvert qu’aux trois quarts. Le conseil décida qu’une commission de douze membres se rendrait au domicile des citoyens opulens et aisés, afin de les presser de souscrire.

Après la défaite de l’armée de la Loire et l’évacuation d’Orléans, le gouvernement avait transporté son siège de Tours à Bordeaux. Il est incontestable que le séjour de cette dernière ville et l’attitude d’une partie de la population eurent sur ses déterminations postérieures une influence funeste et décisive, MM. Gambetta et Crémieux sont des natures trop impressionnables pour résister aux entraînemens de leur entourage. Bordeaux était un mauvais milieu pour des dictateurs nerveux et aussi prompts à subir l’action du dehors. Depuis longtemps, il y avait dans cette ville une très grande agitation, dont les réunions publiques et les clubs étaient surtout le théâtre. On connaît ces assemblées populaires : elles sont dans les grandes villes de France partout les mêmes, la couleur locale n’y entre pour rien. On commettait à Bordeaux les mêmes excentricités qu’à Paris et à Lyon. Nombre d’orateurs allaient jusqu’à réclamer la guillotine. Les membres de la délégation furent invités à se rendre dans ces conciliabules populaires ; ils eurent le tort d’y consentir. M. Glais-Bizoin, paraît-il, aurait été vu dans une tribune à diverses de ces réunions. Ce n’était là qu’un manque de tact et de dignité ; mais voici un fait plus grave. Le conseil municipal de Bordeaux, composé de notables, parmi lesquels trois ou quatre magistrats, n’était guère moins exalté que le peuple de cette ville. L’on en peut juger par une curieuse et importante pièce dont nous allons donner la substance. Sous la présidence de M. Émile Fourcaud, maire, dans une séance qui se tint à l’hôtel de ville le 19 décembre, le conseil municipal de Bordeaux adoptait à l’unanimité une proposition d’adresse au gouvernement. « L’action du gouvernement, y disait-on, n’est pas assez secondée ; elle est amoindrie par les conditions où elle est effectuée : à la ville, à la campagne, dans la presse, dans les administrations, les bonapartistes, les réactionnaires de tous les partis répandent de fausses nouvelles et des calomnies… C’est là une preuve, ajoutée à celle de tous les temps, que les partis sont des ennemis irréconciliables, et que l’espérance de les amener à une entente sincère, dans un but d’intérêt général, est une illusion à laquelle il est urgent de renoncer. Les bonapartistes, les auteurs et les complices du 2 décembre, des trahisons de Sedan, de Metz, de l’inertie calculée qui paralyse la défense nationale, sont des criminels ; il n’y a pas de lois sans une sanction, il n’y a point de sociétés sans lois, sans gouvernement. Le gouvernement, qui a la mission extraordinaire et suprême de repousser l’invasion, qui se laisse calomnier, déconsidérer, affaiblir, qui accorde la liberté aux criminels, crée l’anarchie… Les réactionnaires de tous les partis sont les complices des Prussiens, La France ne peut être sauvée que par la république, que par des moyens extraordinaires ; il faut que les résolutions du gouvernement soient à la hauteur de la situation : il connaît sans doute les moyens devenus indispensables et urgens pour faire cesser les défaillances, les félonies. Le temps des demi-mesures est passé, l’heure des grandes révolutions a sonné, il faut que tout ce qui fait obstacle à la Défense nationale soit mis à l’écart. Le conseil municipal de Bordeaux adjure le gouvernement de prendre les mesures les plus énergiques, les plus efficaces, pour faire disparaître les causes de nos revers et assurer le triomphe de nos armées. » Telle est la résolution qui fut votée « à l’unanimité » par le conseil municipal de Bordeaux. Des bataillons entiers de gardes nationaux adhérèrent à cette adresse, officiers et soldats. Le gouvernement n’était que trop porté à céder à ces suggestions. M. Crémieux se rendit le 23 décembre au sein de la municipalité pour la remercier, et aussi, du moins en apparence, pour la contenir. « Il y a deux jours vous nous avez apporté, dit-il, l’expression des vœux du conseil. Comprenant que la république doit être juste, généreuse même, mais que cette générosité ne peut aller sans danger jusqu’à l’abandon et à la faiblesse, vous demandez que nous frappions avec la loi ces hommes incorrigibles qui se réjouissent des désastres de la France… Que voulez-vous ? au moment de frapper, la main de la jeune république tremble. Pour tout dire, Paris héroïque qui renferme le gouvernement dont nous ne sommes qu’une délégation, Paris, tout entier à la défense, ne comprend pas cet autre danger, et dit : Chassons d’abord les Prussiens, nous verrons après. Le danger que vous avez signalé existe néanmoins, il est sérieux, et nous le connaissions ; mais nos yeux veillent, et déjà depuis votre adresse une détermination a été prise, et ce qui choquait le plus dans l’administration de la guerre disparaîtra, parce que, comme vous, nous reconnaissons que la situation le commande. » Ces derniers mots étaient sans doute une allusion à la récente destitution d’un directeur au ministère de la guerre violemment accusé de bonapartisme par les démagogues. On voit sur quelle pente était la délégation. Elle ne sut pas s’arrêter, et céda à l’impulsion de son entourage. Jusqu’ici, un seul frein l’avait retenue, de l’aveu du garde des sceaux : le respect du gouvernement de Paris. Ces considérations furent bientôt mises de côté. Deux jours après le discours de M. Crémieux, le 25 décembre, la dissolution de tous les conseils-généraux et de tous les conseils d’arrondissement de France était décrétée : au lieu de convoquer de nouveau les électeurs, il était décidé que des commissions départementales seraient instituées par les préfets. Ainsi le gouvernement s’était opiniâtrement refusé à faire des élections législatives ou des élections municipales, sauf à Marseille et à Lyon. Il restait encore des assemblées qui étaient la représentation de la France, et malgré la sagesse, la soumission, l’empressement patriotique, qu’elles avaient partout montrés, elles furent brutalement dissoutes. C’était un parti-pris d’opprimer et d’évincer partout le suffrage universel. Il fallait briser les derniers obstacles que rencontrait l’arbitraire gouvernemental. Ce fut un cri de réprobation par toute la France. Cette administration, qui avait donné tant de preuves d’insuffisance politique, militaire et financière, ne voulait supporter aucun contrôle, si modeste, si réservé qu’il fût.

Les poursuites contre la presse et contre les personnes deviennent alors plus fréquentes. On défend l’entrée en France de deux journaux français publiés à l’étranger, l’un bonapartiste, l’autre présumé orléaniste. On saisit des brochures ; on arrête le rédacteur du journal la Province de Bordeaux, dont le propriétaire était M. Johnstone, ancien député. À Autun, M. Pinard, ancien ministre, est jeté sous les verrous, sans qu’il y ait d’autre charge contre lui que ses opinions. Dans le Maine-et-Loire et dans la Sarthe, les préfets augmentent encore la liste déjà longue des arrêtés excentriques rendus par les proconsuls de M. Gambetta. Un rédacteur de l’Union de la Sarthe est emprisonné et relâché au bout de dix jours en vertu d’une ordonnance de non-lieu. M. Engelhard, préfet de Maine-et-Loire, avec l’approbation de M. Gambetta, suspend pour deux mois le journal l’Union de l’Ouest d’Angers, qui avait protesté contre la dissolution des conseils-généraux. Ce préfet ne s’arrête pas en si beau chemin : du même coup, il supprime aussi le journal hebdomadaire l’Ami du peuple sans alléguer aucune charge à son endroit, si ce n’est qu’il appartenait au propriétaire de l’Union de l’Ouest. Malgré cette avalanche de mesures illégales, tous les partis en France gardaient le calme : ils se contentaient de protester contre ces violences ; mais ils ne sortirent pas un instant de cette conduite digne et patriotique.

Les attentats contre la paix publique devaient avoir une autre source. Les excentricités des clubs de Lyon allaient amener un résultat tragique. Après une réunion publique fort orageuse où les femmes se distinguèrent par leur civisme exalté, un chef de bataillon de la garde nationale de la Croix-Rousse, M. Arnaud, un républicain notoire, mais coupable d’avoir refusé de se joindre à une manifestation populaire, fut saisi par un groupe de démagogues, sommairement jugé par eux et immédiatement fusillé. Une foule considérable avait assisté sans mot dire à cet épouvantable forfait. M. Gambetta, qui était alors en tournée près des armées de Chanzy et de Bourbaki, se rendit à Lyon, et fit une proclamation où il annonçait à la France que le crime n’était imputable à aucun parti politique. Les réunions publiques furent désormais interdites dans le département du Rhône ; mais on ne put empêcher le drapeau rouge de continuer à flotter sur les murs de l’hôtel de ville.

Les derniers actes du gouvernement de Bordeaux sont connus de chacun. On a lu le décret qui destituait une vingtaine de magistrats, dont le premier président de la cour de cassation et quatre premiers présidens de cour d’appel, sous prétexte qu’il y a vingt ans ces fonctionnaires avaient fait partie des commissions mixtes instituées par Napoléon III. Pour faire exécuter cette mesure, les audiences de plusieurs cours et tribunaux furent indéfiniment suspendues, afin que les magistrats indûment révoqués ne pussent pas siéger. On a lu aussi le décret de M. Gambetta qui excluait tant de Français de l’éligibilité. — La France était profondément lasse de cette dictature incohérente et échevelée. Il était évident aux yeux de tous que le pouvoir ne se possédait plus lui-même, que nos gouvernans étaient emportés à la dérive par les passions révolutionnaires et les obsessions de leur entourage, qu’une vie pleine de fatigues, d’émotions douloureuses, de surexcitations de toute sorte, avait ébranlé leur sens moral. C’est la seule excuse qu’un esprit impartial puisse découvrir pour une telle série de violences. Cette fois, le pays sut se dérober à l’action de ses dictateurs. Un grand nombre de préfets refusèrent d’afficher ou d’exécuter leurs décrets. Le gouvernement de Paris, rendu libre, intervint. Les élections se firent sous l’influence d’une répulsion profonde pour les actes de M. Gambetta et de ses collègues. Ainsi la France était ballottée sans cesse de réaction en réaction, impuissante à garder la juste mesure et à rester dans le droit chemin, subissant avec une mobilité excessive toutes les impressions du moment.

Quelles conclusions tirer de cette pénible étude ? Cinq mois d’arbitraire et de désordre démagogique avaient succédé aux vingt années énervantes de l’empire. La dictature avait changé de mains en s’aggravant. Il semble qu’il soit dans la destinée des pouvoirs despotiques de s’abandonner tôt ou tard à cet esprit de vertige qui précipite les nations dans la ruine. Que les intentions de M. Gambetta fussent louables, nous le voulons croire : il n’en est pas moins vrai que sa gestion fut à la fois désastreuse et démoralisatrice. Les préfets de la république dépassèrent, au-delà de toute comparaison, en arbitraire les préfets de l’empire ; leurs arrêtés n’ont de précédens historiques dans aucun temps et sous aucun régime. Le commentaire du Bulletin de la république, ordonne aux instituteurs dans toutes les communes de France, laisse de beaucoup derrière lui le cours d’histoire contemporaine des lycées impériaux. Tous les abus, tous les excès, si justement critiqués sous le, régime déchu, se reproduisirent au grand jour. Il ne pouvait en être autrement. Toute dictature est malsaine par essence, et fausse l’esprit comme le cœur de celui qui en est investi. La funeste journée de Sedan eût dû guérir la France du besoin de se jeter dans les bras d’un homme. Cette dernière épreuve, la plus accablante de toutes, la désabusera-t-elle enfin ? Il est permis de l’espérer, car il est temps que la France reprenne avec calme possession de ses destinées, et ne confie plus à d’autres qu’elle-même le soin de ses affaires, de son salut. Une autre conclusion ressort aussi de cette étude. Nous avons vu que c’est folie et présomption de vouloir improviser une armée. Ajoutons que c’est présomption et folie de vouloir improviser une administration de toutes pièces. La nature sociale se refuse à ces expériences hasardeuses. Il faut plus de sérieux, plus d’esprit de suite, plus de patience, moins de parti-pris ; pour reconstituer un peuple. Quelle qu’ait pu être autrefois l’influence magique de certains mots : république, révolution, levée en masse, la civilisation contemporaine est insensible à l’action de pareils leviers. Ce ne sont plus des formules, ce sont des faits d’une réalisation difficile, mais désirable : la concorde, la sincérité, le sentiment du devoir, la réflexion et la persévérance, qui peuvent seuls sauver et rétablir la France.

Paul Leroy-Beaulieu.