La Prusse et l’Allemagne en 1869/03

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LA
PRUSSE ET L'ALLEMAGNE

III.
LES MYSTERES DE LA CONFEDERATION DU NORD ET DE LA CONSTITUTION FEDERALE[1].


I

Il y a des gens dont la fantaisie est d’être contens ; il en est d’autres qui ne sont pas contens, mais qui font de nécessité vertu : ils tiennent par dignité à n’avoir pas l’air fâché, ils pratiquent philosophiquement ce grand principe, que, lorsqu’on n’a pas ce qu’on aime, il faut tâcher d’aimer ce qu’on a. Grande Saxe et petites Saxes, Brunswick, Oldenbourg, les deux Mecklembourgs, les deux Reuss, les deux Lippes, grands-duchés, duchés, principautés et villes libres, dans tous ces petits états souverains qui ont l’honneur de composer avec la Prusse, depuis 1867, la confédération allemande du nord, on trouve, sans trop les chercher, des gens qui sont contens et d’autres qui tiennent à s’en donner l’air.

Ces heureux et ces philosophes entrent souvent en conversation avec leurs frères et voisins de l’autre côté du Mein, et ces échanges de propos rappellent l’entretien classique que jadis eurent ensemble certain dogue et certain loup de La Fontaine. « Hommes de peu de foi, de quoi vous sert de bouder ? disent aux Souabes et aux Bavarois ces intrépides optimistes du nord. Ferez-vous éternellement bande à part ? Venez à nous ; c’est le dieu de la nouvelle Allemagne qui vous y convie, dieu tutélaire et libéral qui nous comble de ses dons. Il nous tarde de partager avec vous nos félicités. N’est-ce donc rien que de faire partie d’un grand empire que la France contemple d’un œil jaloux et qui désormais, si vous vous y prêtez, fera partout la pluie et le beau temps ? Est-ce peu de chose que d’avoir une grande patrie, une grande armée, une grande marine, un grand budget et surtout on grand chancelier dont tout l’univers s’occupe, dont l’Europe envoie prendre chaque matin les nouvelles ? Ce chancelier est à nous tous, à Schwarzbourg-Rudolstadt aussi bien qu’à Schwarzbourg-Sondershausen, sa gloire est un bien commun. Nous voilà devenus des personnages, des puissances ; l’étranger en crève de dépit. Et si vous saviez comme on vit à son aise chez nous ! Nous ne faisons tous qu’une famille ; nous cousinons avec Berlin ; plus de barrières ni de barricades. Grâce à l’indigénat commun, à l’absolue liberté d’établissement que nous avons proclamée, nous allons les uns chez les autres sans difficultés, sans façons, et jusque dans l’extrême Orient nos consuls, qui sont devenus de grands consuls, protègent au nom de la Prusse et de Sadowa les intérêts du plus petit Lippois d’entre nous. Quels encouragemens, quelles facilités pour notre industrie, pour notre commerce ! Quel présent, quel avenir ! »

Il existe deux sortes de confédérations, celles qui sont réellement des confédérations et celles qui sont purement nominales. On peut affirmer, sans trop s’avancer, que la confédération de l’Allemagne du nord appartient à la seconde espèce. Comment en serait-il autrement ? Toute confédération digne de ce nom suppose entre les états dont elle est formée un.certain équilibre de forces qui sauvegarde l’égalité des droits. Une agrégation politique composée d’une puissance de premier ordre et de très petites puissances est nécessairement une société. léonine, dans laquelle il y a un maître et des vassaux. Le Nordbund comprend vingt-deux états et 30 millions d’âmes. Si la Prusse ne s’était agrandie, son apport social eût été de 20 millions d’âmes sur 30. Grâce à l’annexion préalable du Hanovre, de la Hesse-Électorale, de Nassau, de Francfort, du Slesvig-Holstein, plus de 24 millions de Prussiens se trouvent en présence de moins de 6 millions d’Allemands du nord non prussiens. On ne saurait avoir trop de prudence. Gouverner ne suffit pas, il importe que le gouvernement soit facile. Par ses annexions, la Prusse se mettait en quelque sorte hors de pair. Saxons de l’Elbe et de la Thuringe, Brunswickois et les autres, elle avait tout ce monde à sa discrétion ; elle les tenait tous dans sa main, matière ductile et malléable qu’elle allait façonner à son gré ; elle pouvait se promettre qu’avant peu ses confédérés ne seraient plus que des annexés du second degré, ou, si l’on aime mieux, des Prussiens de seconde classe.

La constitution du Nordbund a trouvé parmi les publicistes allemands de fervens et pieux admirateurs. L’un d’eux l’a proclamée un chef-d’œuvre accompli, l’effort suprême du génie politique. Il ajoute qu’on en chercherait vainement le modèle dans l’histoire antique et moderne, que la ligue achéenne n’en approche point, que ni la Suisse ni les États-Unis n’offrent rien qui lui ressemble. Il a raison, cent fois raison. Il pourrait dire aussi que le grand inventeur qui a fabriqué cette étonnante machine savait bien ce qu’il faisait, qu’il avait son but et qu’il ne l’a point manqué. Jamais œuvre ne fut plus personnelle, ne porta plus distinctement l’empreinte d’un homme, la marque et le poinçon de l’ouvrier. Il est probable que le roi Guillaume eut peu de part dans cette création. Il avait dit à Nikolsbourg son mot, le mot décisif. Il avait obtenu une bonne portion de ce qu’il demandait. Du moment qu’on ne pouvait tout avoir, qu’il fallait se résigner à ne posséder certaines provinces qu’à moitié, se contenter de l’usufruit en laissant à d’autres la propriété nue, — sur tous les arrangemens à prendre, le roi s’en rapportait à son ministre. Il était assuré qu’on le servirait à son goût, que la confédération du nord aurait un chef, que ce chef serait le généralissime de toutes les forces de terre et de mer, qu’annexés et alliés, tout le monde ferait l’exercice à la prussienne, que désormais le contingent annuel pourrait être porté de 60,000 hommes à 100,000, et que l’instrument, déjà excellent, deviendrait plus excellent encore. C’était l’essentiel. Quant au reste, il donna carte blanche à son ministre, lequel’ a tout fait pour le mieux, sans toutefois s’oublier. — « Qu’est-ce que la confédération allemande du nord ? disait un Allemand. Une institution créée par un homme et pour un homme. » Grande parole, qui mérite d’être expliquée et approfondie.

Après Sadowa, dira-t-on peut-être, le vainqueur ne pouvait-il disposer du nord de l’Allemagne comme il l’entendait ? Qui l’obligeait à garder des ménagemens, à laisser aux petits états un semblant d’autonomie ? Puisqu’on jetait le masque et qu’avouant franchement ses convoitises, on sacrifiait l’Allemagne au désir de s’agrandir, pourquoi ruser et s’imposer les ennuis d’une inutile comédie dont personne n’était dupe ? Pourquoi ne pas proclamer tout haut le droit de l’épée, et, pour citer encore La Fontaine, ce grand docteur en politique, pourquoi ne pas dire comme le lion de la fable : « Nous prenons le Hanovre en qualité de sire et par la raison que nous nous appelons lion ; les petites Saxes nous doivent échoir par le droit du plus fort ; comme les plus vaillans, nous prétendons à Brunswick ; si quelqu’un de vous touchait au reste, nous l’étranglerions tout d’abord. » Hélas ! on a beau s’appeler lion et bien porter sa crinière, on ne peut se passer toutes ses fantaisies. Le vainqueur, sous peine de se mettre sur les bras une méchante affaire avec la France, avait dû respecter la Saxe royale. Ce beau royaume de 2,500,000 habitans, l’un de ces morceaux friands qui mettent en appétit, on s’était vu contraint de le restituer à son propriétaire légitime ; mais on n’entendait à aucun prix s’en dessaisir tout à fait. Pour l’avoir sous la main, il importait de l’incorporer dans une confédération du nord, et comme on ne traite pas un roi de Saxe avec le même sans-gêne qu’un prince de Reuss ou de Waldeck, comme il y faut quelque cérémonie, il était nécessaire que cette confédération eût à peu près l’air d’une confédération. Partant il fallait y mettre des formes, sauver les apparences, étudier l’art d’écrouer les gens avec civilité, écarter avec grand soin tout ce qui pouvait éveiller des idées funestes. Beaucoup de badigeon partout, point de geôlier à la porte, surtout point de grilles ux fenêtres ! Quand on sait s’y prendre, il est aisé de donner à une prison un faux air de palais ; l’essentiel est qu’une fois dedans, personne n’en puisse plus sortir.

Il est bon de se rappeler aussi que, parmi les petits états du nord, plusieurs s’étaient rangés avant ou pendant la guerre du côté de la Prusse, les uns de bonne grâce, les autres à contre-cœur. Nombre de ces nationaux-libéraux, qui en matière de conquêtes sont plus royalistes que le roi, estimaient et déclaraient qu’on ne devait rien à ces petits états, que la reconnaissance n’est pas une vertu royale, qu’au surplus les questions de droit sont infiniment embrouillées, que, lorsqu’on a l’honneur d’être un grand pays, on doit faire de la grande politique, et que la grande politique ne s’arrête pas à des misères, qu’elle a les bras longs et la conscience large comme la manche d’un cordelier. La galerie crut plus d’une fois dans ces discussions reconnaître la voix d’un personnage de la comédie populaire : « Les Saxes sont-elles à nous ? — Elles doivent être à nous. » Tout le monde demeurait d’accord qu’en croquant ces principautés, la Prusse leur ferait beaucoup d’honneur. Je ne sais plus quel homme d’état prétendait que dans la politique étrangère le gouvernement le moins scrupuleux l’est toujours plus que l’opposition la plus honnête. C’est que tout gouvernement est obligé de prendre quelque souci de son crédit et de sa parole ; cette valeur doit avoir cours sur le grand marché européen : il ne peut la laisser déprécier et avilir. Avant la guerre, le cabinet de Berlin avait garanti l’intégrité de leur territoire à tous les souverains allemands qui épouseraient sa cause ou qui du moins observeraient une stricte neutralité ; après la victoire, il n’hésita point à remplir ses engagemens. « Il n’est pas un Hohenzollern, s’écria un jour dans le Reichstag M. de Bismarck, qui soit capable de toucher un seul cheveu à l’un de ses alliés. » Les annexions consommées, on respecta pieusement les cheveux de tous les petits princes du nord ; on se contenta de leur enlever les plus beaux fleurons de leur couronne. Depuis lors, cette couronne est devenue si légère qu’ils sont obligés de la retenir à deux mains sur leur tête : le moindre coup de vent pourrait l’emporter.

Il arriva même que, les innocens plaidant pour les coupables, on fit grâce à un ou deux petits princes dont les dispositions avaient été hostiles ou douteuses et qu’on aurait eu le droit de frapper. On ne pouvait garder la grande Saxe ; à quoi bon séquestrer Saxe-Meiningen ou Reuss branche aînée ? Il valait mieux s’en servir pour meubler la maison, pour faire nombre dans la confédération du nord, car il importait qu’elle fît honnête figure devant l’Europe. Vingt-deux états, vingt-deux confédérés ! Aussi bien, — n’oublions point ceci, — cette confédération n’était qu’un commencement ; on espérait y englober un jour l’Allemagne tout entière. On croyait alors le Mein plus guéable qu’il ne l’est. « Qu’est-ce que la frontière du Mein ? s’écriait aux applaudissemens du Reichstag un des chefs du parti national-libéral, M. Miquél. Une station où l’on fait halte pour prendre du charbon avec de l’eau et souffler un instant avant de poursuivre son chemin. » Si, par impossible, on avait réussi à s’annexer tout le nord, il n’y aurait plus eu dès ce jour de question allemande, et l’on tenait beaucoup à ce qu’il y eût une question allemande. Renoncer au sud, à ces beaux pays où croît la vigne, peu de Prussiens s’y résigneraient. Mieux valait ne se point presser, s’astreindre à de sages tempéramens ; quand il s’agit d’une capture telle que l’Allemagne, on peut attendre quelques années. Ces Allemands du sud sont des têtes dures, contre lesquelles se brisent tous les raisonnemens ; on a beau leur démontrer pertinemment que le plus grand bonheur pour un Allemand est de devenir un Prussien, que c’est là sa vraie cause finale, ils s’obstinent à n’en rien croire ; il leur faut une Allemagne fédérative. La sagesse conseillait de s’accommoder à leurs goûts, d’entrer dans leur fantaisie, de créer au nord du Mein un modèle de confédération, en leur déclarant qu’il ne tenait qu’à eux d’y entrer, que la porte restait ouverte, qu’on les attendait.

C’est le propre des grands esprits d’accomplir par des moyens simples des desseins vastes et compliqués ; ils savent, comme on dit vulgairement, tuer d’un sac deux moutures. La confédération du nord n’était pas seulement un habile expédient, commandé par les circonstances, et qui devait acheminer la Prusse à l’empire de l’Allemagne. Dans les vues de l’inventeur, elle devait avoir un autre résultat d’égale importance : il se proposait de s’en servir pour rendre ses Prussiens plus gouvernables. En 1866, on sortait d’un long conflit constitutionnel. Des années durant, la chambre des députés avait repoussé la réforme militaire, refusé les fonds qu’on lui demandait. On l’avait laissé dire, on avait trouvé de l’argent, on avait agi, et à ses plaintes, à ses protestations, à ses entêtemens, on venait de répondre par un coup de tonnerre. La réponse avait été jugée bonne, elle avait fermé la bouche à tous les plaignans ; mais de telles répliques sont coûteuses, on n’y peut recourir tous les jours. Le conflit pouvait renaître ; cette institution a ses racines, nous l’avons vu, dans l’état social de la Prusse et dans la charte dont elle jouit par la faveur de ses princes. Ce n’est pas que cette charte, nous l’avons aussi remarqué, soit bien gênante pour le pouvoir ; mais elle donne lieu à de perpétuels litiges. Il est arrivé naguère qu’un député, ayant interpellé un ministre pour savoir de bonne part quelles mesures avait prises le gouvernement en conséquence d’un vote récent de la chambre, en reçut cette réponse : « Je n’ai jamais entendu parler de ce vote. » Étonnement, rumeurs, stupéfaction. On s’empresse de mettre sous les yeux du ministre le compte-rendu sténographié de la séance, sur quoi, un de ces députés qui ne comprennent rien à l’esprit des institutions s’écrie qu’il est hautement regrettable que le gouvernement ne sache pas même ce qui a été décidé par la chambre. Un autre, plus raisonnable, propose d’ajourner la discussion jusqu’à ce que le ministère ait eu le temps de s’informer. Quelques mois auparavant, le ministre de la justice s’était fondé sur l’article 62 de la constitution, qui porte que le pouvoir législatif s’exerce collectivement par le roi et les deux chambres, pour conclure que lorsque les deux chambres ne pouvaient s’entendre, le gouvernement était libre de faire ce qui lui plaisait. L’honorable M. Simson lui répliqua que, si la charte prussienne soumet la confection des lois à l’accord du roi et des deux chambres, elle n’ajoute pas : ou à la conviction du roi que les deux chambres se trompent. — L’étrange théorie qui vient de nous être exposée, poursuivit-il, on l’appliquera demain peut-être à toutes les questions de finance ou de budget ; c’est un abîme où ira s’engloutir toute la constitution.

De telles discussions sont désagréables. Bien qu’on n’y attache qu’une médiocre importance, le pays les entend et fait ses réflexions. Pour un gouvernement qui tient à faire vite, qui a le goût des mesures expéditives, ce qu’on appelle en Prusse « l’accord des trois facteurs législatifs » est un grand et fâcheux empêchement. Comment remédier à ce mal ? Changer la constitution ? Toute modification constitutionnelle doit être acceptée par les deux chambres à la majorité absolue des voix. Les événemens de 1866 offraient au gouvernement prussien une admirable occasion de se tirer d’affaire, de se délivrer tout au moins d’une partie de ses embarras, des incessantes contestations des trois facteurs, La Prusse dorénavant n’était plus livrée à elle-même ; elle allait devenir le centre d’une confédération du nord qu’il s’agissait de constituer ; terrain tout neuf, surface plane, unie, où l’on pouvait bâtir à sa guise. Au lieu de modifier la constitution prussienne, on en ferait une autre à côté, qu’on se rendrait aussi commode, aussi agréable que possible, et on aurait soin d’écrire au frontispice de ce nouveau bâtiment que, dans tout ce qui relève de la compétence de la confédération du nord, les lois fédérales ont le pas sur les lois particulières des états. Désormais on pourrait accomplir fédéralement en Prusse beaucoup de choses que la constitution prussienne avait rendues jusqu’alors impraticables ou difficiles.

Il semble qu’avant d’en arriver là, M. de Bismarck dut éprouver quelque hésitation, car enfin, parmi ces trois facteurs que la charte prussienne admet au partage du pouvoir législatif, se trouve la chambre haute, la chambre des seigneurs, palladium de la royauté, rempart assuré contre les innovations dangereuses, contre les prétentions outrecuidantes de la chambre bourgeoise, élective et libérale. Sacrifier la chambre des seigneurs ! M. de Bismarck put-il s’y résoudre sans frémir ? Ce serait le mal connaître que d’en douter. Assurément il a commencé par être un chevalier de la croix, il a fait ses premières armes dans le parti féodal, il en fut longtemps le porte-bannière. Tous les grands hommes ont leurs années de candeur ; mais le naïf qui est en eux s’use vite, et ils sont impitoyables dans la revanche qu’ils prennent de leurs crédulités. M. de Bismarck, qui depuis longtemps n’est plus un Éliacin, a raconté un jour au Reichstag l’histoire de ses changemens et de ses expériences, comme quoi il avait porté en 1850 au parlement d’Erfurt les sentimens de pieux conservatisme qu’il avait sucés dans la maison paternelle avec le lait de sa nourrice, et qu’avait avivés en lui la tourmente révolutionnaire de 1848 ; mais, à peine entré dans les affaires, il avait appris à connaître la politique pratique, qui est la grande politique, et il s’était bientôt convaincu que « le monde vu des coulisses est tout autre que vu du parterre, et que beaucoup de prétendues grandeurs, avec lesquelles on l’avait accoutumé à compter, n’étaient que néant. — Je ne suis pas de ces hommes, ajouta-t-il, qui n’apprennent rien des années et de l’expérience. »

Bien qu’il n’ait jamais rompu avec ses anciennes amitiés, qu’il sache au besoin les regagner et endormir leurs mécontentemens par d’aimables attentions, par d’alléchantes promesses, M. de Bismarck les a souvent consternées par les infidélités de sa mémoire, par les ingratitudes de son génie. Le chevalier de la croix est devenu à de certains momens l’épouvante et le désespoir de son parti. Il a de superbes indifférences, qui font bon marché de ce qui tient le plus au cœur d’un junker ; il y a en lui un douteur qui raille les reliques et les dogmes, un utilitaire à qui tous les moyens sont bons pour atteindre son but, un radical dont les irrévérences, dont les imaginations hardies, effarouchent les fervens adorateurs du passé. Dans ses jours de belle humeur, M. de Bismarck a des jeunesses, des gaîtés, des boutades, des sarcasmes, qui font frémir toutes les bonzeries de Berlin. Il joue sans façon avec les fétiches et les magots, et, ce qui leur est plus désagréable encore, il les explique, les démontre. Quand il promène des mains téméraires sur l’arche sainte, et qu’aux éclats saccadés de sa voix et de son rire les autels tremblent, on se prend à frissonner. Aujourd’hui tous les dieux sont devenus si fragiles ! Cet homme étonnant, si la chronique fait foi, n’a pas craint de déclarer un jour, en plein conseil des ministres, que l’union de l’église et de l’état était une source de graves embarras pour un gouvernement, que c’est un héritage du passé qui a fait son temps, que la liberté absolue des cultes convient aux sociétés modernes, que l’Amérique a du bon, que l’Europe a beaucoup à lui prendre. Et un autre jour : « Que le portier de l’Orpheum, se serait-il écrié, vienne à moi avec une bonne idée, un bon expédient financier, je ne verrai aucun inconvénient à lui confier le portefeuille des finances ! »

Comme tous les grands esprits, M. de Bismarck a de secrètes intelligences, de muettes communications avec son siècle ; il lui appartient par un côté, et les préjugés des têtes à perruque lui causent de nerveuses impatiences. Il sait très bien dans quel temps il vit, il ne demande pas mieux que de faire certaines concessions à l’esprit moderne, à la révolution elle-même. Il a fort étonné le Reichstag en l’assurant qu’il acceptait de grand cœur les droits de l’homme tels qu’ils ont été proclamés en France en 1791. Il est vrai qu’il croit un peu moins aux droits des Prussiens ; mais un peu de démocratie n’est point pour l’effrayer. S’il a fait son stage à Saint-Pétersbourg, il a étudié aussi à Paris ; il s’y est convaincu que la démocratie est plus gouvernable qu’on ne croit, que le suffrage universel est un instrument dont on apprend très vite à jouer. Dès 1861, il regrettait que par pruderie conservatrice on n’accordât point à l’Allemagne un grand parlement électif qui aurait pu opérer les réformes civiles et économiques désirées par la nation. Ce qu’il regrettait qu’on n’eût pas fait en 1861, il l’a réalisé en 1867. En ce qui concerne la liberté industrielle, la Prusse était de quatre-vingts ans en arrière de ses voisins de l’Occident ; elle avait conservé tout un système d’entraves, de prohibitions et de monopoles, de très beaux restes de l’antique régime des maîtrises et des jurandes. On n’eût jamais obtenu du parti conservateur qu’il prêtât la main au sacrifice de ces gothiques traditions. M. de Bismarck les a fait balayer par son jeune parlement fédéral derrière le dos de la chambre des seigneurs, et sans contredit c’est un précieux service qu’il a rendu à la Prusse.

M. de Bismarck est prêt à tout comprendre, à tout supporter, à tout aimer, hormis le libéralisme. S’il est de son siècle en économie politique, s’il transige sur tel ou tel point avec la démocratie, il n’accordera jamais rien aux parlementaires. Un gouvernement éclairé, intelligent, qui exécuterait de lui-même toutes les réformes désirables sans avoir à s’imposer la fatigue de raisonner avec une assemblée, voilà son idéal. Malheureusement les assemblées existent, et on ne les peut supprimer. Dans les cas incurables, un palliatif a bien son prix. M. de Bismarck a découvert que le plus sûr moyen d’affaiblir les parlemens, c’est de les multiplier ; cela fait naître des conflits de compétence qu’un gouvernement habile peut exploiter. Lorsqu’il souhaitait à l’Allemagne un grand parlement électif, il avait fait cette observation fine, que l’on pourrait s’en servir pour tenir en échec les parlemens particuliers des états. La création du Nordbund lui a permis d’appliquer son principe. Le parlement prussien a dû se dépouiller d’une partie de ses attributions au profit du parlement fédéral ; il ne concentre plus dans ses mains le vote de toutes les lois, du budget tout entier ; son crédit, son importance, se sont amoindris. Ce qui est vrai en arithmétique n’est pas vrai en politique, deux moitiés de parlement ne valent pas un parlement. Ajoutez que la chambre prussienne avait affaire à la royauté, représentée par un ministère responsable ; la chambre fédérale, qui désormais la supplée dans une partie de ses devoirs et de ses droits, se trouve en présence d’un corps anonyme et irresponsable, d’une sorte de royauté sans roi, de ministère sans ministres ; quand on parle à ce corps, qu’on l’interroge, souvent il n’y a personne pour répondre, ce qui abrège singulièrement les conversations. Que d’utilités diverses a le Nordbund ! Outre les services que peut en attendre M. de Bismarck pour le règlement de la question allemande, il en a recueilli ce précieux avantage de médiatiser, non la Prusse, grand Dieu ! mais la constitution prussienne.

Décidément il n’a pas tort, ce publiciste qui porte aux nues la nouvelle charte, le nouvel engin politique, inventé par le fertile génie de M. de Bismarck. Fabriquer quelque chose qui ressemblât à une confédération et qui en différât beaucoup, quelque chose qui eût l’air d’une Allemagne en raccourci et qui ne fût qu’une Prusse agrandie, une constitution qui, vue de loin, eût je ne sais quel air libéral et démocratique, et, vue de près, fût tout le contraire, la besogne n’était pas mince ; elle exigeait une connaissance approfondie de la perspective linéaire et aérienne appliquée à la politique et de tous les secrets de l’optique de théâtre. Le publiciste dit vrai, on ne trouve rien à comparer à ce chef-d’œuvre ; ni les États-Unis, ni la Suisse n’offrent rien de pareil ; la ligue achéenne en approche aussi peu que la Maison carrée d’une pyramide d’Égypte.


II

Quelle que fût la confiance de M. de Bismarck dans le suffrage universel et bien qu’il se crût de force à jouer de cet instrument comme les grands maîtres de l’art, il n’entendait point laisser à une assemblée représentative le soin de donner une constitution au Nordbund. — Les constituantes sont des assemblées dangereuses. Elles ont le champ libre et carte blanche ; les espaces leur sont ouverts ; il peut leur venir des fantaisies, et, une fois en route, il est difficile de les enrayer. Si l’on eût convoqué en 1866 un parlement constituant, qui sait quelles motions subversives en seraient sorties, à quoi se seraient attaquées ses ardentes témérités ? Peut-être se fût-il souvenu du parlement révolutionnaire de Francfort et eût-il essayé de recommencer 1848. M. de Bismarck entendait faire lui-même sa constitution, non toutefois sans en donner avis aux gouvernemens confédérés, non sans daigner les interroger ; il lui en coûtait peu, il avait prévu leurs réponses, et ses répliques étaient prêtes. Le projet lestement bâclé, il se proposait de le soumettre à une assemblée nationale nommée par le suffrage universel en lui disant : « Dieu nous garde d’exagérer le mérite de notre constitution ; mais nous pouvons vous certifier qu’il est impossible de rien changer. Sir ut est aul non sit ! Messieurs du suffrage universel, c’est à prendre ou à laisser. » Tel était le rôle que M. de Bismarck destinait à ce qu’on appelle le Reichstag constituant de la confédération du nord, et les choses se sont passées, il ne s’en faut guère, comme il l’avait prévu et décidé.

Dès le 16 juin 1866, à l’ouverture de la campagne, la Prusse avait adressé des notes identiques à tous les petits états du nord de l’Allemagne, les deux Mecklembourgs, les quatre petites Saxes, Oldenbourg, Brunswick, Anhalt, les deux Schwarzbourgs, Waldeck, les deux Reuss, les deux Lippes, les trois villes hanséatiques. La Prusse les engageait tous à épouser sa querelle, et les invitait aussi à conclure avec elle un traité d’alliance permanente dont les clauses seraient arrêtées en commun avec un parlement national convocable dans le plus bref délai. Parmi ces états, les uns, comme Saxe-Cobourg et Oldenbourg, s’étaient empressés de répondre à cet appel. On avait dû peser sur les autres de tout le poids de son ambition et de son bonheur. Le 4 août, il ne restait plus que deux principautés renitentes, lesquelles ne devaient pas tarder à se rendre, Saxe-Meiningen et Reuss branche aînée, qu’on fit occuper par deux compagnies prussiennes. À cette date, la Prusse adressait à tous ses futurs confédérés une dépêche circulaire qui renfermait la minute du traité proposé. Aux termes de ce projet, les gouvernemens de l’Allemagne du nord devaient conclure avec Berlin pour un an une alliance offensive et défensive et mettre leurs troupes sous le commandement du roi Guillaume. Ce traité provisoire devait être rendu définitif par une constitution fédérale qu’élaboreraient et débattraient des plénipotentiaires de tous les intéressés réunis en conférence. Plus tard, par le traité qu’elle signa avec la Prusse le 21 octobre, la Saxe royale accédait à cette alliance et s’engageait à entrer dans cette future confédération, où Hesse-Darmstadt était aussi comprise pour la partie de son territoire situé au nord du Mein.

Le 15 décembre 1866 se rassemblèrent pour la première fois à Berlin, sous la présidence de M. de Bismarck, les plénipotentiaires des vingt-deux gouvernemens. La plupart avaient un nuage au front, de sombres pressentimens dans le cœur. Ils ne savaient que trop ce qui les attendait, ce qu’on allait leur demander et ce qu’ils ne pourraient refuser. Le maître était là, qui les tenait courbés sous son indomptable regard, portant sur son visage, comme parle Saint-Simon, « malgré le soin de se composer, un vif, une sorte d’étincelant » qui trahissait l’ivresse du triomphe et des vastes espérances. Il semblait compter et recompter ces têtes qui lui étaient si chères.

Au premier rang de ce mélancolique cortège se tenait la Saxe royale comme enfermée dans une fière solitude, se ressouvenant peut-être de son Frédéric le Sage, qui fut vicaire de l’empire, le patron de la réforme et l’âme de la ligue de Smalkalde. Tomber sous la coupe de la Prusse, lui prêter le serment d’hommage et d’allégeance, il en devait coûter à ce noble pays, grand par ses gloires comme par ses revers, dont les maîtres avaient longtemps effacé de leur éclat les électeurs de Brandebourg, et longtemps avaient paru destinés au sceptre de l’Allemagne du nord. A qui s’en prendront-ils de leurs abaissemens ? A l’infidèle fortune, à leurs fautes, à la réforme trahie, aux deux Auguste, à ces mains insouciantes et folles qui ont gaspillé l’avenir, à la Pologne aussi qui les a enveloppés dans son malheur ! Tant de fois partagé, rogné, taillé par d’impitoyables ciseaux, ce pays s’est amoindri sans déchoir. Il fait encore figure dans le monde par son industrie, par son commerce, par l’intelligence et l’activité de ses habitans, les plus Allemands peut-être de tous les Allemands, par cette dignité mêlée de douceur à laquelle on reconnaît un peuple qui a de la race, par les splendeurs et le charme de sa capitale, cette Florence de l’Allemagne. Il est des infortunes qu’il faut mettre à part et ne toucher que d’une main respectueuse. Ce qu’a souffert la maison royale de Saxe depuis Sadowa, le monde n’en saura rien par elle ; il faut compter entre ses vertus le courage et la dignité du malheur.

Derrière la Saxe albertine venaient les Saxes ernestines ou thuringiennes, petits duchés, petits territoires, mais dont la petitesse a ses grandeurs. Celle-ci tient à bien des trônes par ses alliances ; l’autre a trop bien mérité des lettres pour que les lettres l’oublient jamais ; le génie l’a consacrée, lui a mis au front une couronne d’impérissables souvenirs. Puis venait Oldenbourg, souche de rois et d’empereurs ; Anhalt et Brunswick, qui se repentent peut-être d’avoir jadis trop bien servi la Prusse et trop fait pour son élévation. Derrière eux se pressaient d’autres petits états qui n’ont point eu affaire avec la gloire. Ils n’avaient pas à trembler pour leur importance, mais ils devaient renoncer à leurs aises, à leur tranquille bonheur, car il y avait quelque bonheur dans ces parvulissimes et patriarcales principautés. On y vivait sans trop de soucis, au jour le jour. Les gouvernemens ne refusaient rien à leurs sujets, par la raison que leurs sujets ne leur demandaient rien. En 1848, quelques brandons, quelques étincelles égarées du grand foyer, avaient menacé d’incendier la bergerie, et la terre avait un peu tremblé sous ces petits trônes brodés de paillon ; mais l’alerte avait été courte, et pour éteindre l’incendie on avait emprunté les pompes et les pompiers du voisin. Après cette émotion d’un instant, chacun avait repris le cours de ses petites affaires, se garant de son mieux de tous les événemens, d’où qu’ils pussent venir, attendu que les pays les plus heureux sont ceux où il ne se passe rien. Bien différentes étaient les trois villes libres, les glorieuses cités hanséatiques, Lubeck, Hambourg et Brême, dont les sénats et les destins se trouvaient mêlés à tous ces duchés, à toutes ces principautés. Elles s’inquiétaient pour leurs traditions républicaines, pour cette longue habitude qu’elles avaient contractée de se gouverner elles-mêmes, pour ce bonheur, le plus cher de tous à qui l’a une fois connu et goûté, le sentiment d’être maître dans sa maison. Elles se demandaient avec anxiété si on n’allait pas faire d’elles des demi-Francforts, et si en tondant les moutons on ne risque pas de les écorcher.

M. de Bismarck ne voulut pas que les condamnés pussent se faire illusion sur leur sort. A peine les eut-il comptés, il leur annonça qu’on avait des sacrifices à leur demander, qu’on allait pratiquer sur eux une opération qui sûrement ne serait point de leur goût, que la résignation est le meilleur adoucissement aux maux inévitables, qu’au surplus il s’engageait à les opérer d’une main légère. « Il s’agit pour vous, leur dit-il à peu près, de devenir une grande nation. Or l’indépendance illimitée des petits états et des petites dynasties a été le fléau de l’Allemagne, la principale cause de sa faiblesse. Il va sans dire par conséquent que nous allons vous prier d’abdiquer une part de votre indépendance. Exécutez-vous galamment pour le plus grand bien de l’Allemagne. » Ce langage n’avait rien d’énigmatique pour les plénipotentiaires : ils savaient ce que parler veut dire et ce qu’on entend à Berlin par le plus grand bien de l’Allemagne.

C’est une chose charmante que de devenir une grande nation ; mais les frais d’établissement sont considérables. Voilà ce qui épouvantait les petits gouvernemens. Qu’on leur enlevât les plus beaux fleurons de leur couronne, qu’on fît d’énormes accrocs à leurs droits de souveraineté, qu’on les transformât d’un coup de baguette en vassaux et en hommes-liges du roi de Prusse, si dure que leur parût cette métamorphose, ils en prenaient encore leur parti. Ce qui leur causait les plus vives appréhensions, c’étaient les charges nouvelles qu’on prétendait leur imposer. Le système militaire prussien allait être étendu à toute la confédération ; le service obligatoire universel, trois ans sous les drapeaux, quatre ans dans la réserve, Weimar et Rudolstadt comme Hambourg et Brême allaient être soumis à ce régime ! C’était l’idée du roi Guillaume, lequel tient beaucoup à ses idées ; il n’y avait sur cet article aucune concession à espérer de lui. Sombre perspective, avenir plein d’embarras et de dangers ! comment se tirerait-on d’affaire ? comment se procurer des fonds ? On allait vider ses caisses, solder chaque année ses comptes par un déficit. Quelques-uns de ces états avaient des finances un peu dérangées ; ils désespéraient de faire face à la situation. On s’épuisa en représentations, en très humbles remontrances ; M. de Bismarck fut inflexible : ce qu’il exigeait était le minimum de ce qu’un roi de Prusse a le droit de requérir de ses confédérés, le minimum de ce que réclamait le bien de l’Allemagne.

En revanche, sur d’autres points, il était infiniment plus coulant et se montrait bon prince. Parmi les gouvernemens confédérés, il en était un dont on n’avait guère à se plaindre. C’était Mecklembourg, pays singulier, riche en lacs et en chevaux, gouverné par la plus ancienne maison de l’Europe, laquelle se pique de remonter à Genséric, roi des Vandales, — petite Chine en miniature, protégée contre les tempêtes par une invisible, mais impénétrable muraille, pays où fleurit je ne sais quel absolutisme féodal et consistorial dont le solide tempérament défie les autans, les années et les révolutions. Dans ce monde, tout est comparatif. On sait que les Lapons atteints de la poitrine s’en vont, par ordonnance du médecin, passer les hivers à Saint-Pétersbourg. Ce que demandent les libéraux mecklembourgeois les plus avancés, c’est la liberté comme à Berlin. Mecklembourg-Schwerin et Mecklembourg-Strelitz eussent été les plus malheureux des Vandales, si en leur qualité de membres de la confédération du nord ils avaient dû faire à leurs paysans quelques concessions libérales. — M. de Bismarck n’imposa rien de pareil aux descendans de Genséric. Il immola généreusement à leurs scrupules grand-ducaux et à la constitution mecklembourgeoise de 1755 la tendresse qu’il a toujours portée aux droits de l’homme et à la constitution française de 1791. Il poussa même la délicatesse jusqu’à bannir de la charte fédérale toutes ces garanties qui sont contenues dans le titre II de la charte prussienne, et qui assurent aux sujets du roi Guillaume la liberté de conscience, l’inviolabilité du domicile, le droit de penser, d’écrire et d’imprimer. Sans doute ce sacrifice lui coûta. Il faut savoir faire quelque chose pour ses alliés.

Si l’humeur accommodante de M. de Bismarck à l’endroit des garanties constitutionnelles faisait le compte du Mecklembourg, cela n’importait guère d’ailleurs à la plupart des autres états, qui n’avaient rien non plus à objecter à une confédération très libérale, pourvu qu’elle fût vraiment fédérative, aussi économique que possible, aussi peu militaire que le comportaient les exigences de la situation. On dissertait, on discutait, on se débattait. M. de Bismarck, tout éperonné, tout botté, dut s’échauffer plus d’une fois et monter sur ses grands chevaux pour avoir raison de ces argumentateurs plaintifs ou revêches. Les feuilles officieuses mettaient le public dans la confidence de ses hautains mécontentemens. Après tout, n’était-ce pas trop de condescendance de raisonner avec des principicules et des sénats qu’on tenait sous son talon ? Il suffisait d’ordonner. Les plénipotentiaires le savaient bien. Ils ne se cabraient point, ils acceptaient le licou, ils demandaient seulement qu’on le rallongeât un peu : on allait les étrangler, et ne faut-il pas que chacun vive ? M. de Bismarck aurait pu leur répondre qu’il n’en voyait pas la nécessité. Plusieurs séances, dit-on, furent vraiment orageuses. Le 23 décembre, la conférence se prorogea sans qu’aucune décision eût été prise et qu’on eût pu s’accorder sur rien. Elle se réunit de nouveau le 4 janvier 1867.

Une vieille chronique rapporte que je ne sais quel shah de Perse, dans je ne sais quel siècle, ayant fait une guerre victorieuse, s’annexa quelques tribus des Beloutchis, et résolut d’incorporer les autres dans une confédération dont il serait le généralissime et le président. Par son ordre, les Beloutchis. envoyèrent des députés à Téhéran pour dresser le contrat. On eut peine à s’entendre. La pilule parut amère à ces petites gens, le grand-vizir qui traitait avec eux ne cherchait point à la dorer ; ils firent quelques façons, et en vérité ils disputaient sur des pieds de mouches. Un matin qu’il faisait grand vent, les esprits se mirent à l’orage ; des propos aigres furent échangés, le vizir se fâcha tout rouge et l’on se sépara très peu satisfaits les uns des autres. Or le soir de ce même jour, il y avait grande réception chez le shah et les plénipotentiaires y étaient conviés. Ils se présentèrent de bonne heure au palais, en habit de gala. En attendant que le shah parût, le maître des cérémonies eut fort à faire pour disposer convenablement son monde selon le cérémonial accoutumé. A Téhéran, l’étiquette est sévère ; à chacun sa case, et chacun doit s’y tenir. Les Beloutchis furent placés dans un coin du salon d’honneur, et ils n’étaient point mécontens de leur sort, quand un accident leur advint. Juste au-dessus de leurs têtes pendait un grand candélabre chargé de bougies enfermées dans des globes. Un craquement se fait entendre : un globe venait d’éclater. L’instant d’après, la bougie commence à couler, et, comme un malheur n’arrive jamais seul, la flamme, mise en liberté, surchauffe les globes voisins ; ils éclatent tous l’un après l’autre. Voilà nos Beloutchis les plus empêchés des hommes ; éclats de verre et bougie pleuvaient sur eux comme à plaisir. Que faire ? se reculer ? La muraille était là. Avancer d’un pas ? L’étiquette est une autre muraille. Sur ces entrefaites paraît le grand-vizir. Le maître des cérémonies, qui avait une âme compatissante, court à lui, lui explique le cas, montrant du doigt ces pauvres gens et leur piteuse contenance. Le vizir, qui avait encore sur le cœur l’altercation du matin, lui répondit avec un sourire noir : « C’est leur place, qu’ils y restent ! » Et debout, immobile, appuyant ses deux mains sur la poignée de son grand sabre de cavalerie, la tête portée en avant, la prunelle étincelante, il contempla longtemps d’un regard fixe les Beloutchis, sur qui le verre et la bougie continuaient à pleuvoir.

Non, rien de pareil n’a pu se passer à Berlin, bien que l’étiquette y soit sévère, surtout à l’égard des Beloutchis, et que les grands-vizirs n’y soient pas toujours commodes ; mais chaque pays a ses mœurs, et nous ne croyons pas un mot de certaines histoires qui circulent le long des Linden. Le Berlinois est gausseur. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que les délibérations des plénipotentiaires furent troublées par quelques débats tempétueux, par quelques scènes un peu vives, qui firent jaser la rue et les salons. Cependant, dès le 17 janvier, la Correspondance provinciale annonçait que la conférence laissait de plus en plus entrevoir un heureux dénoûment. Les plénipotentiaires commençaient à reconnaître qu’on ne leur demandait rien que de raisonnable. Sans doute, ajoutait l’officieux journal, les petits états auraient à souffrir, la transition serait épineuse, difficile ; mais le gouvernement prussien s’emploierait de son mieux pour l’adoucir. Le 9 février, les plénipotentiaires apposaient tous leur signature au projet de constitution, et le 24 du même mois le roi Guillaume, ouvrant avec éclat la session du parlement fédéral, chargé d’examiner et de ratifier le projet, déclarait avec cette bonhomie sincère, charmante et prussienne dont il a le secret, qu’il tenait à remercier ses hauts confédérés pour la bonne grâce qu’ils avaient mise à se sacrifier aux intérêts de la commune patrie. « Je les remercie, dit-il, dans la pensée que je n’aurais pas mis moins d’empressement à me sacrifier moi-même, si la Providence ne m’avait placé à la tête du plus puissant des états confédérés, de celui qu’elle appelle à conduire les autres. » On ne pouvait mieux penser ni mieux dire.

Au reste, licence avait été donnée aux vingt et un petits états de consigner dans le protocole final de la conférence leurs observations, l’expression de leurs doléances et de leurs regrets. Cet appendice au projet de constitution est une pièce curieuse, une lecture pleine de mélancolie. Que de plaintes modestes et humblement formulées ! que de douleurs contenues ! que de soupirs mal étouffés ! On croirait entendre les gémissemens confus de ces âmes désolées que Dante rencontra dans les cercles du purgatoire. Toujours digne et réservée, la Saxe royale rappelait qu’elle avait protesté contre plusieurs dispositions du projet ; ses représentations n’ayant point été écoutées, elle s’abstenait de les répéter. Les deux Mecklembourgs, quoique délivrés du fantôme des droits de l’homme, laissaient voir des inquiétudes ; ils exprimaient le vœu que les règlemens militaires permissent à leurs soldats de concilier l’obéissance qu’ils devaient au roi de Prusse avec le serment de fidélité qui les liait à leurs princes : question d’arrangement, de rédaction ; ce n’était pas une affaire. Saxe-Meiningen, longtemps récalcitrante, et qui avait des péchés, à se faire pardonner, se bornait à se plaindre qu’on n’eût pas réussi à lui épargner les charges qu’allait faire peser sur elle sa quote-part dans la création, d’une marine, dont elle ne sentait pas très bien l’utilité pour elle-même, attendu qu’elle demeurait à quelque cent lieues de la mer. Toutefois, ses amendemens ayant été repoussés, elle signait des deux mains le projet, s’en remettant du reste à la Providence, dont les décrets insondables l’avaient sans doute prédestinée à remporter un jour une victoire navale. Oldenbourg, que ses remords n’obligeaient point de mâcher ses mots, exprimait hautement son regret que la constitution ne donnât à l’Allemagne ni chambre haute, ni ministère fédéral, ni un budget militaire en forme constitutionnelle, Brunswick adressait un placet au futur président de la confédération pour qu’il n’abusât pas de son droit de composer à son gré les garnisons dans toute l’étendue du territoire fédéral. Les trois villes hanséatiques faisaient observer que, le contingent étant fixé au prorata de la population, cette mesure avait quelque chose d’inique pour elles, qui comptaient un grand nombre d’étrangers domiciliés et établis, exempts du service militaire. Schwarzbourg-Rudolstadt, Reuss branche aînée et Reuss branche cadette gémissaient sur les impositions écrasantes dont on allait les grever, insupportable fardeau pour de tout petits états. D’un ton plus tragique, Lippe faisait appel au bon cœur de la Prusse, et l’adjurait de lui épargner les horreurs du déficit et de la banqueroute.

Chose admirable, parmi tous ces mécontens, il y avait un heureux, — que dis-je ? un mécontent à rebours, qui se plaignait qu’on l’avait trop ménagé, qu’on ne lui prenait pas assez, qu’on ne l’avait pas tondu d’assez court. — Soit philosophie naturelle, soit un goût prononcé pour les situations nettes, Saxe-Cobourg-Gotha regrettait que la nouvelle confédération fût trop fédérale. Il se joignait, il est vrai, à la plupart de ses confédérés pour déplorer l’inévitable accroissement d’impôts dont il faudrait payer la gloire de devenir une grande nation ; mais il protestait qu’en dépit de tout il était content, très content, — qu’une seule chose gâtait son bonheur : on avait trop respecté ses droits de souveraineté. Il se serait bien facilement contenté d’un bon fauteuil dans une chambre des pairs où auraient siégé tous les princes et les principicules du nord, et il estimait que la Prusse ne s’était pas fait la part assez belle, il lui aurait cédé de grand cœur le gâteau tout entier. Il n’ajouta point ce qu’il se disait peut-être tout bas, que de toute façon la Prusse le mangerait, le gâteau, et qu’autant valait l’écrire dans la constitution. Quoi qu’il en soit, il se trouvait quelqu’un pour reprocher au lion l’excès de ses scrupules et de sa délicatesse. En vérité, il est permis de croire que les rois de Prusse ont une providence particulière ; il y a des bonheurs qui n’arrivent qu’à eux.

III

Le projet élaboré par M. de Bismarck est aujourd’hui la charte constitutionnelle du Nordhunb. Résumons-en les principales dispositions, en tenant compte des quelques retouches que lui a fait subir le Reichstag.

La compétence législative du Bund embrasse le droit d’établissement, la naturalisation, les passeports, la police des étrangers, l’exercice de l’industrie, les assurances, la colonisation et l’émigration, les douanes et les impôts indirects, les monnaies, les poids et mesures, les banques, les brevets d’invention, la propriété intellectuelle, les consulats, les chemins de fer, les postes et les télégraphes, les obligations, le droit commercial, le droit pénal et la procédure, les mesures sanitaires, l’armée et la marine. La confédération a, pour fournir à ses dépenses, le produit net des douanes, de la poste et du télégraphe, l’impôt sur le sucre de betterave, sur le sel, sur l’eau-de-vie, sur le malt et sur le tabac, plus des contributions matriculaires ou taxe personnelle et variable répartie entre les états au prorata de la population. La confédération ne peut se trouver en déficit ; ses recettes doivent s’ajuster à ses dépenses, lesquelles sont présentées en tête du budget. Elle dit aux états : J’ai besoin de tant, il me faut tant, ingéniez-vous. — Cela s’explique : la confédération, c’est la politique étrangère, c’est la flotte, c’est l’armée, c’est la guerre, et la guerre n’admet pas qu’on lui refuse rien ; ses ressources doivent toujours être au niveau de ses besoins.

A qui appartient le pouvoir législatif et comment s’exerce-t-il ? Le constituant, qui n’était pas une assemblée, mais un homme, a résolu ce point capital par une combinaison étrange, d’une incontestable originalité. Le Nordbund a un parlement, formé en apparence d’une seule chambre, appelée Reichstag ou chambre impériale, laquelle est élue pour trois ans, par le suffrage universel et direct et au scrutin secret. Les lois fédérales ayant le pas sur les lois des états, il importait que le Reichstag eût une provenance vraiment populaire et démocratique, qu’il n’émanât point, comme la chambre des députés prussiens, d’un système d’élection à deux degrés qui répartit les électeurs primaires en trois classes déterminées par la quotité du cens. C’est aux racines qu’on juge l’arbre. Cette assemblée très démocratique possède toutes les prérogatives chères aux parlemens, et que le corps législatif de France a eu si grand’ peine à recouvrer. Elle fait elle-même son règlement, elle nomme son bureau, son président et ses vice-présidens ; elle a le droit d’interpellation, elle vote des adresses, elle jouit d’une entière liberté de raisonner et de parler, elle discute les lois qui lui sont proposées, les accepte ou les rejette. Elle jouit même du plus précieux de tous les privilèges parlementaires : elle a part à l’initiative des lois. Toutes les propositions signées de quinze de ses membres sont mises en délibération, elles portent cet en-tête : « plaise au Reichstag de décider… » Selon la teneur de l’article 28 de la constitution, le Reichstag décide à la majorité absolue des voix. Cependant ce corps si bien apanage, qui a le droit de décider de tout, ne décide de rien.

Le Reichstag ne décide de rien pour deux raisons. La première est qu’il n’a aucun moyen d’imposer ou de faire respecter ses décisions. C’est par le vote annuel de l’impôt que les assemblées tiennent les gouvernemens et les obligent de compter avec elles. On sait qu’à cet égard le parlement prussien est dans une fâcheuse position, que le fameux article 109 protège contre ses repentirs tous les impôts une fois votés. Le parlement fédéral n’est pas dans une situation meilleure. La confédération vit de ses revenus et du produit d’un certain nombre d’impôts indirects ; le supplément nécessaire est fourni par des contributions dont le roi de Prusse fixe la quotité, et qu’il répartit entre les états. Reste au parlement le droit de refuser les nouveaux impôts qu’on pourrait lui demander. Cela s’est vu cette année par l’imprudence du gouvernement, qui désirait se servir de la confédération pour combler le déficit prussien. C’est un plaisir que n’aura pas souvent le Reichstag, le chancelier fédéral n’étant pas de ces hommes qui commettent deux fois une faute.

Il est une autre raison encore pour que les décisions du Reichstag ne décident de rien. Il semble qu’il n’y ait qu’une chambre dans la confédération du nord, et en effet il n’y en a qu’une qui porte et qui mérite ce nom. Qu’est-ce qu’une chambre ? Un endroit où l’on parle haut devant une galerie, et où chacun répond de ce qu’il dit ; il faut même que les gens du dehors entendent, qu’ils sachent qui a parlé, et ce qu’on a dit. Or il existe à Berlin une seconde chambre fédérale, qui n’a pas le nom de chambre, mais qui en est bien une, puisqu’on y délibère et qu’on y vote. Seulement tout s’y passe dans le secret de l’intimité, les portes fermées, les verrous tirés. On ne sait qui parle dans ces mystérieux conciliabules ; à peine croirait-on qu’il s’y dise quelque chose, si, en collant son oreille à la serrure, on n’entendait de temps à autre un vague et confus chuchotement. Comment se nomme cette assemblée, secrète comme le conseil des dix ? L’article 5 de la constitution porte que le pouvoir législatif est exercé collectivement par le Reichstag et le Bundesrath ; il ajoute que toute loi, pour être une loi, doit être votée par la majorité des deux assemblées. Et comment est composé ce Bundesrath ou conseil fédéral ? Ce n’est ni une chambre des lords, ni une chambre des pairs, ni un sénat, ni une délégation des parlemens particuliers des états. Il se compose des gouvernemens eux-mêmes, représentés par des commissaires. Le Reichstag peut voter tout ce qu’il lui plaira ; les gouvernemens, par l’organe de leurs mandataires, votent à leur tour, et il n’y a de lois possibles dans le Nordbund que celles qui agréent à la majorité des gouvernemens.

Pénétrons plus avant dans ce labyrinthe. La confédération comprenant 22 états, le conseil fédéral compte 22 votans ; mais ces 22 votans ne sont pas sur un pied d’égalité, ils n’ont pas également voix au chapitre. La Prusse à elle seule a 17 voix, ou, pour mieux dire, sa voix vaut 17. La voix de la Saxe vaut 4, la voix de Mecklembourg-Schwerin, comme celle de Brunswick, vaut 2, la voix de chacun des autres états ne vaut que 1. Le total étant de 43, pour avoir la majorité, qui est de 22, il suffit à la Prusse que cinq des plus petites principautés, de celles qui lui sont tout acquises, votent avec elle, et son vote l’emportera sur celui des seize autres gouvernemens réunis. Ajoutons qu’en vertu d’un amendement émané du Reichstag constituant, dans les questions de première importance, c’est-à-dire en tout ce qui concerne l’organisation militaire, la voix de la présidence ou de la Prusse est décisive, fût-elle seule contre 21, si elle se prononce pour le maintien des institutions établies. — « Il était bon, s’écrie un des plus chauds admirateurs de la constitution fédérale, qu’en théorie la Prusse pût à toute rigueur se trouver en minorité ; il était plus important encore qu’en fait, cela fût impossible, et c’est à quoi la constitution a pourvu. » Nous avions tort de dire tout à l’heure qu’il n’y a de lois possibles dans le Nordbund que celles qui agréent à la majorité des vingt-deux gouvernemens ; il fallait dire : Dans le Nordbund, les lois sont votées par le gouvernement prussien. Le Reichstag propose, le Bundesrath, c’est-à-dire la Prusse, dispose, ou plutôt le Reichstag ne propose guère ; il se contente d’émettre des vœux et d’exercer la seule de ses prérogatives que les autres et lui-même prennent au sérieux, son droit de veto. N’allons pas trop loin. M. de Bismarck a prévu le cas où l’initiative du Reichstag pourrait servir ses desseins. Il lui conviendrait, par exemple, que telle motion, menaçante pour la paix de l’Europe ou dangereuse pour ce qui peut rester d’indépendance aux petits états du nord, émanât de l’assemblée élective et parût sortir des entrailles du peuple ; cette motion, si elle flattait les passions prussiennes, rallierait facilement la majorité dans une chambre où les Prussiens forment les quatre cinquièmes. M. de Bismarck se laisserait faire une douce violence ; il dirait : J’en suis fâché ; mais ce que le peuple veut, Dieu le veut. On assure qu’il est de l’essence d’une bonne constitution de séparer soigneusement les pouvoirs, en particulier le législatif et l’exécutif. La confusion systématique des pouvoirs est le trait distinctif de la constitution du Nordbund. Le Bundesrath est une chambre haute ; il est autre chose encore : il remplit l’office d’un conseil d’état chargé de préparer les lois et le budget. A cet effet, il forme dans son sein des commissions permanentes au nombre de sept, l’une pour l’armée et les forteresses, la seconde pour la marine, la troisième pour les douanes et les contributions, la quatrième pour le commerce, la cinquième pour les chemins de fer, les postes et les télégraphes, la sixième pour la justice, la septième pour la comptabilité. Elles sont toutes présidées par la Prusse, et les deux premières sont à sa nomination, parce qu’elles sont les plus importantes, et que tout ce qui touche à l’armée doit relever directement de la Prusse. Ces commissions élaborent les projets de loi, qui, une fois votés par le Bundesrath, sont présentés et défendus par lui dans le Reichstag. — Ainsi la haute chambre, qui est aussi un conseil d’état, possède le droit de parole dans la chambre élective ; elle y a ses entrées et son pied à terre. On voisine, mais il n’y a qu’un des voisins qui ait la faculté d’aller chez l’autre. Ce n’est pas tout. Le Bundesrath a quelque part aussi à l’administration et au pouvoir exécutif. Comme l’expliquait un jour M. de Bismarck, ses commissions permanentes sont de véritables ministères, qui ont le précieux avantage d’être irresponsables et en quelque sorte anonymes. Le conseil fédéral, à vrai dire, n’a le plus souvent qu’un simple droit consultatif ; la présidence lui demande son préavis ou lui présente, un rapport motivé de ses faits et gestes. En certains cas cependant, il a de graves décisions à prendre. Il peut décréter, par exemple, une exécution contre les états confédérés qui ne rempliraient pas leurs devoirs constitutionnels, et cette exécution peut aller jusqu’à la séquestration du territoire et de son gouvernement.

Ne nous arrêtons pas trop aux bagatelles de la porte. Le Bundesrath est une assemblée ou un conseil très occupé. Les commissaires qui le composent sont des premiers commis, très actifs, hommes de confiance, qui ont procuration pour régler d’eux-mêmes certaines affaires courantes ; mais la grande maison de commerce, qui les emploie a son patron, son chef, qui a la haute main sur tout et de qui en réalité tout procède. Comment se nomme ce chef ? C’est ici qu’on peut voir que les souverains de la Prusse dédaignent les apparences et vont droit au solide. La chambre élective porte le nom pompeux de Reichstag ou chambre impériale. Il faut laisser les titres à ceux qui n’ont point la rente, hochets dorés dont s’amuse leur impuissance. La chambre haute s’appelle simplement conseil fédéral. Montons plus haut encore : la modestie des noms va croissant, utile modestie qui sert de voile aux ambitions et de réponse aux insinuations des jaloux. Le chef du Nordbund n’est point un empereur, il n’est qu’un président. Le général Grant peut le traiter de pair à compagnon. Un Américain célèbre porta naguère à Berlin un toast dans lequel il s’amusait à comparer les institutions de la confédération allemande et de la république étoilée. Ici comme là, le suffrage universel, une chambre des représentans, un sénat, un président : l’analogie était frappante. Quelques-uns de ses compatriotes lui demandèrent s’il avait voulu plaisanter, et à quelle fin ; il répondit à peu près : « Que voulez-vous ? cela leur fait plaisir, et cela ne nous fait point de mal. »

Président et généralissime du Bund, voilà les deux titres que confère au roi de Prusse la constitution fédérale, et cette double fonction lui assure, on le croira sans peine, des pouvoirs très effectifs et du plus vaste ressort. En sa qualité de généralissime, il a sous ses ordres, en temps de paix comme en temps de guerre, toutes les forces militaires de la confédération, équipées, armées, organisées et exercées à la prussienne, soumises à la législation prussienne, aux institutions et aux règlemens prussiens, au code pénal prussien, à la procédure prussienne, à toutes les dispositions prussiennes sur le recrutement, sur le temps de service, sur les fournitures, sur les logemens et le reste. Toutes les troupes fédérales prêtent serment d’obéissance absolue au roi de Prusse, qui les inspecte, fixe leur effectif, les répartit, les cantonne, les disloque à sa guise, règle les garnisons, nomme les commandans en chef de chaque contingent et les commandans de toutes les forteresses, ratifie la nomination de tous les généraux. Le généralissime a encore le droit de déclarer l’état de siège d’un bout à l’autre du territoire fédéral, et dans le cas où un des états serait en arrière de ses prestations militaires, il décrète contre lui, sans avoir à consulter le Bundesrath, cette exécution qui va jusqu’au séquestre, véritable mainmise pour défaut de foi et d’hommage. On voit que le généralissime a un bon nantissement et qu’il n’est pas à craindre que ses confédérés lui manquent jamais.

Comme président, les attributions du roi de Prusse ne sont pas moins étendues. Il promulgue les lois, en surveille l’exécution, convoque, proroge et clôture le Bundesrath comme le Reichstag. Il nomme de son autorité privée tous les employés fédéraux, les assermenté et les destitue. Apanage plus précieux encore, il représente seul la confédération dans ses relations internationales ; il déclare la guerre, fait la paix, conclut des alliances. La politique étrangère est tout entière dans ses mains, et dans ses mains seules ; elle est soustraite à l’assentiment, au contrôle et même à la connaissance du conseil fédéral ; parmi les sept commissions, il n’en est aucune qui ait à s’occuper des affaires étrangères, arche sainte à laquelle le roi de Prusse peut seul toucher. Libre à lui d’engager ses confédérés dans quelque entreprise qu’il lui plaise sans les consulter. Étrange confédération, qui n’a pu être imaginée qu’à Berlin !

Enfin par quel organe s’exercent les pouvoirs fédéraux du roi de Prusse, et qui sert d’intermédiaire entre la présidence et le Bundesrath ? Le très grand personnage qui remplit ces importantes fonctions s’appelle le chancelier fédéral. Il n’a pas été moins modeste que son auguste maître : il faut chercher les articles qui le concernent, qui définissent ses attributions, comme on cherche une violette dans un pré ; son parfum seul la trahit. Ces deux articles portent : l’un, que la présidence du Bundesrath et la conduite des affaires appartiennent au chancelier, qui est à la nomination du président, — l’autre, que les ordonnances et les décisions du pouvoir exécutif sont rendues au nom du Bund et contresignées par le chancelier fédéral, qui par là en assume la responsabilité, clause ajoutée par le Reichstag constituant. Ces deux articles disent beaucoup de choses en peu de mots, ils n’en diront jamais assez. Le chancelier, qui tient si peu de place dans la constitution, en tient beaucoup, comme on peut croire, dans la confédération du nord ; il en est l’âme, la cheville ouvrière : tout passe par ses mains, et tout y revient ; c’est par lui que tous les rouages de la machine se combinent et s’engrènent ; il préside et il dirige ; il parle et il agit ; il propose et dispose. Il y a dans sa situation quelque chose d’indéfinissable, de savantes obscurités, de mystérieuses complications. La Prusse étant à peu près tout dans le Nordbund, il convenait que le chancelier fût aussi président du ministère prussien. Comme d’autre part les questions extérieures relèvent de lui, et que seul il en est responsable, il était nécessaire aussi qu’il fût le ministre en titre des affaires étrangères. Enfin il est encore de son office de chancelier d’avoir la conduite de toutes les affaires intérieures de la confédération. Trois fonctions réunies sur une même tête, vraie trinité politique ! On conviendra qu’un seul homme était capable de porter ce triple fardeau sans plier, et que l’article 15 est incomplet, il devrait stipuler que le président nomme le chancelier fédéral, lequel est tenu d’être un homme universel, un génie.

En revanche, ces fonctions si lourdes ont leurs avantages, qu’avait prévus l’inventeur de la constitution. M. de Bismarck est un de ces hommes qui ne sont heureux que lorsqu’ils ont leurs coudées franches, et ne partagent avec personne la responsabilité de leurs actions. Ce n’est pas seulement le contrôle parlementaire qui lui pèse, les délibérations en commun dans le sein d’un conseil de ministres sont peu de son goût ; ses collègues lui sont à charge plus encore que ses ennemis. Il a confessé lui-même qu’à persuader les autres on perdait un temps précieux, on s’imposait une dépense de forces qu’on emploierait mieux autrement. Dans le temps où l’on préparait la constitution fédérale, il avait été question de confier les trois portefeuilles fédéraux de la guerre, de la marine et des finances aux trois ministres qui sont en Prusse à la tête de ces départemens. M. de Bismarck rejeta bien loin cette combinaison. Quelques-uns de ses collègues figurent dans le Bundesrath, mais à titre de simples commissaires. Les mesures de compétence fédérale qu’ils peuvent conseiller au roi, chacun dans son ressort, doivent être contre-signées par le chancelier, et d’autre part le ministre des affaires étrangères, M. de Bismarck, ne doit compte à aucun de ses collègues prussiens des instructions qu’il peut donner à M. de Bismarck chancelier fédéral. On voit que les complications peuvent servir à quelque chose. M. de Bismarck ne s’est pas seulement proposé de médiatiser la constitution prussienne, il a médiatisé aussi à son profit le ministère prussien. Nous commençons à comprendre ce que voulait dire cet Allemand qui prétendait que la constitution du Nordbund avait été faite par un homme et pour un homme.

Mais aussi quel homme ! On en trouve peu de cette trempe et qui justifient mieux leurs prétentions par la supériorité de leurs talens, de leurs qualités et de leurs défauts, car en politique les petits défauts peuvent nuire ; les grands, mis au service d’une grande passion, sont une arme puissante : la crainte vient en aide au respect. M. de Bismarck se révéla tout entier dans ce Reichstag soi-disant constituant auquel il présenta son projet le 4 mars 1867. Il le pria de se hâter dans son examen, vu que le temps pressait. Les traités d’alliance entre les gouvernemens avaient été conclus pour un an, ils expiraient le 18 août. Il fallait qu’avant ce terme non-seulement la Reichstag eût expédié sa modeste besogne, mais que la nouvelle constitution eût été. ratifiée par les chambres des états. Le Reichstag se le tint pour dit ; le 16 avril, il avait terminé ses travaux ; six semaines lui suffirent pour découvrir que, si beaucoup de choses lui déplaisaient dans le projet, il était inutile de désirer mieux, que c’était à prendre ou à laisser.

Dans cette session de six semaines, M. de Bismarck déploya des talens d’orateur qui dépassèrent ce qu’on attendait de lui. Infatigable, parlant d’abondance, la réplique toujours prête et toujours vive, fertile en raisons captieuses, cherchant quelquefois ses mots et jamais ses idées, toujours obéissantes à ses desseins, escamotant les idées des autres ou jonglant avec leurs argumens, comme un prestidigitateur à la main preste, jamais il ne resta court, jamais on ne le prit au dépourvu. Ses discours sont des monumens de l’art de raisonner et de déraisonner, des chefs-d’œuvre d’escrime oratoire. Il semblait que cet homme, qui venait de donner à son pays cinq provinces, plus une ville impériale, et d’employer deux mois à dresser, la houssine à la main, des gouvernemens peu enclins à goûter la bride, sortît tout frais de son cabinet, l’esprit libre et dispos, qu’il n’eût rien de mieux à faire que de causer avec une assemblée, que de l’éblouir des étincelles de son esprit ou d’amuser ses inquiétudes par des jeux de gobelets. Le succès dissipe comme par enchantement les lassitudes de M. de Bismarck ; il avait la belle humeur d’un audacieux qui a réussi contre vent et marée, d’un Prussien qui a trouvé le moyen de faire tout à la fois de grandes choses et de très bonnes affaires. Tenir dans son sac cinq provinces et vingt et un confédérés, petits ou grands, cela vous allège un homme ; il se sent comme porté par son fardeau.

M. de Bismarck chanta devant le Reichstag tous les airs, prit tous les tons. Il disait aux récalcitrans : « Mon Dieu, notre œuvre n’est pas parfaite, la perfection n’est pas de ce monde. Nous ne nous flattons point d’avoir découvert la pierre philosophale ni résolu la quadrature du cercle ; mais je vous mets au défi de faire mieux. » Et ceci encore : « Ce que vous nous proposez peut être excellent, et quant à moi vous savez que je n’ai pas de préjugés ; mais je ne suis pas seul. Nous étions vingt-deux à travailler ; l’un voulait ceci, l’autre cela. Nos confédérés ne sont pas gens commodes ni faciles à convaincre, j’en sais quelque chose, et nous leur devons des égards. » Il ajoutait : « Messieurs, ne vous arrêtez pas à des minuties, à des pointilleries. Travaillons vite, hâtons-nous, l’Europe nous regarde. L’essentiel est de mettre l’Allemagne en selle ; bien ou mal assise, une fois le pied dans l’étrier, elle galopera. » Si l’on s’entêtait, si l’on se défendait, il le prenait de plus haut, et posant la question de cabinet : « Vous estimez que je vous suis nécessaire, que sans moi l’Allemagne ne se fera pas ; il m’est permis de vous faire mes conditions. Si vous m’en imposiez de telles que le gouvernement me devînt impossible, je renoncerais à gouverner. Je prierais ceux qui nous veulent mener au chaos de nous en tirer et d’y trouver leur chemin. » Il lui arriva même de rencontrer des accens du plus haut pathétique, une éloquence qui semblait n’être point dans ses cordes. À bout d’argumens, il recourut à cette figure qui se nomme l’apostrophe, laquelle, au dire de Paul-Louis Courier, est la mitraille du discours. Oui, M. de Bismarck eut un jour un mouvement à la Démosthènes, il attesta les guerriers morts à Marathon ou à Sadowa. « Messieurs, vous n’êtes pas à la hauteur de la situation, répliqua-t-il aux libéraux, qui s’obstinaient à introduire dans le projet quelques-unes des garanties qu’assure à la liberté la constitution prussienne. Que répondriez-vous à un invalide de Kœniggraetz qui vous demanderait pourquoi il s’est battu en Bohême, ce qu’ont produit ces champs de carnage où son sang a coulé ? Vous lui diriez : Hélas ! c’en est fait de l’unité allemande, elle se retrouvera dans l’occasion ; mais nous avons sauvé le droit de budget de la chambre des députés, le droit de remettre chaque année en question l’existence de l’armée prussienne. Un tel droit ne saurait se payer trop cher ; c’est pour le posséder à jamais que nous avons combattu et vaincu l’Autriche… Guerrier, que ce soit ta consolation ! Que ce soit la vôtre, veuves éplorées qui avez porté au tombeau des époux morts au champ d’honneur ! » Ce discours, qui ne manqua point son effet, nous rappelle que Frédéric le Grand, lui aussi, déclama une fois dans sa vie. Au commencement de la guerre de Silésie, Marie-Thérèse lui dépêcha le sieur Robinson, ministre d’Angleterre à Vienne, pour essayer de l’amener à un accommodement. La première condition était que ses troupes évacuassent la Silésie dans le plus bref délai. Frédéric raconte dans ses mémoires que ce ministre négociait avec l’emphase dont il aurait harangué dans la chambre basse, et que le roi, enclin à saisir les ridicules, prit le même ton et lui répondit : « Si j’étais capable d’une action si lâche, si infâme, je croirais voir sortir mes ancêtres de leurs tombeaux. Non, me diraient-ils, tu n’es plus notre sang !… » Robinson fut étourdi de ce discours, auquel il ne s’attendait point, et ne demanda pas son reste.

Grand fut dans cette session l’embarras des nationaux-libéraux. Ils étaient à la fois très dolens et très heureux, et leurs deux âmes se disputaient entre elles. En leur qualité de nationaux, ils sentaient bien que la nouvelle confédération était une merveilleuse aubaine pour la grandeur de la Prusse ; en leur qualité de libéraux, ils ne pouvaient se dissimuler qu’on allait médiatiser et démanteler leur vieille constitution prussienne, qui, avec tous ses défauts, avait du bon[2]. Nous ne saurions comparer la confusion de leurs pensées et de leurs sentimens qu’au deuil que mena Gargantua de sa femme Badebec, laquelle était morte en donnant le jour à Pantagruel. « Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe ? Ce fut Gargantua son père, car, voyant d’un côté sa femme Badebec morte, et de l’autre son fils Pantagruel né, il ne savait que dire ni que faire, ni s’il devait pleurer pour le deuil de sa femme ou rire pour la joie de son fils. »

On veut tout avoir. Les libéraux tentèrent d’énergiques efforts pour concilier les deux intérêts qui leur étaient chers. On leur accordait le suffrage universel, M. de Bismarck estimant que c’est un système qui en vaut un autre ; mais le projet excluait les fonctionnaires du parlement fédéral. Nous avons expliqué dans une précédente étude pourquoi, en Prusse, le gouvernement est favorable aux incompatibilités, pourquoi les libéraux les repoussent. L’éducation politique de la Prusse et d’une partie de l’Allemagne est trop incomplète encore pour qu’une chambre d’où les fonctionnaires seraient exclus possédât quelque autorité. C’est dans les services de l’état, dans l’ordre administratif, dans la judicature, que le parti libéral se recrute de quelques-uns de ses orateurs les plus éclairés et les plus indépendans. Sur ce point, M. de Bismarck céda ; mais il fut intraitable sur la question d’un traitement à allouer aux députés. Point d’indemnité, ce fut son premier et son dernier mot. Il semble pourtant que, dans les grands pays, défrayer et indemniser les représentans du peuple soit un corollaire indispensable du suffrage universel. C’est peut-être pour cette raison même que M. de Bismarck ne céda point. Il consent à coqueter avec la démocratie, mais cela ne va pas jusqu’au mariage, et, quand il lui fait des concessions, il a soin de lui demander des sûretés.

Deux points tenaient particulièrement au cœur des libéraux. Notre chère constitution prussienne, si défectueuse qu’elle soit, disaient-ils, renferme un article 44, qui porte que le pouvoir exécutif s’exerce par l’organe d’un ministère, et que ce ministère est responsable. C’est une garantie à laquelle nous ne pouvons renoncer. Dans votre projet, la responsabilité n’est nulle part ; du haut en bas, il ne s’y trouve pas un agent qui soit appelé à répondre de ses actions. Il est vrai que vous nous faites la grâce d’accepter un amendement proposé par nous, en vertu duquel le chancelier fédéral endosse la responsabilité de toutes les mesures décrétées par le président de la confédération. Concession insuffisante, responsabilité illusoire ! Qu’est-ce que le chancelier ? Le factotum de la confédération. Qui répond de tout ne répond de rien. Ajoutez à votre projet l’article que voici : le pouvoir exécutif appartient au roi de Prusse, qui l’exerce par l’entremise d’un conseil de ministres responsables. — M. de Bismarck avait sa réponse prête. Aux conservateurs qui, à l’instar d’Oldenbourg, demandaient l’établissement d’une chambre haute, il avait répliqué : Mais vous l’avez déjà, cette chambre haute ; c’est le Bundesrath. Aux libéraux qui demandaient un ministère responsable, il ripostait : Un ministère ? Vous en avez un, c’est le Bundesrath, dont les commissions permanentes sont autant de ministres impersonnels. — En vérité, le Bundesrath est le maître Jacques de la confédération ; selon qu’il ôte ou qu’il met sa casaque, il est ceci ou cela.

— Soit, reprenaient les libéraux. Le Bundesrath est, si vous le voulez, une collection de ministères ; mais ces ministres ne sont pas responsables, et ce n’est pas notre affaire. Aussi bien de quoi répondraient-ils ? De leur signature ? ils ne signent rien. Ces entités politiques ne sont pas des personnes, n’ont pas de visage, et c’est à peine si elles ont un nom. — J’en conviens, répliquait M. de Bismarck, mais que voulez-vous ? Est-il rigoureusement nécessaire qu’un ministre soit responsable ? — Et il recourait à des argumens qu’il a répétés le 16 avril 1869, sous une forme plus heureuse encore et plus piquante, en réfutant M. Twesten et le comte de Munster, qui avaient essayé sans plus de succès de remettre sur le tapis cette grosse question. — Vous alléguez, leur disait-il, que ma responsabilité est trop étendue pour être effective. Croyez-vous par hasard qu’il y ait au monde un seul ministre qui soit au fait de tout ce qui se passe dans son département ? J’estimerais bien heureux et bien inoccupé celui qui aurait le temps de lire le quart des pièces qu’il doit signer. Gardez vos ministères collectifs. Quant à moi, ne me prenez pas pour un ministre. Je suis le fondé de pouvoir de la présidence, et en cette qualité je signe ; aussi je réponds de tout. — Après cela, il alléguait que ce ministère responsable nommé par le président serait une atteinte portée aux prérogatives du Bundesrath, un acheminement à l’unitarisme, et il plaidait chaleureusement la cause des états confédérés, rappelant qu’on était lié avec eux par des traités dont on devait respecter l’esprit et la lettre. Et le télégraphe s’empressait d’annoncer à l’Europe que le chancelier fédéral était un chaud partisan du principe fédératif, qu’il était prêt à le défendre de la griffe et du bée contre les empiétemens des unitaires prussiens. Le télégraphe aurait dû ajouter que, l’instant d’après, M. de Bismarck avait laissé voir ses cartes, donné ses vraies raisons. — Messieurs, quiconque a été dans un ministère ou s’est trouvé à la tête d’un conseil de ministres et a dû prendre des résolutions sous sa propre responsabilité ne craint point cette responsabilité, mais il redoute la tâche de persuader à sept personnes qu’il a raison de vouloir ce qu’il veut. C’est un bien autre labeur que celui de gouverner un état. Tous les membres d’un conseil de ministres ont leurs fermes et loyales convictions ; chacun d’eux est entouré d’une nuée de conseillers, qui de même ont leurs convictions, et le président du conseil, s’il en a le temps, doit se donner la peine de convaincre chacun de ces conseillers, qui ont l’oreille de chacun de ses collègues. Quel métier ! — Puis, se découvrant tout à fait : — Non, vous ne me rendriez point ma besogne plus facile en m’adjoignant un conseil de ministres, et, si vous voulez trouver un chancelier qui consente à accepter des collègues, cherchez ailleurs. Je me fonde sur mon droit constitutionnel. J’ai accepté l’office tel qu’il est défini dans la constitution. Le jour où j’aurais un collègue, ce collègue serait mon successeur. — Voilà qui s’appelle combattre la visière levée et laisser voir dans ses yeux et dans son cœur. Ces aveux hautains, cette candeur superbe de M. de Bismarck orateur parlementaire, font un singulier contraste avec ses tortuosités diplomatiques. Il y a en lui « du divers et de l’ondoyant, » une âme étoffée qui varie ses attitudes, et il faut convenir que cet homme est plus qu’un personnage, que c’est une figure.

Sur un autre point d’égale importance, les revendications des libéraux ne furent pas plus heureuses. La seule garantie efficace que pût posséder le Reichstag était le vote annuel du budget militaire. On ne le savait que trop en haut lieu, et le projet y avait pourvu par de prévoyantes dispositions, qu’une volonté souveraine protégeait contre les réclamations des mécontens. En tout ce qui regarde son armée, la royauté prussienne a les jalousies, l’âpre inquiétude d’un propriétaire qui ne saurait admettre qu’on touche à son bien. D’une part, on avait fixé le chiffre de présence en temps de paix à un pour cent de la population ; d’autre part, on avait stipulé que les états confédérés verseraient annuellement dans la caisse présidentielle 225 thalers par tête de soldat sous les drapeaux. On déterminait ainsi une fois pour toutes et l’effectif et la dépense : hommes, argent, le budget militaire tout entier était réglé d’avance, et ne devait être porté que pour la forme à la connaissance du parlement. Cette fois les libéraux s’insurgèrent ; ils se plaignirent que leurs maîtres passaient la mesure, qu’on les traitait à la turque, qu’après toutes les concessions qu’ils avaient faites, c’était abuser d’eux, les travestir en personnages de comédie. Cependant leurs prétentions étaient modestes, ils ne demandaient qu’à partager le différend. Ils acceptaient les dispositions du projet comme un provisoire et renonçaient à leur droit de budget jusqu’au 31 décembre 1871. Passé ce terme, ils entendaient rentrer en possession. Leur amendement fut voté. Quelques jours plus tard, M. de Bismarck vint déclarer que les gouvernemens le rejetaient, qu’ils ne pouvaient céder, qu’ils ne céderaient pas, — car tour à tour M. de Bismarck a des collègues ou il n’en a point, il dit je veux ou nous voulons ; c’est une affaire de circonstances. — Les libéraux s’étaient trop engagés, ils avaient mis trop fièrement flamberge au vent pour qu’ils pussent se rendre sans conditions. On capitula. Ville qui capitule, ville rendue. On chercha péniblement les termes d’une transaction, et on finit par en trouver qui semblaient dire quelque chose et ne disaient rien. À l’article qui fixait l’effectif sur le pied de paix, on ajouta ces mots : « à dater du 31 décembre 1871, ce chiffre sera déterminé par voie législative. » Qu’est-ce à dire ? Vous ferez une loi ? Vous la proposerez ; mais sera-t-elle acceptée par la majorité du conseil des gouvernemens, ou, pour être plus exact, sera-t-elle votée par le président, dont la voix est prépondérante dans toutes les questions militaires, si elle se prononce pour la conservation de ce qui existe ? Le bon billet qu’a le parlement ! Passe encore si la question d’argent avait été entièrement réservée. Le président n’est pas en peine à cet égard, les fonds ne lui manqueront pas. L’article 62 amendé porte que les états verseront annuellement dans la caisse fédérale 225 thalers par homme jusqu’au 31 décembre 1871, qu’à partir de cette époque, ces cotes continueront d’être acquittées jusqu’à ce que le chiffre de l’effectif ait été modifié par une loi. La répartition du montant sera réglée par la loi du budget ; mais l’article ajoute que, dans la fixation du budget des dépenses militaires, on prendra pour base l’organisation de l’armée telle qu’elle se trouve légalement établie dans la constitution, — termes louches, équivoques, que les deux parties pouvaient accepter, chacune les interprétant à sa façon. Qui vivra verra. Peut-être en l’an de grâce 1872 la question militaire suscitera-t-elle un conflit dans la confédération de l’Allemagne du nord. Voilà ce qu’ont gagné les libéraux : ils ont ajouté à la constitution un cas de conflit. Après tout, c’est bien quelque chose.

Les vrais libéraux avaient le cœur serré ; ils eurent peine à boire jusqu’à la lie l’amertume de ce calice. Dans la chambre des députés prussiens, il se trouva une minorité de 93 voix contre 227 pour voter en seconde lecture contre le projet. Oui, les vrais libéraux étaient décidément plus chagrinés que contens ; ils comparaient avec une mélancolie croissante ce qu’on leur donnait et ce qu’on leur prenait. Pantagruel ne leur paraissait plus si joli, ils regrettaient amèrement Badebec ; mais depuis lors le Pantagruel allemand a grandi, on peut déjà deviner à quelle fin on Fa mis au monde et ce qu’il adviendra de lui.

IV

Une constitution faite pour un homme ! Le mot est juste ; il le serait davantage encore, si l’on disait : pour un homme et pour une idée.

La constitution fédérale a trouvé en Allemagne des admirateurs et des détracteurs. L’un de ces derniers la traitait, si nous ne nous trompons, de monstre politique, déclarant qu’elle ne durera point, que celui qui l’a imaginée et fabriquée sait très bien ce qu’il veut, mais qu’il ne s’arrête pas longtemps à choisir ses moyens, que les plus courts chemins lui paraissent les meilleurs, que les fondrières l’inquiètent peu, que cependant on y reste quelquefois. Nous ignorons si M. de Bismarck a jamais lu Télémaque. Il pourrait répondre : « On est trop heureux de n’être trompé que dans des choses médiocres ; les grandes ne laissent pas de s’acheminer, et c’est la seule chose dont un grand homme doit être en peine. »

Une confusion systématique des pouvoirs, des compétences mal délimitées, des attributions mal définies, une confédération où les questions décisives sont résolues par un seul, une chambre haute qui n’est pas une chambre, des ministères qui n’en sont pas, une assemblée élue par le suffrage universel, qui a toutes les prérogatives d’un parlement et qui est dans l’impossibilité de s’en servir, un chancelier qui répond de la politique étrangère, des finances, de l’administration militaire, des affaires intérieures du Bund et qui ne répond de rien parce qu’il répond de tout, enfin un président qui tour à tour est chef de la confédération et roi de Prusse, sans qu’il soit possible de savoir où finit le roi, où commence le président, que d’anomalies ! que d’énormités[3] ! Tous ces rouages s’engrènent mal les uns dans les autres, beaucoup de forces se perdent en frottemens, la machine s’arrêterait à tout coup, si le mécanicien qui l’a faîte, qui en connaît le secret, n’était là pour la surveiller, pour la remonter, pour la faire aller au doigt et à l’œil ; — c’est trop peu dire, cet homme universel et nécessaire en est à la fois le grand ressort et le balancier, le puissant moteur et le souverain modérateur ; grâce à lui, elle marche et travaille ; qu’il vienne à disparaître, la voilà détraquée. Le plus grand défaut de cette constitution, c’est qu’elle repose sur des consentemens tacites qu’un homme seul pouvait obtenir, que seul il peut imposer. Croit-on, par exemple, que le ministère prussien consentirait à se laisser médiatiser par un autre chancelier que M. de Bismarck ? Croit-on que le roi Guillaume… Qu’allons-nous dire ? En vérité, nous côtoyons des abîmes. M. de Bismarck déclarait, en 1869, au Reichstag, que le chancelier n’était qu’un agent de la présidence chargé de répondre de tous ses actes, et pourtant il préside le Bundesrath, où le président de la confédération, en sa qualité de roi de Prusse, a 17 voix sur 43. Le roi Guillaume ne représente qu’une fraction de ce grand conseil des gouvernemens, le chancelier représente ce conseil tout entier. Depuis quand la partie est-elle plus grande que le tout ? Dans cette même séance, il vint à M. de Bismarck une idée étrange. Se rappelant l’ancienne constitution des Provinces-Unies, il s’avisa de dire : « Messieurs, mes souvenirs ne sont pas assez précis pour que je puisse vous expliquer le mécanisme de cette institution, qui a une si grande analogie avec la nôtre. Je ne sais pas au juste si le chancelier des Provinces-Unies, qui portait le nom de grand-pensionnaire, était environné d’un conseil de ministres, ou s’il n’avait à ses côtés que la maison d’Orange, je veux dire le généralissime ou le stathouder chargé du département de la guerre. » Un stathouder ! un grand-pensionnaire ! deux statues sur deux piédestaux ! Périlleux rapprochement ! Un tel breuvage ne semblerait-il pas trop amer au roi Guillaume, si les mains qui le lui présentent n’avaient commencé au préalable par lui donner cinq provinces ? Il est vrai que la chancellerie a des charges que ne surpassent point ses honneurs. Qui porterait ce fardeau, si les épaules fatiguées de M. de Bismarck le refusaient ? Sans compter le reste, il a deux parlemens, quatre chambres à gouverner, et des chambres chicaneuses : qui ne peut faire la grande guerre fait la guerre de chicane. Sans contredit, l’idée est ingénieuse de multiplier les parlemens pour les affaiblir les uns par les autres ; encore faut-il leur parler, à ces parlemens, comme si on les prenait au sérieux. Que de forces dépensées en explications ! La constitution devrait stipuler que non-seulement le chancelier est tenu d’être un homme de génie, mais que cet homme de génie est tenu de se porter toujours bien. Hélas ! M. de Bismarck s’est usé à sa tâche, il n’a plus qu’une santé intermittente, et, dès qu’il se permet d’être malade, il y a crise. Il a été obligé de se démettre provisoirement de la présidence du conseil des ministres. Le moyen de le remplacer ? Si cette démission devenait définitive, les affaires étrangères ayant passé à la confédération, M. de Bismarck ne serait plus rien dans le ministère prussien, lequel donne les instructions aux commissaires qui représentent la Prusse dans le Bundesrath. Partant, il n’aurait plus barre sur ces commissaires, désormais endoctrinés par d’autres que lui. Grave amoindrissement de la chancellerie, atteinte portée au principe de l’institution[4] ! C’est ainsi que M. de Bismarck ne peut être souffrant sans que sa confédération soit malade aussi. Il a dû rêver à cela dans ses solitudes de Varzin, dans ses forêts de haute futaie. Il en a sans doute rapporté quelque expédient, quelque combinaison, quelque projet de réforme constitutionnelle. Tout semble l’annoncer, et surtout cette inquiétude sourde qui depuis quelques mois se répand de proche en proche dans les petits états confédérés. Ils savent que les changemens qui se feront ne sont pas ceux qu’ils désirent, mais plutôt ceux qu’ils redoutent. Le pigeonnier tremblant, effaré, sent vaguement planer au-dessus de lui, comme un invisible et redoutable épervier, une idée de M. de Bismarck.

Que la constitution fédérale de l’Allemagne du nord présente certains vices de conformation qui, plus sensibles d’année en année, finiront par compromettre son existence, M. de Bismarck serait le premier à le confesser ; bien naïf qui croirait l’humilier en lui représentant que son œuvre n’est pas née viable, ou que du moins elle vivra peu. Il serait désolé qu’il en fût autrement, que sa création s’éternisât. Il lui a tracé lui-même d’avance ses destins, ses transformations ; l’histoire de cette métamorphose est écrite dans sa pensée.

Non, M. de Bismarck n’a jamais aspiré à la gloire des Solon ni des Numa. Il fait le métier de législateur en diplomate, en ministre des affaires étrangères. Il disait au premier Reichstag : « Ce projet que je vous apporte, fruit pénible de mes élaborations, appelez-le constitution ou de tel autre nom qu’il vous plaira, cela ne fait rien à l’affaire. Je vous affirme seulement que, si vous l’acceptez, nous cheminerons ensemble sur une grande route qui nous conduira infailliblement au but. » Il disait encore : « On me reproche d’être avant tout ministre des affaires étrangères, de n’être que cela. Il est certain que c’est là mon plus cher intérêt, celui dont je m’inspire, et qui me dirige dans toutes mes actions ; il n’est pas moins certain que je suis prêt à me frayer un passage à travers tous les obstacles qui m’empêcheraient d’atteindre au but. » Le but ! quel but ? M. de Bismarck n’avait-il à cœur que de satisfaire ses convoitises personnelles, son goût de primer et quelquefois d’opprimer ? Prétendait-il simplement mettre les affaires étrangères et lui-même sur le pavois, s’assurer l’absolue liberté de ses mouvemens, se dispenser désormais de la peine de convertir ses collègues et n’être plus obligé de convaincre qu’un homme, qui d’avance est convaincu ? A Dieu ne plaise que nous fassions du chancelier de la confédération un ambitieux d’honneurs, occupé de procurer à ses prétentions leurs grandes et leurs petites commodités ! M. de Bismarck ne s’oublie point ; mais défauts et qualités, il se donne tout entier à son idée. Depuis le grand Frédéric, la Prusse n’a pas eu de serviteur plus héroïque et plus dévoué ; tout lui est instrument, mais il se considère lui-même comme l’instrument, comme l’outil prédestiné des ambitions de son pays. Qu’est-ce donc que cette informe constitution, qui vivra ce qu’elle pourra ? Un moyen, un engin, une machine à faire des annexions, une machine à fabriquer des Prussiens.

Tous les défauts qu’on peut signaler dans la constitution fédérale sont amplement rachetés par cette admirable combinaison qui partage le pouvoir législatif entre une vraie chambre et une fausse chambre, celle-ci où siègent les gouvernemens et qui est un rempart contre les innovations libérales que pourrait proposer et recommander la chambré élective, l’autre nommée par le suffrage universel, formée de Prussiens pour les quatre cinquièmes, et qui est chargée de proposer toutes les extensions de compétence, tous les acheminemens au régime unitaire, la suppression graduelle, au profit de la Prusse, de tout ce qui reste aux petits états d’indépendance et de quant à soi. M. de Bismarck a pensé à tout. L’article 9 assure à tout membre du conseil fédéral le droit de paraître dans la chambre élective et d’y soutenir les propositions de son gouvernement, alors même qu’elles auraient été repoussées par la majorité du Bundesrath. S’il arrivait que M. de Bismarck introduisît dans le conseil fédéral un projet de réforme constitutionnelle dans le sens unitaire, et que ce projet fût écarté, le chancelier en saisirait la chambre basse, il lui exposerait ses raisons, il organiserait dans cette majorité prussienne une pression parlementaire, à laquelle les petits gouvernement auraient quelque peine à résister. Ainsi le Bundesrath est bon pour empêcher certaines choses qui déplaisent au chanceler, le Reichstag n’est pas moins bon pour en proposer d’autres qui lui agréent. Dans cette campagne, il pourrait compter sur ce qu’on appelle en Allemagne « le parti. » Dès qu’il s’agit de politique étrangère et de l’agrandissement de la Prusse, il est l’homme des nationaux-libéraux, à la barbe des féodaux et de la chambre des seigneurs, qui en gémissent tout bas et quelquefois tout haut.

Les nationaux-libéraux ne sont point difficiles à vivre. Si on leur faisait quelques petites concessions, ils en feraient de plus grandes. Que ne sont-ils les collègues de M. de Bismark dans le ministère prussien ! Malheureusement le roi a, sur le choix de ses ministres, des idées très arrêtées ; il ne les cherche pas où on les trouve, il se plaît à les trouver où il les cherche. De son côté, M. de Bismarck prend un malin plaisir à se servir des nationaux sans les employer. Ils ont une qualité précieuse, une étonnante facilité à se consoler de tout ; optimistes jusque dans la moelle des os, ils voient le bon côté des choses, même de leurs déconvenues. Un des hommes de grand mérite que compte le parti disait récemment : « Tout pesé, la constitution fédérale a du bon. Les préventions du roi nous mettent dans l’impossibilité de faire arriver quelques-uns de nos chefs dans le ministère ; mais on nous fait la gracieuseté de placer dans le Bundesrath quelques commissaires qui nous sont presque agréables- et presque à moitié libéraux. C’est toujours cela de gagné. » Ce qui leur sourit plus encore, c’est que la confédération du nord leur sert à introduire en Prusse, par voie fédérale, des réformes économiques et civiles, que la chambre des seigneurs n’eût jamais acceptées. Ils font d’une pierre deux coups : chacune de ces réformes établit une conformité de plus entre les petits états et la Prusse. Aussi ont-ils adopté cette devise, ce programme, qu’on peut lire aujourd’hui sur leur drapeau : extension indéfinie de la compétence fédérale. Ils s’en étaient cachés tant qu’ils avaient pu croire que l’Allemagne du midi viendrait à eux ; mais ils ne se flattent plus qu’un coup de sympathie, un miracle de la grâce ou je ne sais quels soudains repentirs amèneront prochainement dans leurs filets ces âmes indociles et réfractaires. Un jour que la France et l’Autriche seront occupées chez elles, on menacera, on ordonnera, et la force dira son dernier mot. En attendant, on peut se dispenser désormais de ménager les petits états du nord. Que la Saxe s’inquiète, que Mecklembourg murmure, les nationaux en seront fort aises. Il est doux à ce parti, composé pourtant d’honnêtes gens, de se revancher sur autrui des mortifications qu’il essuie.

La chambre des députés prussiens vient d’exprimer par deux fois le vœu que la compétence fédérale soit étendue au droit civil. On verra la question se poser dans la prochaine session du Reichstag. Ce point gagné, il ne restera plus qu’à transformer en cour civile ce haut tribunal de commerce qu’on a récemment institué, et qui n’était point prévu par la constitution. S’il en faut juger par le langage qu’a tenu dans le parlement prussien le ministre de la justice, les nationaux peuvent compter sur la complicité du gouvernement, Ils espèrent mener lestement cette partie, et, si la victoire couronne leur entreprise, bien habile qui pourra dire dans quelques années en quoi un sujet du prince de Lippe peut différer d’un sujet du roi Guillaume. A la vérité il restera aux Lippois cette consolation de penser qu’ils n’ont pas été annexés, qu’ils se sont annexé la Pruss3. — « De quoi vous plaignez-vous ? disent en effet les nationaux à leurs confédérés. Nous ne vous imposons pas nos lois ; au contraire, nous voulons nous servir de vous pour nous délivrer des vieilleries de notre Landrecht, si cher à notre chambre des seigneurs. Nous profiterons en même temps de cette précieuse occasion pour vous débarrasser de tout ce qui vous fait encore différer de nous. N’écoutez pas les mauvaises langues qui nous accusent de vous prussifier ; vous ne serez pas des Prussiens, nous médiatiserons la Prusse, nous serons tous des Allemands. Un seul code, une seule bourse, un seul cœur ! » Médiatiser la Prusse ! N’était-ce pas le roi Louis XV qui, dans un moment de crise financière, reprochait à un de ses gentilshommes de ne pas faire à l’état le sacrifice de sa vaisselle ? J’ai envoyé la mienne à l’hôtel des monnaies, lui disait-il. — Sire, repartit le gentilhomme, quand Notre-Seigneur mourut, il était bien sûr qu’il ressusciterait le troisième jour.

Mais, dira-t-on, le Bundesrath n’est-il pas là pour s’opposer à ces extensions de compétence à la faveur desquelles on se propose de transformer la confédération du nord en empire unitaire et les petits états en provinces prussiennes ? Les petits gouvernemens siègent tous dans le conseil fédéral, et matériellement ils y ont la majorité. Quelque puissant que soit sur eux l’ascendant de la Prusse, si un projet leur était présenté qui mît en question leur existence, ils se coaliseraient tous contre l’ennemi commun. Au surplus, il y a un article 78 qui déclare formellement que tout projet de changement constitutionnel doit réunir les deux tiers des voix dans le Bundesrath, article dont sans doute on comptait se servir pour déjouer les projets parlementaires des libéraux, et qui pourrait bien se retourner contre ceux qui l’ont inventé.

La Prusse a pensé et paré à tout, et la plupart de ses confédérés sont désormais à sa merci et hors d’état de résister à ses fantaisies. — Sauf les cas imprévus, nous disait un diplomate, c’est le caractère de la politique prussienne de ne dévaliser personne. Elle se contente de vous enlever un à un tous les boutons de votre habit, et, quand il ne peut plus vous servir, elle vous en soulage. — Le roi Guillaume déclarait, en clôturant le premier Reichstag, que le pouvoir central avait été suffisamment nanti par la constitution, qu’il n’avait plus rien à réclamer. Cependant le pouvoir central ne s’est point contenté de la part de lion que lui faisait le pacte fédéral. Il n’a pas suffi à la Prusse d’avoir à sa nomination tous les employés du Bund et de clouer ses aigles à la porte de tous les bureaux de poste de ses confédérés ; elle a profité des embarras financiers que leur causait l’introduction dans leurs états du système militaire prussien pour obtenir d’eux de nouvelles concessions, pour les dépouiller encore de quelques-uns de leurs droits de souveraineté. La Saxe royale a éventé le piège, elle s’est empressée de se mettre en règle, de remplir toutes ses prestations constitutionnelles, moyennant quoi son armée forme un corps à part, organisé sans doute à la prussienne et inspecté chaque année par le roi de Prusse, mais dont le commandant en chef est seul nommé par celui-ci. Grâce à Dieu, le roi de Saxe possède encore le droit de nommer ses officiers ; il choisit aussi ses généraux, la ratification du suzerain réservée. Brunswick, Hesse-Darmstadt et Mecklembourg se mirent aussi en mesure ; on n’eut rien à leur réclamer au-delà de ce qu’exige la constitution[5].

Il en fut autrement pour les autres états ; ils se voyaient dans l’impossibilité de fournir leur quote-part. C’est sur quoi l’on avait compté. La Prusse s’empressa de les rassurer. De quoi s’inquiétaient-ils ? Elle ne voulait la mort de personne. Saxe-Weimar ne pouvait payer sa cote de 225 thalers par tête de soldat. On lui fit remise d’une partie de la somme, on l’autorisa à ne verser pendant sept ans dans la caisse fédérale que 162 thalers ; mais elle dut signer une convention par laquelle elle s’engageait à laisser aux Prussiens le soin d’organiser sa landwehr et de faire eux-mêmes le recrutement de ses soldats. Elle s’engageait aussi à considérer tous ses officiers comme appartenant à l’armée prussienne et à charger le roi Guillaume de les nommer, de les avancer, de régler les permutations et d’exercer le droit de grâce. Elle devait adopter encore pour ses troupes l’uniforme prussien ; on lui laissa toutefois le droit de déterminer la coupe et la couleur de ses cocardes. À cette convention, passée entre Berlin et Weimar, accédèrent par nécessité tous les états thuringiens, les trois autres petites Saxes, les deux principautés de Reuss et celle de Schwarzbourg-Rudolstadt. Avec d’autres gouvernemens, Oldenbourg, les deux Lippes, les villes anséatiques, on conclut d’autres conventions plus nettes et plus concises : on incorpora tout simplement leurs troupes dans l’armée prussienne. Hambourg n’a plus de soldats ; mais deux bataillons prussiens tiennent garnison dans ses murs. Hormis les états qui ont pu faire face à leurs obligations, d’un bout à l’autre du territoire fédéral le roi de Prusse est chez lui, et c’est à savoir si ses confédérés sont encore chez eux. Qu’est-ce qu’un souverain qui a perdu jusqu’au droit de nommer l’officier du poste qui monte la garde à la porte de son palais ? Ce factionnaire qui passe, c’est la Prusse. Ces tambours qui battent aux champs, c’est encore la Prusse, la cocarde exceptée. Et à qui donc appartient le palais lui-même ? — Notre prince n’en est que le locataire, se disent tout bas les peuples. Le propriétaire, c’est l’autre, celui qui est à Berlin, celui qui a les bras si longs, que sans sortir de chez lui il expédie nos lettres et nos dépêches, celui qui nous recrute, nous habille à ses couleurs et nous fait grâce, celui qui nous prête de l’argent que nous lui rendrons, et à qui nous prêtons en retour un serment d’obéissance qu’il ne nous rendra jamais.

Les petits princes du nord connaissent trop le monde et la Prusse pour conserver la moindre illusion ; ils savent ce qui les attend, et qu’ils n’existent plus que par intérim. Nous ne parlons pas de Brunswick, dont le sort est depuis longtemps écrit dans les étoiles. Il n’a pas d’héritier direct, son bien doit passer à ses agnats du Hanovre ; mais qui détient aujourd’hui le Hanovre ? Elle est perdue pour les Guelfes, la ville gothique que fonda Bruno, que l’Ocker enlace de ses bras, qui se glorifie de son Collegium Carolinum et de son dôme, bâti par Henri le Lion. L’héritier de Berlin attend, et déjà il conteste au possesseur de Brunswick la faculté d’aliéner ses chemins de fer ; d’avance il s’arroge un droit de contrôle sur tous les effets de la succession ; il apposerait volontiers les scellés aux armoires. Le duc de Brunswick doit se le tenir pour dit. Le sait-il assez ? Le roi Guillaume lui a témoigné cette année son royal déplaisir en refusant d’aller chasser chez lui. Et que sert, après tout, d’avoir des héritiers ? Ni la veuve ni les orphelins n’attendriront l’inexorable destin. Assiégés des plus sombres pressentimens, les petits princes s’occupent de mettre en ordre leurs affaires. Ils n’entendent pas que, quand sonnera l’heure de la grande expropriation, l’événement les prenne au dépourvu. On vivait tellement en famille dans ces petits états, où régnait un laisser-aller patriarcal, que tout, pour ainsi dire, y était en commun, domaine de l’état, domaine de la couronne, domaine privé. Depuis 1866, on s’est hâté de débrouiller, de régler cette question du domaine, question de savoir ce qui doit revenir à la Prusse, ce qu’on pourra sauver pour vivre à son aise sans trop regretter sa couronne.

Dans tous ces arrangemens, les appréhensions se trahissent par des paroles significatives qui renferment des abîmes de mélancolie. En proposant à sa diète une loi sur le domaine, le duc d’Anhalt déclare qu’elle est rendue nécessaire « par les dangers possibles de l’avenir. » Schaumbourg-Lippe ajoute, comme apostille, à un des articles de sa constitution ces mots : « aussi longtemps que la principauté sera régie comme état indépendant par la maison régnante. » Plus explicite encore est la convention qu’ont passée ensemble le duc de Saxe-Meiningen et ses états conformément à une décision de la cour d’appel de Dresde, « Si le gouvernement de ce pays, y est-il dit, tombe aux mains d’un héritier qui ne soit pas un ayant-droit à la succession de la fortune domaniale, la famille ducale recevra vingt fois le montant de sa liste civile en propriété privée, dont les deux tiers en biens-fonds, l’autre tiers en espèces, le reste sera bien d’état. » C’est ainsi que dans une partie de l’Allemagne du nord on entend comme un bruit sourd de départ et de déménagement, ce bruit qui ne ressemble à rien, des allées et des venues, des consultations sur ce qu’on emportera, sur ce qu’on laissera, des buffets qu’on vide, des malles qu’on remplit, et tout à l’heure le piétinement et les grelots des chevaux.

Parmi les vingt-deux états dont se compose la confédération du nord, il en est un où le déménagement est chose faite, consommée. Curieuse histoire, grand exemple de sage philosophie donné par un prince qui a préféré devancer les temps, parce qu’il estime que la peur du mal est pire que le mal.

La principauté de Waldeck, à laquelle est adjoint le comté de Pyrmont, est une des plus charmantes contrées de l’Allemagne du nord. Enclavée dans la Westphalie et dans la Hesse-Électorale, arrosée par l’Éder et la Diemel, affluens de la Fulda et du Weser, elle offre un agréable mélangé de montagnes et de plaines, de prairies et de forêts. Elle a 20 milles carrés et 60,000 âmes, en général des âmes honnêtes et laborieuses, presque toutes évangéliques et plus riches que bien d’autres en connaissances primaires, les écoles de Waldeck tenant leur rang parmi les meilleures de l’Allemagne. Ce petit pays a ses richesses ; sans parler de son bétail, il produit du cuivre, du fer, du plomb, et même de l’or ; il a produit aussi de célèbres capitaines et un illustre diplomate, qui fut longtemps le conseiller, le bras droit du grand-électeur[6]. Waldeck, divisé en trois districts, avait une voix dans les séances plénières de la diète de Francfort. La maison qui le gouverne fait remonter, dit-on, ses origines jusqu’à Witikind, l’illustre vaincu de Detmold. Le prince George-Victor succédait à son père en 1845 ; il gouverna d’abord sous la tutelle de sa mère, la princesse Emma. En 1853, il épousa une princesse de Nassau. En 1866, il fit un autre mariage, un mariage forcé, moins heureux que le premier : il dut épouser la Prusse, lui vingt et unième, et, comme on ne l’épouse pas sans lui apporter un douaire, il se trouva fort empêché. Malgré sa mine d’or, la charmante principauté avait plus de dettes que de revenus ; on allait cependant, mais à peine parvenait-on à joindre les deux bouts. Or le douaire que réclamait la Prusse montait à 132,000 thalers de dépense militaire annuelle. Augmenter les impôts, on n’y pouvait songer ; bon an mal an, les propriétaires de biens-fonds payaient déjà, y compris les contributions de commune et de district, le 30 pour 100 de leur revenu. Aussi, quand le prince George-Victor soumit la nouvelle constitution fédérale à la ratification de sa diète, elle fut rejetée à l’unanimité des voix moins une. Les députés déclarèrent que la situation financière de la principauté, qui jusqu’alors permettait à peine de fournir aux besoins les plus pressans de l’état, rendait impossible aucun surplus de dépenses, qu’il fallait à tout prix s’entendre avec la Prusse, en obtenir un dégrèvement.

Le prince ne se le fit pas dire deux fois. Le gouvernement prussien accueillit ses ouvertures avec une cordialité, une bienveillance toutes paternelles. « Pourquoi vous mettre martel en tête ? lui fut-il répondu. Nous sommes gens de bon secours et de bon conseil, et qui n’avons pas l’habitude de laisser nos amis dans l’embarras. Vous savez que nous faisons tout ce qui concerne notre état et même l’état des autres. Nous épargnons à plusieurs de vos voisins la peine de recruter eux-mêmes leurs soldats, de choisir leurs officiers. Par amitié pour vous, nous ferons en votre faveur plus encore. Nous allons prendre à forfait l’administration de Waldeck, et vous nous céderez tous les pouvoirs qui vous ont été conférés par votre petite constitution, que nous respectons infiniment, constitutionnels jusque dans l’âme, comme vous savez. Seulement nous nous permettrons de réorganiser vos services publics, vos tribunaux, et dorénavant tous vos fonctionnaires seront des sujets prussiens, qui nous prêteront le serment d’obéissance. Pour occuper vos loisirs, nous vous laisserons en propriété privée votre consistoire, que vous gouvernerez comme vous l’entendrez, à la seule condition de pourvoir de vos deniers à ses petites dépenses, et, si la fantaisie nous vient de remanier votre constitution, nous vous promettons de vous en toucher un mot. Quant au reste, ce sera l’affaire d’un directeur que nous vous enverrons de Berlin, homme de propos civil et de douces manières.

Son abord n’aura rien, je crois, qui vous déplaise ;
Il viendra pour un fait dont vous serez bien aise.


Il concentrera sur sa tête toutes les responsabilités ministérielles inscrites dans votre petite charte. Les responsabilités illimitées ne nous ont jamais fait peur, nous ne déclinons que les autres. »

Ce qui se passa dans le cœur du prince, nous renonçons à le deviner. Ce que pensèrent ses sujets appartient à l’histoire. Ce fut le 9 septembre 1867 que le projet de convention fut présenté à la diète de Waldeck. Les députés, tout ahuris, s’entre-regardaient. Ils pesaient le pour et le contre ; comme tous les irrésolus, ils cherchaient à gagner du temps. Le 15 septembre, ils se prorogèrent. Le prince, à qui ces atermoiements déplaisaient, fit ses paquets sans attendre leur décision, et partit avec sa famille pour l’Italie. Il s’en allait rêver parmi les orangers à la différence qu’il peut bien y avoir entre un confédéré de la Prusse et un annexé, à l’étrange situation d’un souverain qui n’a plus qu’un consistoire à gouverner. Ses sujets ne savaient quel parti prendre, à quel saint se vouer. La Prusse voulut les aider à se décider : quelques jours plus tard, un bataillon prussien entrait, enseignes déployées, dans leur petite capitale, Arolsen, bourg de 2,000 habitans, célèbre par sa collection d’antiquités herculanéennes et pompéiennes, — célèbre aussi pour avoir donné le jour au grand sculpteur Rauch, au grand peintre Kaulbach ; — en Allemagne, les petits endroits produisent souvent de grandes choses. — C’est un argument bien décisif qu’un bataillon prussien. La convention fut votée par la diète en première lecture par treize voix contre une, au second tour par douze voix contre trois, et on vota en bloc, par-dessus le marché, tous les articles d’une convention militaire qui mettait Waldelck sur le pied des deux Lippes et des villes hanséatiques : incorporation simple et nette de son contingent dans l’armée prussienne. Le 29 octobre 1868, le directeur envoyé de Berlin, M. de Flottwell, ouvrait une nouvelle session de la diète au nom de sa majesté le roi de Prusse, et le 31 décembre de la même année ce même M. de Flottwell était nommé plénipotentiaire de Waldeck dans le Bundesrath, ce qui procurait à la Prusse une dix-huitième voix en attendant les autres. "Voilà l’histoire de Waldeck.

L’on dit et l’on répète que les affaires allemandes sont au statu quo. Cela est vrai du midi de l’Allemagne et de la question du Mein ; mais au nord les choses marchent et marchent vite. On est impatient d’achever son œuvre, de réaliser des desseins savamment conçus et machinés ; on a hâte de pouvoir dire : Notre pseudo-confédération n’est plus qu’une ombre, elle a vécu, et la Prusse s’est agrandie de vingt et un petits états allemands. Avertis par les journaux et les clameurs du « parti, » ces petits états croient s’apercevoir depuis quelque temps que les sacrifices de souveraineté qu’on leur imposa en 1866, et que le roi Guillaume lui-même déclarait suffisans, n’étaient que le commencement de leur dépossession, que la Prusse a voulu faire après Sadowa deux espèces d’annexions, les unes directes et à ciel découvert, qui lui ont procuré quatre millions et demi de nouveaux sujets, les autres indirectes et clandestines, qui lui en procureront près de six millions. Ils se doutent que ce qu’ils ont gardé leur sera chaque jour plus âprement disputé, que les garanties qu’on leur a données ne valent pas le papier où elles furent écrites, et que, selon les fortes expressions d’un publiciste allemand, la constitution fédérale est, dans la pensée de ses auteurs, la révolution de 1866 en permanence[7].

C’est un des grands principes de M. de Bismarck qu’il faut toujours faire des traités séparés, parce que des conditions communes créent des intérêts et des griefs communs, qui tôt ou tard se coalisent. Il a conclu avec ses confédérés des conventions différentes et habilement graduées, afin que la dissemblance de leurs fortunes les empêchât de jamais s’unir. L’homme qui a perdu trois boutons tient encore à son habit ; celui qui les a tous perdus est disposé à jeter sa défroque aux orties. Nombre des états du nord ont essuyé des pertes trop graves et trop irréparables pour être fort attachés à ce qui leur reste ; ils s’abandonnent, ils se résignent aux exigences croissantes, aux décisions hautaines de leurs suzerains, — et sur quoi s’appuieraient-ils pour leur résister ? — Il en est d’autres qui n’ont pas encore renoncé atout, qui s’opposeront résolument à ces dangereuses extensions de compétence fédérale par lesquelles un gouvernement heureux, assisté d’un parti qui a besoin de consolations, achèverait de les dépouiller. Or voici le point : la confédération repose sur un contrat. Pour éviter les hasards d’une constituante démocratique, on a préféré s’arranger au préalable avec les gouvernemens, on leur a donné des signatures qui ne sont pas des promesses sous seing privé, de simples cédules, mais des traités authentiques et en forme. Ils ont consenti à certains sacrifices, en retour desquels on leur a garanti la possession de ce qu’on leur laissait de souveraineté. Leur imposer après coup de nouveaux abandons, c’est les délier de leurs engagemens, et ils ont quelque sujet de soutenir que les changemens constitutionnels prévus par l’article 78 de la constitution ne sauraient s’entendre de mesures emportant extension de compétence, que cette extension a été d’avance écartée et prohibée par le pacte fédéral, attendu que le pouvoir législatif se trouve partagé à titre égal entre le Bundesrath et le Reichstag, et que, d’après la teneur de l’article 23, le Reichstag n’a le droit de proposer des lois que dans les limites de la compétence du Bund. En tant que loi commune, disent-ils, la constitution peut être modifiée ; en tant que contrat, elle ne saurait l’être que moyennant le consentement de toutes les parties contractantes. Déjà la Saxe a éprouvé le besoin de sauvegarder son droit contre les menées qu’elle pressent, contre les prétentions des nationaux, qui semblent avoir juré qu’ils rapporteraient de leur prochaine campagne parlementaire quelques-uns de ces trophées dont la Prusse s’applaudit, et que la liberté déplore. Le roi Jean a déclaré, en ouvrant ses chambres, qu’il serait attentif à préserver son peuple de nouveaux empiétemens, et son peuple lui a répondu par une voix autorisée qu’il entendait remplir ses engagemens envers ses confédérés, qu’il entendait aussi rester maître chez lui et ne point livrer les clés de sa maison. Devenir un grand Waldeck ! L’ombre de Frédéric le Sage doit se remuer dans son tombeau. La fantaisie des gros bataillons décidera-t-elle encore ? Sera-t-il dit que la foi des traités n’est que chimère, qu’il n’est point de recours contre l’empire de la force, qu’elle domine souverainement sur les rois et les peuples, et que le bon droit des petits sera l’éternel jouet des insolences de l’épée ? Espérons et croyons qu’en Prusse le gouvernement sera plus sage et plus scrupuleux que le « parti. » Dieu préserve l’Europe d’apprendre un matin à son réveil que, tandis que la question du Mein continue de dormir, il vient de naître une question de Saxe !

Quelque sort qui l’attende, Dresde, la Florence de l’Allemagne, est triste, et, comme pour ajouter à ses mélancolies, son admirable théâtre a brûlé, ce chef-d’œuvre de Semper. Dresde est chagrine, elle est songeuse ; elle se rappelle ce qui fut, elle cherche à deviner ce qui sera. En parcourant ses rues, nous pensions à cette jeûne et charmante femme qui, secrètement atteinte d’une affection de poitrine, inquiétait son médecin par ses langueurs, affligeait ses amis par ses longues et muettes rêveries. A quoi rêvez-vous ? lui demandait-on. Elle répondait : Je me regrette.


VICTOR CHERBULIEZ.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre et du 15 décembre 1869.
  2. Les nationaux-libéraux sont les uns plus nationaux, les autres plus libéraux Cela s’est vu dans les. discussions du premier Reichstag. Parmi les chefs de ce parti qui sont le plus disposés à sacrifier au gouvernement les garanties constitutionnelles, à la seule condition qu’il travaille activement à faire l’Allemagne, se trouvent quelques députés des provinces annexées, comme par exemple le Hanovrien M. de Bennigsen, politique de grand talent. Dans la séance du 14 décembre dernier de la chambre des députés, une scission momentanée s’est opérée dans le parti. Un de ses plus habiles orateurs, M. Lasker, a déclaré, à propos de la loi de consolidation présentée par le nouveau ministre des finances, que les libéraux ne pouvaient faire plus de concessions au gouvernement sans violer la charte, ce qui lui attira cette réponse de M. de Bennigsen : « s’il en est ainsi, vous qui parlez et cette chambre tout entière, vous avez péché cent fois contre la constitution) »
  3. Il est quelquefois utile à la politique prussienne de ne pas savoir où finit le roi de Prusse, où commence le président. Quand Juarez, par l’entremise du ministre des États-Unis, négocia pour se faire reconnaître à Berlin, le roi Guillaume eut des scrupules. Il alléguait qu’il avait reconnu l’empereur Maximilien, qu’il ne pouvait se dédire. M. de Bismarck lui représenta qu’il avait reconnu Maximilien en sa qualité de roi de Prusse, qu’il reconnaîtrait Juarez en sa qualité de président de la confédération du nord, ce qui conciliait tout. Cette juste observation leva les scrupules royaux.
  4. L’honorable M. Delbrück, président de la chancellerie fédérale, siégera désormais dans le ministère prussien avec le titre de ministre sans portefeuille. Il y sera l’homme de son chef, M. de Bismarck ; mais ce n’est encore qu’un palliatif. Reste à trouver le remède.
  5. Plus tard, le grand-duc de Mecklembourg a conclu à son tour avec la Prusse une convention militaire, par laquelle il renonce à quelques-uns des droits que lui laissait la constitution.
  6. L’histoire du comte de Waldeck vient d’être racontée dans un livre savant et curieux qui fait bien connaître les origines de la grandeur prussienne : Graf Georg Friedrich von Waldeck, ein presussischer Staatsmann im 17 ten. Jahrhundert, von B. Erdmannsdörffer. Berlin, 1869.
  7. Voir dans la Gazette d’Augsbourg du 18 décembre dernier un article intitulé : Die Fortschritte zum Einheitsstaat. L’auteur commence par rappeler la déclaration que prononça le roi Guillaume en clôturant le premier Reichstag. « C’était en 1867, ajoute-t-il ; nous écrivons en 1869, et nous demandons ce que vaut encore cette parole royale. » Il énumère à ce sujet les usurpations de pouvoir déjà consommées, celles qui se préparent, les plans de campagne des nationaux-libéraux, la demi-promesse que leur a faite le ministre de la justice touchant la transformation du tribunal de commerce fédéral en cour de justice. L’article se termine par ces mots : « Le roi Guillaume ne peut se dissimuler qu’il s’agit ici d’une affaire européenne. Les états voisins ne savent que trop qu’ils ont reconnu la confédération du nord à titre d’association d’états autonomes, et que cette association n’existe plus dès que ces états ne sont plus autonomes que de nom. On sait, hors d’Allemagne comme ici, que des œufs vidés ne sont plus des œufs. »