La Psychologie de la Prestidigitation
Chacun de nous a éprouvé, qu’il le sache ou non, un grand nombre d’illusions des sens : nos sens ne nous disent pas toujours la vérité ; notre œil nous trompe, notre oreille nous trompe, notre main elle-même, que nous étendons d’ordinaire pour contrôler le témoignage des autres sens, peut nous tromper ; ou plutôt, pour parler avec plus d’exactitude, ce ne sont pas nos sens qui nous trompent, c’est notre esprit. Nos sens ne nous font connaître qu’une chose, des sensations ; notre œil ne nous donne que des taches de lumière et de couleur ; notre main, que des sensations de contact et de mouvement ; et notre esprit se charge d’interpréter ces sensations, d’en tirer des conclusions, et de construire avec elles des objets extérieurs doués de propriétés innombrables. Quand nous disons : « Voici une table, une chaise, un chien, une maison… » nous n’indiquons pas uniquement ce que notre œil a perçu, nous faisons un raisonnement. Quand ce raisonnement rapide et automatique porte à faux, nous avons une illusion des sens.
La prestidigitation est un art qui s’est proposé un but singulier : celui de rechercher et de développer toutes les influences qui peuvent nous induire en erreur et nous tromper sur ce que nous voyons. Quand une personne assiste à une séance de prestidigitation, sans comprendre les moyens employés, elle est sollicitée par certains gestes et certaines paroles, elle croit avoir vu poser en un endroit un objet qui réellement a été posé ailleurs, elle voit ce qui n’existe pas et ne voit pas ce qui existe.
On comprend de quel intérêt est pour le psychologue l’étude des procédés employés pour produire l’illusion, puisque cette étude nous renseigne sur la marche ordinaire de notre pensée pendant que nous percevons les objets extérieurs, et nous découvre les points faibles de notre connaissance.
Avant d’entrer dans le détail de nos analyses, il est bon de s’orienter un peu, en essayant de fixer par quelques considérations générales la nature des erreurs produites par l’art du prestidigitateur[1].
M. James Sully, l’éminent psychologue anglais, a fait, à propos des illusions des sens, une distinction qui présente une réelle valeur philosophique. On doit, pense-t-il, diviser les illusions des sens en deux catégories : les illusions actives et les illusions passives. Les illusions passives sont générales : ce sont celles qui sont éprouvées dans les mêmes conditions par tous les individus ; elles sont inhérentes à notre organisation psychique, et nul n’y échappe : c’est une loi que nous voyons les objets droits, bien que leur image soit renversée sur la rétine ; c’est une loi que le bâton plongé dans l’eau nous paraît brisé. De ces erreurs communes à tous il faut distinguer celles que M. James Sully appelle actives, indiquant par là qu’elles sont l’œuvre de l’activité spontanée de notre esprit ; ces dernières restent individuelles, à moins qu’elles ne prennent la forme épidémique ; elles résultent de notre tempérament, de notre disposition d’esprit et de nos croyances. Ainsi, c’est par une illusion active que, lorsque nous attendons une personne sur la route, nous croyons la reconnaître dans le passant éloigné qui s’approche : c’est par la même illusion que le croyant voit le miracle qu’il appelle de toutes ses forces. Sans aller jusqu’à dire que tout ce qui appartient à l’illusion active présente une certaine gravité, il ne faut cependant pas oublier que ce sont les illusions de ce genre, et non les autres, qui sont proches parentes des hallucinations de la folie.
Incontestablement, les illusions de la prestidigitation font partie des illusions passives, et en quelque sorte normales, qui dominent toutes les personnes bien constituées ; l’analyse ultérieure confirmera cette affirmation, en montrant sur quel point précis porte l’erreur des sens. M. Max Dessoir a discuté la question à propos d’une expérience intéressante ; il suppose qu’un illusionniste prenne une orange, et, après l’avoir montrée, la jette en l’air assez haut, puis la reçoive dans la main ; il répète l’acte une fois, deux fois, et à la troisième fois, après avoir mis l’orange dans la gibecière sans que personne s’en doute, il fait le simulacre de la jeter. M. Dessoir pense, — et nous pensons avec lui, — que beaucoup de personnes, trompées par ce mouvement, croiront voir l’orange lancée en l’air comme les autres fois, et s’étonneront de ne pas la voir retomber. Quelle est la nature de l’illusion éprouvée en pareil cas ? Quel nom faut-il lui donner ? Voir un objet qui n’existe réellement pas à l’endroit où on croit le voir, est-ce une hallucination ? M. Dessoir a eu bien raison d’écarter cette interprétation peu judicieuse ; il faut, comme nous l’avons souvent dit nous-même, réserver le nom d’hallucination à une illusion qui ne trouve aucune explication dans les objets extérieurs ; c’est un désordre des sens, et non une erreur normale et régulière ; si les spectateurs croient voir l’orange, c’est qu’ils cèdent, comme nous l’expliquerons, à une feinte de l’escamoteur ; c’est aussi et surtout qu’ils se prêtent à l’illusion, sans s’appliquer à un examen qui, en détruisant l’apparence, détruirait aussi le plaisir.
Il faut remarquer, et bien nettement, que la plupart des illusions qui naissent dans les séances de prestidigitation ont pour condition indispensable la complaisance du public. Le public ne va pas chez les prestidigitateurs pour percer à jour une expérience scientifique ; il ne demande qu’une chose : être trompé, c’est-à-dire éprouver cet étonnement, ce léger trouble des idées que provoque la vue d’un phénomène en contradiction avec les lois naturelles. Pour que cet état mental particulier se produise, il faut se laisser aller, s’abandonner à l’illusion, et non s’appliquer à en saisir le mécanisme. Si par hasard on découvre un bout de la ficelle, on est obligé par sentiment de convenance de garder pour soi la découverte ; on ne peut songer à interpeller le prestidigitateur dans l’exercice de sa profession, ni prendre des précautions indispensables pour voir clair. Si le prestidigitateur met à un moment critique ses mains derrière le dos, on ne lui criera pas, comme au renard de la fable : « Mais tournez-vous, de grâce ! » La réserve des uns vient d’un sentiment de discrétion ; celle des autres est faite de timidité. Les illusionnistes le savent bien ; toutes les fois qu’ils ont absolument besoin de forcer une carte, ils s’adressent volontiers à une dame. Une dame est obligée à plus de réserve ; si elle aperçoit la supercherie, elle n’osera guère élever la voix et se faire remarquer, sa timidité la rend complice.
Du reste, le prestidigitateur aurait plus d’un moyen de se rendre maître d’un public sceptique et récalcitrant. Quand il se transporte dans la salle, il fait la première partie d’un tour devant une personne, et la seconde partie un peu plus loin, devant une autre qui n’a encore rien vu. Il faudrait que le même témoin assistât au tour entier pour le comprendre. Ainsi, on fait marquer une pièce par une personne : c’est une personne éloignée qui doit la garder, et ne l’ayant pas vu marquer, ne s’aperçoit pas qu’elle a été changée. Quant aux spectateurs que l’on fait monter en scène pour surveiller de plus près une expérience, ils constituent un contrôle essentiellement illusoire. On a soin de les choisir parmi les figures naïves, quand ce ne sont pas des compères ; le prestidigitateur leur montre seulement ce qu’il peut laisser voir sans inconvénient, et, qu’on le sache ou non, le prestidigitateur n’accorde à ce témoin peu gênant que la liberté qu’il veut ; le témoin n’aurait pas le droit de se rendre compte de ce qui se passe sans la permission expresse de l’artiste. C’est ce qu’on a jugé dernièrement à propos d’une contestation curieuse. Un assistant voulait absolument savoir ce qui se faisait derrière un paravent ; appelé sur l’estrade, il souleva le paravent : de là discussion, tumulte, corps-à-corps, et, finalement, procès. L’audacieux fut condamné à des dommages-intérêts comme ayant outrepassé les droits que le prestidigitateur lui avait implicitement accordés. Qu’on juge par ce seul exemple combien il serait difficile de faire des observations de science dans une représentation publique !
Malgré les difficultés du contrôle, le public n’est jamais dupe que dans une certaine mesure des illusions qu’on lui présente, parce qu’il ne saurait oublier en aucun cas qu’il est dans un théâtre de prestidigitation ; s’il n’arrive pas à découvrir le secret d’un tour, ce ne sera pas pour lui une raison de croire à un bouleversement des lois de la nature ; s’il voit apparaître une muscade au bout des doigts de l’artiste sans avoir pu comprendre d’où elle sort, il n’aura pas un seul instant l’idée qu’une muscade peut sortir du bout des doigts. L’illusion n’existe, peut-on dire, que pour le sens de la vue ; la raison la contredit.
Quand on cherche à faire l’analyse des procédés psychologiques qui produisent l’illusion dans les tours, et empêchent les spectateurs de découvrir la vérité, on s’aperçoit qu’il est très difficile de formuler nettement ces procédés, d’abord parce qu’ils sont extrêmement nombreux, ensuite parce qu’ils ont, pour la plupart, un caractère très compliqué. L’illusion de chaque tour n’est point le résultat d’une cause unique, mais d’un très grand nombre de petites causes, presque insaisissables, qu’il est aussi difficile de percevoir que s’il s’agissait d’analyser à l’œil nu les grains d’une fine poussière. Je ne puis entrer dans tant de détails, et je me contenterai d’exposer en peu de mots quelques-uns des principaux artifices d’illusions qui sont employés par les prestidigitateurs.
Les illusions des sens que nous allons étudier peuvent être réparties en deux groupes principaux : ce sont les illusions positives et les illusions négatives. Les recherches modernes de l’hypnotisme nous ont familiarisés avec ces termes commodes et avec les phénomènes qu’ils désignent. On sait que les illusions positives, par lesquelles nous commencerons notre description, consistent à voir ce qui n’existe pas ; elles donnent lieu à des apparences sans réalité. Très fréquentes dans la vie ordinaire, elles sont faciles à provoquer chez des personnes en état d’hypnotisme, elles sont une des premières pierres de touche de cet état artificiel. Quand une personne est hypnotisée, il suffit souvent de lui commander pour qu’elle voie. Lui dit-on : « Voici un oiseau ! » en mettant à cette parole le ton convenable, persuasion ou commandement, elle a aussitôt l’hallucination de l’oiseau, le voit, le touche, le sent, l’entend chanter, le prend avec des gestes gauches, mais bien expressifs, et ajoute une foule de détails, suivant son imagination et ses souvenirs, à la vision qu’on lui a suggérée.
Si nous citons cet exemple bien connu d’illusion hypnotique, c’est parce qu’il ressemble aux illusions des prestidigitateurs par ce caractère important qu’il est provoqué, c’est-à-dire qu’il résulte de l’action morale d’un individu sur un autre individu ; mais, cette ressemblance fondamentale mise à part, que de différences entre les deux cas ! Quand il s’agit d’entourer d’illusions une personne hypnotisée, on n’a pas besoin de se mettre en frais d’imagination ; l’opération est le plus souvent d’une simplicité enfantine ; le sujet est si sensible, si docile, qu’un mot prononcé avec autorité suffit pour créer l’apparence trompeuse. « Voilà un oiseau ! » lui dit-on sans autre explication, et l’hallucination se forme. Le prestidigitateur qui s’adresse à des personnes éveillées, en possession de leur bon sens, ne peut se contenter de ces grossiers moyens ; il est obligé de recourir à des moyens plus subtils pour arriver au même résultat sans que les spectateurs aient conscience de la suggestion qu’on exerce sur eux.
La condition première de toutes les opérations est la prise de l’attention. L’opérateur, avant de faire le moindre de ses tours, doit commencer par prendre, par capter les regards de tous les assistans, de manière que chaque conscience entre en relation avec la sienne. C’est ce que les hypnotiseurs appellent entrer en rapport, donnant un nom commode à un phénomène dont l’existence est certaine, mais dont la nature serait bien difficile à décrire. En tout cas, nous savons tous, plus ou moins, retenir et exciter l’attention d’une personne ; nous connaissons d’instinct, sans les avoir appris, les petits moyens qu’on emploie, l’interjection, l’élévation de la voix, la main posée sur l’épaule, le geste décisif, le temps placé avant le mot important ; nous savons aussi que le premier facteur est la personnalité des individus, que certains n’arrivent jamais à se faire écouter, tandis que d’autres dégagent sans faire aucun effort une influence puissante et peuvent tout dire avec autorité, même : « Je ne sais pas ! » ou : « Je vous demande pardon ! » Le prestidigitateur, qui sans doute n’a jamais réfléchi à ces actions intimes, connaît le moyen de les exercer et de s’emparer de tous les regards, qu’il concentre sur sa personne, sur ses yeux, sur ses mains, sur l’endroit qu’il choisit au gré de ses convenances.
Robert Houdin donne à ce propos une indication curieuse dont la justesse sera reconnue par tous ceux qui ont l’habitude de parler en public et d’entrer en communication avec la foule. Robert Houdin dit que la première, la plus importante qualité du prestidigitateur, est d’avoir « un bon œil ». Certaines personnes, ajoute-t-il, ont le regard vague, timide, incertain ; si on cause avec elles, en les regardant franchement, en pleine figure, elles se sentent embarrassées et détournent la tête, comme si elles redoutaient toute intimité des regards avec une autre personne. Cette timidité des yeux peut se communiquer par contagion ; elle embarrasse la conversation et empêche l’orateur d’exercer une action sur son public. « Il faut que le prestidigitateur, dit Robert Houdin, ait un regard franc et vif qui se fixe hardiment sur les yeux des spectateurs, de manière à ce que le public rive son regard sur le sien, et qu’il naisse entre eux un sentiment de sympathie. Dès lors, l’artiste peut conduire à son gré tous les yeux du public partout où cela est nécessaire. »
Le moyen qu’on emploie pour provoquer les illusions positives est la feinte. La feinte est un simulacre d’action, une ébauche d’action ; on feint de prendre un objet sur la table en étendant la main vers la table comme si on prenait réellement l’objet ; on feint de jeter une orange en l’air en faisant le mouvement de lancer l’orange, mais en retenant celle-ci dans la main. La feinte consiste à exécuter la première partie seulement d’un acte connu et expressif ; puis on dérobe aux yeux la fin de l’acte, on cache par exemple la main derrière une table, derrière un écran ou derrière son corps pendant cette seconde partie de l’acte, que l’on se garde bien d’exécuter ; l’assistant non prévenu, qui a bien vu le commencement de l’acte et mal vu la fin, croit que l’opération entière a été complètement et correctement exécutée. Les psychologues n’ont point de peine à expliquer le mécanisme de ces opérations, qui reposent sur les lois banales de l’habitude, autrement dit les lois de l’association des idées. Quand deux actes, deux perceptions se font ordinairement ensemble, notre esprit est ainsi fait que la présence de l’un des deux actes, de l’une des deux perceptions nous suggère irrésistiblement l’autre. Dès que nous percevons un premier acte, nous supposons le second, parce qu’il en est la conséquence logique, ou simplement l’accompagnement habituel ; nous faisons plus que le supposer, nous nous le représentons si vivement que nous croyons le voir.
Ces explications s’appliquent directement à l’escamotage, opération qui est la base de la prestidigitation. L’escamotage consiste à supprimer brusquement et complètement un objet devant les yeux du spectateur étonné, en donnant l’illusion que cet objet a été transporté dans un endroit où réellement on ne l’a pas placé. Le prestidigitateur prend un objet dans sa main droite, une balle de liège, un œuf, une pièce de monnaie, peu importe, pourvu que l’objet soit petit et d’un maniement facile. Il montre l’objet, puis fait semblant de le faire passer dans la main gauche, et il imite si exactement ce mouvement que chacun est persuadé, s’il n’est pas prévenu du tour, que l’objet a réellement été placé dans la main gauche. Non seulement on est persuadé de ce passage, mais on croit le voir, et plus d’un se porterait volontiers garant du fait, en apportant sa parole de témoin oculaire. L’illusion, pour ceux qui ne la connaissent pas et qui n’ont pas cherché à l’analyser, est absolument irrésistible ; elle domine tout le monde, les enfans comme les hommes mûrs, les savans comme les ignorans, et j’ai vu des hommes éminens, exercés à l’observation scientifique, être complètement dupes du tour. Les sauvages, à ce que rapporte Robert Houdin, n’échappent pas davantage à l’illusion, et ils se l’expliquent en supposant au prestidigitateur un pouvoir surnaturel. Enfin, on peut ajouter que même les animaux sont sensibles à l’illusion de l’escamotage : j’en ai souvent fait l’expérience sur des chiens, en escamotant des friandises qui excitent suffisamment leur intérêt pour les rendre attentifs aux tours.
L’escamotage n’est point abandonné au caprice ou à l’initiative de chacun ; cette opération fondamentale se fait d’après des règles précises, connues depuis une centaine d’années, et auxquelles on n’apporte plus aucune modification, comme si du premier coup on avait atteint la perfection. On apprend aujourd’hui à escamoter comme on apprend la danse et le piano. La position qu’il faut donner aux doigts est assez compliquée, et pour la bien saisir, pour exécuter l’escamotage sans boîte, sans fil caché, avec le seul secours de son adresse, ce qui est le triomphe du vrai prestidigitateur, il ne faut pas seulement des jours d’exercice devant la glace, mais des mois et des années. Nous ne pensons point sortir de notre sujet en donnant une description un peu attentive de cet escamotage, parce que l’illusion qui en résulte est entièrement psychologique. Beaucoup de personnes pensent que la suppression des objets se fait avec les manches : cette opinion fausse a été souvent combattue, mais elle est tenace. La vérité est qu’à part quelques expériences de tirage, comme celle de la cage éclipsée, on se sert très rarement des manches pour escamoter. Un des plus fameux escamoteurs, Bosco, travaillait les bras nus.
Toute l’opération consiste à retenir l’objet dans une main en faisant semblant de le mettre dans l’autre ; la main qui retient l’objet le cache dans la paume.
Les prestidigitateurs s’exercent longuement à retenir de cette manière de petits objets d’abord, comme des bouchons, des muscades, des pièces de monnaie, puis des objets plus volumineux, comme des boules de billard et des œufs. Il y a différens procédés pour retenir l’objet captif dans la paume de la main ouverte ; et les gens du métier distinguent plusieurs espèces « d’empalmages » qui se font soit simplement avec la paume de la main, soit avec le concours de la première phalange des doigts ; on peut retenir la muscade par exemple entre la racine du médius et celle de l’annulaire, et de différentes autres façons ; chacun a ses préférences. Le difficile paraît être surtout de faire glisser l’objet destiné à disparaître jusqu’à l’endroit où il doit être retenu. On le montre d’abord en le tenant avec deux doigts, puis ces deux doigts doivent se fléchir doucement de manière à pousser l’objet dans sa cachette.
Le nombre d’objets qu’on peut tenir à l’empalmage dépend de beaucoup de circonstances ; il varie suivant que les pièces sont vraies ou fausses, qu’elles sont rattachées ensemble avec un fil, qu’elles ont été escamotées ou non, qu’on peut tenir dans la main une baguette ou un foulard, que la main doit rester ouverte ou peut être à demi fermée ; dans le tour qu’on appelle la chasse aux pièces, on garde jusqu’à 12 pièces à la fois, mais la main est presque fermée. Un bon prestidigitateur, bien exercé, peut tenir 5 pièces de 5 francs avec la main pendante et assez libre de mouvemens pour remuer le bras, gesticuler, couper le jeu, etc. Ceci posé, voici la description complète d’un acte d’escamotage, pris parmi plusieurs variétés. J’emprunte cette description à Poncin, qui est véritablement l’auteur classique de cet art :
« Prenez la muscade avec le pouce et l’index de la main droite. Pliez l’index, ce qui le fait reculer en faisant rouler un peu la muscade, qui doit alors poser sur la première phalange du médius. Ramenez l’annulaire en dedans de la main pour donner plus d’écartement entre lui et le médius. Roulez avec le pouce la muscade dans cet écartement, relevez l’annulaire, et cette muscade doit se trouver placée juste entre les premières phalanges du médius et de l’annulaire, et contre les racines de ces deux doigts. »
Ce mouvement d’escamotage, s’il se présentait isolément, passerait complètement inaperçu, parce qu’il s’accomplit en dehors de la vue du public, vers lequel on tourne le dos de la main ; et quoique celle-ci retienne un objet à l’empalmage, elle conserve une attitude de demi relâchement qui exprime le repos et l’inactivité. Mais ce qui augmente considérablement l’illusion, et lui donne même un effet irrésistible, c’est que, tout en escamotant la muscade avec la main droite, on fait le geste de la mettre dans la main gauche ; on rapproche les deux mains, en décrivant si c’est nécessaire un demi-cercle pour augmenter le trajet et donner plus de temps à l’empalmage ; puis dès qu’on a touché la paume de la main gauche avec les doigts de la main droite, on ferme la main gauche, en prenant l’attitude de quelqu’un qui tient un objet et ne veut pas le laisser échapper.
Ce geste suffit déjà à donner à ceux qui le regardent l’illusion que l’objet est réellement dans la main gauche ; et l’illusion sera d’autant plus parfaite que le prestidigitateur se montrera meilleur comédien. On conseille aux artistes de répéter l’acte souvent devant la glace pour se rapprocher autant que possible du naturel. En outre, ce qui augmente l’effet de l’acte, c’est la parole qui l’accompagne, l’affirmation qu’on met l’objet dans la main gauche, c’est aussi le regard qu’on dirige vers la main gauche et toute l’expression de la physionomie. Bien entendu, on doit garder dans l’exécution de ce tour le sentiment de la mesure, ne pas faire d’excès de zèle, ne pas forcer son expression de physionomie, ni le geste de la main, pour éviter les soupçons que pourrait éveiller une exagération de la mimique.
Il existe un autre artifice qui décuple l’effet du tour, c’est le boniment, petit discours plaisant grâce auquel on oriente l’esprit du spectateur dans le sens le plus favorable à l’illusion. Si l’artiste annonçait d’avance qu’une muscade va disparaître dans le passage entre sa main droite et sa main gauche, tous les yeux regarderaient ses mains avec une fixité parfois gênante, et peut-être quelque spectateur s’apercevrait-il de la supercherie. Pour dépister la recherche, l’artiste enveloppe le tour d’une sorte de fiction ; il annonce, par exemple, qu’il a la propriété de fondre complètement une muscade, de la faire évaporer et disparaître en la pressant dans la main droite ; chacun sait que ce n’est là qu’une imposture ; néanmoins, tel est l’ascendant de la parole humaine que l’on est presque forcé d’accorder le meilleur de son attention à l’acte que le prestidigitateur annonce ; par conséquent, on surveillera de très près la main droite, une fois que l’escamotage sera terminé, et on regardera machinalement l’opération préliminaire d’escamotage, par laquelle le prestidigitateur feindra de passer la muscade dans la main droite en la retenant secrètement dans la main gauche. Cette partie essentielle de l’opération reste dans l’ombre ; elle est perçue d’une manière semi-consciente, comme un acte banal dénué de toute importance, et l’illusion qui en résulte devient d’autant plus forte que personne ne sait le moment où elle s’est produite.
Tous ces détails nous montrent que l’illusion positive provoquée par la feinte a un caractère tout particulier ; ce n’est pas une illusion durable comme celle du bâton courbé dans l’eau ; l’apparence fausse ne dure qu’un moment très court. On ne dira pas, en présence de l’escamotage : « Je vois la boule passer d’une main à l’autre » ; on dira : « Je l’ai vue ; je suis persuadé qu’elle a passé. » Illusion de souvenir plutôt qu’illusion des sens.
On rencontre dans les tours de prestidigitation un second genre d’illusions, auxquelles on peut donner le nom d’illusions négatives pour les opposer aux précédentes. Ce sont les expériences d’hypnotisme qui nous ont fait connaître les premiers et les meilleurs exemples de ces illusions singulières, qui consistent à ne pas voir, ne pas entendre, ne pas sentir, et qui abolissent la perception soit d’une classe d’objets, soit d’un objet particulier. Supposons un objet bien réel, matériel, palpable, placé devant le sujet hypnotisé ; c’est par exemple une des personnes qui assistent à l’expérience ; on commande au sujet de ne pas voir cet assistant ; et cela suffit pour que ce dernier disparaisse, devienne en quelque sorte invisible. Ce second genre d’illusion est plus subtil, plus difficile à comprendre que le premier ; les auteurs n’en ont pas encore donné, il faut bien l’avouer, une explication absolument satisfaisante. On ne sait pas ce qui se passe dans l’esprit du sujet hypnotisé auquel on commande de ne pas voir une personne ; on a quelque peine à comprendre le procédé par lequel cet hypnotisé, tout en restant sincère avec lui-même, sans feindre ni jouer la comédie, peut arriver à ne pas voir une personne qu’il a devant lui, et dont il connaît parfaitement bien la présence. Les illusions négatives sont fréquentes dans les séances de prestidigitation ; nous allons rechercher par quels moyens on peut empêcher une personne saine d’esprit, et en possession d’elle-même, d’apercevoir certains objets placés devant ses yeux.
Ces objets qu’il faut soustraire à l’attention de tous varient suivant les circonstances ; dans certains tours, c’est un coin de table de l’escamoteur ; dans d’autres tours, c’est un gobelet, un paquet de cartes ; le plus souvent, ce sont les mains même du prestidigitateur que le public ne doit pas regarder avec trop d’attention. On comprend qu’il n’est pas toujours facile de se soustraire à la surveillance des assistans ; le public vient au spectacle pour voir, et tous les yeux sont fixés, dès que le rideau se lève, sur l’artiste en scène ; l’artiste est éclairé en dessous par une rampe, et sur la table d’escamotage tombe la lumière crue du gaz et de l’électricité ; le théâtre entier est brillant de lumière et presque sans ombres. Comment empêcher les spectateurs de porter leur attention sur le point particulier où va se produire le prestige ?
Pour y arriver, les prestidigitateurs ont tiré parti d’une loi psychologique que sans doute ils ne connaissent pas et n’ont jamais entendu formuler en termes explicites ; toute la prestidigitation, nous l’avons dit, repose sur la psychologie. Nous venons de montrer comment la loi de l’association des idées explique les illusions positives. Ce qu’on peut désigner sous le nom d’illusions négatives s’explique par cette autre loi qui peut se formuler ainsi : nous avons une tendance à ne percevoir que les objets extérieurs qui éveillent notre attention. Toute perception est un choix, un triage ; des sensations innombrables font vibrer sans relâche nos organes des sens ; nous négligeons la plupart parce qu’elles n’offrent aucun intérêt ; notre attention se fixe seulement sur quelques-unes, les sensations significatives ; celles-là seules franchissent le seuil de la conscience claire, deviennent l’objet de nos raisonnemens, nous suggèrent des souvenirs et jouent un rôle dans notre vie intérieure. Bien que chacun de nous ait une orientation particulière de son attention, que celui-ci regarde davantage les formes, cet autre les couleurs, et ainsi de suite, il y a certaines règles de perception qui sont générales ; a priori, on peut désigner tels objets qui certainement attirent tous les regards, certains autres qui ne se sont perçus que du coin de l’œil, négligés et vite oubliés. La prestidigitation connaît cette uniformité de réactions devant les mêmes spectacles ; elle la connaît et en profite ; quand il y a un intérêt majeur à ce que certaine particularité d’un tour ne soit point remarquée, même en pleine lumière, on s’arrange pour déplacer les regards au moment décisif vers un autre point, ou bien ou donne à la manœuvre qu’il faut cacher une apparence de simplicité, un caractère d’insignifiance, qui produisent un relâchement de l’attention. Déplacer l’attention et l’amortir, tels sont les deux moyens principaux par lesquels on réussit à rendre invisible un spectacle visible pour tous les yeux.
1o Le déplacement de l’attention sera facile à comprendre au moyen de quelques exemples.
Quand tous les yeux des spectateurs sont fixés sur l’artiste, celui-ci peut déplacer tous les regards vers un point, en regardant lui-même ce point sans affectation ; s’il se tourne vers la droite, tous les spectateurs regarderont docilement dans ce sens ; il est bien entendu qu’il ne doit pas exécuter ce mouvement avec trop de vivacité ; le mieux est de prendre un temps, et de se tourner avec lenteur et naturel. C’est l’a b c du métier. Si l’on veut faire un tour avec la main droite, on se tourne vers la gauche ; pour dissimuler un mouvement de la main gauche, on se tourne vers la droite, et la mimique de la physionomie, ainsi que toute l’attitude du corps, indiquent au spectateur la direction dans laquelle il doit porter son attention.
Le fait seul de parler produit un déplacement particulier de l’attention. M. Max Dessoir en a fait la remarque. Quand l’artiste prend un paquet de cartes sans rien dire, on regarde ses mains ; dès qu’il parle, les regards se portent sur la figure et quittent ses mains, qui peuvent en profiter pour exécuter des actes que personne ne surveillera.
Le déplacement des yeux et de l’attention est encore plus certain quand on imagine de faire une action quelconque, qui par elle-même intéresse le public ; dans chaque tour important, on règle d’avance quelque mouvement de ce genre ; on dépose avec une certaine affectation un objet sur un coin de table, en annonçant que cet objet va servir à l’exécution du tour ; c’est par exemple un chapeau que l’on va faire traverser, dit-on, par une poignée de pièces de monnaie ; irrésistiblement tous les yeux se fixent sur le chapeau et ne voient pas la main, qui pendant ce temps se saisit d’un objet caché derrière la table, dans la gibecière ; ou bien, on annonce qu’on va faire apparaître un objet sur un meuble que l’on frappe de la baguette magique, et on tient un discours analogue à celui-ci, que Robert Houdin débitait : « Vous connaissez le pouvoir de la baguette magique ; il suffit d’en frapper un petit coup quelque part pour qu’aussitôt un objet apparaisse ; tenez, par exemple, essayons de lui faire produire, non pas ici (on frappe avec la baguette sur le guéridon) mais bien là (on frappe sur sa main) une boule de cristal : la voici ! » Le coup de baguette que l’on frappe sur le guéridon a pour but de faire porter les yeux du public à cet endroit ; pendant ce temps, on ne regarde pas la main de l’artiste ; cette main va chercher la boule dans la pochette du pantalon ; elle tient la boule cachée, et ne la montre qu’au moment voulu. — Plus simplement, sans frapper avec la baguette, par une simple remarque, on peut dévier un moment les regards. Un prestidigitateur m’écrit : « Dans un boniment que je débite sérieusement, je m’écrie en désignant un endroit éloigné de ma table : Des pièces authentiques, qui ne sont pas ici, démontrent avec évidence… » A ces mots « qui ne sont pas ici », les yeux des spectateurs se détournent de moi pour regarder un endroit où je leur dis qu’il n’y a rien. » La déviation des yeux est encore plus certaine, elle est même nécessaire et fatale quand on a la précaution de faire un petit acte intéressant. J’emprunte ce nouvel exemple à Robert Houdin : On dit qu’on va diviser une boule de cristal en deux parties. « Cette boule, affirme-t-on en la montrant, est en cristal de roche, elle est lourde et très dure ; mais si dure qu’elle soit, j’espère bien pouvoir la diviser en deux parties. » Pendant ce temps, on la fait sauter plusieurs fois en l’air et on la rattrape pour attirer l’attention de ce côté. « Il est impossible, dit Robert Houdin, que les yeux ne suivent pas la boule dans son ascension. » Dans le même ordre d’idées, nous citerons des expériences qui se font à la suite les unes des autres, sans discontinuité, afin de permettre à l’artiste de préparer l’expérience suivante au moment même où les spectateurs ne songent qu’à regarder le résultat de l’expérience qui vient de se terminer. Dans un tour amusant, que l’on appelle la naissance des fleurs, le prestidigitateur fait apparaître les fleurs dans des objets variés, à sa boutonnière, puis dans une boîte, puis dans un verre de cristal, puis dans un chapeau ; c’est au moment même où le bouquet vient d’apparaître dans un de ces objets, et excite l’admiration, que le prestidigitateur, profitant bien vite de ce mouvement de surprise, introduit des fleurs dans un nouveau récipient.
Enfin, dans beaucoup de tours de cartes, où l’on a fait choisir une carte à un spectateur, on a l’habitude de lui adresser la parole et de lui demander un renseignement quelconque pour que les regards se portent un moment sur lui et rendent à l’artiste la liberté de ses mouvemens. M. Arnould nous en donne un curieux exemple : « Dans un petit tour de cartes que je vous ai présenté, nous écrit-il, j’ai besoin de connaître la quatrième carte du jeu ; tout le monde regarde mes mains, je suis assis, il n’y a pas moyen de tourner le corps et de masquer le mouvement de la carte à l’œil (c’est une opération qui consiste à soulever légèrement le dos d’une carte pour la voir) ; pas de prétexte surtout pour toucher aux cartes. Je me tiens prêt et, à brûle-pourpoint, je dis au spectateur assis en face de moi : « Savez-vous compter jusqu’à soixante ? » Le spectateur me regarde, interdit, ne sachant trop comment prendre la question ; les autres le regardent en souriant ; le tout ne dure qu’une seconde qui me suffit amplement pour regarder la carte. »
On peut faire sur ce thème un si grand nombre de variations faciles que nous laissons aux esprits ingénieux le soin d’en trouver de nouvelles. Le prestidigitateur n’a pas, le plus souvent, à faire œuvre d’invention ; les tours qu’il exécute sont, comme les pièces classiques du Théâtre-Français, accompagnés d’une tradition qui indique de la manière la plus minutieuse tout ce qu’il faut faire, à un moment donné, pour déplacer les regards, et les moyens imaginés sont si puissans que presque personne ne peut s’y soustraire.
2o Au lieu de détourner l’attention sur un autre point, on peut amortir son énergie et s’arranger de manière que les spectateurs ne remarquent point l’objet important d’un tour ou l’acte décisif qui permet d’exécuter le prestige. Les moyens d’affaiblir l’attention sont si nombreux qu’on ne peut les énumérer tous. Dans certains cas, pour cacher un mouvement, on le fera brusquement, par surprise, de manière que personne n’ait pu préparer son attention ; ou bien on fera le mouvement avec une telle rapidité que l’œil n’aura pas le temps de le détailler. Sur la rapidité des tours d’adresse, il y a quelques considérations intéressantes à présenter. Il est bien évident que certains tours exécutés avec les mains restent des énigmes pour les personnes qui ne les connaissent pas, quand ces tours sont exécutés avec une très grande rapidité. Nous avons vu à notre laboratoire M. Raynaly exécuter devant nous avec un brio incomparable le saut de coupe des deux mains. Ce tour produit une illusion si puissante qu’après l’avoir vu répéter plus de vingt fois, nous n’avions pas pu en saisir le secret ; M. Raynaly tenait à deux mains un paquet de cartes, il nous montrait d’abord que la carte de dessus était une figure, par exemple le roi de cœur ; puis, brusquement, on percevait une petite secousse des mains, et sous nos yeux étonnés le roi de cœur se transformait, ou du moins semblait se transformer en as de pique. Nous étions là quatre personnes, gens habitués à l’observation : nous restions stupéfaits, ne comprenant absolument rien. La disparition de la cage a été exécutée également devant nous par M. Arnould ; le tour produit encore une illusion curieuse, quoique moins forte que le précédent. On ne peut contester que la vitesse du mouvement est une des causes de son invisibilité, et la preuve c’est que si l’artiste consent à exécuter le mouvement en plusieurs temps, on n’a aucune peine à en détailler le mécanisme. Seulement, il faut remarquer aussi que la question est assez complexe. L’invisibilité ne tient pas seulement à la courte durée de la sensation reçue par l’œil. Des expériences ont été faites en très grand nombre dans ces dernières années pour mesurer la durée de perception pour une lettre ou une couleur ; on a fait l’expérience en plaçant l’observateur derrière un orifice dont on règle la durée d’ouverture ; pour percevoir et reconnaître une lettre, le temps nécessaire se chiffre par quelques centièmes de seconde. Quand on assiste à un tour, la difficulté de perception est bien plus considérable que pour reconnaître une lettre ou une couleur ; il faut arriver à comprendre et à deviner le mécanisme d’un acte souvent très compliqué, comme l’est par exemple le saut de coupe des deux mains ; aussi le temps pris par cette opération, quoique beaucoup plus long que le temps nécessaire pour percevoir une couleur, — il dure 15 centièmes de seconde, — ne suffit-il pas au spectateur. Il y a donc deux causes qui concourent à l’illusion : d’abord la vitesse du mouvement des mains, et ensuite le caractère compliqué et encore inexpliqué de l’opération. Dès que cette seconde cause de l’illusion est supprimée, l’illusion disparaît. Les artistes que je viens de nommer ayant eu l’obligeance de décomposer leurs mouvemens, j’ai pu aussitôt après, quand ils ont répété le tour avec la vitesse accoutumée, me rendre compte du mouvement de leurs mains ; je voyais le mouvement parce que j’avais appris à le connaître, et que je savais par conséquent sur quel point exact je devais faire porter l’effort de mon attention.
C’est par des considérations du même genre que s’explique ce que j’appellerai « le système de l’écran ». Il existe un nombre indéfini de tours où, pour rendre un objet invisible, on le cache entièrement, absolument, en le plaçant derrière un autre objet qui forme écran. À première vue, il semble incroyable que les spectateurs ne se doutent pas de l’artifice. Ils ne s’en doutent pas parce qu’à chaque moment de la vie usuelle, nous avons l’habitude de perdre de vue l’objet que nous regardons, et que nous suppléons par un raisonnement rapide à ces courtes éclipses de l’objet ; si par exemple nous regardons un enfant qui joue à la balle, il arrive des momens très courts où nous cessons de voir une main de l’enfant ; nous croirions cependant ridicule d’en conclure que cet enfant est devenu brusquement manchot ; une image mentale détaillée qui reste constamment en éveil complète la sensation et empêche d’en remarquer les lacunes. L’artifice de la prestidigitation consiste à ménager des lacunes analogues ; le prestidigitateur s’entoure de certaines conditions matérielles qui cachent de temps en temps, pendant une durée très courte, ses mains ou l’objet qu’il tient, sans qu’on s’aperçoive de l’interruption qui se produit dans le cours de la perception, et c’est pendant ces interruptions que l’acte décisif est exécuté.
Supposons, par exemple, que le prestidigitateur ait besoin dans un de ses tours de substituer une carte à une autre ; c’est ce qu’on appelle « filer la carte ». Pour dissimuler l’opération, voici comment il procède : il ne se place pas derrière une table, mais devant, entre la table et les spectateurs, ce qui lui fournit l’occasion toute naturelle de se tourner à demi quand il posera la carte sur la table ; pendant ce demi-tour, sa main est invisible et il fait le filage.
Il y a beaucoup de mouvemens secrets qui se font au moment où le prestidigitateur, après être descendu dans la salle, remonte en scène par le praticable ; pendant qu’il tourne le dos au public, il opère en toute sécurité des substitutions avec les objets qu’on vient de lui confier. Souvent aussi on ménage un moment dans une expérience où l’on a besoin d’aller chercher au fond du théâtre un objet important, et pendant qu’on va le prendre, on fait des substitutions ; quelquefois même, pour avoir plus de temps, on feint de chercher un objet qui ne tombe pas à l’instant sous les yeux. Il y a un tour où c’est pendant cette recherche simulée qu’on enveloppe une montre dans du papier et qu’on introduit le paquet dans une boîte à double fond. Mieux encore : on peut opérer une substitution en confiant l’objet à un aide, puis on le lui redemande ; c’est par exemple un oiseau vivant avec lequel on a terminé un tour, on le remet au « servant » en lui disant de le replacer dans la cage ; puis, se ravisant, on dit à l’aide : « Non, rendez-moi l’oiseau ; je veux m’en servir pour un nouveau tour. » L’aide, qui a eu un moment le dos tourné, et que d’ailleurs personne n’a songé à surveiller, a fait l’échange ; on lui a donné un oiseau vivant, il donne à la place un oiseau mort ou tout autre objet, et tout à l’heure les spectateurs seront bien étonnés de s’apercevoir de la substitution, d’autant plus qu’ils s’imaginent ne pas avoir quitté l’oiseau des yeux. Autre exemple de substitution, qui est tout à fait analogue au précédent : On a emprunté un objet, on l’a enveloppé sous les yeux du spectateur, et on veut le remplacer par un objet semblable, mais truqué, qu’on a placé secrètement au fond d’un chapeau. Le prestidigitateur dit simplement : « Je place l’objet dans ce chapeau… ou plutôt je le confierai à cette personne. » En disant les premiers mots, il introduit rapidement dans le chapeau le petit objet et en prend un autre. Il fait l’acte négligemment, en évitant de jeter les yeux dans l’intérieur du chapeau, de sorte que, comme il se ravise aussitôt, les spectateurs s’imaginent qu’il n’a fait aucune action secrète.
Dans beaucoup de tours, on trouve commode de cacher la main derrière un paravent ou un obstacle quelconque ; veut-on se débarrasser d’un mouchoir qu’on tient à la main, on s’approche d’un portant, et on laisse tomber le mouchoir derrière, sans que le public remarque que ce portant a caché un moment la main du prestidigitateur et que celui-ci en a profité. La table sur laquelle on fait des tours d’escamotage rend constamment de grands services comme écran pour les mains de l’artiste ; cette table est munie par derrière, le plus souvent, d’une servante ou d’une gibecière, compartiment où les objets qu’on veut faire disparaître tombent sans faire de bruit, et d’où ils peuvent également sortir sans attirer l’attention. Le prestidigitateur passe la main négligemment en faisant un geste, et sans arrêter le mouvement, derrière la table, prend l’objet dans la gibecière ou s’en débarrasse, selon les besoins du tour. Ce procédé est si simple qu’il suffit de le signaler pour le faire comprendre ; mais ce dont on ne se douterait pas, c’est des services qu’il peut rendre. Il est très facile, quand on a un peu d’assurance, de poser sans affectation sur le bout de la table la main qui tient l’objet ; on n’a plus qu’à ouvrir légèrement les doigts, l’objet tombe sans bruit dans la gibecière, et le tour est fait. On se doute d’autant moins du moyen qu’il est plus simple.
Il est même des cas où l’on parvient à dissimuler un objet volumineux, ayant quinze centimètres de diamètre ; cet objet, qu’on appelle boulet, est en bois noir durci ; il est creux à l’intérieur, et percé d’un petit trou destiné à l’introduction d’un doigt. Le boulet, dans lequel on a soin d’empiler d’avance des objets de toutes sortes, doit être introduit subrepticement dans un chapeau prêté, pour que le prestidigitateur transforme ce chapeau en corne d’abondance. On pourrait croire que le boulet est difficile à dissimuler par suite de ses dimensions considérables ; mais on le prend en le couvrant avec le chapeau, et personne ne s’en aperçoit. Voici comment Robert Houdin décrit ce tour classique : « On tient le chapeau de la main droite, avec quatre doigts seulement, le médius restant libre. On va derrière la table, et tout en jasant et gesticulant même de la main qui tient le chapeau, on fait en sorte que celui-ci soit renversé et placé un peu au-dessus du boulet. Dans cette situation, on avance le bras gauche pour prendre, sous un prétexte quelconque, un objet qui est sur le devant de la table. Par suite de ce mouvement, le corps s’avance un peu, la main droite s’abaisse à la hauteur de la table, et alors le médius entre dans le boulet, l’enlève, et l’introduit subtilement dans le chapeau. » Nécessairement, le public ne peut soupçonner aucune de ces manœuvres, qui se font sous le chapeau et lui sont cachées ; ce qui est curieux, c’est qu’on ne s’aperçoive pas que l’ouverture du chapeau est restée cachée pendant un moment, et que l’artiste a profité de ce moment pour y introduire quelque chose.
La dissimulation des objets se fait aussi, très fréquemment, en les passant d’une main dans l’autre ; veut-on introduire une boîte, un pantin, un objet quelconque dans un mouchoir qu’on vient d’emprunter, on tient le mouchoir de la main gauche, on tient l’objet dans la main droite, puis, d’un air naturel, on passe le mouchoir dans la main droite, où on le réunit à l’objet ; ce geste est si insignifiant qu’il ne peut éveiller aucun soupçon ; et, d’autre part, il est impossible au spectateur de voir ce tour, puisque la main droite reste constamment fermée.
Ce sont des services de ce genre que rend la baguette magique ; cette baguette, qu’on tient à la main, donne à cette main un prétexte pour rester à demi fermée, et permet par conséquent de dissimuler plusieurs objets dans la paume de la main. En outre, le prestidigitateur ne garde pas constamment sa baguette dans la main ; s’il doit se servir des deux mains pour soulever un objet, ou le présenter au public, il dépose sa baguette sur la table ; un moment après, il la reprend, pour frapper un coup et donner le signal du prestige. Ces mouvemens paraissent avoir si peu de signification que non seulement on les néglige, mais encore on ne les voit pas. Et cependant ils ont une importance décisive ; en déposant la baguette sur la table, le prestidigitateur se débarrasse de l’objet gênant qu’il tenait dans sa main ; en reprenant la baguette, il s’empare d’un autre objet. Le public n’a rien vu et ne se doute de rien.
Les analyses précédentes nous ont démontré combien il est difficile, même pour un observateur intelligent et attentif, de voir tout ce qui se passe devant lui. Pour tout voir, il ne suffit pas d’ouvrir les yeux, parce que notre œil n’est point comparable à la plaque photographique qui fixe sans discernement tous les détails de la réalité. La perception mentale des objets est soumise à un certain nombre d’influences qui font que quelques objets sont perçus correctement, que d’autres ne sont pas perçus, et d’autres enfin, qui n’existent pas, sont imaginés avec tant de force qu’on croit les percevoir.
Pour compléter notre étude, nous avons pensé qu’il serait intéressant d’avoir recours à la photographie, qui aujourd’hui est devenue le complément naturel, presque indispensable, des observations visuelles. Grâce au concours de M. Georges Demeny, l’habile collaborateur de M. le professeur Marey, nous n’avons pas été réduits à nous contenter de quelques instantanés isolés ; M. Demeny a bien voulu photographier plusieurs tours de prestidigitation au moyen de l’appareil chronophotographique nouveau. Cet appareil, dont une description récente a été faite à l’Académie des sciences, permet de prendre en une seconde jusqu’à 30 épreuves instantanées d’un même mouvement ; chacune de ces épreuves est séparée des autres par des intervalles égaux. La série d’expériences donne à la fois la forme du phénomène et sa durée. On sait que la chronophotographie a déjà reçu de nombreuses applications dans le domaine des sciences physiques et naturelles ; c’est grâce à la photographie qu’on a décomposé certains mouvemens complexes qui, par suite de leur rapidité, échappent à l’analyse de l’œil. Nous citerons en particulier le vol des oiseaux, les différentes allures du cheval, le pas, la course de l’homme et, d’une manière générale, tous les exercices physiques auxquels un homme peut se livrer.
Deux artistes, MM. Arnould et Raynaly, ont consenti à exécuter devant l’objectif leurs meilleurs tours de carte et de muscade ; nous avons fait photographier en série le saut de coupe d’une main et des deux mains, le filage, le rayonnement, la carte à l’œil, le four de la cage éclipsée, l’escamotage d’une muscade et d’un œuf, etc. Chacun de ces tours, qui dure une seconde, souvent moins, a été détaillé par une douzaine d’épreuves ; l’escamotage d’un œuf, dont la durée exacte a été d’une seconde et demie, peut être étudié dans une série de quinze photographies, dont chacune est si complète et si précise qu’il semble que l’artiste a posé pour l’exécuter.
Quand on examine cette petite collection photographique, on est frappé de ne pas y retrouver les illusions si puissantes qui naissent du tour exécuté devant les yeux ; en regardant par exemple les nombreuses images qui indiquent la position des mains dans un saut de coupe, on saisit le mécanisme de cette opération compliquée mais on ne comprend pas comment cette opération a pu produire une illusion quelconque. Cette série photographique a même révélé à M. Raynaly, qui avait exécuté le tour, un détail dont il ne se doutait pas ; pendant le saut de coupe, qu’il exécute en quinze centièmes de seconde environ, une de ses mains se porte au-devant des cartes et forme écran ; le tout est si rapide que le spectateur ne s’en aperçoit pas ; il est plus curieux que l’artiste lui-même ne s’en soit pas aperçu.
La photographie de l’escamotage d’un œuf donne aussi des résultats fort curieux ; on peut suivre attentivement les attitudes successives des mains faisant le simulacre de passer l’œuf de la main droite dans la main gauche, et on n’a, à aucun moment, l’impression que le passage a effectivement lieu. On est même surpris de s’apercevoir que le mouvement simulé ne ressemble que de loin au mouvement réel ; dans aucune des images les mains n’ont la position réelle qu’elles devraient avoir pour saisir un objet ; le tour est exécuté si vivement qu’une imitation grossière suffit pour donner l’illusion.
Si l’épreuve photographique détruit si complètement l’illusion, c’est parce qu’elle supprime tous les facteurs de l’erreur que nous avons énumérés : la vitesse du tour, le boniment de l’artiste, les manœuvres qui ont produit un déplacement ou une diminution de l’attention, etc. ; grâce à la photographie, nous pouvons faire le départ entre ces deux élémens de toute perception que l’on confond si souvent l’un avec l’autre : la sensation brute et l’interprétation de l’esprit.
- ↑ Nous avons puisé les premiers élémens de cette étude dans les vieux ouvrages de Jacques Ozanam, Guyot, Decremps, Ponsin, et dans les livres plus récens de Robert Houdin. Quelques auteurs, M. James Sully (Illusions des sens et de l’esprit) et M. Max Dessoir (Open court, 1893), ont traité la question à un point de vue psychologique, et nous leur emprunterons d’utiles indications. Nous avons surtout cherché à travailler d’après nature, en consultant des professionnels et en les priant d’exécuter devant nous, dans des conditions variées, différens tours où ils nous ont montré avec complaisance ce qu’ils ont l’habitude de cacher avec soin ; nous citerons avec plaisir, parmi ces collaborateurs bénévoles, MM. Arnould, Dickson, Méliès, Pierre et Raynaly.