La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle/III

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III

GONTCHAROV


Trilogie : Histoire ordinaire. — Oblomov. — Abîme. — Gontcharov et Biélinsky. — L’art pour l’art est la base de l’œuvre de Gontcharov. — Tolstoï, Tourguéniev et Gontcharov. — Le gentilhomme russe. — Le chef-d’œuvre de Gontcharov. — La psychologie d’Oblomov. — Paralysie de l’intelligence et de la volonté. — Traits essentiels du caractère russe. — Indifférentisme de l’auteur. — Oblomov et Roudine. — Beautés de la langue et du style de Gontcharov.


En 1846, un jeune fonctionnaire du ministère des finances, Gontcharov, confia un manuscrit intitulé Histoire ordinaire à l’un de ses amis, Iasikov, qui connaissait vaguement Nekrassov, directeur du Sovremennik. Iasikov parcourut, par-çi, par-là, quelques pages du roman et décida que l’auteur n’avait aucun talent. Il garda les feuillets plusieurs mois et, par acquit de conscience, les montra à Nekrassov, tout en lui disant : « Ce n’est pas digne d’être publié. » Nekrassov lut le manuscrit et ne fut pas de cet avis. Histoire ordinaire obtint un succès colossal.

Douze ans plus tard, Gontcharov fit paraître Oblomov avec le même succès, puis, enfin, son troisième et dernier roman l’Abîme (1869).

L’auteur de cette trilogie, Ivan Alexandrovitch Gontcharov, naquit à Sibirsk, en 1812, dans une famille de commerçants aisés. Après avoir fait ses études à la Faculté de Lettres de l’Université de Saint-Pétersbourg, Gontcharov fut attaché comme secrétaire à l’expédition de l’amiral Poutiatine, fit le tour du monde et raconta plus tard ses impressions de voyage dans un livre intitulé : La frégate Pallas (1856). En dehors de ses trois romans, il publia un certain nombre d’études de critique et des Souvenirs[1].

Célibataire, Gontcharov menait une vie tranquille, douce, calme, en dehors de tout mouvement d’idées. Après sa mort, il laissa — 1891 — tout son bien, y compris sa propriété littéraire, à son vieux valet de chambre.

Dès l’apparition d’Histoire ordinaire, Biélinsky, le dieu de la critique et le dispensateur de la renommée, proclama Gontcharov grand artiste « capable de faire refléter dans son œuvre ses impressions fortes et personnelles ».

Gontcharov, suivant Biélinsky, ne peint les personnages, les scènes, les caractères que pour satisfaire sa puissance, son besoin de peindre. Il laisse le lecteur tirer tout seul des conclusions. En d’autres termes, Biélinsky reconnaît en Gontcharov un disciple fidèle de l’Art pour l’Art.

L’Art pour l’Art est la base de l’œuvre de Gontcharov. Cette formule a fait couler en Russie beaucoup d’encre et a inspiré des phrases sonores, sans qu’on aboutisse, naturellement, à une conclusion précise. Dans la littérature russe, — nous parlons du roman — Gontcharov est le seul écrivain qui s’adonna corps et âme à la réalisation de la théorie de l’Art pour l’Art : l’Art est son propre but à lui-même, indépendamment de toute considération de valeur morale ou d’utilité sociale. L’art ne doit pas être jugé bon ou mauvais selon le sujet et la matière qu’il traite. Le sujet est la chose accessoire ; la manière dont il est traité, voilà ce qui fait l’œuvre d’art. Cependant, l’auteur d’Oblomov prenait ses sujets dans le monde seigneurial. D’après les Souvenirs de Léon Tolstoï, Gontcharov, « homme instruit et très intelligent, mais pur citadin » était convaincu qu’après les Récits d’un Chasseur de Tourgueniev, rien ne restait plus à écrire sur la vie des classes inférieures. C’était pour lui une matière épuisée. La vie du travailleur lui paraissait une chose négligeable… Tourgueniev, dans ses histoires de moujiks, avait dit tout ce qu’il y avait à en dire. La vie des riches, au contraire, avec leur galanterie et leur mécontentement de tout, lui paraissait une matière inépuisable. « Tel homme du monde donnait à sa dame un baiser sur la main, tel autre sur l’épaule, un troisième sur la nuque. Celui-ci était mécontent à force de ne rien faire, celui-là parce qu’il sentait qu’on ne l’aimait pas. » Et Gontcharov avait la conviction que cette sphère offrait à l’artiste une variété infinie de sujets.

Les trois romans de Gontcharov : Histoire ordinaire, Oblomov, l’Abîme ont pour héros le gentilhomme russe. Dans Histoire ordinaire l’auteur a voulu peindre la génération de 1840 qui manquait de sens pratique. Alouev, le principal personnage du roman, est maintenant une rareté historique, môme en Russie. Oblomov est le chef-d’œuvre de Gontcharov.

Élevé au fond de la province, au milieu de mœurs et de vieilles habitudes nationales, Oblomov avait passé ses vingt premières années dans une atmosphère familiale, nonchalante. À l’école, l’apathie et la timidité de son caractère l’empêchèrent de dévoiler entièrement sa paresse. Il se tenait droit en classe parce qu’il le fallait, il écoutait ce que disaient les professeurs parce qu’on ne pouvait faire autrement, il apprenait ses leçons péniblement avec force soupirs. Il ne posait jamais de questions, ne demandait jamais d’explications et ne manifestait jamais de curiosité importune. Une lecture sérieuse le fatiguait, les poètes le remuèrent, car, somme toute, il était jeune… Comme tout le monde, il eut dans son existence ce moment de bonheur que chacun éprouve, ce moment de la floraison des forces et des illusions.

À vingt ans, il vint à Saint-Pétersbourg et entra dans une des nombreuses administrations de la capitale. Il abandonna bientôt le service, car il s’aperçut qu’il n’offrait pas les mêmes douceurs que la vie de famille et de province. Gentilhomme et possédant quelques revenus héréditaires, il conservait des aspirations diverses ; il espérait toujours en quelque chose, il attendait beaucoup de la destinée et de lui-même, il espérait jouer un rôle dans la vie, le bonheur domestique souriait à son imagination, mais les années se succédèrent, le duvet se changea en barbe rude, le regard devint terne, les cheveux commencèrent à tomber, les trente ans sonnèrent et Oblomov n’avait pas encore fait un seul pas dans aucune carrière. Toujours il était sur le point de vivre, toujours il brodait en imagination son avenir des couleurs les plus vives. Peu à peu, il se libérait des embarras de la vie active, il se retirait en lui-même, il vivait dans un monde créé par son imagination.

À trente-trois ans, Oblomov est d’un extérieur agréable, mais « ses traits accusent l’absence de toute idée profonde et précise. » La pensée se promène librement sur son visage, elle voltige dans ses yeux, se pose sur ses lèvres à demi ouvertes et se cache dans les plis de son front, « pour disparaître ensuite tout à fait » ; alors, sur toute la physionomie s’étend une teinte uniforme d’insouciance. Cette insouciance se répand partout, jusque dans les plis de la robe de chambre, pour laquelle Oblomov a un faible particulier. Généralement, le regard d’Oblomov est terne et exprime la fatigue et l’ennui. Mais ni la fatigue ni l’ennui n’altère la douceur de sa physionomie. Oblomov est affaissé avant l’âge et pourtant il adore le calme. Dans l’émotion même, ses mouvements sont alanguis par une paresse qui ne manque pas de grâce. Si un nuage de soucis l’assombrit — oh ! très rarement ! — son front se plisse et on y aperçoit la lutte du doute, de la tristesse et de la crainte, mais cette lutte n’aboutit jamais à une idée précise ou à une résolution quelconque. Elle s’évanouit dans l’apathie et la somnolence.

La somme de passion dont il est capable, Oblomov la partage entre sa robe de chambre, ses pantoufles et son lit. La robe de chambre est d’une souplesse et d’une légèreté extraordinaires, les pantoufles, elles, sont longues, larges et molles. Oblomov aime surtout son lit : garder le lit est son état normal.

Il n’est pas étranger aux douleurs de l’humanité ; il s’adonne à des idées générales qui vont et viennent dans sa tête et la matinée passe, déjà le jour décline, et avec lui, inclinent vers le repos les forces épuisées d’Oblomov.

Oblomov n’est pas méchant, il est plutôt bon. Quelqu’un émet devant lui l’idée que le tartufe doit être châtié, rejeté du sein de la vie sociale.

« — Rejeter du sein de la vie sociale ! s’écrie Oblomov inspiré, cela veut dire que vous oubliez que ce vase souillé a renfermé une pure essence, que cet homme perverti était cependant un homme. Rejeter ! et comment le rejetteriez-vous du cercle de l’humanité, du sein de la nature, de la miséricorde divine ?

— Pourquoi diable vous emportez-vous ? »

Oblomov se tait tout à coup, bâille et se met lentement sur le divan.

Il ne se décide jamais à bouger de chez lui. On l’invite à faire une promenade en voiture, au mois de mai : « Non, je ne me sens pas bien, répond Oblomov : je crains l’humidité, il ne fait pas encore assez sec. Venez plutôt dîner, nous pourrons causer. »

Depuis long-temps, Oblomov doit déménager, mais il n’y arrive pas, il craint d’être mal à l’aise dans un nouvel appartement. « Que de temps il faut pour s’y habituer ! Il me serait impossible de dormir à une nouvelle place. Je serais accablé de tristesse si, en me levant, j’apercevais là une autre enseigne que celle de l’ébéniste. »

Mais que fait-il, Oblomov ? Est-ce qu’il lit, écrit ou étudie ? Quand un livre, un journal lui tombe sous la main, il le lit. S’il entend parler d’un ouvrage quelconque, il se le procure, il commence à le lire, mais au bout de quelques pages, il est déjà couché, regarde le plafond, et le livre est vite oublié.

L’intelligence et la volonté d’Oblomov sont depuis longtemps paralysées et sans retour. Les événements de la vie se sont amoindris jusqu’à prendre des proportions microscopiques et ces événements mêmes, il ne peut les dominer. Il ressent souvent une vive amertume de la secrète confession qu’il se fait à lui-même. Les regrets et les remords de sa conscience l’enserrent comme des épines et il réunit toutes ses forces pour jeter à bas le fardeau de ses reproches, trouver un autre coupable, mais qui ? « C’est Zacharie ! » Ce n’est pas lui qui est coupable de sa défaite morale et intellectuelle, c’est Zacharie ! Oblomov est gouverné par son valet de chambre, un Scapin russe.

La rencontre du paresseux avec une charmante jeune fille fait supposer un moment qu’il va s’éveiller. Oblomov croit aimer Olga, mais l’idée de mariage, de vie pratique le fait reculer. Il est incapable de faire le bonheur d’Olga et le sien propre. Il se replonge dans sa paresse, s’enfonce dans son apathie.

Olga, un vrai type de jeune fille russe droite, brave, d’esprit large et élevé, épouse Stoltz — que Gontcharov oppose à Oblomov — type très exagéré d’homme d’action et d’énergie, laborieux, affairé, travailleur. Stoltz n’est pas d’origine russe, il doit avoir dans les veines, comme son nom l’indique, du sang saxon.

L’Abîme est de beaucoup inférieur à Oblomov, à tous les points de vue. et cependant l’auteur a mis vingt ans à composer ce roman (1849-1868). Dans l’Abîme, Gontcharov voulut reprendre l’idée de Tourgueniev : l’antagonisme de deux générations.

Dans la pensée de l’auteur, Raïsky, l’un des personnages de l’Abîme, c’est Oblomov réveillé. Or, le roman débute ainsi : « Boris Pavlovitch Raïsky avait une nature d’artiste, mais ce n’était ni ne pouvait être un artiste, car la volonté, ce levier tout-puissant, lui faisait totalement défaut. » Raïsky dort moins qu’Oblomov, mais il n’a ni caractère ni idées précises, nettes, il ignore ce qu’il veut et ne sait pas où il va. Au fond, Raïsky, c’est encore Oblomov, debout.

Marc Volochov, un autre personnage de l’Abîme, est une caricature de révolutionnaire. Mme Bélovodov, la principale héroïne du roman, d’une grande beauté mais d’une froideur désespérante, reste étrangère à l’amour, à la vie, à la douleur : elle ressemble beaucoup à Mme Sipiaguine de Tourgueniev[2].

Tandis que Tourgueniev, Dostoïevsky, Tolstoï furent l’objet de polémiques passionnées, Gontcharov, lui, plut à tous les partis et à tous les clans, aux libéraux, Biélinsky en tête, aux conservateurs, à la jeunesse, etc… Or, une œuvre qui plaît à tous est forcément, non pas médiocre, mais dénuée du grand souffle qui la placerait parmi les œuvres supérieures.

Gontcharov sait admirablement saisir l’objet dans toute sa vérité, le faire vivre, pour ainsi dire. Il est poète-artiste. Tourgueniev aussi est, avant tout, artiste, mais s’il voile son moi dans son œuvre, on le devine, malgré lui. Chez Gontcharov, on ne voit ni amour ni animosité pour les êtres qu’il dessine magistralement. Il est absent de son œuvre, il est indifférent à l’action de ses héros. Ses romans produisent l’impression d’un tableau dessiné et peint d’après les dernières règles de l’art, où tout est à sa place, où il n’y a rien à changer, où tout est parfait, académique, dont il n’y a absolument rien à dire mais où, on le sent, il manque quelque chose : un souffle, une étincelle, un je ne sais quoi rendant le tableau universel et éternel.

Gontcharov peint les hommes et les choses avec un sang-froid extraordinaire, sans le moindre entraînement. Il substitue le sentimentalisme aux vrais sentiments et une correction froide à l’élan d’âme. Vous pouvez ne pas aimer Roudine, Bazarov ou Néjdanov, vous relirez toujours avec plaisir les romans de Tourgueniev. Tel personnage a disparu, tel a évolué, changé d’étiquette, de milieu, mais la personnalité de l’auteur, — voilée, je le veux bien — est toujours présente. Il faut beaucoup de courage pour entamer un roman de Gontcharov et aller jusqu’au bout… il n’éveille en vous aucune émotion. C’est une œuvre d’art qui se laisse regarder, mais qui ne vous empoigne pas. Pour lire Gontcharov, je ne dis pas le savourer, il est nécessaire de se placer au point de vue purement historique.

Et cependant, Gontcharov parvint à créer le type réel, positif d’Oblomov. L’histoire de ce paresseux, qui ne fait que rester couché et dormir et que ni l’amitié ni l’amour ne peuvent éveiller, semble loin d’être intéressante, mais elle reflète la vie russe dont Oblomov est l’image vraie. Oblomov est pris sur le vif et dessiné avec beaucoup de talent.

Les critiques russes considèrent Oblomov comme le type d’intellectuel russe avant les réformes d’Alexandre II (Roussky do-reformenny intelliguente). Ils ne semblent pas se douter qu’Oblomov demeure encore de nos jours le type russe par excellence. L’Oblomov de 1850 est de la famille de l’Onéguine de Pouchkine et du Petchorine de Lermontov. Il professe une inertie parfaite et une apathie absolue pour tout ce qui se fait dans le monde. L’Oblomov de nos jours s’intéresse beaucoup à ce que font les autres. Lui-même, il dort, il garde la même adoration pour sa robe de chambre et ses pantoufles dont il ne se sépare que lorsqu’il va faire un petit tour en Occident ; alors, il ne s’appelle plus Oblomov mais d’Oblomov. En Russie, il est simplement Stepan Stepanovitch Stepanov ; en Europe, il devient Stepan Stepanovitch de Stepanov.

Ceux qui prétendent encore qu’Oblomov est une calomnie de la vie russe se trompent. Oblomov a paru en 1859 ; le plan du roman était tracé dès 1847. Qu’a fait la Russie depuis cette époque si ce n’est dormir ? Elle s’est réveillée un moment pour donner le simulacre de la liberté à des millions d’esclaves, puis toute une moitié de la Russie s’est endormie d’un sommeil de paresseux, tandis que la seconde moitié était dignement représentée par Roudine.

Non, Oblomov n’est pas exclusivement le type-symbole de la classe terrienne à l’époque de l’esclavage. Le barine russe de jadis, habitué depuis son enfance au service des serfs, était appelé à devenir l’Oblomov dont la volonté s’atrophiait naturellement. Mais à quoi s’exerce la volonté de ce même barine depuis l’abolition du servage ? Il n’a plus de serfs — et encore ! — mais peut-il faire, dans son pays, autre chose que dormir ? Cela ne lui déplaît pas trop, car autrement… il agirait.

Oblomov est l’incarnation vivante des qualités supérieures du Russe : paresse, inactivité, apathie. Le roman est triste, le lecteur suit l’exemple contagieux d’Oblomov : il sommeille. Ceux qui ont le courage de terminer, de lire même le « rêve » d’Oblomov, se disent involontairement : « Heureux peuple, il ne fait que dormir et rêver ! »

La peinture du caractère d’Oblomov est le plus grand mérite de Gontcharov. La Russie devrait substituer à l’Aigle un autre symbole : deux figures, l’une debout, geste emphatique d’orateur : Roudine ; l’autre, couchée, expression de béatitude : Oblomov.

Une question à débattre : — je la pose aux psychologues russes : — Est-ce Roudine qui fait dormir Oblomov ? sont-ce les rêves d’Oblomov qui inspirent l’éloquence passive de Roudine ?

Ce qu’on admire surtout chez Gontcharov, c’est sa langue pure et colorée. La plasticité, la sobriété, l’aisance, la netteté sont ses qualités principales. Son vocabulaire est très riche, il emploie toujours des mots justes. L’artiste se devine au choix de l’épithète, à l’association des mots, à la structure de la phrase, toujours rigoureuse et ciselée. Gogol, Tourgueniev et Gontcharov sont les meilleurs stylistes russes.


  1. Œuvres complètes, en 9 volumes. Saint-Pétersbourg, 1896.
  2. Nove.