La Psychologie expérimentale

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La psychologie expérimentale d’après les travaux du congrès de Londres
Alfred Binet

Revue des Deux Mondes tome 116, 1893


LA
PSYCHOLOGIE EXPÉRIMENTALE
D'APRÊS LES TRAVAUX DU CONGRÊS DE LONDRES

La psychologie expérimentale étend ses recherches et gagne du terrain ; les laboratoires s’élèvent sur l’ancien et sur le nouveau continent ; les recueils spéciaux se multiplient ; le nombre des travailleurs augmente dans des proportions considérables ; des relations s’établissent entre les savans de pays différent, et les psychologues se réunissent en congrès. Le premier en date, celui de Paris, a eu, en 1889, un succès inespéré ; le second, celui de Londres, s’est réuni au mois d’août de l’année dernière ; il promet d’être fécond pour la science de l’esprit, si on en juge par le nombre et la valeur des travaux qu’il a suscités.

La lecture de ces communications est bien curieuse ; on s’aperçoit que, sans se concerter d’avance, les psychologues semblent s’attacher de préférence aux mêmes questions : s’il m’est permis de noter ici mon impression personnelle, je remarque que la plupart des sujets traités sont de ceux auxquels j’ai songé le plus souvent ; ce n’est pas le hasard qui amène ces coïncidences ; il y a des questions qui sont à l’ordre du jour d’une époque parce que ce sont des questions fondamentales, mûres pour les recherches.

Je voudrais profiter de l’occasion pour essayer de caractériser ce grand mouvement contemporain et montrer la direction qu’il a prise. Mon intention n’est nullement de faire une analyse régulière des travaux du congrès, bien que M. Sidgwick, le président, et M. Sully, un des secrétaires, aient eu l’obligeance de m’envoyer les bonnes feuilles des comptes-rendus ; je ne veux pas entrer dans les détails, quel que soit leur intérêt, je cherche à dégager une vue d’ensemble.


I

L’histoire des mots se confond souvent avec l’histoire des idées. Depuis que la psychologie nouvelle a nettement affirmé son existence par les travaux qu’elle a suscités, on a compris qu’il était nécessaire de trouver un titre spécial pour caractériser sa méthode et son objet, et surtout pour la distinguer de l’ancienne psychologie, car quelques auteurs ont voulu établir entre les deux le même abîme qu’entre l’astronomie et l’astrologie, ou la chimie et l’alchimie. J’avoue que je ne partage pas complètement ce dédain et que ces faciles oppositions de mots ne me satisfont pas. On a tort de faire table rase des idées anciennes et de prétendre que la psychologie date d’une vingtaine d’années ; c’est là ce qu’on a dit et écrit dans ces derniers temps ; c’est une exagération et une injustice ; mais il ne faut pas s’en étonner outre mesure : les changemens de direction, dans les sciences comme dans les arts, ont toujours un caractère un peu révolutionnaire.

Quoi qu’il en soit, pour éviter les confusions et les méprises, et pour rendre à chacun ce qui lui est dû, il est important d’indiquer clairement, par un terme approprié, la nouvelle direction des études psychologiques : mais c’est ici que commence la difficulté ; pour définir une étude d’une manière exacte, il ne suffit pas de l’avoir pratiquée, il faut avoir une conscience claire de ce qu’elle renferme de nouveau.

Pendant quelques années, on a adopté, en France, l’expression de psychologie physiologique ; ce terme, un peu ambigu et de sens étroit, a joui de quelque faveur ; il a été donné comme titre à la Société de psychologie qui a existé pendant quelques années à Paris, et au Laboratoire de psychologie que M. Liard a fondé à l’École des Hautes Études ; on abandonne maintenant cette expression sans doute pour ne point effrayer les scrupules des personnes un peu timorées qui trouvent que la physiologie est un mot suspect de matérialisme ; on marque aujourd’hui la direction de la psychologie nouvelle en se servant du terme plus général et plus juste de « psychologie expérimentale. »

Mais, à ce propos, un nouveau commentaire est devenu nécessaire. Il ne faudrait pas croire que la psychologie nouvelle établisse une distinction profonde entre l’observation et l’expérimentation et ne veuille relever que de cette dernière. Ce serait une erreur de principe que M. Sidgwick, le président du congrès de Londres, a pris la peine de combattre dans sa première adresse. La psychologie nouvelle accepte toutes les recherches qui ont pour point de départ une observation régulière de faits réels. La distinction que l’on introduit habituellement entre l’observation et l’expérience n’est point suffisante pour servir de caractéristique à une science. On ne saurait même pas établir en théorie une comparaison entre la valeur de l’observation et celle de l’expérience. Bien qu’on enseigne en général la supériorité de la méthode expérimentale, il serait dangereux de croire que la mainmise sur les conditions où se produit le phénomène à étudier donne plus de sûreté à cette étude et en éloigne les causes d’erreur. M. Sidgwick cite à ce propos un exemple intéressant : quelle que soit la portée que l’on accorde à l’hypnotisme comme méthode d’investigation, il est vraisemblable que l’on connaîtra mieux les conditions physiologiques des maladies de la mémoire en les étudiant dans le cas de lésions cérébrales qu’en les créant d’une manière artificielle par des expériences d’hypnotisme.

Ainsi, quand la psychologie nouvelle se qualifie d’expérimentale, elle n’entend nullement faire une distinction entre l’observation proprement dite et l’expérimentation ; elle prétend seulement donner une large place aux faits ; son caractère fondamental, c’est d’être une étude d’après nature.

Une des premières questions qui se posent pour la psychologie expérimentale est celle des rapports du physique et du moral ; question vieille comme le monde, qui a toujours excité la curiosité des philosophes ; on se rappelle avec quelle patience ils se sont demandé comment deux substances aussi profondément dissemblables que l’âme et le corps peuvent être unies et agir l’une sur l’autre ; ont-ils réussi à expliquer cette action ? Je ne sais. La psychologie contemporaine a une autre manière de poser les questions ; elle discute moins les principes et les causes, elle regarde -davantage les faits ; partant de ce fait d’observation qu’il existe une coexistence entre le cerveau et la pensée, elle a cherché à préciser, par tous les moyens possibles, comment certains détails de structure du cerveau peuvent nous éclairer sur la nature des phénomènes de conscience.

Il existe beaucoup de moyens d’aborder ce problème ; les uns cherchent, sur le vivant, à établir des relations entre le crâne et le cerveau, pour saisir ensuite les relations plus délicates du cerveau avec l’esprit ; ils mesurent le crâne dans tous les sens et appliquent le thermomètre sur les divers points de sa surface ; d’autres pèsent le cerveau chez les criminels, les aliénés, les idiots et les hommes de génie, ou font des comparaisons entre la structure cérébrale de l’homme et celle des animaux. Au congrès de Londres, où les médecins anglais qui s’occupent du système nerveux se sont donné rendez-vous en grand nombre, on a surtout étudié les localisations cérébrales ; c’est autour de ce point important que se sont groupées les communications, et aussi les discussions, qui ont été remarquablement nombreuses.

La question à élucider, on le sait, est la suivante. Il existe des fonctions psychiques distinctes par leur nature et par leur siège, comme les sensations des différens sens et les mouvemens des différentes parties du corps ; ces fonctions se trouvent-elles localisées en certains points spéciaux du cerveau, ou bien ne possèdent-elles aucun siège propre ? Supposons qu’un expérimentateur habile arrive à enlever, avec une pointe de scalpel, une petite portion du cerveau, sans porter la moindre atteinte aux autres parties de l’organe, que résultera-t-il de cette mutilation ? Sera-ce une perte localisée de certaines fonctions, par exemple, de la sensation des couleurs ou des mouvemens de la main, ou bien se produira-t-il un effet d’ensemble sur toutes les sensations, sur tous les mouvemens et sur toute l’intelligence ?

Il y a bien longtemps qu’on cherche la solution de ce problème ; les communications qu’on a entendues au congrès de Londres ne hâteront pas cette solution ; elles l’ont plutôt reculée, en montrant, ce qui est toujours utile à savoir, quel nombre vraiment effrayant d’erreurs on peut commettre dans les tentatives de localisation. Les faits les plus intéressans qui ont été mis en lumière par des savans comme Horsley, Ferrier, Schäfer, Hitzig, Waller, Henschen, etc., sont surtout des faits négatifs ; ces savans nous apprennent que les conclusions qui paraissent les plus solidement établies touchant les localisations cérébrales restent presque toujours attaquables. Les vivisecteurs, comme M. Ferrier, objectent à ceux qui portent leurs travaux sur l’étude de l’homme malade, que les phénomènes cérébraux de l’homme sont tellement complexes qu’ils ne peuvent servir de base unique à une interprétation. Les savans qui font de l’anatomie pathologique ne restent pas désarmés contre l’objection ; ils répliquent à leur tour, et avec avantage, que l’homme malade rend compte des effets de ses lésions avec plus d’exactitude que l’animal, puisqu’il parle et peut s’observer ; et cette faculté d’analyse est absolument nécessaire quand il s’agit d’étudier les pertes de sensibilité, phénomène dont la constatation est si difficile chez l’animal.

En dehors de ces critiques de détail, les expériences de vivisection restent sujettes à de graves causes d’erreurs que les savans du congrès ont énumérées avec une entière franchise. Pour connaître la localisation d’une fonction psychologique chez les animaux, on emploie deux moyens principaux, la destruction d’une portion de cerveau et son excitation. La destruction, procédé radical, a pour défaut de (se faire au moyen d’une large blessure qui retentit, plus ou moins, sur le cerveau entier. C’est ce qu’ont montré les expériences récentes de Schäfer sur les lobes préfrontaux. On avait cru jusqu’ici que ces lobes, si développés chez l’homme, sont le siège de l’attention, parce que les animaux qu’on en prive deviennent apathiques. M. Schäfer suppose que cette apathie tient au tiraillement qu’on a exercé sur les autres parties du cerveau en enlevant les lobes préfrontaux ; si on se contente de couper les connexions de ces lobes, les animaux restent aussi intelligens et même, dit-il, aussi brillans qu’avant l’opération. Telles sont les erreurs qu’on peut commettre en enlevant l’organe. L’excitation, nous dit-on, ne présente pas des inconvéniens moindres, puisque rarement on la limite sur un seul point, et qu’en outre elle peut, en réveillant tel ordre de mouvemens avec intensité, paralyser des mouvemens différens qui ont le même siège ; d’où il faut conclure à la grande difficulté d’agir d’une manière rigoureuse sur un point limité du cerveau.

On pouvait espérer qu’on trouverait une limitation plus précise dans les cas où une personne a perdu depuis de longues années l’usage de quelques sens, ce qui doit entraîner l’atrophie des centres cérébraux où les sensations sont reçues. Cette idée a sans doute guidé M. Donaldson, qui a été assez heureux pour entrer en possession du cerveau de Laura Bridgmann ; cette malheureuse femme, célèbre dans la science, était sourde, muette et aveugle, ne conservant de relations avec le monde extérieur que par l’intermédiaire du toucher ; c’est au moyen de ce sens qu’on parvint à l’instruire ; elle est morte en 1889, âgée de soixante ans. En étudiant son cerveau, on a trouvé un amincissement de la couche grise corticale au niveau des points où plusieurs auteurs croient pouvoir placer les centres de la vue et de l’ouïe. Est-ce là une confirmation de l’hypothèse des localisations ? On l’a cru ; il paraît qu’on doit abandonner cette idée, car l’atrophie cérébrale produite par la lésion d’un nerf sensitif ne reste pas cantonnée sur le territoire de distribution de ce nerf ; elle s’élargit, elle fait tache d’huile.

Arrêtons-nous sur cette série de conclusions négatives, qui portent avec elles leur enseignement. Elles montrent les incertitudes, les tâtonnemens, les marches et contremarches de la science expérimentale et la lenteur de ses progrès ; leçon salutaire pour les esprits impatiens qui veulent, en improvisant des hypothèses, construire le monde tout entier.

L’étude des localisations cérébrales n’est qu’une introduction à la psychologie ; parlons maintenant de la psychologie proprement dite.

Pour la clarté de notre exposition, nous pouvons distinguer dans la psychologie trois classes de recherches : 1° les recherches de laboratoire ; 2° les recherches de psychologie descriptive ; 3° les recherches de psychologie pathologique.


II

Un grand nombre des communications faites au congrès de Londres doivent être rangées sous le titre de psychologie de laboratoire. Cette expression peut surprendre une personne non prévenue. Qu’est-ce que la psychologie de laboratoire ? Comment soumettre l’âme, demandera-t-on, à une expérience matérielle ? N’y a-t-il pas contradiction dans les termes ?

Nous répondrons simplement que les laboratoires de psychologie existent, qu’on y travaille beaucoup et qu’ils sont devenus de nos jours très nombreux. Les premiers se sont fondés en Allemagne, sous l’influence de M. Wundt, l’éminent professeur de Leipzig, qui a donné une si puissante impulsion à la psychologie physiologique ; plusieurs de ses élèves ont organisé d’autres laboratoires à Gœttingue, à Fribourg et à Bonn. À Berlin, il existe aussi un laboratoire dirigé par M. Ebbinghaus. L’Italie en compte également plusieurs, sans compter le récent musée psychologique imaginé par M. Mantegazza. En ce moment le pays qui possède le plus grand nombre de laboratoires est sans contredit l’Amérique, terre de toutes les innovations. On pourrait presque dire que toutes les fois qu’il se forme un grand centre de population en Amérique, il se fonde en même temps un laboratoire de psychologie. Les revues américaines nous apportent des renseignemens intéressans sur l’intensité de cette vie psychologique du Nouveau-Monde. On a créé des laboratoires à Toronto, à Indiana, à Providence, etc. ; je ne sais pas le nombre exact, mais il dépasse dix ; on dit même qu’il est égal à vingt ; dans tous ces instituts, on fait des cours de psychologie expérimentale, on dirige des élèves, on met des appareils à leur disposition pour des recherches originales. Ceux qui connaissent le prix des appareils de précision comprendront qu’une telle organisation doit entraîner des dépenses considérables, mais les Américains ne comptent pas quand il s’agit de la psychologie ; ils savent toujours faire des sacrifices d’argent pour les œuvres qu’ils trouvent utiles.

De temps en temps, les élèves américains en psychologie passent les mers et viennent demander à la vieille Europe un supplément de culture intellectuelle. On les voit à Paris quelquefois ; mais ils ne font que passer, et c’est plus loin que se trouve le but de leur voyage, en Allemagne. Les laboratoires allemands attirent aujourd’hui, nous dit-on, un grand nombre d’élèves américains. L’été dernier, au laboratoire de M. Wundt, nous apprend M. von Biervliet, dans une brochure récente, il y en avait cinq sur vingt-quatre jeunes gens qui faisaient des recherches originales ; ils montrent le même acharnement patient au travail que les étudians allemands. Ce n’est pas sans regret que nous voyons se diriger ailleurs ce flot d’étudians étrangers ; mais comment pourrait-il en être autrement ? La psychologie physiologique et expérimentale est portée en Allemagne à un degré remarquable de perfection, qui est dû à une foule de circonstances qui n’existent pas en France : l’entraînement des travailleurs, la place de la psychologie expérimentale dans les examens et dans l’enseignement, et enfin la richesse du budget.

Il est temps de dire maintenant, avec un peu d’exactitude, quelle peut être l’utilité d’un laboratoire pour la psychologie. Les laboratoires sont utiles à la psychologie parce qu’ils fournissent à cette science des moyens perfectionnés d’observation. On peut sans doute faire de la bonne psychologie sans laboratoire, et avec le seul secours d’une main de papier et d’un crayon ; pour observer, on se sert simplement de ses yeux et de ses oreilles ; on constate des différences de qualité, on ne peut guère, dans la plupart des cas, prendre des mesures. C’est là l’utilité des laboratoires ; ils sont munis d’un ensemble d’appareils de précision, chronomètres, appareils enregistreurs, chambres noires, etc., qui permettent de mesurer les phénomènes psychologiques.

Longtemps on a cru que ces phénomènes échappent à la mesure par leur nature même ; c’était l’opinion de Kant ; le grand philosophe s’est trompé ; les faits sont là pour prouver l’évidence de son erreur ; un simple coup d’œil jeté sur la liste des communications au congrès montre tout de suite le nombre des travaux qui reposent uniquement sur des mesures psychologiques.

On peut d’abord mesurer des sensations, ou, pour parler plus exactement, on peut chercher à déterminer quantitativement quelle intensité il faut donner à une excitation pour qu’elle soit sentie, et ensuite quel accroissement il faut donner à l’excitation première pour que cet accroissement soit senti. Mettons dans la main d’une personne un poids quelconque, soit dix grammes ; la personne sent ce poids, le soupèse, l’apprécie ; cherchons quel poids additionnel il faut ajouter aux dix grammes pour que la personne sente une augmentation de la charge, et ainsi de suite ; nous parviendrons, par ces minutieuses expériences de mesure, à connaître le plus petit accroissement d’excitation qui peut être perçu. Les recherches de ce genre portent le nom de psycho-physique ; elles tendent à établir une relation numérique entre les sensations et leurs excitans. Des volumes ont été écrits sur la psycho-physique, qui est considérée comme une des parties les plus perfectionnées de la psychologie des sensations.

Aprè3 la mesure de la sensation, vient la mesure du temps ; on s’est proposé de fixer la durée exacte des actes psychiques, depuis l’acte le plus élémentaire jusqu’aux plus complexes. Ce second groupe de recherches a reçu souvent le nom de psychométrie. On sait quel est le principal résultat de ces recherches ; il a été de montrer que la pensée n’a point, comme on le croyait autrefois, la rapidité de l’éclair ; métaphore inexacte à laquelle il faut renoncer ; la pensée est un phénomène relativement lent, si on la compare à la vitesse de propagation de la lumière ; elle demande toujours plusieurs centièmes de seconde ; si on voulait à toute force employer une image, il faudrait dire que la pensée, au point de vue de la vitesse, égale la locomotive d’un train express ou le vol de l’aigle.

La détermination de la durée dans les actes psychiques exige, comme il est facile de le comprendre, des chronomètres d’une grande exactitude, et une installation compliquée qu’on ne trouve guère que dans les laboratoires. Il faut pouvoir employer des instrumens qui donnent le centième de seconde ; il faut en outre pouvoir enregistrer instantanément le commencement et la fin du phénomène de conscience à mesurer ; sans cette instantanéité, point d’expérience précise ; et comme on n’arrive à l’instantanéité qu’en faisant usage des courans électriques, on a pu affirmer que sans électricité point de mesure de la pensée. L’électricité, écrit Buccola, est aussi nécessaire pour connaître la vitesse de la pensée que le microscope pour connaître l’organisation de la cellule vivante et la lumière polarisée pour connaître la structure physique de certains corps.

Pour bien fixer les idées, il sera utile de donner une description théorique des expériences de psychométrie. Supposons un arrangement électrique tel que, lorsqu’un courant passe, une aiguille est mise en mouvement sur un cadran, et que l’interruption du courant arrête l’aiguille ; si on connaît la vitesse de celle-ci, et que son mouvement soit rigoureusement uniforme, une simple lecture sur le cadran suffira pour faire connaître le temps écoulé entre les deux changemens électriques. Pour appliquer ce procédé à la mesure d’un phénomène de conscience, il suffira que le premier changement coïncide avec le commencement de l’acte psychologique et le second changement avec sa fin.

C’est ce qui a lieu dans l’expérience suivante : on convient avec une personne que, dès qu’elle percevra un certain bruit qui servira de signal, elle devra agir sur un bouton électrique avec le doigt ; le temps qui s’écoule entre le signal donné à la personne et le mouvement de son doigt porte le nom de temps de réaction simple ; qu’on y réfléchisse, et on verra que c’est le phénomène le plus simple qu’on puisse mesurer ; cet acte si simple dure en moyenne douze centièmes de seconde.

Cette première expérience n’est qu’un point de départ, pour toute une série de mesures que l’on exécute sur des opérations mentales à complexité croissante ; après avoir mesuré les temps de réaction simple, on a mesuré les temps de discernement ou de choix, c’est-à-dire le temps qu’il faut pour percevoir une différence, pour compter des objets, pour les nommer, pour faire un raisonnement quelconque, etc.

On ne saurait avoir une idée du soin qu’on prend en Allemagne pour mettre ces mesures à l’abri des causes d’erreur, qui sont d’autant plus dangereuses qu’il s’agit de mesurer des centièmes de seconde ; avant de noter les réactions d’une personne, on la soumet à six mois d’exercice ; pour éviter toutes les causes de distraction, on l’isole dans une pièce silencieuse où elle ne reste en communication avec les expérimentateurs que par le téléphone ; enfin, avant de conclure, on attend d’avoir amassé plusieurs milliers de chiffres.

Depuis plus de vingt ans que les psychologues prennent des temps de réaction, ils n’ont pas complètement épuisé la question, et les nouveaux-venus ne sont pas encore réduits à glaner quelques détails sans importance, oubliés et dédaignés par leurs devanciers. Les communications sur la psycho-physique et sur la psychométrie ont été nombreuses au congrès de Londres. M. Ebbinghaus a exposé une théorie nouvelle sur la perception des couleurs ; une dame américaine, miss Franklin, a traité le même sujet, avec des vues différentes. Sur la mesure des sensations, on a entendu une communication de M. Mendelssohn ; et sur les temps de réaction, une étude de M. von Tschisch ; M. Goldschneider a exposé des observations relatives au sens tactile des aveugles, etc.

Un dernier mot sur toutes ces questions. On pourrait croire, si on jugeait la psychologie des laboratoires d’après les seuls exemples énumérés, que c’est une psychologie élémentaire, confinée dans l’étude des sensations et des mouvemens, et des élémens les plus simples de la pensée. À cette objection, il faut répondre en citant la belle étude de M. Munsterberg. M. Munsterberg, récemment encore professeur à Fribourg, appelé maintenant à diriger un laboratoire en Amérique, est un psychologue très ingénieux et très actif, auquel on doit de nombreux travaux de psychométrie. Élargissant le cadre habituel de ses recherches, M. Munsterberg a fait au congrès une communication sur « le fondement psychophysique des sentimens. » Il a ainsi démontré qu’on peut appliquer les méthodes de mesure non-seulement à la sensation, mais encore aux sentimens, c’est-à-dire à ce qu’il y a en nous de plus changeant et de plus fugitif. L’ingéniosité du procédé mérite bien un moment d’attention. M. Munsterberg s’enferme dans son laboratoire ; il exécute avec la main droite un petit mouvement dans le sens centrifuge, c’est-à-dire de gauche à droite ; il cherche à parcourir une longueur de 10 centimètres ; puis, avec la même main, il fait un mouvement centripète, c’est-à-dire de droite à gauche, en essayant de parcourir la même longueur ; il note en même temps son état émotionnel du moment, triste, gai, actif, déprimé, colère ou content, etc. Cette expérience si simple, il la répète pendant des mois, dans les mêmes conditions, et avec le même soin ; et arrivé au terme de ce travail qui paraîtra fastidieux à beaucoup, il analyse les documens réunis, et voit se manifester une loi bien curieuse : dans le chagrin, les mouvemens d’extension sont plus courts que dans la joie ; c’est le contraire pour les mouvemens de flexion ; les différences sont de 1 à 2 centimètres.

Ce dernier genre de recherches appartient à la psychologie du laboratoire, puisqu’elle comporte une mesure ; mais l’instrument de la mesure est bien simple, un décimètre suffit ; aussi les expériences de M. Munsterberg peuvent-elles nous servir de transition pour aborder les recherches de psychologie purement descriptive, qui se passent à peu près de tout appareil.


III

Comme le mot l’indique, on appelle psychologie descriptive toute étude de psychologie qui se contente de noter les phénomènes, sans chercher à les soumettre à la mesure et au nombre. Plusieurs des auteurs qui ont déjà rendu compte du congrès de Londres ont, sans se concerter, employé ce terme ; et je crois qu’on doit le conserver, car il est très juste.

Malgré les apparences, la psychologie descriptive n’est point une psychologie d’à peu près ; le caractère simple et même, si l’on veut, un peu rudimentaire de sa méthode ne lui enlève pas tout intérêt. Il faut, du reste, bien comprendre qu’il n’existe point, in abstracto, une méthode perfectionnée et une méthode rudimentaire ; chaque méthode doit être appropriée à l’objet qu’on cherche à étudier, et il peut être regrettable, dans telle condition, de ne pas employer une méthode perfectionnée, comme il peut être absolument ridicule de l’employer dans d’autres circonstances.

La légitimité de la psychologie descriptive tient à ceci qu’elle porte sur des phénomènes spontanés, qu’il faut recueillir dans la forme naturelle où ils se présentent, et qui périraient s’ils étaient soumis aux violences de l’expérimentation. Ces faits spontanés si curieux à connaître, si utiles à noter, ils nous entourent, ils sont partout. Qu’on étudie, par exemple, les méthodes de travail des auteurs dramatiques et des compositeurs de musique, ou la mémoire des joueurs d’échecs qui jouent sans voir, il est clair que ces études ne peuvent se faire que par l’observation. La psychologie descriptive est donc, avant tout, la psychologie des interrogations, des questionnaires et des enquêtes.

Les communications sur la psychologie descriptive ont été nombreuses au congrès ; M. Bain, un des plus illustres représentans de la théorie anglaise de l’association, a montré les relations nécessaires de la psychologie ancienne avec la nouvelle ; M. Richet a envisagé les voies nouvelles où la psychologie scientifique doit s’engager ; M. Beaunis a fait lire un questionnaire de psychologie qui embrasse tout l’individu physique et mental ; M. Newbold a décrit les formes élémentaires de l’état de croyance, en étudiant la croyance qui accompagne une perception actuelle ; M. Baldwin a comparé l’imitation involontaire à l’imitation volontaire, et montré la complexité de cette dernière ; M. Lange, d’Odessa, a établi plusieurs étapes dans le phénomène, si simple en apparence, qui se produit lorsque nous percevons un objet extérieur ; M. Preyer a cherché dans la musique l’origine de la notion des nombres ; enfin, M. Sidgwick et M. Marillier ont rendu compte d’une enquête sur les hallucinations.

Nous ne voulons, de toutes ces observations, en retenir que deux, parce qu’elles se prêtent à des considérations générales sur la valeur de la psychologie descriptive, comme méthode d’information. L’une de ces communications est de M. Ribot, l’autre de M. Gruber.

M. Ribot a fait, il y a quelque temps, une enquête sur les idées générales, et il a envoyé au congrès un résumé succinct de ses principaux résultats. Cette étude très intéressante est venue compléter sur un point important la théorie des images mentales, à laquelle la psychologie française a si largement contribué dans ces dernières années. On sait, — pour ne rappeler les faits qu’en gros, — comment on a étudié la nature des idées concrètes, c’est-à-dire des images, et leurs rapports avec la sensation ; on est arrivé à démontrer, — ou à peu près, — que l’image est une sensation renouvelée, généralement simplifiée, qui occupe vraisemblablement les mêmes centres nerveux que la sensation originale et jouit des mêmes propriétés. Je regarde un objet, j’ai une sensation visuelle particulière ; je terme ensuite les yeux en cherchant à me représenter cet objet ; j’en ai alors la vision mentale, l’image, et cette image, si ma mémoire visuelle est bonne, a la netteté d’une sensation renaissante, en l’absence de l’objet extérieur capable de la produire. Quand il s’agit d’images concrètes, succédant à des sensations concrètes, le lien de parenté qui les unit est facile à reconnaître, et on peut du reste instituer un certain nombre d’expériences de psychologie qui montrent bien que l’image est un état faible de la sensation. Il n’en est plus de même pour une image abstraite ; comparons à une sensation non pas un souvenir, mais une idée générale, comme celle de force, d’infini, de valeur ; essayons de savoir ce qui se passe dans notre esprit au moment où nous pensons à la signification de ces termes, et rapprochons ce phénomène de celui de la sensation ; la différence est considérable, et on a peine à saisir une relation entre les deux. L’importance des idées générales est assez grande pour mériter une étude de leur nature psychologique ; il y a beaucoup de sciences qui n’ont pas d’autre aliment que l’abstraction. Dans un ouvrage d’économie politique, comme me le faisait remarquer dernièrement M. Taine, combien y a-t-il de sensations rappelées au lecteur, c’est-à-dire d’images concrètes ? Presque pas ; le raisonnement porte sur des signes, des idées générales, telles que la valeur, l’échange, l’exportation, l’importation, etc. Il serait bien intéressant de savoir ce que pense un économiste quand il écrit ces mots, avec l’idée de leur sens, et c’est pour éclaircir les questions de ce genre que M. Ribot a fait son enquête.

L’éminent professeur a procédé de la façon suivante : il prononçait un nom abstrait devant une personne et lui demandait de signaler la première image mentale évoquée par ce mot. Chez la plupart des gens, le terme général éveille une représentation concrète, le plus souvent visuelle ; le mot force donne la représentation d’un lutteur, d’un poing fermé, d’un cheval tirant une charrette, etc. Beaucoup de personnes voient le mot imprimé, purement et simplement ; d’autres n’ont dans l’esprit que le mot entendu ; ce sont celles qui disent qu’elles ne se représentent rien. Sur neuf cents réponses, celle-là est la plus fréquente. Pas une observation où elle ne se trouve au moins une fois. Un jour, M. Ribot demanda à un métaphysicien, qui venait d’écrire un gros volume sur la causalité, de lui indiquer ce qu’il se représentait en entendant le mot cause ; et le métaphysicien, s’étant soumis à l’épreuve, fut fort étonné de s’apercevoir qu’il ne se représentait rien du tout.

L’enquête de M. Ribot, ayant été faite oralement, sur des personnes connues, offre toutes les garanties désirables de sincérité. Mais on peut se demander, à propos d’autres recherches de nature analogue, s’il n’existe point quelque critérium de la vérité psychologique. La psychologie descriptive n’a pour méthode que l’interrogation, la causerie, ou la question écrite ; comment peut-on savoir que l’on n’est pas trompé par la personne qu’on interroge ? et celle-ci ne peut-elle pas se tromper elle-même ? Cette crainte de la simulation est une de celles qui m’ont le plus souvent tourmenté. J’ai longtemps, pour ma part, cherché une pierre de touche ; je me suis convaincu peu à peu que, lorsqu’on ne fait pas de psychologie avec des appareils qui, par leur disposition même, servent de contrôle aux expériences, la garantie se trouve dans l’accord des observations. Lancez un questionnaire et attendez les réponses ; si dans ces réponses vous en trouvez vingt, cinquante, cent, qui contiennent la même affirmation, écrite presque dans les mêmes termes, vous pouvez avoir confiance ; cette affirmation répétée et rebattue, qui fait l’effet d’un lieu-commun, est certainement importante ; elle doit contenir une part de vérité ; on peut la conserver précieusement. Méfions-nous, au contraire, du fait rare, accidentel, qui ne se rencontre qu’une fois.

Tel est, à mon avis, le principe qu’il faut suivre constamment dans les recherches de psychologie ; la concordance des observations est pour nous le meilleur critérium de la vérité.

Cette garantie, dans quelle mesure est-elle présentée par la communication de M. Gruber ? C’est un point délicat que je voudrais bien mettre en lumière ; je ne cherche nullement à diminuer l’intérêt de cette dernière communication ; je vise un peu plus haut, trouvant ici une occasion pour développer une question de principe.

M. Gruber (de Roumanie) s’est fait connaître par des études intéressantes sur ce curieux problème de l’audition colorée, auquel nous avons consacré récemment un article de la Revue ; on se rappelle la nature bizarre de ce phénomène d’association entre des sons et des couleurs ; il est des personnes, avons-nous dit, qui, dès leur première enfance, ont l’habitude de colorer les sons, c’est-à-dire d’associer certaines idées de couleurs, toujours les mêmes, à certains sons. Sur la nature exacte et la cause de cette association, les auteurs discutent et discuteront longtemps encore ; pour notre part, il nous a semblé que ceux qui ont de l’audition colorée appartiennent ordinairement au type visuel, et que le phénomène en question est produit par des associations mentales d’une force irrésistible. M. Gruber introduit dans cette question un élément nouveau et un peu inattendu ; il étudie depuis de longues années déjà, avec une grande persévérance, un de ses compatriotes qui est, au point de vue de l’audition colorée, un des sujets les plus extraordinaires qu’on puisse imaginer ; ce sujet est comme une synthèse de tous les phénomènes d’association que les auteurs ont décrits jusqu’à ce jour, et il présente ces phénomènes avec un degré d’intensité et de précision qui n’a pas encore été égalé. Les gens qui ont de l’audition colorée n’associent en général que des sensations de son aux idées visuelles, ou bien n’ont d’associations qu’entre deux sens. Le sujet de M. Gruber est si riche en associations de ce genre que chaque impression qu’il éprouve éveille en lui un long écho d’impressions appartenant à presque tous les autres sens. Parmi ces impressions secondaires, M. Gruber a étudié spécialement celles de la vue ; elles ont assez de netteté pour être projetées sur un mur ; par exemple, si l’on prononce devant le sujet le mot doi (qui veut dire deux en roumain), il voit sur le mur qu’il regarde un cercle jaune, un peu plus fortement coloré vers le centre et un peu plus faiblement vers la périphérie.

M. Gruber a eu l’idée hardie de mesurer ces apparitions colorées. Laissons-le indiquer lui-même son procédé : « Nous avons pris pour nos recherches la distance de trois mètres, distance de la vision distincte pour notre sujet ; nous avons construit un cercle que nous avons jugé de la même grandeur que le chromatisme (ou apparition colorée) du nombre doi, et nous avons encadré ce cercle de rouge intense ; c’était donc un cercle blanc sur fond rouge. Le sujet a projeté son chromatisme dans le cercle blanc ; mais ce cercle était trop petit, parce qu’il s’était produit un anneau orangé, résultat de la superposition de la couleur jaune subjective avec la couleur rouge objective. Nous avons agrandi le cercle. En expérimentant cette seconde fois, le sujet a vu un anneau blanc entre le champ rouge objectif et le cercle jaune subjectif. Le cercle était donc trop petit. Nous avons fait ainsi plusieurs essais, jusqu’à ce que nous ayons déterminé exactement la grandeur du chromatisme du nombre doi. Il ne se produisit alors pour le sujet ni anneau blanc ni anneau orangé. Les marges du chromatisme touchaient exactement les marges du cercle objectif blanc encadré de rouge. Nous avions ainsi une méthode exacte et sûre pour déterminer la forme des chromatismes et leurs grandeurs dans les divers sens. Le millimètre pouvait donc être appliqué. »

Cette méthode, qui a un mérite incontestable, la nouveauté, a été appliquée avec patience par son inventeur, qui a été conduit à faire des constatations bien surprenantes ; ainsi, il a pu découvrir que les chromatismes des noms de nombre suivent une loi inflexible ; ils ont un diamètre vertical qui dépend du nombre des syllabes du nom ; doi, qui est monosyllabique, a un diamètre vertical de 21 millimètres ; et patru-zeci si patru (quarante-quatre) a un diamètre de 26 millimètres ; le diamètre horizontal des chromatismes croit régulièrement avec la valeur des nombres.

On se demande ce qu’il faut penser de ces mesures, s’il faut les considérer comme exactes ou comme chimériques ; la bonne foi de l’expérimentateur et celle de son sujet, est-il besoin de le dire, sont entièrement hors de cause. Nous ne songeons nullement à soupçonner une simulation volontaire, mais il serait possible d’expliquer ces résultats remarquables par une série de suggestions inconscientes. Pour le moment, l’attitude à prendre est bien simple ; il faut dire aux expérimentateurs qui nous apportent des faits de ce genre : ces faits ne peuvent être acceptés qu’à une condition, c’est qu’on puisse réunir des observations concordantes, prises sur des personnes différentes par des expérimentateurs différens. Du jour où il sera établi qu’il y a vingt, cinquante personnes dont on peut mesurer les impressions subjectives de couleurs, et chez lesquelles ces mesures singulières donnent des résultats analogues, nous accepterons ces résultats. En attendant, nous restons sur la réserve. Le critérium de la vérité pour la psychologie descriptive, — nous l’avons dit et nous le répétons, — c’est la concordance des observations ; en dehors de cette règle, il n’y a qu’illusion et chimère.


IV

Nous arrivons à la dernière étape de notre course rapide dans le domaine de la psychologie moderne. Dans tout ce qui précède, il n’a été question que de l’individu normal. Examinons maintenant les malades.

La psychologie pathologique est, peut-on dire, essentiellement française ; c’est en France qu’elle s’est largement développée, grâce au zèle d’investigateurs dont la plupart ne sont point psychologues de profession, mais médecins. On se méprend parfois sur la portée de cette expression de psychologie physiologique ; on la prend dans un sens trop étroit ; dans quelques bouches elle devient synonyme d’hypnotisme ; on pourrait croire que l’hypnotisme, le somnambulisme et les états analogues expriment tout ce que la psychologie pathologique renferme de nouveau. C’est oublier que les initiateurs français de la psychologie pathologique, MM. Taine et Ribot, ont écrit à une époque où l’hypnotisme n’était guère en faveur ; les études hypnotiques ont simplement fourni une méthode nouvelle pour un genre de recherches qui a toujours été florissant en France.

Quel est l’état actuel de nos connaissances sur la question de l’hypnotisme ? Peut-être le congrès de Londres ne nous renseigne-t-il pas exactement sur ce point ; quelques-unes des communications qu’il a provoquées, comme celle de M. Delbœuf, portent sur des phénomènes un peu spéciaux ; quant aux questions générales, elles n’ont pas provoqué de faits nouveaux, mais des discussions nombreuses, auxquelles ont pris part tous les auteurs connus, M. Bernheim, M. Bérillon, M. Janet, etc. ; chacun a paru conserver sa position acquise, et comme le remarque avec malice un commentateur, chacun a répété les mêmes mots et les mêmes phrases qu’il y a trois ans au congrès de Paris. Laissons là ces discussions et ne nous occupons que des points acquis ; ce sont ceux dont on parle le moins.

À notre avis, les recherches d’hypnotisme de ces quinze dernières années ont surtout contribué à mettre en lumière un fait extrêmement important : l’action morale de l’homme sur l’homme. C’est cette action morale qu’on appelle aujourd’hui suggestion ; on a donné un nom nouveau à une chose ancienne, si ancienne qu’elle a dû se produire dès que deux êtres humains se sont rencontrés.

Cette action morale, qui ne la connaît, qui ne l’a exercée, qui ne l’a subie ? Elle est partout autour de nous, et pour l’apercevoir il suffit d’écouter deux personnes qui causent ou qui discutent ; rarement les deux interlocuteurs sont d’autorité égale ; le plus souvent, il y en a un qui mène la conversation, qui l’interrompt, la reprend et la dirige à son gré ; et cette autorité n’est pas nécessairement du côté de la raison, du bon sens, ni même de l’esprit. L’homme d’autorité est celui qui parle longuement, et qui parvient à faire écouter avec respect et une sorte de recueillement des histoires sans intérêt, qu’il raconte avec lenteur. À quoi tient son autorité ? Pourquoi y a-t-il des individus qui naturellement, sans effort, sans même le savoir, prennent la place la plus en vue dans un cercle d’interlocuteurs, imposent leur opinion et leur goût dans un salon et même dans toute une société ? L’autorité semble faite d’un grand nombre de qualités physiques et morales, dont aucune, isolément, n’est nécessaire, et qui agissent par leur ensemble ; une bonne organisation physique, une adresse naturelle, une voix forte et bien timbrée, une élocution facile, un regard ferme, un esprit prompt à la riposte, du calme, de la fermeté, une sensibilité modérée, du tact, de la confiance en soi-même, des idées arrêtées, de la fortune, une belle position sociale et d’autres dons encore, dont on a une perception confuse et qu’on ne réussit pas à démêler, mais qui contribuent à former l’homme d’action, le conducteur du troupeau.

Le propre de la science est de déterminer les conditions des phénomènes, et de pouvoir reproduire à coup sûr des effets qui, dans l’ignorance ordinaire des choses, sont livrés au caprice du hasard. À ce point de vue, l’hypnotisme constitue une étude bien intéressante. À cette action morale, il a donné une forme scientifique ; il l’a réglée, il a montré les moyens qui sont propres à l’augmenter et à la rendre irrésistible ; grâce à l’hypnotisation, une personne subit à ce point l’ascendant d’une autre, qu’elle devient absolument son instrument, sa chose.

Cette régularisation d’une action psychologique des plus mystérieuses ne s’est pas faite clairement et logiquement, dès le début ; il semble même que de parti-pris on ait longtemps cherché à ignorer la part de l’homme, comme agent psychologique, dans l’hypnotisme. Consultons l’histoire, et voyons quel est le premier auteur à qui on doit, suivant l’opinion commune, une bonne description des effets de l’hypnotisme ; cet auteur est Braid. Or, qu’a-t-il fait ? Son œuvre, assez diverse, est, en certaines parties, bizarre et même absurde ; mais elle a un caractère dominant qui lui donne une unité indiscutable ; Braid a essayé de prouver que l’état d’hypnotisme ou de somnambulisme peut être produit par des moyens physiques bien déterminés et d’une nature connue. Avant lui, pour jeter une personne en somnambulisme, on croyait qu’un fluide était nécessaire ; on s’imaginait que le magnétiseur émettait ce fluide du bout de ses doigts, en faisant avec les mains ces gestes ridicules qu’on appelle des passes, et que ce fluide était l’agent qui endormait la personne en expérience. Braid montra que le somnambulisme est le résultat de manœuvres moins singulières, et il y a un moyen qu’il a beaucoup préconisé : la fixation du regard. Il suffit, à ce qu’il a montré, d’arrêter le regard du sujet sur un objet brillant pendant plusieurs minutes pour amener le sommeil artificiel. Voilà, ce nous semble, la grande découverte qui fait l’honneur de Braid.

Cette découverte, on peut bien le dire, maintenant qu’elle a produit ses heureux effets, a eu le tort de faire perdre de vue l’action morale de l’homme sur l’homme, qui est au fond de toute expérience hypnotique. Sur ce point, les preuves abondent ; les expérimentateurs peuvent se rendre maîtres de la pensée de leurs sujets sans recourir à un agent physique, et en employant un seul moyen : la parole, la causerie, c’est-à-dire l’autorité morale. On connaît aujourd’hui d’une manière assez précise tous les effets que l’on peut obtenir par ces moyens. Mais on ne sait pas au juste en quoi consiste cette action individuelle, dont la puissance varie à ce point d’une personne à l’autre, que tel expérimentateur ne peut suggestionner que vingt sujets sur cent, tandis qu’un autre se vante de ne pas en a manquer » un seul. Il y a là des recherches à poursuivre ; elles ont beaucoup donné, elles donneront encore beaucoup ; la source n’est pas tarie.


V

Cette courte analyse pourrait se passer de conclusion. Nous-tenons cependant à mettre bien en lumière l’idée dominante qui se dégage des recherches modernes sur les faits de conscience.

Cette idée, c’est l’autonomie de la psychologie expérimentale, qui s’est définitivement organisée en science distincte et indépendante. À l’heure actuelle, la psychologie expérimentale représente un ensemble de recherches scientifiques qui se suffisent jusqu’à un certain point à elles-mêmes, comme les recherches de la botanique et de la zoologie ; elle s’est dégagée de cet amas encore confus et mal dessiné de connaissances auquel on donne le nom de philosophie ; elle a coupé l’amarre qui l’attachait jusqu’ici à la métaphysique.

Entendons-nous bien sur ce point important de doctrine. La psychologie expérimentale est indépendante de la métaphysique, mais elle n’exclut aucune recherche de métaphysique ; elle ne suppose aucune solution particulière des grands problèmes de la vie et de l’âme ; elle n’a par elle-même aucune tendance spiritualiste, matérialiste ou moniste ; elle est une science naturelle, rien de plus ; on-peut être psychologue et métaphysicien ; plus d’un ne s’en fait pas faute. C’est de la même façon qu’on peut être géologue et chrétien. Ces tendances ne sont pas incompatibles, elles sont distinctes.

Science de faits, la psychologie utilise un grand nombre de méthodes, que, pour plus de simplicité, nous avons réduites à trois principales. Ici il s’agit d’une expérience régulière qu’on fait subir à une personne ; on opère par exemple sur les mouvemens de son bras, et un appareil particulier, qui est chargé d’enregistrer ce mouvement, peut servir de témoignage pour la véracité de l’expérience. Là, c’est un malade, un sujet mis en état d’hypnotisme, qui se comporte d’une certaine manière sous l’influence de la suggestion qui lui a été adressée ; et l’examen de sa conduite, de ses actes ou de ses paroles peut servir d’indice et de preuve pour une théorie psychologique. Enfin, dans d’autres cas, il s’agit d’étudier le détail d’un état mental fréquent chez l’homme normal ; on rédige un questionnaire, on le répand à profusion ; et les réponses, dans la mesure où elles sont d’accord, se servent réciproquement de contrôle.

Ces quelques mots indiquent les trois principales directions dans lesquelles s’engage actuellement la psychologie ; il y a une psychologie des laboratoires, une psychologie pathologique, et une psychologie descriptive. Par là, on peut comprendre dans quelle mesure la psychologie nouvelle se distingue de ce qu’on appelle déjà l’ancienne psychologie ; elle ne s’en distingue, je le répète, par aucun principe de morale ou de métaphysique. Ce qui les sépare, c’est une simple tendance, la tendance à se répandre au dehors et à chercher l’analyse de la pensée dans les faits extérieurs plutôt que dans l’observation de sa propre conscience. Certainement la psychologie ancienne n’a jamais songé à proscrire ces méthodes d’exploration extérieure ; elle a recommandé l’observation des aliénés et des malades, et a signalé l’emploi des appareils de précision ; mais en fait, les psychologues qui se rattachent à l’ancienne tradition ne se sont point servis de ces méthodes ; ils se sont contentés de l’introspection.

Sur ce point précis, le désaccord entre les deux tendances est particulièrement frappant. La psychologie nouvelle ne songe nullement à repousser l’introspection ; mais quand elle doit s’en servir, elle le fait d’une manière qui lui est propre. Supposons, par exemple, que de nos jours un psychologue de l’école expérimentale voulût aborder une de ces questions qui ont tant passionné les philosophes classiques, par exemple l’analyse intime de l’acte volontaire. On sait que les anciens philosophes ont cru qu’ils saisissaient sur le vif, dans la conscience de cet acte, une cause transcendante ; ils pensaient faire de l’observation, soit ; mais ils avaient le tort de se restreindre à une observation individuelle. La psychologie nouvelle procéderait tout autrement ; elle voudrait connaître la pensée non-seulement du philosophe, mais du commerçant, du cultivateur, de l’enfant, de l’aliéné ; et on multiplierait les recherches pour recueillir des preuves dans un sens ou dans l’autre. Nous touchons du doigt la différence des deux procédés ; en se servant de l’introspection, les modernes y ajoutent un élément important, le contrôle. Ou je me trompe fort, ou ce petit mot indique à lui tout seul ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit nouveau. On cherche à poser les problèmes sous une forme où la solution puisse être contrôlée ; on ne se contente plus d’une affirmation individuelle, alors même qu’elle serait écrite dans le langage le plus noble, et fixée dans un chef-d’œuvre de littérature : on veut des preuves.


ALFRED BINET.