La Puce à l’oreille/Acte III
ACTE TROISIÈME
Scène PREMIÈRE
Au lever du rideau, la scène est vide ; les portes sont fermées. Brusquement celle du fond s’ouvre. Antoinette affolée entre en coup de vent, et referme vivement la porte sur elle. On sent qu’elle a revêtu à la hâte sa tenue de cuisinière ; elle accourt en achevant d’agrafer sa robe ; elle tient son tablier et son bonnet à la main.
Mon Dieu, Étienne ! Étienne qui revient !… Je n’aurai jamais le temps !… (Elle achève son ajustage.) Oh ! là… Quand on est émue, on n’avance pas… Aïe donc, voyons !
Antoinette !… Antoinette !…
Oh !…
Antoinette !…
Oh ! mon Dieu !
Antoinette ! (Il agite de l’extérieur les battants de la porte qui résistent.) Allons, bon ! veux-tu ouvrir ?… Oh ! la gueuse ! Elle s’est enfermée !… (La voix s’éloigne dans la direction de gauche.) Attends un peu !…
Vite !
Elle va tirer le verrou qu’elle avait poussé et rapidement, sur la pointe des pieds, gagne la chambre de droite premier plan.
Antoinette !… Où est-elle encore fourrée ? Antoinette !
C’est toi qui cries comme ça ?…
Parfaitement !… Qu’est-ce que ça veut dire de t’enfermer ?…
Quoi ?
Je te demande pourquoi tu étais enfermée ?
Moi ? J’étais pas enfermée.
Ah ! bien, par exemple ! (Afin de confondre sa femme, il s’élance vers la porte du fond, tourne le bouton, la porte s’ouvre. — Ahuri.) Tiens !
Si tu ne sais plus ouvrir une porte, maintenant !…
Ah ! bien, celle-là, elle est forte ! Oh ! d’ailleurs, tout ça n’a pas d’importance. Veux-tu me dire un peu ce que tu fabriquais tout à l’heure, à l’hôtel du Minet-Galant ?…
Au quoi ?…
À l’hôtel du Minet Galant.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Comment, « qu’est-ce que c’est que ça » !… Ah ! bien, tu en as du culot !… Je viens de t’y surprendre, il n’y a pas une demi-heure…
Moi ! Moi, tu m’as surprise ?
Oui, toi !
J’ai pas bougé d’ici.
Qu’est-ce que tu dis ?
Je dis la vérité !…
Tu n’as pas bougé d’ici ?… Ah ! non celle-là… ! Certes, je m’attendais à tout : que tu trouverais une bonne raison, une explication ingénieuse !… Mais, me répondre que tu n’as pas été à l’hôtel du… ah ! non, ça !…
Je ne peux pourtant pas te dire ce qui n’est pas…
Mais, malheureuse, je t’y ai vue !… de mes propres yeux, vue !…
Et après ? Qu’est-ce que ça prouve ?…
Oh !
Que tu m’aies vue ou non…, je n’y étais pas !…
Oh ! non, l’aplomb !… Quand je t’ai surprise, là-bas !… À moitié déshabillée… dans les bras d’un Anglais !
Moi ? !…
Oui, toi ! oui, toi !… Même qu’il est tombé sur moi à coups de poings.
D’un Anglais ?… Moi ?… moi ?… Mais comment aurais-je fait ?… Je sais pas l’anglais…
Aha ! Aha !… En voilà une raison !… Comme si on ne se comprenait pas dans toutes les langues… pour certaines choses !… avec la pantomime !… Tu n’étais pas dans les bras d’un Anglais ?
Je n’ai pas bougé d’ici.
Mais nom de D… ! (À bout d’arguments, plantant là Antoinette et gagnant la gauche, bien entre ses dents.) Chameau !… Elle ment comme une femme du monde !… (Revenant vers Antoinette.) Ah ! tu n’as pas bougé d’ici ! Eh bien ! c’est ce que nous allons savoir.
Qu’est-ce que tu vas faire ?
Interroger le concierge !
Le concierge !
Il me dira, lui, si tu es sortie.
Tout ce dialogue, très chaud, très rapide doit en quelque sorte s’entremêler comme dans une discussion exaspérée. (*)
(*) |
ANTOINETTE, s’accrochant à lui qui de son côté pendant tout ce qui suit, cherche à se dégager de son étreinte ; à mesure qu’il arrache une main elle le reprend de l’autre.
Étienne ! tu es fou !… Tu ne vas pas aller mêler le concierge à cette discussion ridicule !… Tu veux donc qu’on se moque de toi ? ÉTIENNE.
Aha ! Ça te la coupe !… Tu n’avais pas prévu celle-là, hein ? Tu croyais que tu allais me rouler, et maintenant que tu sens que tu vas être piégée… |
Allons, voyons, Étienne !
Rien du tout !
Eh ! fais comme tu voudras !…
Elle va se camper face au public, dos à la table et les bras croisés.
Allo !… C’est vous, monsieur Ploumard ?… Bon !… Dites-moi !… ma question va peut-être vous étonner, mais j’ai besoin de savoir : À quelle heure ma femme est-elle sortie aujourd’hui ?… (Un temps. La figure d’Antoinette, exprime une certaine angoisse.) Hein ?… Comment, elle n’est pas sortie ?… (La figure d’Antoinette se rassérène ; elle pousse un soupir de soulagement.) Voyons, ce n’est pas possible ; dites que vous ne l’avez pas vue passer… (Un temps.) Comment ?… Elle est venue manger la soupe avec vous ! (Petit sursaut de joie à peine visible chez Antoinette dont l’œil, dès lors, devient moqueur, la lèvre gouailleuse.) Hein ?… Oui, j’entends bien : comme personne ne dînait là-haut, elle est venue… (N’en croyant pas ses oreilles.) Ah ! ça, Voyons ! voyons !…
Cinq francs… ça me coûte, ça !
Je n’y comprends rien !… C’est invraisemblable !… C’est bien !… Je vous remercie… je vous demande pardon.
Il raccroche le récepteur avec humeur et rentre dans le salon, l’air vexé et rageur ; il a tiré les battants de la porte sur lui en rentrant.
Eh ben ?…
Ah ! fiche-moi la paix ! (Avec humeur gagnant la gauche.) C’est à se demander si je suis fou, si j’ai la berlue !…
Ce qu’on peut être bête, quand on est jaloux !
Oui… c’est bon ! Allez !… à ta cuisine !… (On sonne.) Nous reprendrons cette explication-là…
Oh ! comme tu voudras.
Voilà ! Voilà !… (Au public.) Ou cette femme est un monstre de cynisme, ou alors il faut que je me fasse soigner. (Nouvelle sonnerie.) Mais voilà !…
Il sort un instant de scène ; on entend le bruit de la porte d’entrée qui s’ouvre et qui se referme et l’on distingue la voix de Raymonde mêlée à celle d’Étienne.
Scène II
Eh bien !… vous n’entendiez pas sonner ?
Si, madame, je venais…
Monsieur ?… Monsieur n’est pas rentré ?
Eh !… Non, madame.
C’est bien, laissez-nous.
Oui, madame… (Tout en s’en allant et à l’adresse de sa femme, très entre ses dents.) Chameau !…
Vous dites ?
Hein ! Oh ! c’est pas à Monsieur !…
Ah !… j’espère !
Eh ! bien, ma chère amie, puisque maintenant vous êtes chez vous, moi, je…
Quoi ?… Ah ! non, non, vous n’allez pas me laisser, hein ?
Elle dépose chapeau et gants sur l’un des meubles à sa proximité.
Ah ?
Merci !… Je ne sais pas dans quelle disposition rentrera mon mari… Vous avez vu tout à l’heure : quand il nous a rencontrés la seconde fois à l’hôtel du Minet-Galant, il avait l’air de vouloir vous étrangler… Vous comprenez que si la fantaisie lui en reprenait…
Oui… vous pensez qu’il vaudrait mieux que je sois là…
Ah ! oui !… oui ! je ne tiens pas à être seule pour recevoir le choc…
Bon !… bon-bon !
Ça n’a pas l’air de vous enthousiasmer ?
Ben ! vous savez… !
Ah ! c’est bien ça !… tous les mêmes : audacieux dans l’entreprise, et renâclant devant les responsabilités.
Oh ! Oh !… D’abord, quoi, « les responsabilités »… Il ne s’est rien passé…
Oh ! ce n’est pas votre faute, s’il ne s’est rien passé !… En tous cas, mon mari n’en sait rien, s’il ne s’est rien passé ! et, nous trouvant là-bas, il a le droit de se figurer… ce qu’il se figure, d’ailleurs ! Sa colère de tantôt en est la preuve !…
Évidemment, parbleu !… Ce que je ne comprends pas, par exemple, c’est pourquoi elle s’est manifestée si tardive.
Ah ! oui, ça… ?
Car enfin, quand il a surgi la première fois, debout sur son lit… avec un litre à la main…
Oui !
Il n’a pas paru autrement estomaqué de nous voir ; il avait même l’air content, si on peut dire…
Comment ! Il nous a même embrassés…
Absolument !… Et v’lan ! nous le retrouvons plus tard… en livrée, il bondit sur nous et paraît indigné !… Pourtant, dans ce genre d’aventures, on a généralement sa conviction faite tout de suite ; ce ne sont pas des choses qui viennent à la réflexion.
C’est ce que je me dis : c’est à n’y rien comprendre… (On sonne.) Mon Dieu on a sonné ! C’est peut-être lui !
Déjà !
Madame est rentrée ?
Oui, Madame, oui !
Ah ! non, c’est Lucienne…
Scène III
Ah ! Raymonde ! Raymonde ! Quel drame ! Quelle tragédie !…
À qui le dis-tu !…
Tiens ! mes jambes : elles font comme ça…
Oh !
Oh ! mais je ne veux plus rentrer chez moi !… Ah ! non !… non !… (Sans transition et sur le même ton.) Bonjour, Monsieur Tournel ! je vous demande pardon…
Ça ne fait rien… nous avons le temps !
J’irai habiter n’importe où !… sous les ponts !… Mais me retrouver à nouveau face à face avec mon fauve de mari… ! Ah ! non, non j’ai eu trop peur !
Ah ! oui, parlons-en de ton mari… Quel énergumène !… Quand il nous a aperçus au Minet-Galant, Tournel et moi… je ne sais ce qui lui a pris… il s’est mis à nous poursuivre en brandissant un revolver, comme s’il voulait nous tuer…
Oui, nous ! Je vous demande un peu pourquoi… !
Quoi, vous aussi, vous avez subi sa chasse à courre ?…
Oui ! quel volcan ! quelle soupe au lait !
Ah ! moi, je n’en suis pas remise !… Heureusement que j’ai trouvé ton mari, qui m’a soutenue et entraînée ! Sans ça, je défaillais, et je ne sais ce qui serait arrivé.
Ah ! c’est mon mari qui… ?
Oui… Oh ! il m’a même bien effrayée, lui aussi !
Aha !
Je ne sais pas si c’est l’émotion, qui, brusquement, lui a tapé sur le cerveau… ?
Ah ! toi aussi, tu as remarqué ?
Si j’ai remarqué !… Je l’avais vu dix minutes avant ; il m’avait parlé très raisonnablement… m’avait averti des dispositions de mon mari, et suppliée de m’en aller… Crac ! Survient la scène : poursuite homérique !… On dégringole l’escalier, tous deux… On arrive en bas… Il me regarde drôlement et tout haletant il me dit : « Ah ! la la ! Qu’est-ce que c’est que ce peau-rouge ?… Vous le connaissez ? » Tu vois ma tête !… « Comment, si je le connais ?… Évidemment, puisque c’est mon mari. Vous le connaissez aussi bien que moi ! »… Il me répond : « Mais je ne vous connais pas !… Qui êtes-vous ? » (Petit soubresaut.) Ah ! mon Dieu… Ah ! mon Dieu (Prononcer : « Ah ! badieu ! ») Je me dis : « Ça y est !… v’là Chandebise qui déménage !… » Je le fixe ; il ne riait pas… Ah ! mon Dieu… (Id.) Et le voilà qui se met à me débiter un tas de choses incohérentes…
Voilà ! Voilà ! comme à nous !
Comme à nous.
Est-ce que je sais : que c’était lui le garçon de l’hôtel… qu’il montait du bois… qu’on lui avait pris sa livrée… un tas d’inepties.
C’est insensé !
Insensé.
Et brusquement, qu’est-ce qui ne lui passe pas par la tête ?… De vouloir m’entraîner chez le marchand de vins… Moi !
Oh !
Tu me vois !… Je bondis : « Allons, voyons ! Chandebise !… Chandebise !… ». Il me fait : « Poche ! Poche ! »
Oui, c’est ça : « Poche ! Poche ! »
C’est le cliché.
Oh ! ma foi, le trac me prend !… Je plante là ton mari et son marchand de vins, et je me mets à filer, à filer… ! Ah ! tiens, que j’en file encore.
Oui !… Je ne comprends pas !… Je ne comprends pas ! Ou mon mari a perdu la tête, ou c’est un coup monté. Je ne comprends pas !
Ah ! C’est égal !
Quoi ?
Quelle journée !
C’est tout ?… Ah ! je croyais que vous alliez…
Non.
Ah ! Nous sommes dans un joli pétrin !…
Oui…
Entre un mari qui veut vous brûler la cervelle…
Et un qui est en train de perdre la sienne…
Que de cervelles !
Ah ! nous sommes bien !
On sonne. Instinctivement Lucienne et Tournel se dressent et se rapprochent de Raymonde au milieu de la scène. Un temps.
On… On a sonné !
Oui !
C’est… C’est peut-être Chandebise.
Ça m’étonnerait : il a sa clé.
Ça s’oublie quelquefois.
C’est vrai.
Ainsi, moi, je me rappelle une fois, c’était en hiver, il neigeait…
Ah ! non, mon ami, non ! pas d’historiettes hein ! C’est pas le moment.
Ah ? Bon !… Bon-bon !
Oh ! la la…
Ah ! ça, on n’ouvre donc pas ?
Je ne sais pas !… Pourtant, si on a sonné…
C’est que c’est quelqu’un.
Évidemment.
Oui, enfin, je me comprends.
Pendant ces dernières répliques, on a entendu la porte extérieure s’ouvrir et se refermer.
Scène IV
Madame ! Madame !
Eh ! bien ! Qui est-ce ?
Ah ! Madame !
Quoi ?
C’est monsieur !
Ah !
Eh ! ben ?
Eh ! ben ! je ne sais pas ce qu’a monsieur… Je lui ai ouvert… il est entré… comme ça : (Il imite la démarche de Poche.) et il m’a dit : « Est-ce que c’est ici que demeure M. Chandebise ? »
Hein ?
Oui, madame !… J’ai cru tout d’abord moi, qu’il voulait rire… Alors, pour être à la hauteur, j’ai fait : « Héhé ! héhé ! pour sûr que c’est ici que demeure M. Chandebise, héhé !… héhé !… » Mais il ne rigolait pas ! Il n’a pas bronché et il m’a dit : « Voulez-vous le prévenir que je viens au sujet de la livrée. »
Non !…
Oui, mesdames ! Oui, monsieur !…
Ah ! non, non ! Ça ne va pas recommencer cette comédie-là !… (À Étienne, avec énergie.) Où est monsieur ?
Dans l’antichambre !… il attend.
Hein !
Comment, il attend ?
Dans l’antichambre ?
Oh ! par exemple !…
Elle remonte, suivie des autres personnages, jusqu’à la porte qu’elle pousse et qui s’ouvre à deux battants. Tournel et Raymonde sont à gauche de la porte, Étienne et Lucienne à droite. On aperçoit au fond du vestibule, Poche le melon sur la tête, assis à l’extrême bord de son siège et attendant bien sagement. À la vue des personnages, son visage, de sérieux qu’il était, se fait souriant.
Oh !…
Eh ! bien !… qu’est-ce que tu fais là ?
Si ou plaît ?
Est-ce que c’est ta place, voyons, dans l’antichambre ? comme un fournisseur !…
Madame ?
« Madame » ?
« Madame » ?… Allons, entre !
C’est que j’attends monsieur Chandebise.
Quoi ?
Qu’est-ce que tu dis ?
Hein ! madame ?… Madame entend ?
Eh !… mais je vous reconnais vous ! c’est vous qui étiez tantôt au Minet-Galant !
Oui, monsieur, oui.
C’est vous le cocu !
Oh ! oh !… monsieur !
Qu’est-ce qu’il dit ?
Eh ! mais… madame aussi !… C’est la madame de l’hôtel… avec qui qu’on s’est embrassé… (S’avançant vers elle.) Bonjour madame.
Ah ! mon Dieu !… Tournel, Tournel, qu’est-ce qu’il a ?
Allons, allons, mon ami.
Ah ! et puis son gigolo !… Ah ! bien, celle-là !… Ça va bien ?
Allons ! Voyons ! Victor-Emmanuel !… Victor-Emmanuel !
Non ! Poche ! Poche !
Là ! Poche ! Poche !… Voilà !
Ah !… Et madame !… avec qui qu’on a détalé à cause du Peau-Rouge. Oh ! Madame, croyez-vous ? Hein ! zut ! Quelle venette !
Euh ! Oui… oui…
Se sentant acculée, elle se glisse tout en parlant le long de la table et, ffrutt ! s’esquive par le fond pour rejoindre les autres.
Hi ! hi !… Mais alors tout le monde demeure ensemble ! Hi ! hi ! c’est rigolo !
— Très en sourdine.
Oh !
Eh ! ben ? Qu’est-ce que vous avez ?
Rien !… rien-rien !
Ils sont très gentils, mais ils sont un peu loufoques dans cette famille.
Mais qu’est-ce qu’il a ? Mais qu’est-ce qu’il a ?
Oh ! le malheureux ! je t’assure, tu devrais le montrer à un médecin.
Madame ne veut pas que je téléphone à M. le Docteur ?
Oh ! faites ce que vous voudrez !
Oui, madame.
Vous partez ?
Oui, monsieur ! oui !
Ah ! bien, n’oubliez pas de dire à M. Chandebise…
Tu l’entends.
Oui, monsieur, oui.
Pourquoi fait-il l’idiot comme ça ?
Ce n’est pas possible que ce ne soit pas un coup monté.
C’est parce que j’avais ma livrée accrochée, n’est-ce pas…
Oui-oui !…
Allons ! en voilà assez !
Ah ?
Si tu es malade, dis-le ; on te soignera !… si au contraire, c’est une attitude que tu prends, je te déclare qu’elle est stupide.
Ah ?
On t’a expliqué comment les choses se sont passées… On t’a prouvé par A plus B qu’il n’y avait jamais rien eu entre monsieur Tournel et moi ! Madame Homénidès est là pour te confirmer la vérité.
Absolument !
Eh ! bien, ça doit suffire !… Maintenant si tu persistes à croire… Eh ! bien, fais comme tu voudras… Après tout, M. Tournel est là pour te répondre.
Tout en parlant elle a saisi par sa manche Tournel qui ne s’y attend pas, en train qu’il est de parler avec Lucienne et l’envoie brusquement contre Poche.
Moi ?
Oh !
Absolument ! Que tu nous croies, ou ne nous croies pas, adopte au moins l’attitude que comporte la situation et cesse de te donner en spectacle en faisant l’idiot.
Moi ?
C’est vrai, ça !… Tantôt tu te rends à l’évidence, tu nous serres dans tes bras, tu nous embrasses… Dix minutes après, tu sautes à la gorge de M. Tournel !
Je vous ai sauté à la gorge ?
Oui.
Enfin, quoi ? à quoi ça rime ? Nous crois-tu oui ou non ?
Mais, tiens !
Eh ! bien, alors, embrasse-nous une bonne fois, et que ce soit fini !
Moi ? Mais plutôt dix fois qu’une !
À la bonne heure !
Poche s’est essuyé la bouche du revers de la main et se met en devoir d’embrasser Raymonde.
Oh !
Oh !
Quoi ?
Mais tu as bu ?
Hein ?
Tu sens l’alcool.
Moi ?
Mais tenez, sentez, mon cher, sentez !
Oh !
Là !
Fffue !… un vrai bidon !
Tu bois ! Tu bois, maintenant ?
Oh !…
Quoi ? Quoi. « Je bois » ? En v’là un mot, pour trois ou quatre malheureux demi-setiers qu’on s’a distribués, histoire de se remettre les sangs… vous en auriez fait autant.
Voilà ! Il est gris ! Il est complètement gris !
Oh !
Moi ? Ah ! mais dites donc !… Mais pas du tout !… Et vous savez, ma petite dame… !
Allez, allez, monsieur, allez cuver votre alcool ailleurs.
Quoi ?
Oh ! Toi ! Toi ! Victor-Emmanuel !
Poche d’abord ! Poche ! (Il appuie sur le P. de chaque Poche de façon à envoyer une bouffée de son haleine dans le visage de Tournel.)
Eh ! Poche ! Poche, si tu veux !…
Oh !
Eh ! oui, je veux ! Eh ! oui, je veux ! (À part.) C’est vrai ça ! Ils n’ont pas fini de me prendre pour le roi d’Italie !
Ah ! c’est honteux !
Scène V
Voilà le docteur, madame.
Ah !
Eh bien, quoi donc ? Étienne me dit que justement on était en train de me téléphoner ?… (Amicalement avec un salut de la main, à Poche.) Bonjour, Chandebise !
… Où ça, Chandebise ?…
Héhé !… très drôle. (À Raymonde.) Mais qu’est-ce qu’il y a donc ?
Il y a que monsieur est ivre-mort.
Hein ! Allons donc ! Lui !
Quoi ! Monsieur ?
Oui ! Oui !
Moi ?
Sentez-le, plutôt ! Sentez-le !
Voyons ! c’est pas possible !… Vous êtes gris, vous ?
Moi ?… (Haussant les épaules avec un air de pitié.) Pffu !…
Oh !
C’te blague !
Oh ! oui ! oh ! très fort !
Là ! vous voyez !
Oh !… monsieur !…
Quoi ?
Mon pauvre ami !… Mais qu’est-ce qu’on vous a fait avaler, pour vous mettre dans un état pareil ?…
Hein ! Vous aussi ?… (Marchant sur Finache.) Ah ! mais dites donc, mon bonhomme.
Mon bonhomme !
Vous avez fini de m’acheter, hein ?… Je ne suis pas plus ivre que vous.
Allons ! voyons, voyons !
C’est vrai, ça !… C’est à qui se paiera ma tête, depuis mon arrivée !… Je ne vous connais pas, moi !… Qu’est-ce que vous me voulez ?… Je suis ici pour voir M. Chandebise, eh bien, je veux voir, M. Chandebise… et puis v’là tout !
Il remet son chapeau sur la tête et arpente d’un air rageur la scène de haut en bas puis de bas en haut. Tous les personnages rassemblés les uns contre les autres et formant une ligne en biais devant le dossier du canapé, le considèrent atterrés, F. 1 — E. 2 derrière F. — R. 3 à côté de F. — L. 4. — T. 5.
Oh ! là… Oh ! là !…
Vous voyez !
Il a des éclairs de lucidité, et puis, brrrout ! plus rien !
Et c’est comme ça depuis cet après-midi !
Ah ! il l’est bien !
Ils le considèrent tous en silence avec des hochements navrés de la tête.
Et puis, quoi ?… Quand vous me regarderez !… je suis bon garçon mais j’aime pas qu’on se paie ma fiole !
Oui, mon ami ! oui !
Oui !… oui-oui !
Ah ! mais !…
Croyez-vous ? Non ! Croyez-vous ?
Oui, hein ?
Oh !
Poche s’est assis avec humeur sur la chaise à gauche de la table de droite.
Je n’en reviens pas !… Est-ce qu’il lui est déjà arrivé, à votre connaissance… ?
Mais jamais !… N’est-ce pas, Étienne ?
Jamais !
C’est que ces phénomènes d’hallucination, cet état d’amnésie, poussé jusqu’à la perte de la notion de sa propre personnalité, je n’ai jamais constaté cela que chez des alcooliques invétérés.
Non ?
Après, nous n’avons plus que le delirium tremens…
Oh !
Poche agacé a retiré son melon et en donne un grand coup sur la table.
Ah !
Mais voyons, c’est insensé !… Il ne prend jamais qu’un petit verre après chaque repas.
Et souvent il en laisse la moitié.
Oui ! Que même c’est moi qui la bois, pour pas la laisser perdre.
Et ce n’est vraiment pas un petit verre par repas… !
Mais si ! mais si ! Quelquefois ça suffit… L’alcoolisme n’est pas une question de quantité, c’est une question d’idiosyncrasie.
Voilà !
De quoi ?
D’idiosyncrasie.
Oui ! (À Finache, avec une certaine commisération satisfaite pour l’ignorance générale.) Elles ne savent pas… (Sortant du rang et dos au public.) C’est-à-dire la disposition plus ou moins grande qu’un individu a… à devenir idiot.
Hein ? Mais non, non !…
Ah ?… Je croyais !…
L’idiosyncrasie : c’est-à-dire la façon propre à chaque individu de ressentir l’effet d’une chose ; ainsi un tel absorbe un litre de trois-six par jour, ça ne lui fait rien… Un autre boit à peine un petit verre et il devient alcoolique.
Une thune !… qu’ils sont en train de me chiner.
Et, naturellement, c’est pour ceux-là que c’est le plus dangereux !… parce qu’ils ne se méfient pas. Un petit verre après chaque repas, qu’est-ce que c’est que ça ?… Oui ! jusqu’au jour où arrive la bonne crise… Et voilà ! voilà le résultat !…
Oh !
Dites donc !… Le rang d’oignons !… Ça vous amuse ?
Quoi ?
Oui, vous me comprenez très bien !… Eh bien ! il faudrait que ça cesse ou ça finira mal !…
Mais quoi donc, mon bon ami ? quoi donc ?
Oui, je ne suis pas idiot, vous saurez.
Là !… Là !… (Aux autres.) L’irritabilité ! vous la voyez ?… C’est une des manifestations !…
Quoi ?
Rien, mon ami, rien !… Tendez donc la main.
La main ?
Oui ! comme ça, tenez !
Pourquoi faire ?
Oh ! comme elle tremble !
Oh !
Là ! Le voyez-vous ?… Le voyez-vous, le tremblement alcoolique ?… C’est un des symptômes les plus caractéristiques.
Ahaha-haha-haha !
Ah !
En voilà assez ! en voilà assez !… en voilà assez !…
Ah ! mon Dieu !
Eh ! bien… Eh ! bien, quoi donc, mon vieux ?…
Vous voulez me fiche en colère, n’est-ce pas ? (À Finache 6.) Vous voulez me fiche en colère ?
Mais non ! Mais non !
Mon ami, voyons, calme-toi !…
Ah ! vous !… Foutez-moi la paix !
Hein ! qu’est-ce qu’il a dit ! !
Rien… Rien !… Ne faites pas attention ! dans ces moments-là, un homme n’a pas sa tête… Tenez ! allez par là !… ne l’irritez pas !
C’est trop fort ! Il a beau être alcoolique !… Me dire ff… Qu’est-ce qu’il m’a dit ?…
Eh ! bien, oui, il est surexcité, qu’est-ce que vous voulez ?… Laissez-moi seul avec Étienne ; nous allons essayer de le coucher…
Ah ! oui alors, couchez-le ! parce que vraiment… !
Mais oui, mais oui !… Allez, Tournel !… (À Lucienne.) Chère madame, je vous demande pardon.
Mais docteur, certainement… Oh ! si ce n’est pas malheureux, à son âge !
Oui… Tenez ! je me rappelle avoir vu, comme ça, un petit alcoolique… Il avait douze ans… c’était en été…
Oh ! non, non, vous nous raconterez cela une autre fois !…
Ils sortent. Étienne qui lorsque tout le monde est remonté, est remonté en tête, est au fond à droite de la porte centrale.
Scène VI
Eh ! bien, voyons, mon ami !
Ah ! vous avez eu un blair de les faire sortir !… parce que ça allait se gâter.
Mais parbleu !… J’ai bien senti, voyons !…
Non, mais qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?… Ils sont pas un peu marteau ?…
Un peu marteau !… un peu marteau !
Qu’est-ce que je disais !… Un peu marteau !
Un peu marteau… un peu marteau.
Ah ! mais fallait me faire signe !… me glisser tout bas : « Ils sont louftingues !… » (À Finache qui a profité de ce qu’il tendait le bras pour lui happer le poignet au passage afin de lui tâter le pouls.) Qu’est-ce que vous avez à me prendre la main ?
Rien, rien ! c’est par amitié.
Ah ? (Reprenant.) Je ne me serais pas emballé !… (Riant.) Je sais bien ce que c’est : avec les braques, il faut toujours dire comme eux…
C’est curieux ! vous n’avez presque pas de pouls.
Quoi ?…
Je dis : vous n’avez presque pas… (À Étienne.) Il n’a presque pas de pouls…
Ben, évidemment ! Quoi ? J’suis pas pouilleux !…
Aha ! aha ! très drôle ! Aha ! Aha ! (À Étienne lui donnant une tape sur le bras.) Riez ! Riez donc !
Moi ? bon ! (Riant sans conviction.) Aha ! aha ! aha !…
Ça le fait rigoler, le larbin.
Oui !… oui-oui ! oui-oui ! (Redevenant sérieux.) Là !… Eh ! bien, maintenant qu’on a bien ri, on va être bien raisonnable.
Quoi ?
Voilà : moi, je suis un ami… (Sur un ton qui ne souffre pas de doute.) Vous me connaissez.
Non.
Ah ?… Bon !… bon-bon ! Eh bien, je suis le docteur, le bon docteur. C’est moi qui soigne !… bobos !… malades !… tisanes !… diète !… Le bon docteur !
Eh ! bien, oui, quoi, je suis pas gâteux !… Vous êtes docteur.
Voilà.
Qu’est-ce qu’il a à faire l’idiot ?
Eh ! bien, je sens… ! je sens en vous regardant, que vous devez être fatigué.
Moi ?
Si, si, vous êtes fatigué !… (À Étienne.) Il est fatigué !
Il est fatigué.
Fatigué ? Ah ! bien dame, dites donc ! On le serait à moins !… Levé à cinq heures, balayé l’hôtel, ciré les parquets, monté le bois !…
Évidemment, évidemment !…
Évidemment !…
Oh !
Eh ! bien, savez-vous : vous allez vous déshabiller, et vous coucher !
Moi ?… Ah ! non !… non-non !
Ah ?… Bon-bon !… Eh bien, alors, au moins, vous allez retirer cette jaquette, dans laquelle vous êtes mal… Étienne va vous apporter une robe de chambre, bien confortable !…
Ah ! oui, mais… ma livrée ?…
Mais oui, mais oui !… Mais c’est en attendant… (Faisant un signe à Étienne.) Étienne !…
Oui, monsieur le docteur.
Il remonte, fait le tour de la table et entre dans la pièce de droite.
Là ! et maintenant !… (Tout en parlant imprimant à son corps un mouvement de va-et-vient d’avant en arrière et réciproquement, mouvement que Poche est forcé de suivre.) Il y a par là un excellent lit…
Qu’est-ce qu’il a à faire la pompe comme ça ?
… vous allez vous y étendre…
Il va me foute le mal de mer.
… Et faire une bonne dodote !
Moi ?… Oh ! mais voyons ! Vous n’y pensez pas ! Eh ! ben et M. Chandebise ?…
M. Chandebise ? (À part, levant les bras au ciel.) Ah ! mon Dieu ! (À Poche.) Eh ! bien, s’il vous dit quelque chose, vous viendrez me le dire !
Ah ?… Bon !
Voilà la robe de chambre !
Là !… Retirez votre jaquette…
Ah ! bien c’est pas pour dire… vous faites de moi ce que vous voulez !…
Vous êtes une pâte !… (On lui passe la robe de chambre.) Hein !… Dites que vous n’êtes pas bien là-dedans ?
Oh !… c’est-à-dire que j’ai l’air du cocher du Lord-Maire !
Là ! vous voyez ?
C’est vrai que c’est plus douillet que la livrée…
Mais, parbleu !… Ah ! Et maintenant, j’ai un petit doigt qui me dit que vous devez avoir soif.
Ah !… il est malin votre petit doigt !
N’est-ce pas ?… Eh bien, je vais vous faire donner quelque chose à boire… Ça ne vous semblera peut-être pas très bon, mais il faudra l’avaler tout de même…
Ah ?… Du raide ?
Hein !… Oui, plutôt ! plutôt !
Allez ! Allez ! je crains pas !
À merveille ! (Bas à Étienne qui après avoir déposé la jaquette est redescendu au 1.) Vous avez de l’ammoniaque par là ?…
Oui, monsieur.
Pour une aubaine, ça, c’est une aubaine !
Eh ! bien, nous allons lui en préparer dix gouttes dans un verre d’eau.
Bien, monsieur.
Et puis, quand il sera dégrisé, vous lui ferez prendre… (Passant devant Étienne.) Attendez, je vais vous faire faire une ordonnance.
Oui, monsieur.
Où y a-t-il de quoi écrire ?
Là, ce petit meuble !
Bien ! Ah ! mais d’abord, emmenez-le… Emmenez-le coucher.
Bien, monsieur le docteur. (Bien affectueux, à Poche.) Allez, monsieur !… Si monsieur veut venir ?… Tenez, monsieur, prenez mon bras !…
Ah !… vous avez bon cœur, vous !
Oh ! Monsieur m’honore…
Si, si !… Ça m’embête, tenez, que vous soyez cocu !…
Moi !
Dam ! c’est vous qui me l’avez dit.
Hein ?… Ah ! mais je ne le suis plus ! elle prenait la soupe, chez le concierge !
Ah ?… Oh ! ben ! si elle ne prenait que ça !
Scène VII
puis ÉTIENNE.
FINACHE, pendant ce qui précède, a apporté l’écritoire, l’a ouvert devant le canapé. — Il est debout face au public et par conséquent, au-dessus de l’écritoire et du canapé. Oh ! Pristi que ça sent fort ! C’est ce papier qui est parfumé comme ça ! (En ce disant il porte à son nez la feuille de papier mauve sur laquelle au premier acte, Lucienne a écrit son premier essai de lettre. Quand Finache porte le papier à son nez, l’écriture étant en dessous, se présente face au public.) Oui ! Oh ! c’est à tomber. (Il repose le papier au milieu des autres dans la papeterie, puis faisant le tour du meuble, va s’asseoir dos au public sur le canapé, se disposant à écrire. Au moment où il s’assied pour rédiger son ordonnance, on entend claquer la porte d’entrée.) Ah !… On vient de fermer la porte du grand escalier… Ça doit être Camille.
Vous !… Ah ! docteur, je m’en souviendrai de votre hôtel !… Il s’est passé des choses ! Ah ! oui, il s’en est passé !
Quoi ? Quoi ? mais ne parlez donc pas si vite.
Si vous saviez ce qui m’est arrivé !
Mais mettez votre palais que diable ! ce n’est pas la peine que je vous en aie apporté un !
Je l’ai perdu, mon palais !
Hein !
C’est un Anglais qui me l’a envoyé promener, en me flanquant un coup de poing dans la mâchoire.
Il joint la mimique à la parole en envoyant un coup de poing dans l’espace.
Un Anglais qui vous a donné un coup de poing dans la mâchoire !
Oui !… Et si je n’avais eu que ça ! Mais il me semble que j’ai vécu un cauchemar aujourd’hui !… Et tous ceux que j’ai rencontrés dans cet hôtel ! Et Tournel !… Et Raymonde !… Et Chandebise… avec un crochet de bois sur le dos ! Pourquoi un crochet de bois, je vous le demande ? Et Madame Homénidès !… et son mari, qui chassait au pistolet ! Pan ! Pan ! je vous dis : j’ai eu tout, tout ! Ah ! quelle tragédie ! Mon Dieu ! Quelle tragédie !
Madame m’envoie demander à monsieur le docteur comment va Monsieur !
Monsieur ? Mieux ! Mieux !… vous lui direz… (Se levant.) Ou plutôt, non ! j’y vais moi-même.
Qu’est-ce qu’il y a donc ?
Rien ! Chandebise qui est un peu souffrant !
Allons, bien, !
Monsieur est couché.
Parfait !
Bonsoir, monsieur Camille.
Bonsoir, Étienne.
Eh ! bien, allez Étienne, préparer l’ammoniaque pendant que je vais chez Madame.
Oui, monsieur le docteur.
Étienne sort par la porte du fond dont il laisse les deux battants ouverts. Finache et Antoinette sortent fond gauche.
Scène VIII
Mon Dieu ! Mon Dieu ! je suis abruti positivement ! Je suis abruti ! (Se levant et descendant au public.) Je me fais l’effet d’une petite plume… d’un pauvre petit duvet emporté par un cyclone. (On frappe à droite, premier plan. — Sur le même ton.) Entrez !… Ma raison y sombrera !
Je vous demande pardon !…
Victor-Emmanuel !
Eh ! mais voilà un monsieur que j’ai vu aujourd’hui à l’hôtel du Minet-Galant !
Sapristi !
Encore un ! Alors !
Il m’avait reconnu ! (Allant à Poche et bien face à lui.) Je vais te dire !… si j’étais là-bas… c’est que j’avais une raison ! une excellente raison… J’avais entendu dire qu’il y avait une personne…
Qu’est-ce qu’il a donc dans la gueule ?
Comment !
Crache, mon vieux ! crache !
Mais j’ai rien dans la… eule ! (Reprenant.) Non je te disais qu’il y avait une personne… voilà : c’était pour une assurance.
Oui, eh bien ! tout ça je m’en fiche !
Ah !
Ça ne me regarde pas tout ça ! Seulement je crève de soif par là ; on m’avait dit qu’on m’apporterait à boire.
Hi ha ? (Qui ça ?)
Hi ha ?
Hi ha ?
Ah ! « qui ça ? » Vous dites « hi, ha » ! Eh ! bien, le docteur.
Oh ! mais c’est un oubli évidemment et je vais tout de suite… !
Ah ! merci ! j’ai la pépie, c’est pour ça ! j’ai la pépie !
Comment donc, j’y cours…
Merci !
Il rentre dans la chambre de droite en fermant la porte sur lui. Aussitôt sorti de scène il rejette sa robe de chambre et ses chaussons ; en deux coups de peigne en courant arrange légèrement sa coiffure ; au passage met la casquette qu’on lui tend ; puis faisant le tour par derrière la ferme du vestibule, on doit le voir arriver par la gauche de l’antichambre. — Paraître dès qu’on est prêt sans attendre la fin du monologue de Camille qui n’est fait que pour donner le temps de la transformation.
Ah ! Ah ! ben, moi qui craignais d’être saboulé !… mais il a pris ça très bien !… Tout de même ce que c’est !… Je lui croyais des idées étroites… mais il les a très larges !…
On entend le bruit de la porte d’entrée qu’on ouvre et referme et par la porte du fond laissée grande ouverte par Étienne, on aperçoit Chandebise arrivant de gauche, et en train de remettre son trousseau de clés dans sa poche.
Scène IX
Ah !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Ah ! mon Dieu, là !… là !… et là ! là !
Eh bien, quoi ?
Mon Dieu ! Je suis fou ! Je deviens fou !
Camille, voyons !
Vade retro !… Je suis fou ! Je suis fou !
Ah ! ça, il bat la breloque ! Non mais qu’est-ce qu’il y a donc dans l’air aujourd’hui ? Ah ! Cet hôtel ! non, quel cauchemar ! quel cauchemar ! (Apercevant sa jaquette sur le siège à droite de la table.) Ah ! ma jaquette ! Qui est-ce qui l’a rapportée ? Oh ! bien ce n’est pas trop tôt que je quitte cette livrée. (Tout en partant il retire sa veste de livrée qu’il pose sur la table ainsi que sa casquette et enfile sa jaquette.) Dire que j’ai été obligé de rentrer dans cette tenue !… le concierge ne me reconnaissait pas… il voulait que je monte par l’escalier de service.
CAMILLE, traversant comme un fou, le vestibule de droite à gauche et s’agrippant à Étienne qui arrive en sens inverse. Étienne ! Je suis fou ! je suis fou !…
Il le lâche et disparaît à gauche en continuant à crier : « Je suis fou ! » et laissant Étienne abruti.
Allons bon, pas encore fini !
Scène X
RAYMONDE, TOURNEL, LUCIENNE, CAMILLE.
Mais qu’est-ce qu’a M. Camille ? mais qu’est-ce qu’a M. Camille ?
Ah ! je me le demande, Étienne !
Ah !… monsieur me reconnaît !
Comment, si je vous reconnais. Ah ! ça vous plaisantez ! pourquoi ne vous reconnaîtrais-je pas ?
Hein !… je ne sais pas Monsieur !… je ne sais pas !
À ce moment, irruption de Camille venant de gauche et suivi de Finache, Raymonde, Tournel et Lucienne.
Il est deux, je vous dis ! Il est deux. Là ! et là !…
Mais quoi ? quoi ?
Je deviens fou, mon Dieu ! je deviens fou !
Mais qu’est-ce qu’il a ?
C’est nous, mon ami, nous venons savoir…
Vous ! vous ici, madame ! (Apercevant Tournel qui descend côté droit du canapé.) Et Tournel avec vous !
Quoi ?
Qu’est-ce que tu faisais, hein ? qu’est-ce que tu faisais quand je vous ai surpris tous les deux là-bas, dans cette boîte interlope ?
Oh !
Hein, encore !
Mais, mon ami, voilà la centième fois qu’on t’explique… !
… Qu’on m’explique quoi ? Allez, allez ! Vous croyez que vous allez vous payer ma tête encore longtemps !… Fichez-moi le camp !
Tout le monde instinctivement a suivi le mouvement mais par le fond, et se trouve ainsi à gauche de la table.
Mon ami… !
Fichez-moi le camp !
Voyons, M. Chandebise !
Oh ! madame ! Je vous en prie ! (Aux autres.) Fichez-moi le camp, je vous dis. Je ne veux plus vous voir !
Sortez, allez ! sortez ! ne l’irritez pas ! il est en pleine crise, vous reviendrez quand ce sera calmé.
Ah ! sa crise ! sa crise ! Je commence à en avoir assez !
Bien oui, bien oui ! (À Tournel.) Tournel, je vous en prie !
Enfin, il est stupide ! il n’a pas deux idées de suite.
Étienne, lui, sort par le fond et referme les deux battants de la porte.
Allons, voyons, mon bon Chandebise ! quoi donc ?
Oh ! je vous demande pardon, mon cher Finache ; je me suis laissé aller à un mouvement de colère !
Mais, allez donc ! c’est un exutoire ; si ça doit vous faire du bien !…
Oh ! mais ça va se calmer.
Mais oui !… Il y a déjà un mieux sensible, d’ailleurs : vous commencez à reconnaître les gens !… à savoir qui vous êtes !
Quoi ?
Ça va mieux ! ça va mieux !
Comment, à reconnaître les gens, à savoir qui je suis… Ah ! ça dites donc : vous aussi ?…
Comment ?
Non, mais est-ce que c’est une scie ? Est-ce que j’ai l’habitude de ne pas reconnaître les gens ? de ne pas savoir qui je suis ?
Oh ! je ne veux pas dire ça… je…
J’ai pu m’emporter, mais j’ai toujours ma raison, vous savez !
Mais je vois bien, je vois bien !…
Ah !…
Oui, oui, oui, oui, oui !… Mais c’est égal ! tout de même à votre place… je serais resté couché !
Quoi ?
Quel besoin aviez-vous de remettre votre jaquette ?
Ah ! vous êtes bon, vous ! parce que j’en avais assez de me promener en groom.
En gr… ? (Levant les yeux au ciel.) En groom ! Oh !
Vous croyez peut-être que c’est gai de se voir en larbin ?
Oye, oye, oye ! Oye, oye, oye !
Oui, mon cher : une livrée, moi ! une livrée !
Voilà : l’idée fixe !
Ah ! j’en aurai vu de toutes les couleurs dans votre hôtel du Minet-Galant !
Vous y avez donc été ?
Tiens !…
Vous ne deviez pas y aller.
Eh bien ! j’y ai été. Oh ! que de péripéties ! Une tripotée par-ci, une tripotée par-là !… le patron fou ! on m’endosse une livrée !… Enfermé dans une chambre !… obligé de me sauver par les toits ! failli me rompre le cou !… et brochant sur le tout, Homénidès ! Ho-mé-ni-dès ! Tout, je vous dis ! j’ai eu tout !
Qu’il est malade, mon Dieu ! Qu’il est malade !…
Oh ! je m’en souviendrai !
Scène XI
et le flacon d’ammoniaque.
Là, voilà !…
Qu’est-ce qu’il y a, Étienne ?
Rien, monsieur. C’est M. le docteur qui a demandé…
C’est moi, oui.
Ah ?… bon !
Merci !
Il prend le flacon d’ammoniaque et en verse des gouttes dans le verre pendant ce qui suit.
Eh ! bien ?… monsieur le docteur doit être content ?
À moitié asphyxié par les exhalaisons ammoniacales il achève sa phrase en détournant la tête du flacon.
Deux… trois… Moi ?
Le patron est mieux.
Oh ! non, oh ! non.
Non ?
Oh ! non !… six… sept…
Oh !…
Le délire ! le délire ! huit… neuf… dix…
Vous êtes souffrant, docteur ?
Non, non ! (S’approchant de lui, tout en agitant — de la main droite doucement et en rond, — le verre contenant la mixture afin de la mélanger, mais cela à une distance respectueuse de son nez.) Tenez ! buvez ça.
Moi ?
Oui !… après toutes les émotions que vous avez eues, ça vous remontera.
Ah ! bien, c’est pas de refus ! c’est vrai, ma colère de tout à l’heure, m’a altéré… !
Là, j’en étais certain. (Arrêtant son mouvement en couvrant de sa main le bord du verre au moment où Chandebise se dispose à boire.) Seulement, avalez d’un trait ! c’est un peu fort !
Oh !
Il en absorbe une bonne gorgée, mais il n’a pas plutôt le liquide dans la bouche qu’il pose précipitamment son verre sur la table et écartant tout le monde sur son passage s’élance comme un fou vers la fenêtre.
Oui ! ça ne fait rien ! je vous ai prévenu ! avalez ! avalez !
Ah !… Pouah !
Oh !
Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? En voilà des farces de mauvais goût !
Voyons, Chandebise !…
Ah ! Foutez-moi la paix !… cochon, va !
Où allez-vous ?
Eh ! Me rincer la bouche donc ! Si vous croyez que c’est agréable ce goût-là ?
On sonne, tiens !…
Oh ! il a tout craché ! c’est comme si on n’avait rien fait !
Monsieur Chandebise, s’il vous plaît ?
C’est ici, monsieur.
Ah ! Ferraillon !… Ah ! par exemple !
Monsieur le Docteur !
Entrez donc !
Scène XII
Pardon !
C’est pour votre assurance que vous venez déjà ?
Oh ! non, Monsieur le docteur, je ne me serais pas permis !… je passerai un de ces matins pour ça ; non ! je viens pour rapporter un objet qui a été trouvé à mon hôtel et appartient à M. Camille Chandebise.
Oh ! mais je le reconnais ! c’est moi qui l’ai trouvé !
Ah ? (Saluant.) Monsieur !
Étienne ! Valet de chambre de M. Chandebise.
Enchanté !
Ah ! çà, mais montrez-moi donc çà ! (Ferraillon lui passe le palais.) Mais oui ! c’est le palais de Camille ! Comment, il perd son palais en ville ! En voilà de l’ordre ! Mais comment avez-vous su que c’était à lui ?
Par le nom et l’adresse qui sont gravés sur la plaque.
Non ?… oh ! mais oui ! « Camille Chandebise, 95, Boulevard Malesherbes. » Oh ! mais c’est très intelligent !
Et puis très commode quand on a oublié, ses cartes de visite.
Ah ! bien, il va être bien content ! Je vais lui rendre ça.
Monsieur le Docteur ! Monsieur le Docteur ! Je ne sais pas ce qu’a monsieur Camille : je viens de le trouver dans la salle de bains, tout nu !… en train de prendre une douche.
Allons, bien ! qu’est-ce qu’il y a encore ?
Une douche à cette heure-ci !
C’est de la folie ! (À Ferraillon.) Voilà ce qu’il fait, votre Monsieur Camille !… vous qui voulez le voir, il prend une douche ! Non, on n’a pas idée ! (Remontant et à Antoinette.) Où est-elle ? où est-elle, la salle de bains ?
Par ici, Monsieur le Docteur.
Mais qu’est-ce qu’ils ont tous, ce soir ? Qu’est-ce qu’ils ont ?
Prendre une douche à cette heure-ci, quelle drôle d’idée ! (Son œil à ce moment tombe sur la livrée, et la casquette laissées par Chandebise.) Hein !… Mais je ne me trompe pas ! c’est la livrée de Poche !… et sa casquette ! (Les prenant.) Ah ! bien, elle est bonne, celle-là !… Mais comment c’est-il ici ? (À Étienne qui descend au 1.) Mon garçon est donc venu chez vous ?
Votre garçon ? non !… Pourquoi serait-il venu ?
Ah ! par exemple, celle-là !…
Scène XIII
Quelle horreur que ce goût !
Hein !… Poche ! Poche, ici !
Le fou ! Le fou chez moi !
Il essaie de se sauver, tout en évitant de se faire saisir par Ferraillon ; cela fait un jeu de va et vient des deux personnages séparés par la table.
Ah ! animal, qu’est-ce que tu fais ici !…
Ah ! là là ! Ah ! là là !
Ah ! tu ballades ma livrée en ville !
Ah ! là là !
Mais monsieur !… Qu’est-ce que vous faites ?
Foutez-moi la paix ! Vous !
Ah ! là là ! Ah ! là là ! Ne le lâchez pas ! Ne le lâchez pas !
Mais laissez-moi donc, vous !
Mais voyons, mais c’est M. Chandebise ! mais c’est mon patron !
Quoi ! votre patron ! C’est mon domestique… Je le connais bien !
Il sort en courant et en emportant la livrée et la casquette de Poche.
Mais non ! mais non !
Scène XIV
Il… il est parti ? (Descendant et gagnant l’avant-scène gauche.) Ah ! j’ai eu une heureuse idée de faire claquer la porte d’entrée ! comme ça il a cru que je filais par l’escalier et il s’est élancé à ma poursuite. (Respirant.) Enfin ! il est parti.
Mais, monsieur, laissez-moi vous annoncer.
Yo l’entrerai, qué yo vous dis ! Yo l’entrerai !
Qu’est-ce que c’est que ça !
Ah !… lui !
Homénidès !
Restez !
Mon ami !…
Il n’est plous d’ami ! (Il dépose d’un geste sec sa boîte à pistolets sur la chaise qui est à droite de la petite table face au canapé, puis :) Aha ! Vous le m’avez échappé cet tantôt !… Mais yo vous retroufe !… Et sans lés ceusses qui m’ont arrêté et conduit chez lé… commissionnaire dé police !… yo vouss aurai fait connaître cé qué c’est qu’oun révolver. Mais… lé commissionnaire il m’a confisqua mon révolver et il m’a fait qué yo promette, pour qué yé obtienne ma… lâcheté, qué yo ne mé servirai plous del révolver !… (Avec un soupir de regret.) Yo l’ai promis !
Oui ?… Brave commissionnaire !
Et alors… (Ouvrant sa boîte de pistolets.) yo l’ai apporté… des pistolettes.
Hein ?
Oh ! mais né craignez rien ! yo no veux pas vous souicider. Yo né l’ai pou faire à la flagrante délit !… maintenant, cela serait oun meurtre !… Yo no lé veux pas !
Ah ! je disais aussi… !
Voici deux pistolettes : oun il est chargé ; l’autre elle ne l’est pas.
Ah ! bien… j’aime mieux le premier.
Belepp ! (Se calmant aussitôt et allant prendre un morceau de craie dans la boîte.) Yo prends dé la craie, yo fais oun rond sur votre cœur.
Il lui dessine rapidement un cercle avec la craie sur le côté gauche de la poitrine.
Oh ! mais voyons !
Yo mé fais lé même !
Il a été tailleur !
On prend les pistolettes et chacun… lé canon dans lé rond dé l’autre… pan, pan !… celui qui l’a la balle, il est lé morte.
Ah ? et… et l’autre.
Beleupp ! (Très calme et courtois.) C’est la douel dé chez nous !
Eh ! ben… !
Allons ! prenez oun pistolet.
Quoi ?
Prenez oun pistolet, yo vous dis !
Merci ! je ne prends rien entre mes repas !
Ah ! prenez !… Ou yo fais le meurtre !
C’est sérieux ! Ah ! mon Dieu !… Au secours ! Au secours !
Il détale comme un lapin vers la porte du fond par laquelle il sort.
Chandebisse !… Veux-tu… veux-tu !
Au secours ! Au secours !
la voix de Chandebise.
Attends oun peu ! Attends oun peu !
Au secours ! Au secours ! (Affolé, il reparaît porte fond gauche, traverse la scène comme une flèche et se précipite dans la chambre premier plan droit. À peine est-il entré qu’on l’entend pousser un grand cri.) Ah ! (Aussitôt, il reparaît affolé.) Ah ! moi !… Moi ! Je suis couché !… là !… dans mon lit ! La maison est hantée ! la maison est hantée !
Où est-il, le missérable ?
Oh !
Il se précipite vers la porte du fond qu’il referme derrière lui.
Attends un peu ! Attends un peu !
Il se casse le nez contre la porte fermée au verrou et qu’il secoue en vain.
Au secours ! Au secours !
Veux-tu ouvrir ! Veux-tu ouvrir.
Au secours ! Au secours !
Veux-tu ouvrir, missérable ! Veux-tu ouvrir !
Ah ! ça, mais il n’y a pas moyen de dormir !
Ah ! lé voilà ! Ah ! missérable… veux-tu prendre les pistolettes…
Mon Dieu ! le peau-rouge !
Qué yo té tue !
Qu’est-ce qu’il dit ?… Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !
Yo te tiens ! tu ne m’échapperas pas !
Ah ! là là… Ah ! là là… (Arrivant ainsi à la fenêtre laissée ouverte précédemment par Chandebise et ne trouvant pas d’autre issue.) Ah !…
Ah ! le malhoreux !… Il va se touer. (Regardant.) Non !… il n’a rien ! Oh !… yo lo tuerai ! (Ces deux exclamations doivent s’opposer immédiatement et pour ainsi dire sans transition. Après quoi gagnant à droite.) Oh oui, yo lo touerai !… (Écartant son col avec le doigt comme un homme qui a le sang à la gorge.) Ah ! y ai soif. (Il aperçoit sur la table de droite le verre laissé à moitié plein par Chandebise.) Ah ! (Il se précipite vers lui et le porte avidement à ses lèvres. Il n’a pas plutôt la gorgée dans sa bouche que ne sachant où la rejeter, après avoir reposé le verre en hâte sur la table, il se précipite vers la fenêtre et crache dehors tout ce qu’il a dans la bouche. Avec dégoût.) Ah ! pouah !… (Comme s’il en appelait au ciel.) Mais qu’il boit donc des saletés dans cette maisson !… huah !… À ce moment il se trouve juste au-dessus de l’écritoire laissé ouvert par Finache. (Humant l’air.) Quel il sent ici ?… Lé parfoume dé la lettre !… le parfoume dé ma femme !… (Prenant une des feuilles de papier qui est précisément celle laissée par Lucienne au premier acte.) Ah ! lé papier !… lé papier qu’il est lé même !… Ah ! et l’écritoure… l’écritoure dé ma femme !… (Lisant.) « Mossieur ! yo vouss ai vou l’autre soir à l’ Palais-Royal. » Eh ! si ! C’est lé double dé la lettre al marito… qué yo l’ai dans ma poche… (Tout en parlant il a tiré l’autre lettre de sa poche et compare.) Perqué ?… perqué ici ? dans la papétérie del madame Chandebisse ?… Oh ! yo veux savoir ! Yo saurai !… (Se précipitant vers la porte fond gauche et avec force coups de poings.) Ouvrez ! Ouvrez !
Eh ben, quoi donc ?
Ah ! lé Tournel ! Vouss allez mé dire… !
Sapristi ! le cow-boy !
Cetté lettre… !
Mais lâchez-moi, voyons !…
Qu’est-ce qu’il y a donc ?
Non, vouss ! Cetté lettre qué yo l’ai trouvée dans vos papiers…
Hein ! Vous fouillez dans mes papiers, maintenant ?
Eh ! il n’est pas là la question !… (Avec une rage contenue.) Perqué ?… perqué l’écritoure dé ma femme ?…
Aha !
Il est donc chez vous qu’elle confécionne les lettres dé l’amour ?
Chez moi, oui ! et là-dessus vous vous mettez la tête à l’envers ; alors, que tout cela devrait être fait pour vous prouver la parfaite innocence de votre femme.
Hein ?… Como ?
Comment « Como ! » mais parce qu’il est à supposer que s’il y avait la moindre intrigue entre votre femme et mon mari, ça ne serait vraiment pas dans ma papeterie…
… qu’on viendrait faire ces choses-là.
Mais alors qué ? qué ?
Eh ! « qué, qué !… » Tenez, voici votre femme ; demandez-lui vous-même.
Ah ! madame, vouss allez mé dire…
Mon mari !…
Non, yo vous soupplie, restez !… d’un mot vous lé pouvez me tranquillisser !… Cette lettre !… cette lettre… !
Hein, comment… ?
… Qué yo l’ai trouvée… ! porqué ? porqué ?
Mais… ce n’est pas mon secret !
Va, Lucienne ! donne-lui la clef de ce rébus pour le repos de ses méninges.
Oh ! si !
Alors, tu veux… ?
Va ! va !
Soit. (À son mari.) Oh ! Quel Othello vous faites ! Alors, vous n’avez pas compris ? (À Raymonde en indiquant son mari.) Ah ! qué tourto ! (À Homénidès.) Raimunda creia tener motivo de dudar de la fidelidad de su marido.
Como ?
Entonces para provarlo, ella resolvio darle un compromiso galante… al cual ella iria igualmente.
Ma, la carta ? la carta ?
Eh ! « la carta ! la carta !… » Espera hombre !… (Redevenant calme aussitôt et mettant bien les points sur les i.) Si ella hubiera escrito carta à su marido… su marido hubiera reconocido su escritura.
Después ! Después !
Entoncés ella me encargado de escrivir en su lugar.
No ?… Es verdad ? (À Raymonde.) Es verdad ?
Quoi ?
Es verdad lo que dice ella ?
Tout ce qu’il y a de plus verdad !… Qu’est-ce que je risque ?
Ah ! señora ! Señora ! cuando yo pienso, que me colocado tantas ideas en la cabesa !
Oh ! mais il n’y a pas de quoi, vraiment ! il n’y a pas de quoi !
Elle remonte et pendant ce qui suit gagne peu à peu le numéro 3.
Ah ! Soy estupido ! estupido ! (À Tournel en se frappant en manière de contrition un coup de poing dans la poitrine à chaque « brouto ».) Ah ! no soy mas que un bruto ! un bruto ! un bruto !
Mais c’est ce qu’on se tue à vous dire !
Ah ! quérida ! perdoname por mis estupideces.
Yo te perdono ! péro no empieses mas.
Oh ! Querida mia ! Ah ! yo te quiero !
Comme on s’entend vite en Espagnol !
À ce moment la porte, fond droit, s’ouvre livrant passage à Finache, Camille et Chandebise. Cette entrée doit être très rapide.
Scène XV
Mais enfin, mes enfants, raisonnez ! vous perdez la tête.
Je vous dis que je l’ai vu en même temps là et là.
Et moi… je me suis trouvé nez à nez avec moi-même, dans cette chambre, et couché dans mon lit !
La discussion est dans un tel mouvement que Chandebise doit dire « dans cette chambre ! » à l’extrême droite, et déjà être au milieu de la scène face à Finache qu’il veut convaincre quand il dit : « dans mon lit ! ».
Oh !
Qué ? Qué ?
Homénidès ! Encore là !
Allez ! N’ayez crainte ! yo souis calme à préssent… maintenant qué yo sais qué l’auteur dé la lettre… la dame del Palais-Royal, il n’était pas ma femme, il était le vôstre !
Hein ! toi !
Mais c’est la quarantième fois qu’on te le dit.
À moi ?
Absolument ! Et chaque fois on s’embrasse et puis y a rien de fait !
Il remonte par l’extrême droite et va rejoindre Raymonde près du meuble qui est entre les deux portes du fond.
Qu’est-ce qu’il dit !
Et penser qué pour ça, yo vouss ai fait sauter par la fenêtre ?
Moi !
Par la fenêtre !
Ah !… qué y’en ai même ou oune émotione !
Moi ! moi ! vous m’avez fait sauter par la fenêtre.
Eh ! naturéllément, yo vouss ai fait… Vous sortiez de là… (il indique la chambre droite, premier plan.) et hop ! par la croissée !
Ça y est ! ça y est ! lui aussi !… Nous sommes tous le jouet d’une même hallucination !… Ce que vous avez vu sauter par la fenêtre et qui me ressemblait… c’est ce que j’ai vu, moi, dans mon lit !
Et que j’ai vu, moi, là et là !
Absolument ! La preuve c’est que je suis bien certain que je n’ai jamais sauté par cette fenêtre.
Qu’est-ce que vous dites ?
Oh ! là là ! je sens que ça me gagne… je sens que ça me gagne.
C’est de la féerie !… C’est de la féerie !
Scène XVI
Je vous demande, pardon, messieurs, mesdames…
Le fou !
Affolé, il se précipite sous la table de droite qui est à sa proximité.
ENSEMBLE |
FINACHE et CAMILLE.
Ferraillon ! RAYMONDE.
Le patron du Minet-Galant ! TOURNEL.
Le patron de l’hôtel. |
… mais à l’instant, comme je passais dans la rue, j’ai failli recevoir sur la tête, mon garçon d’hôtel qui sautait, je ne sais pourquoi, par cette fenêtre.
Hein ?
C’était le garçon !
Et qui filait en emportant ces vêtements.
Ah ! mais c’est à mon mari… (Croyant trouver Chandebise.) C’est à toi, cette… Tiens !… Eh bien, où est-il ? (Appelant.) Victor-Emmanuel ! Victor-Emmanuel !
Elle remonte vers le fond et va ouvrir la porte fond droit pour y jeter son dernier appel.
Victor-Emmanuel !
Étienne va regarder par la porte fond gauche, Tournel par celle de droite premier plan.
Ah !
Quoi ?
Poche ! Encore Poche !
Comment, Poche ?
Ah ! là là !… Ah ! là là !…
Ah ! saligaud ! animal ! cochon !
Ah !
Mais, monsieur !… mais c’est mon mari !
Quoi ?
Mais oui, mais c’est une idée fixe, chez lui !… Chaque fois qu’on se rencontre, il me flanque une roulée.
Votre mari, lui ?…
Monsieur Chandebise… parfaitement.
Non ! ce n’est pas possible ! lui ! lui !… mais c’est le portrait frappant de Poche, mon garçon d’hôtel.
Poche !
Oui, celui-là même qui sautait à l’instant par la fenêtre.
Ah !…
Mais je comprends tout, l’homme que j’ai vu tout à l’heure dans mon lit et que j’ai pris pour moi-même, c’était Poche !
Poche !
Et celui que nous avons vu à l’hôtel, un litre à la main ?
Celui que nous avons embrassés.
C’était Poche !
Celui qui voulait absolument m’entraîner chez le marchand de vin.
Et qui avait un crochet de bois sur le dos.
C’était Poche.
Poche ! Poche ! Toujours Poche ! Ah ! parbleu, je regrette qu’il ait filé si vite !… J’aurais aimé le voir de près, mon sosie !…
Eh bien ! mais il y a un moyen : Monsieur n’a qu’à venir un jour à l’hôtel du Minet-Galant.
Moi ? Moi au Minet-Galant ! Ah ! non, non, il m’a vu, celui-là !
Même pas pour les beaux yeux de l’inconnue du Palais-Royal ?
Ah ! oui, je te conseille à te moquer, toi ! M’avoir tendu ce piège ridicule !
Je te demande pardon, j’ai eu tort ! mais qu’est-ce que tu veux : je doutais de ta fidélité !
À moi, Dieu bon ! et pourquoi ? pourquoi ?
Mais parce que… Eh ! bien, tiens, parce que…
Non ! pour si peu !
Quoi ? Mais dis, à cause de ce si peu !
Ah ! ben !…
Qu’est-ce que tu veux, c’est bête ! Mais ça m’avait mis… la puce à l’oreille.
Sacrée puce, va !… (Comme s’il relevait un défi.) C’est bien !… (Plus en sourdine.) Je la tuerai ce soir !
Toi ?
Euh !… enfin… j’essaierai…
Eh ! bien moi écoutez si vous m’en croyez…
Ah ! Non, demain ! demain !
- ↑ La porte du milieu ne doit jamais s’ouvrir que d’un seul battant, excepté dans les cas spécialement indiqués dans le courant de l’acte.
- ↑ P. 1. — E. au fond 2. — F. 3. — R. 4. — L. 5. — T. 6.
- ↑ E. 1. — T. 2. — L. 3. — R. 4. — F. 5. — P. 6.
- ↑ Aussitôt sorti de scène, l’artiste dépouillera son costume de Poche, pantalon et gilet pour sa transformation en Chandebise qu’il n’aurait pas le temps de faire après sa scène prochaine. Une fois le pantalon et le gilet enlevés, il enfilera la veste de livrée, repassera par dessus sa robe de chambre et remettra son foulard autour du cou. Le pantalon de Chandebise ne devant pas être de couleur voyante, l’attention du public n’est pas attirée par le peu qu’on en voit.
- ↑ À ce moment, le régisseur de la scène doit se trouver à proximité de la porte du fond. Dès que l’interprète du rôle de Chandebise sort de scène en criant « au secours » le régisseur réglant sa voix sur celle de l’artiste se substitue à lui pour continuer à crier « au secours », d’abord en se dirigeant extérieurement vers la porte fond droit qu’il tient fermée tandis qu’Homénidès la secoue, puis courant toujours en criant, vers la porte fond gauche qu’il tiendra de même pour résister à Homénidès. Pendant ce jeu de scène fait pour dépister le public qui croira Chandebise à l’extrême gauche, l’artiste aura vivement enfilé la robe de chambre et mis le foulard de Poche pour faire son apparition à l’endroit indiqué.