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La Puissance maritime en marche

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Anonyme
La Puissance maritime en marche
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 134-153).
LA PUISSANCE MARITIME EN MARCHE

Au moment où l’opinion publique a été émue, à juste titre, par une suite trop nombreuse d’accidens douloureux survenus dans notre marine de guerre ; où l’on prépare une réorganisation complète de notre établissement naval ; où le désir de ne pas accroître outre mesure les charges du pays a déjà fait envisager par les Commissions du Budget la possibilité de la suppression ou de l’amoindrissement de deux de nos ports de guerre de l’Atlantique, Rochefort et Lorient, il importe de poser nettement le problème naval.

Nous le poserons d’une façon aussi large que peuvent le faire certains jeunes officiers de marine qui discutent, paraît-il, de l’opportunité, pour la France, de posséder une marine de guerre. On peut être étonné des idées de ces jeunes officiers ; il ne faut pas les dédaigner.

En démontrant pourquoi la France doit posséder une marine de guerre, nous aurons beaucoup gagné, car nous aurons établi par-là même à quoi la marine doit servir et il deviendra aisé de savoir comment s’y prendre pour que les sacrifices consentis par le pays, tant en hommes qu’en argent, donnent toute l’efficacité que l’on est en droit d’en attendre.

Sans nous embarrasser de considérations théoriques plus ou moins discutables, commençons par l’examen de ce qui se produit chez les autres nations, au point de vue spécial qui nous occupe.

Nous constatons, dès le premier coup d’œil, que la puissance navale, sur tout le globe, s’est considérablement accrue dans ces dernières années, et qu’elle continue à s’accroître avec rapidité. De nouvelles marines sont nées ; d’autres, qui n’étaient qu’embryonnaires, ont pris un développement imprévu.

Bien entendu, cela correspond à un effort financier très important.

Dans les autres pays, on est aussi soucieux qu’en France d’éviter les dépenses superflues. Efforçons-nous de découvrir les raisons graves qui ont poussé les autres peuples à consentir des sacrifices aussi lourds, et, pour cela, étudions quelques cas particuliers.

Les États-Unis d’Amérique, par exemple, ne possédaient autrefois qu’une marine de guerre rudimentaire. Pendant de longues années ils ont vécu repliés en quelque sorte sur eux-mêmes, presque entièrement occupés à mettre en valeur les richesses de leurs immenses territoires. La vie intérieure absorbait le meilleur de la force vive de la nation. Une petite armée représentait leur unique puissance militaire. Après cette période préparatoire, quand leur activité agricole, industrielle et commerciale eut pris une plus large place dans la lutte économique internationale, et quoique aucun ennemi maritime ne parût devoir menacer leur territoire, leur marine de guerre fut développée d’une façon aussi puissante que rapide. Actuellement leur flotte, véritable Armada, vient de faire le tour du monde, montrant sur son passage, à l’Amérique latine et aux peuples d’Extrême-Orient, la valeur de l’amitié américaine, préparant ainsi les esprits aux traités de commerce et aux ententes diplomatiques.

Cette croisière a été un immense succès. Décidée au moment où les difficultés avec le Japon étaient des plus sérieuse », elle se termine par un accord qui ne coûte aux Américains aucune concession : ce qui montre que, sans réaliser la valeur militaire qu’elle contient en elle, sans menaces, la puissance navale peut, même en temps de paix, rendre de signalés services. Dans ce cas, son action lui vient de ce qu’elle est le symbole de l’intérêt que la nation porte à l’épanouissement de sa vie extérieure.

Pour l’Allemagne, aussi longtemps que, soit du côté du Danemark, soit du côté de l’Autriche, soit du côté de la France, elle fut occupée à la réalisation de son unité ou à l’agrandissement de son territoire, les préoccupations de sa vie intérieure l’absorbent. Son armée lui suffit. Sa marine de guerre reste rudimentaire. Mais bientôt l’intensité de sa production industrielle et l’accroissement de sa population donnent à sa vie extérieure un développement inattendu. En même temps, sa marine est créée. Dans les écoles primaires d’Allemagne des graphiques accrochés aux murailles font ressortir la corrélation existant entre le prodigieux développement du commerce allemand et le développement de la marine. Et cette marine va lui donner sur l’échiquier mondial une place comparable à celle que son armée lui vaut auprès des peuples d’Europe dont elle est limitrophe.

Ces quelques considérations nous montrent que, en Allemagne de même qu’aux États-Unis, l’armée a été considérée comme une force militaire suffisante tant que la vie intérieure a été le facteur prépondérant de l’activité nationale ; et que la puissance navale s’est développée plus tardivement, comme conséquence de l’augmentation de l’importance de la vie extérieure du pays. Cette remarque précise le rôle de l’armée et celui de la marine, car elle nous montre que la puissance militaire ne prend ces deux formes que pour pouvoir s’adapter aux nécessités particulières de la défense de deux manifestations distinctes de l’activité des nations. Ces exemples prouvent aussi que la puissance navale, créée en vue de protéger la vie extérieure déjà existante du pays, remplit en même temps et par surcroit un autre rôle dont on avait jusqu’ici mal apprécié l’importance : elle coopère puissamment, quoique indirectement, à l’augmentation de cette activité qu’elle ne devait que protéger. Le périple des Américains vient d’en fournir une preuve éclatante.

Prenons maintenant le Japon comme sujet de notre étude. Nous aurons à faire des remarques analogues aux précédentes, et cela servira de contrôle à nos premières constatations.

Dans les pays d’ancienne civilisation occidentale, la marine de guerre fait en quelque sorte partie de cet héritage national que les générations successives reçoivent de leurs devancières, sans bien savoir si les avantages surpassent les inconvéniens. Au Japon il en va tout autrement. La marine est une création spontanée, qui ne doit rien à la tradition et qui atteindra son complet développement avant que le pays, à peine sorti de son isolement séculaire, ail eu Je loisir de se créer une vie extérieure importante. Ce peuple se décide, de propos délibéré et en pleine paix, à prodiguer des centaines de millions pour se donner une flotte de guerre. Il s’impose volontairement ces lourdes charges, devant lesquelles les plus riches nations occidentales semblent hésiter. Cependant aucun ennemi ne songe à attaquer ses côtes, et sa navigation commerciale, encore presque inexistante, n’a pas besoin d’une protection particulière. C’est un aspect tout à fait nouveau de la question.

L’alliance du Japon avec l’Angleterre fut le premier résultat de ce prodigieux effort. Puis vinrent les succès maritimes de la guerre russo-japonaise. Et après une expansion industrielle et commerciale qui tient du prodige, les ententes se succèdent avec les grandes puissances occidentales. Le Japon occupe désormais en Extrême-Orient une position prépondérante.

Ainsi la puissance navale n’a pas été pour ce pays seulement une arme dans le domaine militaire, elle a été aussi l’initiatrice de sa vie extérieure, un merveilleux moyen d’action diplomatique et la plus fructueuse des réclames. Après de pareils résultats, je ne pense pas que l’on puisse reprocher au Japon, d’avoir gaspillé les millions qu’il a consacrés depuis vingt ans, avec une belle audace, à la création de son établissement naval.

L’examen du développement de la puissance navale chez d’autres nations telles que l’Italie, le Brésil, la République Argentine, etc., amènerait des redites inutiles. Il suffit de faire remarquer que la Turquie n’a pas de marine de guerre. Malgré la valeur incontestable de son armée, elle ne connaît guère, en fait d’influences internationales, que celles qu’elle subit.

Ainsi, sur les points du globe les plus divers, malgré les différences de races et de circonstances, à mesure que les rapports internationaux deviennent plus fréquens, plus rapides et plus intimes, et que la vie extérieure des peuples devient plus large et plus intense, la puissance maritime progresse d’une façon parallèle. Il y a rapport de cause à effet.

En parlant des États-Unis et de l’Allemagne, nous avons fait remarquer que la vie extérieure de ces pays avait d’abord pris une grande extension et que l’accroissement de la marine de guerre ne s’était produit qu’ensuite. D’autre part, au Japon, la marine de guerre paraît la première, elle est la cause, ou du moins l’une des causes, et l’accroissement de la vie extérieure devient l’effet. C’est le même principe qui agit, mais les termes en sont inversés. L’action est réciproque.

Par suite du progrès de la civilisation, les relations entre les peuples prendront de plus en plus d’ampleur. On peut donc affirmer que la puissance navale continuera de croître dans le monde. A l’importance de sa marine de guerre, c’est-à-dire aux sacrifices qu’il a consentis pour la protection de sa vie extérieure, se mesure la somme d’énergie qu’un pays est disposé à dépenser pour faire valoir ses droits, en dehors de ses frontières, sur un point quelconque du globe.

Voilà pourquoi la France, si elle veut conserver son influence dans le monde, doit avoir une marine de guerre.

Et, contrairement à ce que certains Français peuvent penser, cette marine n’aura pas pour objectif principal de défendre le territoire, ce à quoi l’armée suffit. Son rôle sera surtout de défendre et de protéger cette partie de la vie nationale qui, dans ses multiples manifestations, se trouve en dehors des frontières, ce pourquoi l’armée est impuissante toutes les fois que les intérêts en jeu ne dépendent pas d’un pays limitrophe.

On objectera peut-être que c’est sur sa marine que compte l’Angleterre pour assurer l’intégrité de son territoire. Mais l’Angleterre est dans une situation exceptionnelle. Elle possède depuis longtemps une suprématie navale incontestée. Maîtresse de la mer, il était naturel qu’elle profitât de sa position insulaire pour faire l’économie d’une armée métropolitaine. Sa puissance militaire se trouvant toute concentrée dans sa marine, elle a pu lui consacrer le meilleur de ses soins et de ses ressources. De telle sorte que, quand la sécurité de son territoire n’était pas menacée, elle a pu parfois jeter dans la balance, en faveur de ses intérêts en un point quelconque du globe, l’immense poids de sa puissance navale. On sait quelle influence mondiale elle a su retirer de l’heureux emploi de cet avantage. Mais lorsque l’accroissement des flottes rivales semble mettre en échec sa suprématie navale, aussitôt l’Angleterre s’émeut. Elle veut avoir une armée pour défendre son territoire. On est en train de la lui préparer ; bientôt elle l’aura.

Ainsi l’exemple de l’Angleterre elle-même, quelque particulière que paraisse à première vue sa situation, confirme nos principes. D’une part, sa puissance navale lui a permis de donner à sa vie extérieure un développement unique au monde, et d’autre part, la crainte de voir sa vie intérieure menacée la force à se créer une armée. En fin de compte, nous retrouvons encore la puissance militaire sous deux formes : armée et marine, chacune avec son objectif principal bien distinct.

Maintenant que nous avons établi pourquoi un pays doit avoir une marine de guerre, et à quoi cette marine doit servir, voyons comment les sacrifices consentis par le pays donneront le maximum d’effet utile.

Le sujet est vaste : nous le restreindrons en nous bornant à étudier : 1° la direction à donner aux constructions navales ; 2° la répartition de nos flottes entre la Méditerranée et l’Atlantique ; 3° la valeur stratégique de nos arsenaux comme bases navales.


1° Direction à donner aux constructions navales.

C’est pour avoir méconnu l’importance de la distinction que nous venons de préciser entre les rôles respectifs de l’armée et de la marine que la France a vu s’effriter sa puissance navale. Notre marine se meurt de ce qu’on lui a imposé une tâche qui ne doit pas être la sienne.

Notre frontière maritime est défendue par de nombreuses et de puissantes batteries de côtes qui coin mandent tous les points du littoral où un débarquement de quelque importance serait possible. Nos principales rades sont protégées par un système de mines sous-marines. En outre, l’armée, assez forte pour résister victorieusement aux millions d’ennemis qui pourraient franchir nos frontières terrestres, n’aurait qu’un geste à faire pour rejeter à la mer les quelques milliers d’hommes que pourrait débarquer sur nos côtes la plus puissante des flottes. Dans de semblables conditions il semble que la défense du territoire soit suffisamment assurée du côté de la mer. On en jugea autrement. En plus des protections déjà existantes (et contrairement au principe qui attribue à la marine le soin de défendre la vie extérieure du pays), on décida que le principal objectif de nos escadres serait de joindre ses efforts à ceux de l’armée pour défendre la vie intérieure du pays.

Alors on commença de voir nos escadres se promener majestueusement de Toulon à Villefranche ou Alger, de Brest à Cherbourg ou aux rades de Rochefort, sans jamais oser s’éloigner des eaux territoriales. Nos grands cuirassés de ligne étaient mal adaptés à cette nouvelle conception de la marine. Pour avoir des bâtimens tout à fait appropriés, on créa un nouveau type : on construisit des garde-côtes cuirassés.

Et ce n’est pas tout. Vers cette époque, la cuirasse commençait à tomber en défaveur. La mode était à la torpille et aux torpilleurs. Sans rien supprimer de cette accumulation de défenses antérieurement établies, on mit sur pied tout un immense système de défense mobile composé de flottilles de torpilleurs. Il faut rendre cette justice à l’état-major de la marine que ces flottilles furent organisées et entraînées d’une façon tout à fait supérieure. C’eût été très bien, si ce n’eût été très superflu. Les millions se sont écoulés, inutiles.

Il y a plus encore : la navigation sous-marine est inventée, et à tant de défenses, déjà superposées, viennent s’ajouter encore de nouvelles flottilles de sous-marins. Faut-il s’étonner, après cela, qu’il ne reste plus assez de crédits pour les bâtimens de haute mer ?

Ah ! certes, nos côtes sont bien gardées ! mais n’est-il pas triste de penser que tant d’argent, que tant d’efforts ont été gaspillés à produire un résultat qui a été si exagéré, alors qu’en profitant des perfectionnemens apportés à la construction et à l’emploi des mines sous-marines, on aurait pu obtenir à peu de frais une protection proportionnée aux risques.

Il faut donc condamner tous les garde-côtes cuirassés qui encombrent nos arsenaux et qui grèvent le budget de gros frais d’entretien inutiles ; réduire les flottilles de torpilleurs et les flottilles de sous-marins dans de grandes proportions ; reporter tous les crédits rendus ainsi disponibles sur les bâtimens de haute mer, les seuls qui permettent à la marine de remplir son véritable rôle qui est de protéger la vie extérieure du pays. Construisons des bâtimens de haute mer pour que la marine française soit rendue à sa mission qui doit être de faire flotter glorieusement le pavillon national, non pas seulement sur les eaux territoriales, mais aussi et surtout sur les vastes étendues des mers du globe.

Après bien d’autres exemples que nous pourrions citer, la croisière de la flotte américaine vient de nous démontrer que les sillons éphémères tracés sur la surface des océans par la proue des cuirassés peuvent être féconds à l’égal de ceux que trace la charrue du laboureur. Sachons tirer profit de ces enseignemens.


2° Répartition de nos flottes.

Naguère la Méditerranée était le champ clos vers lequel toutes les nations, possédant une marine de guerre, avaient leur attention tendue. Pour l’Italie, l’Autriche, l’Espagne, il n’était guère possible qu’il en fût autrement. Les Russes avaient une importante station navale dans les mers du Levant. Les Américains, malgré le petit nombre de leurs navires à cette époque, entretenaient toujours une ou deux divisions dans la Méditerranée.

Pour la France, il était naturel qu’elle attachât une importance particulière à la sécurité de ses communications avec l’Algérie et la Tunisie.

Pour l’Angleterre, elle avait rassemblé dans la Méditerranée le meilleur de ses forces. Les ressources qu’elle trouvait à Gibraltar, à Malte, dans l’île de Chypre et en Egypte lui permettaient de le faire sans éloigner ses navires de bases solides, et en le faisant, elle réalisait un double avantage : d’une part, elle assurait d’une façon complète ses relations avec son Empire des Indes ; de l’autre, en accroissant artificiellement, par la présence de ses flottes, l’importance que les autres nations maritimes accordaient spontanément à la Méditerranée, elle imposait à ses ennemis possibles le champ de lutte qu’elle avait, patiemment et de longue date, approprié à ses besoins, loin de ses côtes métropolitaines. En cas d’échec, toujours possible, de sa flotte méditerranéenne, l’ennemi victorieux ne se serait trouvé qu’en face de Malte ou de Gibraltar où il eût récolté plus de coups que de profits. Et pendant ce temps, la nation anglaise, nullement troublée dans sa vie coutumière par cet événement lointain, aurait préparé les moyens de réparer cet insuccès.

On mesure aisément l’intérêt qu’avait l’Angleterre à conserver à la Méditerranée sa situation de centre des forces maritimes, en imaginant quelles conséquences différentes aurait entraînées l’échec supposé de la flotte anglaise s’il avait eu l’Atlantique, la Manche, ou la mer du Nord pour théâtre. L’ennemi, même alors qu’il n’eût été que momentanément victorieux, se serait trouvé du même coup à l’embouchure de la Tamise, aux portes de Londres. Ouvrons ici une parenthèse pour établir un point de stratégie navale qui nous servira dans la suite de cette étude.

Jusqu’à ces dernières années, la France ne possédait, dans la Méditerranée, qu’une seule base navale, Toulon, qui aurait eu à faire face à Malte et à Gibraltar en cas de conflit avec l’Angleterre ; à la Spezzia et à la Maddalena, en cas de conflit avec l’Italie. Les chefs de la marine signalaient avec insistance combien la situation de nos escadres était précaire avec cette unique base de ravitaillement dont elles pouvaient être coupées.

Une armée en campagne ne s’avance qu’autant qu’elle a pourvu à la sécurité de ses communications avec sa base d’opérations. Au cas où elle se heurte à une force supérieure, la route de la retraite est ainsi assurée. En marine il n’en est pas de même. Une escadre qui prend la mer perd, par le fait même, toute relation avec sa base. Si une force supérieure se tient délibérément sur la route de la retraite, il faudra, coûte que coûte, accepter le combat avant que les soutes à charbon soient entièrement vidées. Cette situation en l’air d’une escadre est inhérente à la nature même des opérations maritimes. Le meilleur moyen d’en atténuer les inconvéniens consiste à posséder, sur la même mer, une seconde base navale, convenablement choisie. La nécessité de deux bases navales se correspondant sur la même mer, peut être considérée comme une des règles de la stratégie navale.

Cette règle, non encore formulée d’une façon précise, avait été très justement pressentie par les amiraux commandant nos escadres méditerranéennes. Ils avaient fait étudier depuis longtemps tous les points du littoral de la Provence et de l’Algérie pour trouver où placer cette seconde base navale qui leur manquait comme soutien de Toulon.

Aucune des solutions proposées n’avait été jugée entièrement satisfaisante. Le lac de Bizerte répondait à presque toutes les exigences du problème, mais à ce moment nous n’en pouvions pas encore disposer. Dès que les circonstances le permirent, on y jeta les bases d’un puissant arsenal. La situation de nos escadres méditerranéennes en fut grandement améliorée.

Pendant que la France fortifiait d’une façon si logique sa position dans la Méditerranée, l’accroissement de la puissance navale que nous avons analysé au début de cette étude, se produisait en maints endroits du globe. Les nations qui avaient ressenti le plus fortement cette poussée vers la puissance maritime, se trouvaient n’être pas riveraines de la Méditerranée. Par suite de la présence des flottes américaines dans l’Atlantique et des flottes allemandes dans la mer du Nord, le centre des forces maritimes du monde se retirait de la Méditerranée pour se reporter plus vers le Nord.

L’Angleterre, dont l’admirable sens pratique est guidé par l’étude la plus avisée des choses de la mer, n’a pas tardé à se rendre compte des conséquences que ce déplacement du centre maritime devait entraîner pour sa politique navale. Elle a résolument modifié la composition de ses escadres, et leur répartition stratégique, pour mettre sa marine dans la situation que comportait le nouvel état de choses. Malgré la position privilégiée qu’elle s’était assurée, loin des côtes métropolitaines, entre Malte et Gibraltar ; malgré les millions qu’elle avait dépensés sans compter pour aménager et fortifier ces deux bases navales, elle n’a pas hésité à faire passer ses intérêts méditerranéens au second plan de ses préoccupations actuelles. Elle a bouleversé une organisation séculaire en concentrant dans l’Atlantique, dans la Manche et dans la mer du Nord la majeure partie de ses forces navales.

En même temps qu’elle fortifiait son établissement naval dans la mer du Nord en y créant un nouvel arsenal, elle accroissait le tonnage de ses cuirassés. Tout s’enchaîne : il faut à un cuirassé des soutes à charbon plus vastes pour affirmer sa puissance sur les immenses étendues de l’Atlantique que pour traverser le beau lac méditerranéen.

On comprend aisément que cette concentration de la marine anglaise dans l’Atlantique, dans la Manche et dans la mer du Nord, n’a fait qu’accentuer le déplacement du centre maritime du monde vers le Nord. Il en résulte, pour la France, une nécessité de plus en plus impérieuse de suivre le mouvement qui entraîne les plus puissantes marines en dehors de la Méditerranée. A quoi nous servira-t-il d’être forts sur cette mer si nous y sommes seuls ? Là où sont les ennemis probables, là doivent se transporter les escadres, et là aussi doivent être préparées les bases navales. Car c’est là que se livreront les futurs combats.

On a dit que la marine française était tombée du second rang au quatrième. Nous ne discuterons pas cette affirmation. Nous ferons seulement remarquer que, dans les calculs qui servent à établir ces sortes d’estimations, il n’est fait état que du tonnage des bâtimens, ou des qualités de leur cuirasse, ou du nombre de leurs canons, etc. Il n’est tenu aucun compte de la répartition géographique des forces considérées. Les distances respectives des bases navales aux lieux probables des batailles, les ressources de toute nature que ces bases navales peuvent fournir aux flottes sont cependant des élémens très importans de la puissance navale d’une nation.

Il n’est pas besoin d’insister sur l’intérêt qu’il y a pour une flotte à se présenter au combat avec des carènes propres, des soutes à charbon bien garnies et des machines récemment mises en état. Tout cela s’obtiendra d’autant plus facilement que l’arsenal servant de base sera plus voisin du champ de bataille. En rapprochant nos escadres des mers où elles auront vraisemblablement à combattre, en aménageant nos arsenaux de l’Atlantique et de la Manche en conséquence, nous augmenterons facilement la valeur militaire de notre marine et lui ferons regagner en partie le rang qu’elle a perdu.

C’est donc vers l’Atlantique et la Manche que doivent désormais être dirigés nos efforts, si nous voulons tenir compte des transformations survenues dans la répartition des forces navales étrangères, et être prêts à sauvegarder nos intérêts lorsque se résoudront les problèmes soulevés par les compétitions internationales de l’Occident.

Qu’a fait la France, jusqu’à ce jour, pour adapter sa politique navale à cette évolution qui s’est accomplie autour d’elle ?

A en juger d’après les actes, même les plus récens, il ne paraît pas que l’on ait réussi à prendre pleine conscience des nouvelles nécessités imposées à la France par le déplacement du centre des forces maritimes. Nous continuons à avoir dans la Méditerranée la plus puissante de nos escadres, et nous nous efforçons de donner un peu d’activité à notre arsenal de Bizerte. Perfectionner notre établissement naval dans la Méditerranée a été, pendant tant d’années, le souci constant de notre marine, et elle y a si bien réussi qu’elle semble ne pouvoir plus se détacher de son œuvre. Entraînée par l’effort qu’elle a dû faire pendant si longtemps, elle continue de répéter instinctivement le geste accoutumé, alors que les nécessités qui ont déterminé ce geste ont cessé d’exister.

En ce qui concerne notre établissement naval dans l’Atlantique et dans la Manche, on examine s’il ne conviendrait pas de supprimer, ou à tout le moins de diminuer un ou deux de nos quatre arsenaux ; c’est-à-dire que nous continuons de faire ce que nous faisions il y a dix ans ! Sachons nous déprendre de la tâche d’hier. Celle d’aujourd’hui, et de demain ne peut attendre. Et puisque l’heureuse situation de notre pays nous permet de porter notre action tantôt dans le Sud, tantôt dans le Nord, profitons de cet avantage pour concentrer le meilleur de nos forces navales dans la Manche et dans l’Atlantique. Aménageons en même temps notre littoral de ces mers de façon à assurer à nos navires les bases navales qui leur sont indispensables.

Nous sommes ainsi amenés à étudier les ressources, naturelles ou autres, que peut déjà offrir cette partie de notre littoral que l’on appelait autrefois le Ponent.


3° Valeur stratégique de nos arsenaux comme bases natales.

Nos arsenaux et les autres points du littoral où une escadre pourrait s’abriter, ou se ravitailler, forment une très courte liste que nous allons examiner en commençant par Dunkerque.

Dunkerque est notre sentinelle avancée vers la mer du Nord. Comme centre d’action de torpilleurs et de sous-marins, c’est un point d’une extrême importance. Toutes les améliorations que l’on pourrait réaliser, soit dans son utilisation, soit dans sa protection, seraient certainement avantageuses, mais un aménagement complet comme base navale, en admettant qu’il soit réalisable, entraînerait des dépenses tellement considérables qu’on ne peut guère y songer pour le moment. Dans l’état actuel, ce port ne peut servir de base qu’à des unités ne dépassant pas un tonnage moyen.

Pour trouver une rade pouvant effectivement abriter une force navale importante, composée de bâtimens de fort tonnage, il faut descendre jusqu’à Cherbourg. La situation de Cherbourg est excellente pour l’attaque. C’est le point de relâche et de concentration tout indiqué pour les escadres qui auraient leur objectif dans la direction de la mer du Nord. En revanche, sa valeur défensive est déplorable. Une force navale cherchant protection contre les entreprises d’un ennemi supérieur, n’y trouverait qu’une sécurité insuffisante. On lui a reproché d’être exposé à un bombardement. Les progrès faits dans l’emploi des torpilleurs et des sous-marins ont atténué ce défaut sans le faire disparaître. Il n’en reste pas moins qu’une sécurité qui repose en partie sur l’efficacité des torpilleurs et des sous-marins est forcément très précaire. On rencontre souvent sur la Manche des mauvais temps qui paralysent l’action des petits bâtimens sans être assez forts pour empêcher les gros navires de tenir la mer et d’effectuer un bombardement efficace.

Comme conséquence de cette inaptitude de Cherbourg à soutenir un rôle défensif, nous ne devrions avoir dans ce port que des forces de toute première ligne, prêtes à prendre la mer. La place des bâtimens de combat qui ne sont pas armés et qui par suite sont incapables de se protéger eux-mêmes, doit se trouver en un lieu plus sûr, plus éloigné des atteintes possibles de l’ennemi. Si une escadre, partie de Cherbourg, se trouvait coupée de sa base, elle pourrait se replier sur Brest, c’est-à-dire que la règle des deux ports se correspondant sur une même mer est satisfaite.

Il y a lieu de remarquer toutefois que les îles anglo-normandes se trouvent sur la route qui mène de Cherbourg à Brest. Quoique cette remarque paraisse n’avoir que peu d’importance à une époque d’ « entente cordiale, » il n’en reste pas moins que la correspondance de nos deux arsenaux de la Manche, Cherbourg et Brest, est marquée d’une tare dont on pourrait ressentir toute la gravité dans d’autres circonstances de politique internationale. En s’appuyant à la fois sur la côte anglaise et sur les îles anglo-normandes, une force navale pourrait intercepter les communications entre Cherbourg et le reste des forces navales du pays. Enfin, nous devons nous souvenir qu’en 1871, Cherbourg a déjà eu ses communications terrestres avec le reste du territoire fort menacées.

Ces considérations nous amènent à penser que notre situation dans la Manche n’est pas aussi favorable qu’elle devrait être. Aucun sacrifice ne devrait être consenti pour augmenter l’activité de l’arsenal de Cherbourg avant qu’on ait réussi à le doter d’une plus grande capacité défensive. Dans l’état actuel des choses, on ne peut mettre en lui qu’une confiance relative.

A Brest, nous sommes, à tous les points de vue, au centre même de la puissance navale du pays dans le Nord. Les plus heureuses ressources pour l’attaque et pour la défensive y sont réunies.

Par sa position avancée à l’extrémité de la presqu’île armoricaine, Brest commande à la fois la Manche et l’Atlantique. Sa rade, capable d’abriter d’immenses flottes, est absolument sûre. Des travaux considérables ont été faits, avec succès, pour en accroître les commodités. Le goulet est inexpugnable. Pourvu qu’on lui assure, du côté de terre, la sécurité qu’il possède déjà du côté de la mer, ce port peut être une base navale d’une merveilleuse efficacité. Là pourront trouver place, à l’abri de tout risque et à proximité du lieu probable de leur utilisation, aussi bien nos grandes unités de première ligne que nos bâtimens cuirassés en réserve.

Au cours de l’histoire nous voyons l’étoile de Brest tantôt briller, tantôt pâlir. Ces oscillations ont toujours correspondu à des mouvemens parallèles de notre politique navale, que les intérêts du moment entraînaient vers le Nord ou vers le Sud. Nous venons de traverser une longue période pendant laquelle l’intérêt maritime était dans la Méditerranée : Brest était relégué au second plan. Puisque l’évolution et la répartition nouvelle des forces maritimes étrangères ont ramené encore une fois notre attention du côté de l’Atlantique et de la Manche, Brest doit prendre à nouveau la première place dans nos préoccupations.

Malheureusement, son arsenal, situé sur les bords étriqués de la Penfeld, est de trop petites dimensions pour répondre au rôle qu’il aura désormais à remplir. Des travaux ont été entrepris à Lanninon pour atténuer les inconvéniens de ce manque de place. Il convient de les continuer et, en même temps, de débarrasser l’arsenal de tous les bâtimens en réserve qui ne doivent pas faire partie des escadres, ainsi que de toutes les vieilles coques qui l’encombrent.

Depuis longtemps, l’usage s’est établi de remiser dans la rivière de Châteaulin, à Landévennec, le trop-plein de l’arsenal. Quand, à la mobilisation, les bâtimens conservés dans la Penfeld auront été armés et mis à même de prendre place en rade, on compte amener de Landévennec les bâtimens qui devront remplacer les premiers aux postes d’armement. Cette façon de procéder tient un compte insuffisant des exigences auxquelles une organisation rationnelle de la mobilisation est appelée à satisfaire. La marine doit tendre à s’organiser de telle sorte que, aussitôt l’ordre de mobilisation reçu, tous ses bâtimens soient immédiatement mis en état de prendre la mer. Il faut par suite s’efforcer de doter nos arsenaux d’une longueur de quais suffisante pour que toutes les unités à armer y trouvent place simultanément. On se trouverait, autrement, en face de cette situation paradoxale d’avoir dans les dépôts des équipages des milliers de réservistes inoccupés et, en même temps, des bâtimens en réserve forcés d’attendre une place pour être armés. Ce serait la mobilisation par « petits paquets. »

Tous les bâtimens susceptibles d’une utilisation militaire, auxquels on ne peut assigner un poste d’armement ni dans la Penfeld, ni le long des terre-pleins de Lanninon, doivent être évacués sur les arsenaux moins encombrés. Nous avons vu qu’à Cherbourg ils seraient en mauvaise posture. C’est sur Lorient et sur Rochefort qu’il faut les diriger. Ils y trouveront le supplément de longueur de quai que l’on ne peut leur procurer à Brest. Armés par un arsenal que ne détournera pas de cette tâche le souci de préparer en même temps des bâtimens d’une valeur militaire plus importante, ils pourront être rendus en rade de Brest, prêts à prendre la mer, plus promptement que s’ils avaient attendu à Brest une place pour être armés dans la Penfeld.

Les rives de la Penfeld n’ont pas seulement l’inconvénient d’être encaissées et d’avoir peu de développement en longueur, elles sont en outre tortueuses. La manœuvre de nos grosses unités, sur ce filet d’eau étroit et sinueux, est un véritable tour de force. Malgré toute l’habileté déployée, malgré les amarres prudemment tendues pour guider la marche du navire en mouvement, les avaries à la coque ou aux hélices sont excessivement fréquentes… et onéreuses. Récemment encore, on apprenait qu’un simple chaland coulé avait embouteillé tous les cuirassés en réparation dans l’arsenal. Il est indispensable de rectifier et de draguer le cours de la Penfeld, surtout à l’entrée, pour supprimer tout risque de semblables avaries.

En somme, Brest possède un arsenal d’accès difficile et trop petit, qui ne correspond nullement à l’importance de son admirable rade.

Brest ayant action à la fois sur la Manche et sur l’Atlantique devrait avoir, d’après la règle des deux ports correspondans, son port de soutien sur chacune de ces deux mers. Cela est d’autant plus nécessaire que la rade, n’ayant qu’une issue, pourrait être aisément bloquée.

Dans la Manche. Cherbourg devrait remplir ce rôle de soutien. Mais, par suite des minces qualités défensives que nous avons reconnues à ce port, il ne peut s’acquitter de cette tâche, que d’une façon fort imparfaite.

Si, sur l’Océan, Brest n’était pas secondé par un meilleur soutien, sa situation serait trop isolée, à peu près comme l’était celle de Toulon avant la création de Bizerte.

Quel sera donc le soutien indispensable de Brest sur l’Océan ?

La configuration du littoral ne nous permet d’hésiter qu’entre un bien petit nombre de points. Car si nos côtes, merveilleusement découpées, si nos estuaires fournissent des abris sans nombre à des bâti mens isolés, il n’y a que peu de mouillages adaptés aux exigences des escadres.

Examinons d’abord Lorient. Sa rade est très sûre. L’arsenal a été spécialisé, avec succès, dans les constructions navales.

Possédant une main-d’œuvre nombreuse, habile, et un outillage perfectionné, il rendrait en temps de guerre de précieux services par la rapidité avec laquelle il pourrait remettre en état les unités isolées qui viendraient lui demander de réparer leurs avaries. Au moment de la mobilisation, il armerait une partie des navires dont Brest aurait été débarrassé. Malheureusement, sa rade ne peut recevoir, à la fois, que deux ou trois navires au plus et encore doivent-ils attendre l’heure de la marée pour entrer. Une escadre ne peut s’y réfugier. Ce ne saurait être le soutien dont nous avons besoin.

La baie de Quiberon offre un bon mouillage pour une grande force navale. Mais la région voisine est dépourvue de ressources, elle est très mal desservie par les voies ferrées. Les communications avec Lorient sont longues et difficiles. C’est à juste raison qu’on n’a jamais essayé d’y fonder un établissement permanent.

En continuant de longer le littoral vers le Sud, on ne rencontre aucun mouillage propre à abriter une escadre avant d’arriver aux rudes de Rochefort.

Ces rades, qui s’étendent entre l’île d’Oléron, l’île d’Aix, La Pallice et l’île de Ré, offrent un mouillage accessible par tous les temps, à toute heure de marée et très sûr. Elles sont à l’abri d’un blocus d’abord parce qu’elles ont trois issues qui exigeraient des forces considérables pour être masquées à la fois, et ensuite parce qu’elles sont à une grande distance de toute côte étrangère. Elles ont l’avantage d’avoir derrière elles la riche contrée du Sud de la Loire qui fut la suprême ressource du pays lors de l’invasion allemande. Des voies ferrées venant directement de Nantes, de Paris, d’Angoulême et de Bordeaux permettent de faire converger vers le littoral tous les approvisionnemens nécessaires aux navires, et en particulier les charbons des mines du Midi, les machines d’Indret, les canons et les projectiles de Ruelle. Sur le rivage de ces rades se trouvent les ports de La Rochelle et de La Pallice avec toutes les ressources que comporte un mouvement commercial important. En outre, l’arsenal de Roche fort est à proximité.

Dans son état actuel, malgré l’abandon dans lequel il a été laissé depuis longtemps, l’arsenal de Rochefort peut fournir aux rades une aide très réelle, qui augmente incontestablement leur valeur militaire. On trouve cette aide insuffisante, elle l’est en effet. On en conclut qu’il faudrait la supprimer. Ne conviendrait-il pas plutôt de l’augmenter, en essayant de surmonter les difficultés inhérentes à la disposition des lieux ? Certes, on peut regretter que les bâtimens de tout tonnage ne puissent remonter jusqu’à l’arsenal pour s’y réparer en cale sèche. On peut regretter qu’il soit si difficile d’aménager une base navale à l’embouchure de la Charente. On peut dire, avec raison, qu’on n’y trouvera pas les commodités que nous possédons déjà à Brest et à Toulon. Mais il n’y a pas le choix. Les rades de Rochefort sont le seul point, sur le littoral de l’Atlantique, où une escadre coupée de Brest peut venir se ravitailler et chercher un refuge. C’est là, par suite, que doit être constituée la seconde base navale qui nous est indispensable sur cette mer.

Loin de supprimer l’arsenal de Rochefort, il unit le mettre à même de remplir la tâche qui lui incombe. En prévision de la mobilisation, il faut y augmenter le nombre des postes d’accostage pour l’armement des navires de tonnage moyen dont la place n’est ni à Cherbourg, ni à Brest. Pour le ravitaillement des escadres, il faut y avoir des chalands et des remorqueurs en nombre suffisant pour transporter rapide nient le matériel en rade II conviendrait aussi d’avoir un atelier flottant, susceptible d’être remorqué en rade auprès des navires, pour faire toutes les réparations qui n’exigent pas l’entrée en cale sèche.

A Port-Arthur, les Russes ne possédaient pas de bassin de radoub assez grand pour leurs cuirassés Ils n’en ont pas moins réussi, en travaillant en rade, à réparer des carènes défoncées par les torpilles au-dessous de la flottaison, à changer une hélice du Tsarévitch, à faire en un mot toutes les réparations nécessaires. L’escadre russe fut remise en état et put retourner au combat. Ce qu’ont fait les Russes avec un outillage rudimentaire et des moyens de fortune, sur une rade bloquée et soumise au bombardement, nous pourrons le faire en toute sécurité, sur une rade qui ne saurait être bloquée, et d’autant plus facilement que nous nous y serons mieux préparés dès le temps de paix en dotant l’arsenal de Rochefort de tous les moyens d’action qui lui font actuellement défaut.

Supprimer Rochefort serait porter un coup funeste à la valeur de Brest : ce serait lui supprimer son soutien sur l’Atlantique. Or, nous l’avons déjà fait remarquer, Cherbourg, soutien unique de Brest sur la Manche, est situé géographiquement de telle façon que le chemin qui mène de l’un à l’autre de ces ports est sous le contrôle absolu de l’Angleterre par les îles anglo-normandes. De sorte que, en fin de compte, Rochefort supprimé, Brest ne pourrait plus compter sur aucun soutien sans l’agrément de l’Angleterre.

Mais qu’on ne s’y trompe pas. Même si l’arsenal de Rochefort est supprimé, ce sera malgré tout sur ses rades que viendront encore se réfugier les escadres qui ne pourront rentrer à Brest.

Elles y viendront parce que le littoral ne leur offre aucun autre point aussi propice, d’un accès aussi sûr et aussi bien défendu par les batteries de côtes réparties sur les îles environnantes.

Ce n’est pas seulement une appréciation personnelle que j’émets en disant qu’elles ne trouveront nulle part ailleurs un meilleur refuge. Etudiant la même question, l’amiral Aube disait : « De Brest à Rayonne il n’y a pas d’autre point que Rochefort. » Au sujet de l’importance des rades de Rochefort, les amiraux Laplace, Page, Gueydon, Maudet, Jurien de la Gravière, Bourgeois, Galiber, Rieunier, Puech, Pottier… ont professé la même opinion. « C’est celle de tous les préfets maritimes, sans exception, qui se sont succédé à Rochefort ; même des marins qui, avant d’y être allés, s’y étaient montrés d’abord peu favorables, comme l’amiral Jauréguiberry. » (Rapport Paul Deschanel, 1895.) Ainsi donc les escadres coupées de Brest viendront s’y réfugier par la force des choses. Elles y auront le sécurité ; mais, sans arsenal à proximité, elles n’y trouveront plus les ressources qui leur seraient nécessaires pour réparer leurs avaries, pour compléter leurs équipages, pour se préparer à retourner au combat. Elles viendront agoniser à l’abri des canons de l’île d’Aix, attendant un secours qui ne pourra plus venir.

De nombreux projets ont été élaborés pour améliorer l’arsenal de Rochefort. Tous exigent des dépenses importantes et des travaux de longue durée. Quel que soit celui qui sera préféré, on peut, dès maintenant, avec des frais relativement modestes, améliorer dans de grandes proportions la situation actuelle en augmentant le matériel de batelage par chalands.

Un convoi de chalands remorqués met environ trois heures pour se rendre de Rochefort en rade. Ce temps peut paraître long, mais il y a lieu de considérer qu’avec la télégraphie sans fil une escadre venant du large peut faire connaître ses besoins plus de dix heures avant son arrivée au mouillage. On voit donc que, malgré la durée du trajet, elle sera assurée, aussitôt qu’elle aura jeté l’ancre, de se voir accoster par les chalands porteurs du matériel et du personnel qu’elle aura demandés.

En résumé et pour conclure : le mouvement qui entraîne tous les peuples vers l’accroissement de leur puissance maritime est la résultante du progrès des relations internationales. Nous pouvons prévoir que ce mouvement ira en s’accélérant de même que ce progrès, dans l’avenir.

Les peuples qui voudront conserver leur influence et leur place dans le concert des nations devront régler leur politique navale sur la marche de cette évolution.

Les transformations survenues, dès maintenant, dans les valeurs relatives des différentes marines du monde et dans leur répartition géographique, ont déplacé le centre de la puissance maritime. Ce centre, qui pendant de longues années était resté immuablement dans la Méditerranée, se trouve actuellement reporté plus au Nord par suite de la présence des flottes américaines dans l’Atlantique, des flottes allemandes dans la mer du Nord et par la concentration des flottes anglaises autour de la Métropole. Il en résulte, pour la France, la nécessité de reléguer au second plan le souci de ses intérêts méditerranéens et de reporter tous ses soins sur le perfectionnement de son établissement naval dans l’Atlantique et dans la Manche, c’est-à-dire du côté des mers où se résoudront vraisemblablement les futurs conflits soulevés par les compétitions internationales. Le principal de notre effort ne doit plus porter désormais sur Toulon et sur Bizerte, mais sur Brest avec ses deux soutiens indispensables : Cherbourg et Rochefort.

C’est un changement de front qu’il nous faut accomplir, en nous conformant à des indications précises. Toute réorganisation partielle, toute amélioration de détail qui ne tiendrait pas compte de cette nécessité, serait vouée à un échec.


Post-scriptum. — Au moment où nous terminons l’exposé de notre thèse, nous apprenons que les bureaux du Ministère de la Marine ont élaboré un projet pour enlever, à Rochefort et à La Pallice, les flottilles de torpilleurs et de sous-marins qui s’y trouvent actuellement et qui ont pour mission de protéger tout le littoral du IVe arrondissement maritime, de la Loire à la Bidassoa. Ces flottilles seraient concentrées à Brest.

Ce projet soulève de nombreuses objections qu’il n’est pas dans notre dessein d’étudier en détail. Si nous avons tenu à le mentionner, c’est qu’il nous fournit une preuve évidente que, parmi les réorganisateurs de la marine, il en est encore trop qui ne veulent pas se rendre compte de la nécessité de posséder deux bases navales sur la même mer. Réunir à Brest toutes nos flottilles de l’Atlantique, ce serait dégarnir tout notre littoral du Sud de la Loire ; ce serait abandonner l’idée de donner à Brest la base de soutien qui lui est indispensable sur l’Océan ; ce serait méconnaître les principes les plus élémentaires de la stratégie navale.