La Pupille/21

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La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 163-168).


CHAPITRE XXI.


La patience résignée du major et de sa famille avait d’autres causes que la douce humeur et le charmant caractère de ces excellentes gens. D’abord le pays était beau et l’air excellent pour les enfants. Puis, dans sa dernière lettre, sir Charles Temple avait donné plein pouvoir au major sur ses domestiques, sa maison, sa belle bibliothèque, ses bois, son parc et ses jardins ; sur son gibier et sur ses armes ; enfin, il avait ordonné que l’on nettoyât et remeublât un petit pavillon de chasse, situé dans la plus belle partie des bois et tout près du domaine de sa pupille, afin que les deux petits garçons pussent s’y reposer dans leurs promenades et leurs courses journalières.

Il fallait connaître à fond le caractère de Sophie pour pouvoir bien apprécier la délicatesse des procédés du jeune et charmant baronnet : aussi les Heathcote furent-ils profondément touchés de ses attentions, et mistress Heathcote versa-t-elle des larmes de joie en pensant que ses chers enfants pourraient courir et s’amuser autour du belvédère de leur ami.

Peu à peu cette jolie pièce au milieu des bois devint le salon de la famille Heathcote. Le major en fit le centre de ses occupations ; sa femme y accumula petit à petit ses nombreux paniers à ouvrage ; les enfants y apportèrent leurs jouets et leurs livres, et enfin Florence y déposa le petit pupitre qui contenait le récit de sa vie depuis le jour où elle avait reçu de sir Charles une lettre qui finissait ainsi :

« Que je vous serais reconnaissant si vous consentiez à garder un registre de tout ce que vous ferez, lirez et direz, je n’ose dire penserez, des promenades que vous ferez, particulièrement quand vos petits pieds adorés se tourneront vers Temple, et des moments, courts sans doute, mais bénis, où vos tendres pensées s’étendront jusqu’à l’homme qui vous idolâtre ! »

Miss Martin Thorpe était si occupée de son prochain bal, qu’elle ne s’apercevait nullement de la désertion de ses hôtes. Cependant elle ne négligeait pas de compter chaque jour combien ses convives affamés, disait-elle, lui dévoraient de viande, de beurre et de pain, et prêchait l’économie tous les matins davantage.

Les conseils de M. et miss Brandenberry lui étaient bien précieux en cette occasion : car M. Richard lui avait affirmé qu’il était inutile de prendre quatre chevaux pour se rendre au bal d’Hereford, ni plus de deux valets pour l’y suivre ; les Harisson, les Pontefract, les Neville et les Templeton, ne faisaient jamais autrement. Puis il lui avait remis un paquet contenant six billets que les commissaires du bal priaient miss Martin Thorpe d’accepter.

Mais tous ces services n’étaient rien auprès de celui que miss Brandenberry rendit, sans même s’en douter, à son amie, tout en causant un matin avec elle dans son petit salon de perse parsemé de bouquets élégamment jetés sur un fond souris-clair.

« Quel bonheur que vous soyez si bien en noir, chère miss Martin Thorpe ! car en général le grand deuil est laid au bal ; cependant on prétend qu’aucune couleur ne fait mieux ressortir les diamants, et évidemment vous mettrez tous vos diamants à Hereford, n’est-ce pas ?

— Lorsque je serai majeure, répondit Sophie en rougissant beaucoup, il me faudra certainement des bijoux ; mais jusqu’à ce moment je dois à la mémoire de mon cher oncle de ne pas acheter de diamants ni autres choses du même genre.

— Acheter ! grand Dieu non, chère miss Martin Thorpe. Quand on a le bonheur de posséder d’aussi merveilleux diamants que ceux qu’avait autrefois mistress Thorpe, on n’a certes pas besoin d’en acheter. »

Sophie rougit et pâlit tour à tour, puis resta muette assez longtemps pour se remettre de son émotion.

Était-il bien possible qu’elle eût des diamants ? mais avaient-ils été enlevés avant son entrée en possession, et par qui ? Le notaire ? le major ? sir Charles Temple ? mistress Barnes ? qui sait ? Et le cœur de l’avare battait à briser sa poitrine ; car elle n’avait pas trouvé le moindre bijou dans sa maison.

Cependant elle se rappelait qu’en recevant les clefs des coffres, armoires, portes et cabinets des mains de M. Westley, celui-ci lui avait dit :

« Voici, madame, les clefs des meubles contenant des valeurs de tout genre, que je ne connais pas, mais dont vos tuteurs vous autorisent à prendre possession. »

En recevant ces clefs, Sophie avait fait ouvrir quelques cabinets qui donnaient dans la chambre qu’habitait M. Thorpe ; mais n’y ayant rien trouvé d’intéressant, elle les avait livrés, ainsi que deux ou trois autres qu’elle n’avait pas visités, aux ouvriers qui les avaient nettoyés en réparant son appartement. S’il y avait réellement des diamants, ils étaient dans ces cabinets : aussi les dévorait-elle des yeux et brûlait-elle de voir partir ses nouveaux amis ; mais ceux-ci semblaient avoir pris racine dans leurs fauteuils. Ne pouvant supporter un plus long martyr, Sophie se leva brusquement et, prétextant le désir de se promener un peu, elle voulut les accompagner immédiatement, afin de jouir plus longtemps, dit-elle, de leur aimable compagnie.

Les deux Brandenberry exprimèrent leur bonheur en des termes passionnés et flatteurs qui, quoique ordinairement très-doux aux oreilles de l’héritière, ne lui faisaient pas trouver le temps plus court en ce moment.

Enfin quand, tout en causant, ils furent arrivés assez loin pour que miss Brandenberry ne pensât pas à revenir au château avec elle, miss Martin Thorpe lui souhaita tout à coup le bonjour et voulut s’éloigner rapidement.

Mais M. Brandenberry, se précipitant devant elle s’écria avec un accent passionné qui toucha beaucoup son idole :

« Quand la terre, en s’ouvrant entre nous, mettrait un gouffre enflammé sous mes pieds, je le traverserais, même au prix de ma vie, plutôt que de vous laisser vous exposer toute seule dans ces lieux déserts.

— Oh ! mais, monsieur Brandenberry, il n’y a aucun danger pour moi dans mes propres bois.

— Grand Dieu ! que dites-vous, trop chère miss Thorpe ? Il existe des dangers terribles, que votre innocente pureté vous laisse ignorer. Non, je ne souffrirai pas que vous retourniez seule. Quant à vous, ma sœur, vous voilà presque arrivée ; rentrez à la maison. »

En disant ces mots, le fougueux amoureux prit le bras de l’héritière et continua la route jusqu’au château, en débitant de ces phrases calculées et véhémentes que Sophie entendait ordinairement avec plaisir, mais qui, ce jour-là, n’avaient pas le pouvoir de lui faire oublier, même un instant, l’étrange disparition des merveilleux diamants.

Miss Martin Thorpe comprenait fort bien que tout cela avait pour but un tête-à-tête dans son petit boudoir ; mais, bien décidée à ne pas prolonger son anxiété, l’avare s’arrêta résolûment à la grille qui séparait le parc des jardins dessinés autour de la maison, et dit assez gracieusement à son trop empressé voisin :

« Il faut maintenant nous séparer, monsieur Brandenberry.

— Le faut-il ? répondit l’amoureux en la regardant d’un œil languissant.

— Adieu, monsieur Richard ; nous nous reverrons demain, j’espère ?

— Puissent les anges du ciel vous prendre sous leurs ailes ! Mais, ô ciel ! que vois-je ? continua-t-il tandis qu’elle cherchait à ouvrir la grille ; d’aussi jolies petites mains doivent-elles toucher du fer ? Permettez-moi de vous éviter cette peine. »

Et en disant ces mots il serrait avec passion la main osseuse de Sophie, qui, perdant enfin patience, la retira brusquement. Ce mouvement décida le ci-devant jeune homme à quitter la place. Il jeta sur la riche héritière un dernier regard en murmurant d’une voix tendre : « Charmant tyran ! » Puis reprenant à haute voix : « Adieu ! adieu ! » il s’enfuit à travers les bois avec toute la grâce et l’agilité d’un jeune homme de dix-huit ans.