La Pupille/26

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La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 191-201).


CHAPITRE XXVI.


En quittant Thorpe-Combe, M. Jenkins mit son cheval au pas, afin d’avoir le temps de fumer sa pipe avant d’arriver au pavillon du bois. Lorsqu’il eut atteint le joli belvédère, il attacha son cheval à un arbre et entra dans le salon de plaisance.

De nouveaux ordres de sir Charles l’avaient fait meubler avec un certain luxe confortable, et la pièce, charmante par elle-même, était d’une dimension remarquable. Un tapis ancien, mais d’un riche dessin, garnissait la chambre, et un bon feu pétillait dans l’antique cheminée.

Mistress Heathcote, sur un sofa près du feu, enseignait à lire à son plus jeune fils ; autour d’une grande table chargée d’ustensiles de pêche, le major et Frédéric se préparaient des lignes, et dans un petit coin Florence écrivait pour sir Charles le récit qu’il lui avait demandé. À l’entrée de M. Jenkins, personne ne le reconnut, excepté le major, qui s’avançait pour lui parler, quand le visiteur s’écria en examinant le salon :

« Comme vous semblez être bien ici ! J’espère que vous ne me trouverez pas trop impertinent de venir ainsi vous déranger. Je viens d’expliquer à celle dont vous voulez bien vous charger d’être le tuteur pourquoi je désire tant faire connaissance avec vous tous. Ces lieux sont de vieux amis à moi, mistress Heathcote ; j’étais autrefois très-lié avec les Temple, les Broughton et les Thorpe. Il y a bien longtemps de cela ; et cependant, vous devez comprendre… à peu près… le sentiment qui me fait désirer de me lier aussi avec vous tous. »

Quoique ceci fût dit très-vite, il y avait dans l’accent de M. Timothée Jenkins une tristesse profonde qui lui gagna le cœur des bons Heathcote.

« Personne ne peut mieux vous comprendre qu’un ancien soldat, répondit le major ; je n’oublierai jamais ce que j’ai éprouvé en revoyant notre village, qu’habitait mon pauvre père, après avoir passé cinq ans en garnison à Gibraltar. Il me semblait retrouver des amis dans chaque arbre, dans chaque plante. Les tables et les chaises même m’étaient devenues chères.

— Oui ; mais vous, major Heathcote, vous y avez retrouvé votre digne père vivant, et cela fait une grande… Sont-ce là vos fils ? Il est même inutile de le demander. Ils ont les traits de leur douce mère et de leur bon père. Je n’ose pas venir vous prendre la main, ma chère, continua M. Jenkins en s’approchant de Florence, vous semblez très-occupée, et vous m’en voudriez si je vous dérangeais.

— Non vraiment, monsieur, j’ai assez écrit pour aujourd’hui, » répondit la jeune fille en renfermant sa lettre et en tendant sa petite main blanche et rose à l’étranger.

À partir de ce moment, le visiteur parla de différentes choses avec grâce et intérêt ; mais apercevant tout à coup dans un coin de la chambre un plateau contenant le reste d’un pain, les débris d’un fromage et deux pots vides, mais ayant contenu, l’un de la bière et l’autre de l’eau, il s’écria délibérément :

« Qui diable a mangé cela ?

— Mais nous tous, répondit le major avec étonnement.

— Un repas assez simple, il me semble, reprit l’étranger en lorgnant le plateau. Cela vous a-t-il été envoyé de la part de l’héritière ? »

Mistress Heathcote sourit, Florence rougit, et le major trouva le visiteur tant soit peu indiscret. Cependant il répondit d’un ton plus sérieux :

« Oui, monsieur, cela vient de Thorpe-Combe. »

Là-dessus la conversation tomba, et M. Jenkins se retira en envoyant un regard affectueux à toute la famille.

« Quel homme étrange ! dit Florence ; et cependant il m’intéresse ; peut-être est-ce parce qu’il paraît triste et malade !

— Je ne le crois pas malade, répondit le père ; il semble plus malheureux que souffrant, mais il est certainement l’homme du monde le plus sans façon. Maintenant, Frédéric, prends le panier et partons. Ce matin nous n’avons pas eu de chance à la pêche, parce que nous n’avons pas trouvé d’ombre ; mais il faut nous rattraper, sans quoi nous ne recevrons pas de compliments de mistress Barnes. »

M. Jenkins ayant laissé passer une semaine sans revenir à Thorpe-Combe, miss Martin Thorpe dut en conclure qu’il était complètement fou. Aucune autre excuse ne pouvait expliquer sa conduite. Faire ainsi à sa première visite un cadeau d’une pareille importance et ne plus reparaître au château semblait vraiment l’action d’un cerveau dérangé. Mais l’héritière qui, en admirant plus tard son collier, avait un peu réfléchi à la manière dont il lui était arrivé, préféra garder le silence sur ce don d’une valeur trop considérable pour être accepté ainsi à la légère, si bien que tout le monde ignora l’addition que M. Jenkins avait faite aux joyaux déjà très-nombreux de miss Martin Thorpe.

Un jour, à six heures, pendant que Sophie présidait au repas économique qu’elle faisait servir chaque jour à sa famille, la porte s’ouvrit tout à coup, et M. Jenkins parut sur les pas du domestique qui l’annonçait. L’héritière se leva précipitamment et voulut entraîner son hôte au salon ; mais il s’y refusa, et s’asseyant auprès de Florence, il dit à celle qui s’entêtait à l’éloigner de la table :

« Je suis venu sans façons vous demander à dîner, chère miss Martin Thorpe, et, comme je sais que vous avez un excellent ordinaire, je n’ai pas jugé qu’il fût nécessaire de vous prévenir de ma visite. Mais que vois-je ? qu’est-ce que cela ? du bouilli ! des choux et des carottes ! Vous qui êtes si difficile, comment pouvez-vous manger cela ? Quant à moi, je n’en prendrai pas, et j’attendrai les douceurs qui ne peuvent manquer d’arriver. »

Sophie appela son page et lui ordonna d’aller dire en toute hâte à mistress Barnes qu’elle envoyât ce qu’elle avait de meilleur, quand cela devrait être les mets délicats qui composaient chaque soir ses soupers particuliers.

« Quel est donc l’homme pour qui elle fait de pareils sacrifices ? s’écria mistress Barnes ; c’est donc un dieu ? à moins que ce ne soit un millionnaire.

— C’est le singulier personnage que Sa Seigneurie le comte de Broughton a présenté l’autre semaine au bal, » répondit Jem.

Cependant, malgré les efforts de mistress Barnes, le dîner n’arrivait pas ; Sophie, par tous les moyens imaginables, cherchait à faire passer le temps et à expliquer le retard du second service ; mais M. Jenkins commençait à s’étonner fort de la maladresse de la cuisinière et de la lenteur des domestiques. L’héritière, pour détourner les idées de son hôte, lui fit servir du champagne qu’elle envoya chercher dans son excellente cave ; mais, après le premier verre, l’appétit commençant à se faire sentir, M. Jenkins s’écria :

« Si je vous donne trop de peine et de tracas, je me contenterai de bœuf bouilli, quoique je trouve qu’avec quelques autres mets du même genre, il forme tout ce qu’on peut imaginer de plus détestable ; mais ce qui m’étonne au dernier degré, c’est que vos repas importants soient si différents de vos goûters. Je ne veux pas parler de ceux du major, qui ne sont guère tentants, mais des vôtres, ma chère, de celui que vous m’avez fait partager une fois. À propos de cela, vous deviez me croire disparu pour jamais ainsi que mes jolis cadeaux, n’est-ce pas ? »

Sophie rougit et répondit enfin, malgré son embarras croissant :

« J’espérais toujours avoir le plaisir de vous revoir.

— Je me rappellerai dorénavant que vous aimez mieux qu’on vienne goûter que dîner.

— Toutes les fois que vous viendrez vous serez le bienvenu. »

Ces manières étranges et gracieuses étonnaient le major et sa femme au dernier degré ; mais cette dernière phrase les surprit à un tel point qu’ils échangèrent doucement un regard interrogateur.

« Vous ressemblez énormément à votre mère, mon enfant, reprit M. Jenkins en parlant à Florence ; donnez-moi votre jolie main, car voici quelque chose que j’ai apporté exprès pour vous. Mes doigts, quoique beaucoup plus gros que les vôtres, n’enlèvent pas la valeur de cet objet, que je vous prie d’accepter comme l’aurait fait votre chère mère, que j’ai tant aimée. »

En voyant M. Jenkins lui passer au doigt un diamant d’une valeur considérable, Florence rougit, balbutia, et fut encore plus troublée par les regards haineux que lui lança sa cousine, qui aurait certes accepté la bague, et qui en voulait à Florence de ce que M. Jenkins ne la lui avait pas offerte. Cependant, tout en connaissant fort peu le prix des bijoux, la jeune fille apprécia immédiatement l’importance de celui-là, et répondit avec grâce :

« Vous êtes bon, trop bon, monsieur Jenkins, et je vous suis fort obligée de votre gracieuseté. Mais je ne puis accepter un tel présent ; ne vous fâchez donc pas si je vous le rends. »

M. Jenkins la regarda tendrement, cherchant à lire son caractère dans ses beaux yeux, et lui dit :

« Très-bien, ma chère, je le garde, momentanément du moins, à mon petit doigt. »

Quand le second service arriva enfin, M. Jenkins y fit honneur, ainsi que Sophie, qui avait vu avec ennui le riche voyageur s’appesantir sur les mets communs qu’il avait trouvés sur la table en arrivant : car, quoique l’héritière s’inquiétât fort peu de ce que les Heathcote pouvaient penser d’elle, elle préférait cependant leur taire tous les détails de sa vie intime.

Quoique Sophie sût fort bien que l’habitude en Angleterre est de ne pas quitter la table tous ensemble, elle craignait trop ce que le major pourrait dire à M. Jenkins pour les laisser seuls, même une demi-heure ; elle fit donc éclairer le salon, et se levant de table, elle donna le signal du départ en disant :

« Tout le monde est-il prêt à entrer au salon ?

— Comment, tout le monde ? s’écria M. Jenkins ; vous voulez dire les dames, car vous devez savoir, ma chère, que le major et moi allons rester ici en tiers avec une bouteille du meilleur clairet. »

Sophie comprit qu’elle ne pouvait rien refuser au généreux étranger, et sortant brusquement, elle remonta chez elle en lançant un regard de vipère sur sa famille. Elle se retira dans son boudoir et se mit à rêver au moyen de rompre avec ses ennemis. Elle ne redescendit que lorsque son page vint la prévenir que ces deux messieurs étaient rentrés au salon. Pendant cette heure, le major et l’étranger avaient causé de l’Italie, de sir Charles et d’Algernon, sur lequel M. Jenkins accablait le major de questions ; tandis que Florence, en entrant au salon, avait demandé à sa mère si elle pouvait faire venir ses petits frères jouer auprès d’elle jusqu’au retour de Sophie.

« Puis-je sonner, ma mère ?

— Oui, chère ; mais, dès qu’elle reviendra, il faudra renvoyer les enfants. »

Mistress Barnes entra bientôt, tenant les petits garçons par la main, et se mit à causer avec les deux dames. Leur conversation aurait prouvé à Sophie qu’on n’achète pas le silence et l’opinion d’une femme comme mistress Barnes par des gages élevés et des promesses de bien-être pour elle et sa nièce. La femme de charge haïssait miss Martin Thorpe, comme celle-ci haïssait l’excellente famille qui l’avait secourue lorsqu’elle était pauvre et abandonnée de tous. Seulement, mistress Barnes avait des raisons pour la détester et la mépriser. L’honnête femme de charge la haïssait pour la manière vile dont elle avait décidé le digne M. Thorpe à lui léguer ses biens, pour son avarice, son manque de cœur et son infâme conduite envers les Heathcote.

« Ne soyez pas inquiète de vos enfants, mistress Heathcote, s’écria mistress Barnes en entrant au salon : ils ne souffrent aucunement de tout ce qui se passe ici. Je viens de leur donner des confitures que j’avais dans ma chambre.

— Vous êtes bonne, excellente pour nous, mistress Barnes, et nous vous en sommes tous bien reconnaissants. Mais je vous en prie, ne vous exposez pas à être grondée pour les enfants. Ils ne sont guère habitués à manger des friandises, ne leur en donnez pas ; ils peuvent bien s’en passer, les pauvres chéris, murmura mistress Heathcote en retenant difficilement ses larmes.

— Ne vous tourmentez pas, mistress : il est inutile d’en parler à miss Martin Thorpe, qui ne peut s’apercevoir de rien. D’abord je ne pourrais pas rester ici pour soutenir ce petit être méchant et sans cœur, dans ses infamies contre vous ; et quand je lui prépare des chatteries, je ne puis m’empêcher d’en mettre de côté pour les enfants ou pour cette chère miss Florence, que Dieu bénisse. Sans vous tous, que j’aime et que je respecte, je défierais bien miss Martin Thorpe de me retenir chez elle, et je puis vous assurer que, ma nièce étant dans les mêmes intentions que moi, et voulant sortir d’ici avec moi, la vilaine avare aura bien de la peine à trouver des honnêtes gens qui consentent à nous remplacer chez elle. Quand nous n’y serons plus, elle s’apercevra de la différence des dépenses ; ce n’est pas que je veuille me vanter, mais on est honnête, et, si on n’y mettait pas son orgueil, on aurait vraiment du plaisir à tromper une pareille créature. Je vous assure que ce sera sans aucun agrément que je toucherai mes gages, car son sale argent me dégoûte, et je crois qu’il ne saurait me profiter.

— Je suis très-convaincue que personne ne saurait mieux tenir la maison que vous, mistress Barnes, et je souhaite à miss Martin Thorpe de vous garder longtemps ; Mais pourriez-vous me dire qui est cet étrange M. Jenkins, qui a dîné avec nous aujourd’hui ?

— Je n’en sais vraiment rien, madame, mais il faut qu’il ait pris un bien grand empire sur miss Martin Thorpe pour l’entraîner dans toutes ces dépenses : car ses amis intimes, les Brandenberry, ne sont jamais venus dîner ici ; ils y ont pris le thé deux fois, avant votre arrivée, mais n’y sont plus revenus depuis. Miss Roberts et le sommelier prétendent que cet étranger est affreux, ce qui exclurait encore toute relation gratuite entre lui et madame, si elle n’était d’ailleurs très-incapable d’aimer jamais. Cependant il existe quelque chose entre eux, car ils se tiennent renfermés des journées entières dans l’appartement du premier ; et puis l’embarras qu’elle s’est donné aujourd’hui pour lui, la dépense des vins fins et des mets délicats qu’elle a fait servir, tout cela annonce, ou qu’elle devient folle, ou qu’elle a besoin de le ménager : il y a là du mystère.

— Je le pense bien aussi, répondit mistress Heathcote. Du reste, c’est un homme fort riche, ce M. Jenkins, car il voulait donner aujourd’hui à Florence une bague qui m’a paru somptueuse. N’était-ce pas un diamant, chérie ?

— Je le crois, maman.

— Si ce monsieur est riche, c’est bien différent, reprit mistress Barnes ; je suis sûre que, s’il voulait épouser mademoiselle, elle y consentirait facilement, d’autant plus qu’il a été présenté par lord Broughton, avec lequel il habite, et voilà une fière recommandation auprès de Sophie Martin, l’orpheline.

— Enfin, nous verrons bien ce qui arrivera ! répondit mistress Heathcote ; mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps, mistress Barnes ; je vous renverrai les petits garçons dès qu’elle descendra. »

Au bout d’une demi-heure, le major et M. Jenkins rentrèrent au salon, et Florence s’empressait d’emmener les enfants, quand l’étranger l’arrêta en disant :

« Croyez-vous donc que je n’aime pas les enfants, ma chère ? Pourquoi cette fuite précipitée ? Mistress Heathcote ne leur permet-elle pas de rester encore un peu avec nous ?

— Vous êtes trop bon, monsieur, répondit la bonne mère avec embarras, mais il est temps qu’ils partent… D’ailleurs leur cousine… je veux dire miss Martin Thorpe, n’aime pas les enfants.

— Oh ! c’est différent, il ne faut pas la mécontenter, reprit M. Jenkins avec amertume ; partez, mes petits amis, miss Martin Thorpe serait fâchée de vous voir. »

En entendant la manière étrange dont ces mots furent prononcés, toute la famille en éprouva un malaise violent. Le major était honteux de sa faiblesse, mistress Heathcote se sentait prête à pleurer, et Florence hésitait à emmener les enfants. Chacun à part soi rougissait de la domination insolente de l’orpheline. Tout à coup Sophie entra dans le salon ; M. Jenkins alla à sa rencontre et lui dit avec gaieté :

« Quels jolis petits garçons, miss Sophie ! Comme vous devez les gâter ? Avouez que vous les aimez follement et que vous en ferez, par votre faiblesse et votre indulgence sans bornes, des enfants insupportables. »

Le major et sa femme restèrent stupéfiés en entendant l’étranger faire ce qu’ils appelaient un discours intempestif, et de son côté Sophie jura de se débarrasser au plus tôt des misérables qui lui causaient tant d’humiliations et de désagréments. Malheureusement, les Heathcote levèrent en ce moment les yeux pour deviner l’effet qu’avaient produits ces mots sur elle, et Sophie crut comprendre que M. Jenkins n’avait parlé ainsi que poussé par les plaintes de son tuteur à son égard.

Cependant M. Jenkins, voyant l’heure avancer, se leva en disant :

« Bonsoir, mes amis ; il est temps que je vous quitte. »

Puis il sortit rapidement, mais Sophie le rejoignit à la porte.

« Comment allez-vous partir, cher monsieur ? dit-elle ; avez-vous une voiture ou des chevaux de selle à ma porte ?

— Je n’aime pas les voitures et ne monte jamais qu’un cheval à la fois, miss Sophie. Du reste, ne vous tourmentez pas pour moi ; j’ai toujours un cheval à mes ordres.

— Mais, quand vous reverrai-je ?

— Quand je viendrai visiter votre maison, répondit M. Jenkins en cherchant à sortir.

— J’espère que ce sera bientôt ? insista Sophie.

— Je le pense, ma chère, » répondit le gentleman, qui parvint enfin à s’échapper.