La Pupille/30

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La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 225-235).


CHAPITRE XXX.


Pendant quelques semaines, Sophie essaya de se vaincre et de vivre sans soulever des querelles perpétuelles ; en effet, elle se contraignit, les Heathcote restèrent, comme toujours, bons, indulgents et patients, et la vie devint un peu plus tolérable à Thorpe-Combe. Les relations de l’héritière et des Brandenberry continuèrent comme par le passé : Richard, plus amoureux que jamais ; sa sœur, luttant d’adresse et de mensonge avec Sophie et parlant toujours de la tristesse et de la langueur de son frère.

De cette manière, le temps passa assez vite. Le major pêchait, mistress Heathcote faisait des robes, Florence lisait, écrivait et se promenait dans les bois, et les deux petits garçons restaient souvent auprès de mistress Barnes, qui cherchait à leur faire oublier que la mauvaise cousine Sophie, comme ils appelaient l’héritière, vivait dans la même maison qu’eux.

Un beau matin du mois de juin, les Heathcote aperçurent sur le chemin de Londres une voiture perdue dans la poussière et qui marchait vers le château.

« Qu’est-ce que cela ? » demanda le major par curiosité.

Bientôt il put distinguer une chaise de poste à deux chevaux et chargée de bagages. Quoique cela les intéressât fort peu, ils regardaient sur la route les postillons qui faisaient claquer leurs fouets, quand tout à coup mistress Heathcote tomba sur une chaise, en s’écriant :

« Grand Dieu ! je reconnais la malle de notre Algernon. »

La portière s’ouvrit, et, en un instant, sir Charles et Algernon tombèrent dans les bras de la famille Heathcote. Algernon embrassa père, mère, sœur et frères, et, dans son émotion joyeuse, je crois que sir Charles en fit autant. Enfin, quand ils revinrent à eux, le major demanda au baronnet la cause de ce retour précipité, tandis que la bonne Poppsy admirait Algernon, qui était grandi de deux pouces et engraissé de la moitié. Voyant l’ignorance du major relativement aux intentions de sa pupille, sir Charles ne voulut rien répondre encore à ses questions réitérées, et se contenta de lui demander :

« Où est miss Martin Thrope ?

— Je suppose qu’elle est chez elle, dans son salon particulier.

— Son salon particulier ! chez elle ! répéta Algernon en riant. Mais vous ne vivez donc pas tous ensemble ? Quel bonheur ! reprit-il en voyant les deux dames faire un signe négatif.

— Mais il faut qu’elle sache que vous êtes de retour, dit alors le major, car elle aurait réellement une raison d’être mécontente, si nous ne la prévenions pas. »

Puis, sonnant Jem, il le chargea d’aller avertir sa maîtresse de l’arrivée des voyageurs.

« Algernon, je vous reconnais à peine, » reprit l’excellent père en admirant le jeune homme avec une telle expression de joie orgueilleuse, que sir Charles lui répondit aussitôt :

« Vous pensez alors que j’ai pris soin de lui, cher major ?

— Soin, mon cher ami ? c’est-à-dire que je ne sais pas ce que vous lui avez fait. Voyons, Poppsy, êtes-vous bien sûre que ce soit là ce petit être maladif qui vous a donné tant de peine depuis trois ans ?

— Vraiment, major, si ce n’était qu’il a toujours ses yeux, ses dents, ses cheveux et son sourire, qui sont trop beaux pour se retrouver réunis chez un autre mortel, je ne le reconnaîtrais certes pas. Je voudrais savoir si miss Martin Thorpe trouvera quelques chances de vie en lui à présent.

— Elle le peut sans crainte, puisque l’oncle Thorpe est mort, et que toute la fortune lui est restée, reprit Algernon. Il serait vraiment injuste que je ne vécusse pas comme deux hommes, puisque j’ai eu deux fois plus de soins que tout autre. D’abord j’ai eu deux mères, continua le jeune homme en baisant la main de mistress Heathcote, et, si sir Charles ne paraissait pas si ridiculement jeune, je pourrais dire que bien souvent je me suis cru près d’un second père aussi bon, aussi soigneux et aussi indulgent que le premier.

— Dis un frère, Algernon, murmura le petit Frédéric qui, depuis leur arrivée, ne cessait d’admirer les deux jeunes gens. Il a juste l’air d’être ton frère.

— Vraiment, tu trouves cela, Frédéric ? » reprit sir Charles en souriant et en lançant un tendre regard à Florence.

Celle-ci détourna la tête, sa belle-mère rougit, son père sourit affectueusement au baronnet, les enfants ne virent rien, mais Algernon ouvrit ses grands yeux pétillants d’esprit et dut comprendre quelque chose. Juste à ce moment et quand, je l’avoue, aucun d’eux ne semblait désirer une interruption, la porte s’ouvrit, et miss Martin Thorpe parut. Elle était un peu émue et plus colorée qu’à l’ordinaire ; mais quand, après avoir serré la main de sir Charles, elle aperçut Algernon, elle devint excessivement pâle. Elle avait toujours trouvé inutiles et ridicules les soins sans nombre dont mistress Heathcote entourait le jeune homme, car toutes ces précautions, pensait-elle, pouvaient à peine retarder sa mort de quelques semaines. Aussi, en le revoyant tout à coup si beau et si fort, elle en éprouva un tel déplaisir, qu’elle faillit se trouver mal ; il eût été vraiment heureux pour elle que quelqu’un imaginât d’ouvrir la fenêtre pour lui donner de l’air, mais elle dut s’en passer. Enfin, elle se remit un peu et parvint à dire à sir Charles :

« Pouvons-nous laisser mon cousin Algernon raconter ses voyages à sa famille et aller causer un instant dans mon appartement ? »

Quoique le baronnet eût beaucoup préféré rester où il était, il dut consentir à suivre l’héritière ; mais, en entrant chez elle, il s’écria :

« Comment avez-vous pu ranger ainsi cette pièce ? Il faut être une fée pour avoir transformé en un aussi joli salon les vieilles chambres de mon pauvre ami.

— Je suis charmée que vous approuviez ces améliorations, sir Charles ; mais il était nécessaire, me décidant à vivre comme je le fais, de pouvoir me tenir seule quelquefois. »

Quoique sir Charles n’eût point du tout approuvé tous ces changements, trop coûteux pour une mineure, il ne voulut pas répondre, pour ne pas prolonger un tête-à-tête qui non-seulement lui était très-désagréable, mais le tenait éloigné de ceux qu’il aimait à voir et à écouter. Il commença donc sans plus attendre :

« Je crains, miss Martin Thorpe, que les énormes désagréments dont vous me parlez dans votre lettre ne soient la cause de votre désir de vous séparer de votre tuteur et de sa famille. Si vous demandez cette séparation, je suis convaincu que le major et ces dames ne tiendront nullement à continuer cette vie en commun. Comme j’ai senti que de rester ensemble dans ces circonstances ne pouvait que vous être pénible à tous, j’ai cru devoir hâter mon retour, qui va tout concilier.

— Je ne pensais certes pas que ma lettre vous ramènerait aussi vite, répondit Sophie avec embarras ; si je l’avais cru, je l’aurais écrite plus modérée. Je ne comptais nullement vous presser dans votre voyage ; j’espérais même que tout se déciderait par écrit.

— Des changements aussi graves que ceux que vous proposez, miss Martin Thorpe, sont très-faciles quand toutes les parties sont d’accord ; mais lorsqu’il faut…

— Si vous désapprouvez mes projets, je les abandonnerai aussitôt, sir Charles Temple, s’empressa d’ajouter Sophie.

— Je ne vous conseillerai jamais de continuer cette vie, si cela ne vous arrange pas parfaitement, ainsi que votre chère famille.

— Mais nous commençons à nous entendre beaucoup mieux, et je suis sûre que nous nous accorderons très-bien à l’avenir. De toutes façons, et jusqu’à nouvel ordre, je vous serais fort obligée, sir Charles, de ne point parler de ma lettre aux Heathcote, pas plus que des projets que j’ai abandonnés complètement. Jusqu’à présent ils n’en ont point eu connaissance.

— J’ai le plus vif désir de vous être agréable, miss Martin Thorpe, répondit le baronnet, parfaitement persuadé par la douceur de sa pupille qu’elle regrettait ses mauvais procédés envers sa famille ; mais Algernon a vu votre lettre quand je l’ai reçue. »

En entendant ces mots, Sophie fronça les sourcils et se creusa deux rides profondes et menaçantes dans le front. Ces preuves de colère violente apprirent au jeune tuteur qu’il s’était trompé en la croyant repentante, et le détermina à soustraire Florence et sa famille aux regards haineux et aux humiliations que l’héritière ne leur épargnerait pas. Cependant il promit de ne point parler au major de ce désir passager, à moins qu’Algernon ne commençât la confidence à son père et ne le poussât à en connaître les détails.

« Dans ce cas, je vous demanderai la permission de leur parler la première.

— Tout cela étant conclu, nous pouvons donc rejoindre la société, reprit sir Charles en se levant.

— Certainement, » répondit l’héritière en souriant avec grâce ; et ils descendirent l’un et l’autre.

Rien ne pourrait surpasser la manière aimable et affectueuse dont Sophie se conduisit avec sa famille ; elle fut convenable avec Algernon, et, si chacun n’avait pas été trop agréablement occupé pour rien remarquer, les Heathcote, en comparant la conduite de miss Martin Thorpe à ce qu’elle était ordinairement, se seraient demandé d’où lui venait cette affabilité, à laquelle ils étaient si peu habitués. Sophie elle-même était très-préoccupée de cette phrase de M. Jenkins : « Je veux laisser des preuves palpables de mon affection et de mes richesses à ceux que j’en trouverai dignes. » Aussi ne s’aperçut-elle pas que si, pour réunir Temple et Thorpe-Combe, il fallait que sir Charles l’épousât, les deux domaines risquaient fort de rester toujours séparés. Quoiqu’elle eût invité sir Charles à passer la nuit au château, le jeune baronnet préféra rentrer chez lui, avec l’espoir de faire les honneurs du pavillon le lendemain à ses amis.

Le lendemain, Sophie, ayant appris que M. Jenkins était de retour à Broughton-Castle, n’eut plus d’autre préoccupation que de l’empêcher de voir sir Charles avant d’avoir pu l’entretenir de certaines choses d’où devaient dépendre des intérêts bien graves pour elle. Elle aurait volontiers donné une de ces belles perles que son précieux ami lui avait offertes pour qu’Algernon ne lui fût pas présenté ce jour-là : aussi faut-il dire que, si son bonheur fut grand en voyant les Heathcote aller se promener, il le fut bien plus encore quand M. Jenkins parut tout à coup devant elle.

« Oh ! mon cher, très-cher monsieur Jenkins, je suis vraiment enchantée de vous voir, s’écria la jeune fille en courant au-devant du visiteur. Êtes-vous bien fatigué de votre voyage ? Y a-t-il longtemps que vous êtes de retour ? Que vous êtes aimable d’être venu me voir ! Vous paraissez très-bien portant.

— Merci, répondit simplement le sérieux personnage en s’asseyant tranquillement.

— J’ai des nouvelles à vous apprendre, cher monsieur, et j’espère qu’elles satisferont votre excellent cœur : mon tuteur, sir Charles Temple, est de retour avec Algernon ; et je pense, cher monsieur Jenkins, que nous allons…

— Sir Charles de retour avec Algernon ! s’écria M. Jenkins avec une animation soudaine : où sont-ils ?

— Sir Charles est chez lui, et mon cousin se promène avec sa famille. Mais si vous voulez bien me faire l’honneur de dîner avec moi, vous les verrez tous deux ce soir.

— Non, je ne veux pas voir sir Charles maintenant ; mais je suis très-satisfait qu’il soit revenu, » reprit M. Jenkins qui se leva et se prit à examiner la chambre pour la vingtième fois en se promenant de long en large, les mains croisées derrière le dos.

Sophie ne savait comment reprendre la conversation complètement tombée, quand tout à coup l’étranger s’arrêta brusquement, et, s’asseyant tout près d’elle, ses genoux contre les siens, il lui dit :

« Sophie Martin, ou miss Martin Thorpe, voulez-vous, quoi que je vous demande, me promettre de le faire, que cela vous plaise ou non ?

— Certainement, monsieur, et je serai trop heureuse de pouvoir ainsi vous prouver mon ardent désir de vous être agréable, s’écria Sophie.

— Voilà, une charmante réponse, et je vous en sais gré. Maintenant je m’explique. Vous rappelez-vous que je vous ai parlé de mes relations intimes avec M. et mistress Thorpe quand j’étais ici autrefois ?

— Si je me le rappelle ? Ah ! cher monsieur, puis-je oublier un récit aussi intéressant ?

— Je me doutais, Sophie, que vous ne l’aviez pas oublié. Je vous ai dit aussi que mon intention était de faire connaissance avec les enfants de mes vieux amis. Vous, miss Florence et Algernon, ne faites que trois, et je sais que vous avez plusieurs cousins et cousines que vous avez vus ici lorsque vous êtes tous venus chez votre excellent oncle avant sa mort. Ce sont eux que je voudrais voir avant mon départ. Voulez-vous écrire aux Spencer et aux Wilkins qu’un ami de la famille, entre deux âges, riche et garçon, désire les connaître et les attend chez vous tel jour ? Quand ces lettres seront écrites, vous me les montrerez, et, si je ne les trouve pas bien, je vous en dicterai d’autres. Voulez-vous écrire tout de suite pendant que je suis près de vous ? »

Sophie était atterrée, quoiqu’elle n’eût pas l’intention de refuser. Si elle n’avait consulté que son cœur, loin de s’entourer de toute sa famille, elle aurait éloigné tout le monde afin de briller seule devant son riche ami. D’un autre côté, elle n’était pas fâchée d’étaler son luxe et sa fortune aux yeux de ceux qui l’avaient vue dans une position si différente. Elle se rappela que l’élégant Spencer et ses deux fils, non moins accomplis que lui, n’avaient jamais daigné s’occuper d’elle, et que les trois sottes héritières galloises faisaient sonner bien haut, devant elle, leur fortune à venir de cinq cents livres sterling chacune. Ces dernières réflexions l’ayant complètement décidée, elle prit vivement sa plume dorée terminée par un rubis gravé, et s’écria en s’installant devant un élégant secrétaire :

« Maintenant, cher monsieur, que voulez-vous leur dire ? »

Sans plus de cérémonie, M. Jenkins dicta ce qui suit :

« Cher oncle Wilkins,

« Un gentleman nommé Jenkins, célibataire, possesseur d’une très-grande fortune, et qui a été autrefois très-lié avec notre oncle et notre tante Thorpe, revient d’un pays lointain pour faire connaissance avec les enfants de ses vieux amis et leur laisser des gages plus ou moins importants de l’affection qu’ils sauront lui inspirer. Il m’a priée de vous inviter à venir avec vos trois filles passer chez moi, à Thorpe-Combe, une semaine ou dix jours, à partir du 25 de ce mois, afin de pouvoir vous voir et être présenté à ces dames. Il habite en ce moment avec le comte de Broughton, à Broughton-Castle ; mais il me charge de vous dire que, si vous acceptez mon invitation, il viendra se joindre à ma société pour vous voir plus fréquemment. Vous savez, je pense, que M. et mistress Heathcote sont chez moi avec une partie de leurs enfants ; mon cousin Algernon et sir Charles Temple, mon second tuteur, sont de retour d’Italie depuis hier, et je vais écrire aux Spencer afin que la famille soit au grand complet. J’espère que mon invitation sera acceptée, et je reste, cher oncle Wilkins, votre nièce dévouée,

« Sophie Martin Thorpe. »

M. Jenkins partit en emportant les lettres et en priant Sophie de lui communiquer les réponses aussitôt qu’elle les recevrait. Quand elle se retrouva seule, l’héritière se demanda comment elle avait pu être assez faible pour consentir à la dépense excessive que le séjour de tout ce monde chez elle, pendant huit jours, allait rendre nécessaire.

Cependant elle sentait bien que les Wilkins et les Spencer ne lui feraient jamais tant de tort auprès de son riche ami que ces maudits Heathcote, qu’elle était obligée de tolérer auprès d’elle.

Enfin elle se décida, si M. Jenkins était assez ingrat pour lui préférer une de ses cousines, à faire une note, peu exacte, des dépenses considérables qu’allait lui causer la réception de sa famille, et à la faire payer à l’étranger qui lui avait imposé cette réunion dispendieuse.

Pendant ce temps, les craintes de sir Charles par rapport à sa très-petite fortune, qu’il croyait insuffisante pour faire le bonheur de sa bien-aimée Florence, étaient complètement dissipées par le sourire radieux de la jeune fille, à l’idée d’épouser celui qu’elle aimait, Aussi quand le charmant baronnet vit que ni Florence, ni son père, sa mère ou Algernon, qui était maintenant dans le secret, ne se plaignaient de la simplicité qu’il pouvait seule offrir à sa femme, il demanda que le mariage eût lieu immédiatement, et il écrivit aussitôt à lady Temple, sa mère, pour lui faire part de ses intentions et la supplier de ne point s’opposer à cette union qui devait faire son bonheur.