La Pupille/32

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La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 247-253).


CHAPITRE XXXII.


Avant que sir Charles eut achevé son déjeuner, le lendemain matin, il reçut le billet suivant :

« M. Jenkins présente ses compliments à sir Charles Temple, et lui sera fort obligé s’il veut bien le recevoir ce matin à Temple. M. Jenkins désirerait voir sir Charles Temple seul, et l’heure la plus matinale serait le plus à sa convenance. »

Sir Charles n’avait vu l’étrange voyageur qu’une fois, et ne le connaissait nullement, n’ayant même jamais entendu parler de lui. La tournure et l’aspect de ce personnage n’avaient rien d’anglais. Sir Temple savait que ces deux messieurs s’étaient connus à Madrid, où M. Thorpe avait été ambassadeur.

Cependant rien ne pouvait expliquer le but du tête-à-tête demandé par M. Jenkins, quand sir Charles, se rappelant les prévenances de sa pupille pour l’étranger, en conclut immédiatement que celui-ci venait la lui demander en mariage.

« Il aurait bien pu s’adresser au major, le stupide personnage ! » grommela le baronnet, que cette circonstance empêchait de rester avec Florence au pavillon de plaisance ; mais cependant, malgré l’ennui que cette visite lui causait à l’avance, il marqua onze heures pour le moment du rendez-vous.

Sir Charles rejoignit Florence qui faisait un bouquet dans les environs du pavillon, et l’accosta en lui disant tristement :

« Florence, un vilain homme me force à rentrer chez moi le recevoir, et me prive ainsi de passer, comme à l’ordinaire, la matinée auprès de vous. »

Florence fit une adorable petite moue, car il y avait une partie d’arrangée : on devait faire une promenade lointaine, emporter à goûter, et, pendant que le major et le petit Frédéric auraient pêché sir Charles aurait lu une comédie à haute voix. Cependant elle fit un effort pour ne pas laisser paraître son chagrin, et répondit :

« Allons donc vite prévenir maman qui fait déjà les préparatifs de départ, et dites, pour consoler Frédéric, que nous ferons notre promenade demain. »

Toute la famille fut désappointée en entendant ces nouvelles, mais Algernon s’écria en riant :

« Je parie que je sais ce que vous veut cet extravagant.

— Vous avez deviné, Algernon, répondit sir Charles, et moi aussi je trouve ce projet absurde : car, si sous tous les rapports cela est désirable, et j’en doute, la différence d’âge est au moins ridicule ; du reste, c’est à votre père et non à moi qu’il devait adresser sa demande.

— Comment est-il possible, sir Charles, que, sachant ce dont il est question, vous en parliez aussi sérieusement ? reprit Algernon avec étonnement.

— C’est que je suis bien en colère pour plaisanter en ce moment ; qu’ensuite je ne trouve pas cette proposition plus absurde qu’une autre, et que je m’attends très-bien à ce que les terres et le château de l’héritière tentent plusieurs personnes qui seraient fort disposées à en devenir possesseurs.

— Serez-vous assez bon, sir Charles, continua Algernon en riant, pour nous dire ce que vous comptez répondre à ce monsieur ?

— Cela dépendra des circonstances ; je l’enverrai probablement consulter notre pupille et lui demander son avis.

— De grâce, ne faites pas cela, reprit Algernon en riant plus fort ; envoyez-le à ma mère, et je promets de faire ce que mistress Heathcote décidera.

— Que voulez-vous dire, Algernon, répondit le baronnet un peu impatienté, et qu’avez-vous à voir dans le mariage de miss Martin Thorpe avec M. Jenkins ?

M. Jenkins ! s’écria Algernon ; mais c’est moi et non pas lui qu’il veut faire épouser à Sophie. »

Et il raconta la scène de la veille, sur laquelle il fondait l’opinion qu’il venait d’émettre. À ce récit Florence se mit à rire autant que son frère ; mais mistress Heathcote s'exclama avec terreur :

« Algernon épouser Sophie Martin Thorpe ! » et la bonne dame demeura comme atterrée.

Les jeunes gens calmèrent son indignation, mais ne parvinrent pas à diminuer la colère de sir Charles, qui était furieux de voir que non-seulement il lui fallait quitter sa chère Florence, mais qu’il allait être obligé d’écouter patiemment cette absurde proposition.

Ce fut donc avec moins de grâce que de patience que le baronnet se leva pour recevoir M. Jenkins, qui arriva à onze heures précises.

M. Jenkins entra avec son chapeau sur la tête, et vint se poser devant sir Charles sans prononcer une parole. Aussi étonné que mécontent de ce manque d’égards et de tenue, le jeune homme s’éloigna un peu ; mais le visiteur, s’étant rapproché de lui, se décida à ôter son chapeau et dit :

« Vous ne me reconnaissez donc pas ? sir Charles ; je croyais que mon front chauve suffirait seul à protéger mon incognito, mais quoi ! même avec mon chapeau vous ne me remettez pas.

— Vous reconnaître ! s’écria sir Charles avec l’effroi que pourrait causer un fantôme à un enfant ; non, c’est impossible !

— Qu’est-ce qui est impossible ? que vous me reconnaissiez ou que je sois celui que je vous rappelle ?

— Cornélius Thorpe ! En croirai-je mes yeux ? reprit sir Charles en ouvrant ses deux bras pour recevoir son ancien ami qui s’y précipita. Mais pourquoi avoir laissé mourir votre bon père avec la douleur de vous croire mort ? continua le baronnet sans chercher à dissimuler la violente émotion qu’il éprouvait.

— Sir Charles Temple, répondit M. Thorpe le ressuscité, vous êtes dans votre droit en me torturant par cette question ; je mérite ce tourment horrible, mais laissez-moi vous dire que vous ne me reprocherez jamais mes torts autant que je me les suis reprochés moi-même.

« J’ai quitté mon père parce qu’il m’avait fait de cruelles réprimandes, je suis resté loin de lui parce que je n’ai pas eu le courage de revenir avouer que j’avais tort et lui raison, et enfin j’ai fabriqué moi-même des preuves de mon décès, parce que je mettais mon amour-propre à ne pas rentrer chez mon père, à vos yeux et à ceux de tout le pays, en enfant qui demande pardon et s’humilie. Je mérite donc tous vos reproches et je les attends ; cependant vous voyez ce que je souffre depuis mon retour en Angleterre, où des intérêts de la plus grande importance m’ont rappelé, et je compte sur votre indulgence.

— Je ne vous ferai aucun reproche, monsieur Thorpe, répondit sir Charles en s’apercevant de la maigreur et de la pâleur du fils de son ancien ami ; je ne nierai pas que votre retour ne me cause pas la joie que j’en aurais éprouvé s’il avait eu lieu quelques mois plus tôt ; mais j’aimais trop votre cher père pour renouveler vos remords par mes regrets. Si je puis vous servir ou vous aider dans vos affaires, comptez sur moi comme sur un ami sincère.

— Merci, sir Charles, reprit M. Thorpe, qui parut soulagé d’un grand poids, et merci aussi pour l’affection et les soins dont vous avez entouré mon père depuis mon départ. Le vieil Arthur Giles m’a tout dit, et je vous en suis doublement reconnaissant. Si vous m’aviez mal reçu, cela m’aurait frappé bien cruellement ; merci, merci encore !

— Celui qui a tant aimé votre père, monsieur Thorpe, ne pouvait pas agir si contrairement aux propres sentiments de mon vieil et excellent ami ! Désirez-vous, monsieur, que j’annonce cet événement inattendu à ma pupille ? Ce sera délicat, mais je le ferai sans retard.

— J’ai besoin de vos avis principalement sur un point, reprit M. Thorpe. J’ai mené une vie toute d’aventures depuis que je vous ai quitté, et, si le sort ne m’avait pas protégé, je serais revenu aussi pauvre que je l’étais lors de mon départ ; je suis maintenant connu à Madras, comme l’un des plus riches marchands du pays, sous le nom de Jenkins que je porte généralement. J’ai retrouvé lord Broughton à Eton, et, connaissant sa discrétion et son affection dévouée, j’ai cru devoir lui confier mon vrai nom et mes projets en revenant ici. Mon intention était de faire connaissance avec mes cousins et cousines et de laisser subsister les dernières volontés de mon père si l’héritière était digne de ce qu’il avait fait pour elle, et remplissait son devoir aussi bien qu’il le désirerait s’il était encore de ce monde. Je comptais aussi, dans le cas où mes autres parents auraient besoin d’aide, venir à leur secours en mémoire de mon père. Mais je crois maintenant que je réclamerai ce qui m’appartient et que j’en disposerai différemment. »

Sir Charles écouta avec la plus profonde attention, et, quand M. Thorpe s’arrêta, il lui dit après un long silence :

« Continuez de grâce, monsieur.

— Je préférerais vous écouter, mon cher ami, répondit M. Thorpe et je vous serais fort obligé de me donner votre avis sur mes jeunes parents.

— C’est impossible, monsieur, et vous me comprendrez quand vous réfléchirez que je suis chargé par votre père de veiller aux intérêts de miss Martin Thorpe ; ma conduite, si je vous conseillais, serait indigne d’un galant homme.

— Vous avez toujours raison, sir Charles, et je ne vous parlerai même pas de mes intentions ; je vous apprends seulement que vous n’êtes plus le tuteur de Sophie Martin, injustement appelée Martin-Thorpe, puisque je me présente et réclame mon héritage, que mon père a bien dit devoir m’être rendu si je revenais jamais. Maintenant, me reconnaissez-vous pour Cornélius Thorpe, nierez-vous mes droits et serai-je dans l’obligation, quand je voudrai me faire connaître, de produire des témoins qui constateront mon identité ?

— C’est inutile, monsieur Thorpe, répondit sir Charles en retenant un sourire et en gardant un air grave. Je vous prie, jusqu’à ce que vous ayez appris votre retour à ma pupille, de ne plus me parler de vos intentions pour ou contre votre famille.

— Je vous quitte donc, reprit M. Thorpe qu’amusait fort la gravité du tuteur de Sophie Martin, luttant désavantageusement avec la joie de sir Charles l’amoureux de Florence. Mais avant que je sorte, ajouta-t-il, promettez-moi de ne parler de mon retour à personne.

— Je vous obéirai si vous le désirez positivement, monsieur ; mais je vous avoue que j’aimerais beaucoup que le major et sa famille…

— C’est vis-à-vis d’eux que je tiens surtout à rester, M. Jenkins, » répondit M. Thorpe en souriant finement, ce qui fit rougir le baronnet encore bien davantage, et le détermina à donner la promesse qu’on lui demandait.

Les deux gentlemen se séparèrent alors, sir Charles espérant tout de ces nouveaux arrangements pour son cher Algernon, et se reprochant sévèrement sa joie à la pensée du retour de celui qui allait ruiner sa pupille. Mais, malgré les efforts qu’il faisait pour regretter ce qui arrivait à Sophie, la satisfaction brillait dans ses yeux et le bonheur remplissait son cœur quand il rejoignit ses amis dans le pavillon. Là il dut se contenir, et, quoiqu’il lui fût impossible de paraître indifférent et calme, les instances de la jolie Florence ne parvinrent pas à lui faire expliquer sa violente émotion.

Les questions pleuvaient sur lui, et Algernon s’écria enfin :

« Vous avez appris de bien bonnes nouvelles aujourd’hui, sir Charles, et c’est mal à vous de ne point nous faire partager votre joie. »

Il était bien pénible d’être obligé de se taire ; cependant le baronnet se contenta de répondre le plus gravement qu’il lui fut possible :

« En effet, Algernon, j’ai maintenant l’espoir de rentrer dans une petite somme d’argent, et cela fait toujours plaisir à un pauvre garçon ruiné comme moi.

— Est-ce M. Jenkins qui vous en a donné la nouvelle ? » demanda Algernon, plus curieux et moins convaincu que jamais.

Sir Charles ne répondit pas, et, sauf quelques sourires insignifiants qui venaient de temps en temps illuminer son beau visage, il ne donna plus aucune marque de joie, et on ne fit plus d’allusions à l’événement heureux qui lui était survenu.