La Queste du Saint Graal/VIII

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Traduction par Albert Pauphilet.
Éditions de la Sirène (p. 165-194).

VIII

Les trois révélations du Graal

L’imparfaite vision de Lancelot.


Instruit, éclairé par les sages discours de l’ermite qui l’avait recueilli, Lancelot passa chez lui quatre jours tout remplis de retours mélancoliques sur son bel amour criminel, et de résolutions où paraissait la ferveur d’un novice. Lorsqu’au matin du cinquième jour, ayant reçu de son hôte des armes neuves, il repartit en quête du Saint Graal, une vie nouvelle commença pour lui.

Au lieu des aventures chevaleresques d’antan, où s’exaltaient la prouesse et la courtoisie, le hasard lui suscitait des rencontres riches en enseignements spirituels. Tantôt un solitaire lui imposait, par douce persuasion, une règle de vie presque ascétique, et lui faisait même prendre la haire ; tantôt un valet éprouvait son orgueil en lui reprochant véhémentement ses erreurs passées. Ses yeux peu à peu s’ouvraient au monde mystique, que les hommes, vains prisonniers de la matière, n’aperçoivent point. Il lui arriva même, un jour, une aventure très étrange.

Il venait de traverser une forêt, quand il se trouva à la lisière d’une vaste prairie bigarrée de pavillons tendus, de bannières éployées, bruissante de chevaux et de gens armés. Au fond se dressait un château fort, ceint de murs et de fossés. C’était un grand tournoi, où prenaient part plus de cinq cents chevaliers. L’un des deux camps avait des armes blanches, l’autre des armes noires, mais nulle diversité de blasons n’apparaissait entre les combattants.

Lancelot regarda longuement le merveilleux spectacle du tournoi. Il lui sembla que les Noirs cédaient du terrain, qu’ils avaient perdu beaucoup de monde, et qu’ils allaient être vaincus. Il décida d’aller sur-le-champ les aider.

Il entre au pré, baisse sa lance… Le premier cavalier blanc qu’il rencontre, il le renverse, lui et son cheval ; en abat un second, mais sa lance se brise ; il tire l’épée et commence à parcourir la lice en frappant à droite et à gauche, avec une puissance souveraine. À ce moment les spectateurs étaient unanimes à lui accorder le prix du tournoi.

Un chevalier sur son cheval avec une lance et un écu

Cependant, peu à peu, Lancelot s’aperçoit que les Blancs ne s’enfuient plus devant lui : repoussés, ils reviennent, ils reçoivent ses coups avec une prodigieuse endurance. Il frappe, frappe encore, de toute sa vigueur, comme un charpentier sur une pièce de bois, et ceux qu’il atteint ne semblent pas s’en ressentir. Ainsi, parfois, dans les rêves, on porte à un adversaire des coups sans force et l’on s’en désespère…

Lancelot, lui aussi, commence à se désespérer : son épée devient plus lourde à sa main, son cheval fléchit sous lui ; autour de lui les escadrons de cavaliers blancs, innombrables, se massent, le pressent d’un hérissement de lances et d’épées qui va se resserrant. Maintenant il recule ; une immense lassitude le saisit et lui brise les membres ; jamais plus, pense-t-il, il n’aura la force de porter ses armes. Il essaie de se dégager par un dernier moulinet : l’épée lui tombe de la main. Il est pris.

On l’entraîne dans la forêt, si faible qu’il a peine à se tenir en selle. « Lancelot, lui disent ses adversaires, nous avons tant fait que vous voici enfin conquis : vous êtes notre prisonnier. Il faut nous promettre que vous ferez notre volonté, en toute occasion. » Lancelot promet, et ils le mettent en liberté sur parole.

Honteux et brisé, il allait au hasard par les sentiers de la forêt, se répétant avec douleur que c’était là sa première défaite. Il s’était cru pardonné : cette disgrâce était-elle donc encore un effet de la colère divine inapaisée ? Il fallut qu’une recluse, qui le recueillit en sa retraite, lui expliquât le vrai sens de son aventure.

« Ô Lancelot, lui dit-elle, que tes regards sont encore aveuglés d’erreur matérialiste, et que ton cœur est prompt à la désespérance ! Tu t’affliges de ce qui devrait te réjouir. Ouvre les yeux, c’est toute ta vie qui vient de se dérouler devant toi : ce tournoi en était l’image symbolique. Le parti aux armes noires, que tu as d’abord soutenu en téméraire, c’était celui de Satan, le seigneur de tes années de jeunesse. Et les Blancs, dont l’obstination a eu raison de toi, ce sont les sages, les solitaires, les patients serviteurs de l’Esprit, à récemment, tu as fini par te confier. Heureuse défaite ! Quant à la forêt où tes vainqueurs t’ont entraîné, verdissante, fleurissante, remplie du cantique perpétuel des oiseaux et toute élancée vers le ciel, ne vois-tu pas que c’est l’image de la vie sainte ? »

Grâce à de telles aventures, Lancelot avançait en sagesse. Un jour, comme il suivait en rêvant un étroit défilé qui débouchait sur un fleuve, un inconnu, surgissant à l’improviste, lui tua son cheval sous lui. Lancelot, en se relevant, se vit fort dépourvu. D’un côté, une falaise de rochers infranchissables, qui allait tomber à pic dans l’eau ; de l’autre la forêt immense, où un homme à pied était nécessairement perdu ; enfin le fleuve profond et large achevait l’encerclement. Lancelot se coucha sur la berge du fleuve, remettant à la Providence divine le soin de sa destinée.

Le lendemain, à l’aurore, une barque sans voile et sans aviron approchait doucement de la rive : c’était celle où gisait la sœur de Perceval. Averti par un songe qu’il avait eu la nuit précédente, Lancelot y sauta avec ses armes, et la barque continua à dériver lentement. Ce fut une étrange navigation où, durant des mois, Lancelot vécut de la même façon miraculeuse que le peuple d’Israël au désert. Dans l’enchevêtrement infini d’estuaires, de promontoires et d’îles qui entoure la Bretagne, il voguait à l’aventure, longeant des côtes tantôt horribles et tantôt accueillantes. Parfois il passait si près qu’il pouvait parler aux ermites habitant les grottes des rivages : la barque s’arrêtait à quelque rocher rencontré, l’ermite venait s’accouder au bordage, et bénissait Lancelot de vivre si merveilleusement ; puis le vent ou la marée remportaient l’esquif…

Pendant quelque temps, sur la barque que le corps de la sainte protégeait de tout danger, Lancelot eut la compagnie de son fils Galaad. Il était venu un soir que la barque, poussée par le flot dans une rivière, longeait un joli rivage boisé. Lancelot avait entendu un froissement de branches, un pas de cheval, puis il avait vu un grand chevalier apparaître, mettre pied à terre et sauter dans la barque ; sous la nuit tombante, il ne l’avait pas reconnu d’abord. Mais après avoir achevé ensemble, dans des îles ignorées, maintes aventures extraordinaires, ils avaient été de nouveau séparés ; ils ne devaient plus se revoir.

C’était au temps de Pâques, en la douce saison où toute verdure verdoie et où s’élève dans les bois la chanson diverse des oiseaux ; la joie et l’espérance emplissent le monde : elles entraient aussi au cœur de Lancelot. Souvent il répétait le souhait ardent d’entrevoir quelque chose du Saint Graal ; un jour vint enfin où il fut exaucé.

Vers minuit sa barque s’arrêta tout à coup le long d’un perron qui descendait jusque dans l’eau ; en haut des degrés s’ouvrait une porte et, derrière, la masse sombre d’un grand château montait dans le ciel.

Lancelot gravit les marches, vient à la porte : mais voici que deux lions, couchés dans l’ombre, se dressent à son approche. Il tire l’épée et pense à se défendre, quand une main de feu paraît dans l’air et lui frappe le bras si rudement qu’il lâche son épée. En même temps une voix disait : « Homme de peu de foi, as-tu donc plus de confiance en ton bras qu’en ton Créateur ? » Lancelot, surpris, se ressaisit et comprend. « Ah, beau doux père Jésus-Christ, s’écrie-t-il en joignant les mains, je vous rends grâces de ce que vous daignez me reprendre ! » Il remet l’épée au fourreau et avance. Mais les lions, en entendant le nom du Seigneur, se sont recouchés… Lancelot passe.

Représentation d’un lion attaché par une chaîne à un pieu, ajout d’une tête de lion et de la légende « LEO »

À la clarté de la lune, il franchit des poternes sans gardes, des cours désertes ; il monte des degrés, traverse des salles sans rencontrer âme qui vive. Il arrive à la grand’salle : elle est splendide, mais déserte comme tout cet étrange château. Enfin le voici devant une porte fermée, qu’il ne peut pas ouvrir. De l’autre côté lui parviennent des voix d’une suavité infinie qui chantent des hymnes. Ce mystérieux château, cet office nocturne, ces voix plus qu’humaines, ne serait-ce pas le Saint Graal ? Son cœur s’attendrit d’espoir, les larmes lui viennent aux yeux.

Soudain la porte s’ouvre, et un flot de lumière, pareil au soleil de midi éblouit Lancelot ; le palais tout entier en est illuminé, comme si toutes les torches du monde y flamboyaient. Pour voir d’où vient cette clarté prodigieuse, Lancelot s’élance, mais une voix crie : « Lancelot, n’entre pas ! » Demeuré sur le seuil, il regarde de loin…

Au fond d’une vaste salle, grande comme un chœur d’église, à travers des fumées d’encens, il voyait, sur une table d’argent, le Saint Graal couvert d’une soie verte ; tout autour étaient des anges, dont les uns tenaient des encensoirs d’argent, d’autres des cierges ardents, d’autres des croix et tous les objets dont s’orne l’autel ; et ils paraissaient accomplir une liturgie.

Devant le Graal se tenait un homme, vêtu d’habits de prêtre, comme s’il eût été le célébrant de cet office. Un moment il fit geste de l’Élévation ; alors parurent dans l’air trois êtres qui semblaient des hommes ; deux d’entre eux posaient le troisième, ainsi qu’un enfant, entre les mains tendues du prêtre. Lancelot, à cette vue, ne se contient plus : il veut aller aider le prêtre qu’il croit accablé de son fardeau, il ne se souvient plus de la défense qui lui a été faite… Mais sitôt qu’il est entré, un souffle brûlant le renverse et lui ôte la force du corps. Inerte, aveuglé, il sent que des mains le saisissent ; elles l’emportent et le jettent à terre, devant le seuil qu’il ne devait pas franchir…

Le lendemain, quand les gens du château le trouvèrent là, ils le crurent mort ; ce ne fut qu’en le désarmant qu’ils sentirent son cœur battre. Ils le couchèrent dans un bon lit et, ne parvenant pas à le tirer de sa torpeur, attendirent qu’il en sortît de lui-même. Ils admiraient sa beauté et le plaignaient d’une si grande infortune.

Il resta en cet état vingt-quatre jours et lorsqu’enfn il ouvrit les yeux, il s’écria : « Ah, Dieu ! pourquoi m’avez-vous si tôt éveillé ? » Comme on s’étonnait de ces singulières paroles, il expliqua que pendant que son corps était ainsi privé de mouvement, son âme avait été ravie en extase et avait entrevu les mystères du Graal. Puis, quand on lui eut appris que cet étrange sommeil, semblable à la mort, avait duré vingt-quatre jours, il réfléchit et comprit que c’était là le symbole et le châtiment de sa vie pécheresse, qui avait duré vingt-quatre ans. Ainsi parce que son cœur, malgré ses égarements, était resté généreux et noble, Lancelot n’avait pas été tout à fait écarté des saintes merveilles du Graal ; mais il n’avait pu les contempler qu’à travers les brumes du rêve, en une vision incertaine et incomplète comme sa vertu.

Le Roi Pêcheur le reçut et le fit assister au festin où l’invisible présence du Vase sacré donnait à chacun les mets qu’il désirait. Lancelot eût voulu continuer la quête, voir les prodiges que renfermait le château, contempler le Graal. On lui fit comprendre que c’était peine perdue. « Viennent maintenant, disait-on, les vrais héros du Graal ! » Lancelot se résigna donc à quitter Corbenic et retourna vers le royaume d’Artus. Mais il gardait encore, sous ses beaux vêtements de chevalier, la haire âpre et poignante qu’il avait prise en signe de renonciation à l’erreur mondaine.

Homme rampant

Corbenic.


Quand Galaad eut quitté Lancelot, il parcourut en tous sens le royaume de Logres, au gré du hasard. Il y acheva sans peine toutes les aventures qui jusque-là avaient déconcerté les chevaliers de la Table Ronde. Ainsi, lorsqu’il arriva à l’abbaye où gisait le roi Evalach et où Perceval avait fait jadis une visite vaine, le vieillard, aveugle et infirme depuis des siècles, se sentit incontinent soulagé de ses maux.

« Bon chevalier, s’écria-t-il, soldat du Christ dont j’ai si longtemps attendu la venue, tiens-moi dans tes bras, laisse-moi reposer sur ta poitrine ! Tu es le lis, tu es la rose ; près de toi ma chair, morte de vieillesse, revient à la vie ! »

Et, comme il lui avait été prédit, le vieux roi, entre les bras de Galaad, fut guéri et presque au même instant trépassa.

Tous ceux qui souffraient, les malheureux, les maudits, pucelles prisonnières, veuves déshéritées, pécheurs qui expiaient quelque faute ancienne, à son approche étaient délivrés, pardonnés ; tous le saluaient de la même salutation : « Seigneur, soyez le bienvenu ! si longtemps nous vous avons attendu ! » Mais il punissait les méchants, les violents, chassait les démons, faisait crouler les enchantements : il était le Rédempteur et le Juge.

Cette chevauchée dura cinq ans et se termina au château de Corbenic, où Galaad parvint après avoir retrouvé Perceval et Bohort. Le roi et tous ceux de la sainte maison firent fête aux trois chevaliers, car on savait que par eux seraient terminées les aventures merveilleuses du Graal. On leur présenta d’abord l’Épée brisée, qui devait se ressouder d’elle-même aux mains du héros élu. Perceval et Bohort essayèrent en vain d’en ajuster les deux morceaux ; mais à peine Galaad les avait-il pris en main qu’ils se rejoignirent, de telle sorte qu’aucune trace de brisure n’apparaissait dans l’acier.

Le même jour, à l’heure de vêpres, le ciel s’obscurcit soudain, comme si une grande tempête allait éclater ; un vent brûlant s’éleva, qui pénétra partout dans le palais ; plusieurs de ceux qui étaient là suffoquèrent de chaleur et tombèrent inanimés. Enfin on entendit une voix qui dit :

« Que ceux qui ne furent pas à la Quête du Saint Graal sortent d’ici ! »

Et tel était le son de cette voix qu’elle emplit d’épouvante les cœurs les plus hardis. Les trois compagnons, restés seuls, virent à ce moment entrer dans la salle neuf chevaliers inconnus qui, ôtant leurs casques vinrent saluer Galaad et lui dirent :

« Seigneur, voici que des lointains de la terre nous venons vers vous, pour vous rendre honneur. Guidés par le Saint Graal nous nous sommes hâtés ! »

Trois d’entre eux arrivaient de Gaule, trois autres d’Irlande et les trois derniers de Danemark.

Pendant qu’ils parlaient entre eux, ils virent sortir d’une chambre voisine un lit de bois que portaient quatre jeunes filles ; un vieillard y gisait, le visage souffrant, une couronne d’or sur la tête ; on l’eût pris pour un cadavre s’il n’eût par moments poussé un long gémissement. C’était le Roi Méhaignié. Les quatre jeunes filles posèrent le lit au milieu de la salle et disparurent. Bientôt le Roi leva la tête, vit Galaad et lui répéta, lui aussi, la salutation de tous les misérables :

« Seigneur, soyez le bienvenu ! Depuis si longtemps je vous attendais, dans les douleurs et l’angoisse que vous pouvez voir ! »

Alors recommença la céleste cérémonie que Lancelot n’avait fait qu’entrevoir de loin. Sur la Table d’argent le Graal parut de nouveau, mais découvert et rayonnant d’un indicible éclat. Puis, du haut des cieux ouverts, on vit descendre quatre anges soutenant une chaire où un évêque était assis, la mitre en tête et la crosse en main. Sur sa mitre se lisaient ces mots : Josèphe, premier évêque des chrétiens. Les chevaliers s’émerveillaient, sachant que ce Josèphe, fils de Joseph d’Arimathie, était mort depuis plus de trois cents ans. Mais l’évêque parla et leur dit :

« Ne vous étonnez pas de me voir ici devant le Saint Graal : vivant, je le servais ; esprit, je le sers encore. »

Après ces mots il s’approcha de la Table d’argent et se prosterna devant le Saint Graal, les genoux et les coudes à terre. À ce moment entra dans la salle une procession d’anges ; les deux premiers portaient des cierges ardents, le troisième un voile de soie vermeille ; le quatrième tenait d’une main une lance dont le fer saignait et de l’autre un vase où tombaient les gouttes de sang. Ils allèrent vers la Table ; et ceux qui portaient des cierges les y posèrent ; le troisième plaça le voile de soie auprès du Graal, et le quatrième tint quelque temps la lance toute droite au-dessus du Graal, afin qu’y tombât le sang qui découlait le long de la hampe. Puis il l’écarta, et Josèphe, prenant le voile de soie, en recouvrit le Saint Graal.

Ensuite l’évêque parut célébrer comme une messe aux rites inconnus. Au moment de l’Élévation, l’hostie qu’il avait puisée dans le Graal prit entre ses mains l’apparition d’un enfant ; puis elle revint à sa forme première et il la remit dans le Vase. Alors il fit signe aux chevaliers de s’asseoir devant la Table et disparut.

Les douze chevaliers, en grand émoi et en grande crainte, s’assirent devant la Table. Or du Saint Graal ils virent surgir un fantôme au doux visage souffrant, qui avait les mains et les pieds sanglants, une plaie au côté, et qui leur dit :

« Mes chevaliers, mes fils loyaux, qui m’avez tant cherché que je ne puis plus me cacher de vous, voici que vous êtes assis à ma table, où nul homme ne fut depuis le jour de la Cène, voici que le vase de votre nourriture est le Graal, celui-là même où je mangeais l’agneau pascal avec mes disciples ! »

Et ayant pris dans ses mains le Saint Graal, Il leur donna le pain et le vin comme Il les avait donnés aux Apôtres. Puis Il ordonna à Galaad de guérir le Roi Pêcheur et de partir ensuite, avec ses deux compagnons, vers la cité sainte de Sarras, où il aurait du Graal la révélation suprême. Et puis la divine Apparition s’évanouit.

Galaad, ayant pris du sang qui découlait de la Lance, en oignit le corps du Roi infirme. Et aussitôt le vieillard se leva, guéri du mal qui si longtemps l’avait accablé. Et les terres du royaume, en même temps que lui, revinrent à la vie. Les campagnes dévastées retrouvèrent subitement leur fécondité de jadis : elles se vêtirent de fleurs et de moissons ; les arbres à demi effeuillés se couvrirent de frondaisons et de fruits. Et de beaux poissons jouèrent, couleur d’or, d’argent et de pierreries, dans les eaux du fleuve où, chaque jour espérant la fin de sa misère, le Pêcheur dolent traînait en vain ses lignes.

Car les temps étaient révolus, le Héros du Graal était venu.

La Jérusalem céleste.


Galaad, Perceval et Bohort allèrent au rivage de la mer et y retrouvèrent la Nef merveilleuse de Salomon. Y étant entrés, ils virent, sur la Table d’argent le Saint Graal couvert de soie vermeille. Tandis qu’ils s’étonnaient, le vent soudain se leva, gonfla la Nef et l’emporta vers la haute mer. Longtemps ils naviguèrent ; mais un soir Bohort dit à Galaad : « Seigneur, vous ne vous êtes point encore couché dans ce Lit, que pour vous prépara le sage Salomon ; ne conviendrait-il pas de le faire ? » Galaad cette nuit-là y reposa. Le lendemain, à l’aurore, ils étaient sous les murs de Sarras.

Au plus haut de la cité sainte se dressait un temple prodigieux, qu’on appelait le Palais Irréel. Nul vivant n’habitait ces hautes tours, si brillantes qu’elles paraissaient faites des rayons d’or du soleil ; seuls les Esprits bienheureux y conversaient. Ils débarquèrent, emportant la Table d’argent pour l’y déposer. Mais la route était escarpée et la Table pesante. Galaad, avisant un infirme qui mendiait aux portes de la ville, lui cria :

― Bonhomme, aide-nous à porter cette Table au Palais, là-haut.

― Hélas ! mon bon seigneur, que dites-vous ! Il y a bien dix ans que je ne peux plus me traîner qu’avec des béquilles.

― Lève-toi et ne doute point : tu es guéri.

Et le paralytique se leva guéri. Il vint aider Galaad et à tous ceux qu’il rencontrait il disait le miracle. Avant qu’ils fussent parvenus au Palais, une grande foule accourue les escortait, pour voir l’infirme qui avait été guéri.

Cependant, au port, un esquif sans aviron et sans voile était venu doucement se ranger contre la Nef ; nul marinier ne le manœuvrait, et personne ne pouvait dire de quel point de l’horizon il avait surgi. C’était le tombeau flottant de la sœur de Perceval. « Voyez, se disaient entre eux les trois chevaliers, comme la morte tient sa promesse ! » Ils lui donnèrent, au Palais Irréel, la sépulture qui convenait à une fille de roi et à un corps saint.

Quand le roi du pays, qui était sarrasin, connut ces miraculeuses nouvelles, il voulut voir les trois chevaliers et leur fit raconter leurs aventures. Mais il n’en crut rien ; il jugea que c’étaient trois enchanteurs et traîtres mauvais, et les fit jeter en prison. Or il advint qu’au plus profond de leur cachot une lumière surnaturelle brilla, comme si le mur se fût ouvert sur l’infini du ciel. C’était le Saint Graal ; et tant qu’ils furent enfermés, il emplit leur prison de clarté et leurs âmes de béatitude.

Cependant le roi sarrasin, atteint soudain d’un mal mystérieux, languissait et ne pouvait ni guérir ni mourir. Au bout d’un an, parvenu à la limite de la souffrance et de la faiblesse, le repentir lui vint. Il manda les trois chevaliers et leur cria merci de ce qu’il les avait maltraités à tort. Ils lui pardonnèrent volontiers, et aussitôt il goûta l’apaisement de la mort.

Ceux de la cité tenaient conseil en grande perplexité. Mais un inconnu leur suggéra l’idée d’élire pour roi le plus jeune des trois chevaliers. Ils prirent donc Galaad et, qu’il le voulût ou non, lui mirent la couronne en tête. Devenu seigneur de la terre, Galaad fit faire au Palais une arche d’or et de pierres précieuses, qui abritait la Table et le Saint Graal. Chaque jour avec ses compagnons, il y venait prier.

Un an jour pour jour après le couronnement de Galaad, les trois chevaliers, en arrivant devant l’arche, y virent une apparition. Le bienheureux évêque Josèphe était là, entouré d’anges en si grand nombre qu’on eût dit Jésus-Christ en personne. De nouveau l’office merveilleux se déroula avec ses pompes paradisiaques, célébré par un Esprit, servi par des Esprits. Mais quand vint le moment le plus sacré, l’évêque, se tournant vers Galaad, lui dit : « Bon chevalier, viens et tu connaîtras enfin ce que tu as tant désiré. »

Il découvrit le Graal et Galaad s’en approcha. Toute sa chair mortelle tremblait ; dès qu’il se fut penché au bord du Vase divin, il s’écria : « Ô splendeur ! Lumière sur le monde ! Tous les voiles se déchirent : le secret de la Vie universelle apparaît ! Oh ! toutes les peines, tous les sacrifices sont à cette heure justifiés. Car c’est la plus haute destinée humaine de toujours s’efforcer vers la vie selon l’Esprit, vers la Connaissance ! Ô voici la merveille suprême : contempler et comprendre ! »

Un homme à terre

Il voulut revenir vers ses compagnons, fit en chancelant quelques pas ; en ses yeux brillait une clarté qui déjà n’était plus humaine. Il leur donna le baiser de paix, murmura le mot : Adieu ! et, s’étant retourné vers le Graal, il tomba la face contre les dalles, mort.

À cet instant Perceval et Bohort virent une main apparaître dans les airs, prendre le Saint Graal et l’emporter pour toujours. Car depuis nul mortel n’a jamais osé prétendre avoir vu de ses yeux le Vase merveilleux.

Au Palais Irréel, séjour des Esprits, Galaad fut enseveli à la place même où il avait expiré. Perceval se retira au désert et y vécut en ermite quelques mois encore. Mais quand Bohort se vit seul en ces terres lointaines devers Babylone, il reprit le chemin du royaume de Logres, passa la mer et arriva enfin à la cour d’Artus, où depuis longtemps on le croyait perdu. Les récits qu’il fit des aventures du Saint Graal furent mis en écrit par les clercs du roi et conservés à l’abbaye de Salisbury.



L’histoire qu’on vient de lire en fut tirée par
Maître Gautier Map
archidiacre d’Oxford
pour l’amour du roi
Henri
son seigneur.

Explicit la Queste du Saint Graal.
Une tête d'homme barbu